Jeudi 1er avril 2021

- Présidence de M. Mathieu Darnaud -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Table ronde Quelles perspectives pour le télétravail ?

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation à la prospective. - Monsieur le président de la délégation aux entreprises, chers collègues, cette matinée sera consacrée à l'avenir du télétravail, un sujet qui a pris une importance particulière avec la crise sanitaire que nous traversons. Cette réunion a un format original, puisque nous avons décidé d'associer nos deux délégations, la délégation à la prospective, qui existe depuis une douzaine d'années, et la délégation aux entreprises, qui a été créée en 2014. Je me réjouis de cette occasion de travailler ensemble et partager nos points de vue avec les intervenants qui animeront nos deux tables rondes pour évoquer des questions qui jalonnent aujourd'hui l'actualité.

Certes, le télétravail n'est pas une pratique nouvelle, mais il s'est largement imposé à nous ces derniers mois, pour permettre une continuité de l'activité. Il a vocation à s'imposer de façon encore plus large, au moins dans les prochaines semaines. Cette pratique va entraîner une évolution de nos habitudes, peut-être même de nos modes de vie. Nous sommes convaincus, au sein de la délégation à la prospective, qu'une réflexion sur cette question doit s'inscrire dans un temps long. Quelles seront, à l'horizon d'une quinzaine d'années, les transformations de notre société qui pourraient résulter d'une généralisation du travail à distance ?

Pour étudier ce sujet, nous avons décidé de lancer un rapport et désigné trois rapporteurs, Céline Boulay-Espéronnier, Cécile Cukierman et Stéphane Sautarel. Nos interrogations sont multiples. Le télétravail va-t-il s'installer comme une modalité ordinaire d'exécution de leurs tâches professionnelles pour de nombreux actifs dans notre pays, ou au contraire, l'expérience du télétravail depuis le premier confinement du printemps 2020 est-elle une solution ponctuelle, qui restera résiduelle une fois la crise passée, comme elle l'était avant 2020 ? Le télétravail est-il une opportunité pour repenser l'organisation des entreprises et des administrations, pour être plus efficaces, plus productifs, plus créatifs, ou au contraire, ne risque-t-on pas de casser les collectifs de travail, d'isoler les salariés et de fragiliser les organisations ? Enfin, le télétravail peut-il créer une nouvelle fracture entre ceux qui pourront télétravailler et ceux dont les emplois ne se prêtent pas à une exécution des tâches à distance ?

Pour répondre à ces questions, nous avons invité trois personnes dans le cadre d'une première table ronde. Nous aborderons ensuite le sujet sous un autre angle à l'occasion d'une seconde table ronde. Il s'agira de s'interroger sur les effets du télétravail sur l'urbanisme, les déplacements et l'organisation des temps de vie de nos concitoyens. Le télétravail va-t-il enclencher une grande vague de migration des urbains vers les campagnes ? Va-t-il résoudre les embouteillages et la congestion des transports en commun, mais aussi vider les centres d'affaires ? Plusieurs futurs sont possibles et notre objectif est de les analyser, d'évaluer quels chemins pourront être pris et quelles réponses devront apporter les pouvoirs publics. Nous terminerons nos échanges en interrogeant un philosophe sur une question centrale : la future société du télétravail qui se dessine ne risque-t-elle pas d'être une société très déshumanisée ? Ne risque-t-on pas de perdre ce qui donne du sens à nos vies professionnelles, à savoir se retrouver avec d'autres personnes pour exercer ensemble une même activité ou mener ensemble des projets ?

Cette matinée de prospective s'annonce riche et dense. Je ne doute pas que les échanges seront fructueux.

M. Serge Babary, président de la délégation aux entreprises. - Bonjour Monsieur le Président. Je souhaite tout d'abord saluer les intervenants de la journée, nos collègues, et me réjouir moi aussi du fait que nos deux délégations puissent travailler sur ce thème.

Depuis un an, les modes de vie et de travail d'un nombre considérable d'actifs ont connu une évolution assez radicale. Le télétravail en fait partie, même si certains l'avaient déjà adopté, au moins partiellement. Certes, il ne faut pas confondre la précipitation avec laquelle les Français ont dû se confiner chez eux et s'organiser pour travailler différemment avec la mise en place organisée de ce mode de travail dans une perspective de long terme.

Pour certains, cette mutation sociétale et individuelle correspond aux aspirations des salariés, qui souhaitent bénéficier des fruits de la révolution numérique ; elle répondrait également à l'intérêt des entreprises et s'installerait donc profondément et durablement dans l'organisation sociale de notre pays. Pour d'autres, il y aura indéniablement, de ce point de vue, un avant et un après-Covid, mais il ne serait ni envisageable ni souhaitable de généraliser ce type d'organisation.

S'il peut fluidifier la vie de l'entreprise, il ne faudrait pas que le télétravail soit un facteur aggravant de délocalisation des emplois. De même, si l'on peut encourager le télétravail pour alléger le poids qui pèse sur les infrastructures collectives de transport, il ne faudrait toutefois pas en faire un facteur de dissolution du lien social.

Identifier les scénarii possibles et en évaluer l'impact ; tel est l'objectif de cette table ronde. La délégation aux entreprises du Sénat a engagé, en décembre dernier, une mission d'information sur les nouveaux modes de travail, dont le télétravail, et les nouveaux modes de management qu'ils impliquent. Il s'agit d'un élément central du volet « santé au travail » de nos travaux. Nos rapporteurs, Martine Berthet, Michel Canevet et Fabien Gay, devraient formuler leurs conclusions fin mai. La table ronde de ce matin nous permettra d'éclairer l'avenir et de braquer les projecteurs sur l'impact plus global du télétravail sur nos vies et nos territoires.

Je me réjouis de ces échanges et remercie mes collègues de la délégation à la prospective de cette approche commune. Je remercie également sincèrement les intervenants qui devraient nous permettre de mieux percevoir les perspectives et conséquences du télétravail pour l'avenir.

Les enjeux économiques et sociaux du télétravail

Participaient à la table ronde :

· Gilbert CETTE, économiste, professeur d'économie associé à l'université d'Aix-Marseille ;

· André-Yves PORTNOFF, conseiller scientifique de Futuribles International ;

· Erwann TISON, directeur des études de l'Institut Sapiens.

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation à la prospective. - Quelques questions, pour lancer les débats : quels secteurs économiques et quels métiers se prêtent au travail à distance ? Quelle est la part des emplois télétravaillables dans notre économie ? Le télétravail va-t-il accroître la productivité et la croissance ou les dégrader ? Le télétravail est-il un facteur d'accroissement des inégalités sociales et des inégalités entre femmes et hommes ? Le télétravail est-il le prélude à une délocalisation de davantage d'emplois et à une nouvelle réorganisation de la mondialisation ? Le télétravail bouleverse les organisations sociales : quel avenir pour le salariat dans un monde du travail à distance ? Le télétravail va-t-il libérer le travail ou constituer un outil de contrôle accru par les donneurs d'ordres et les hiérarchies ? Le télétravail va-t-il, en transformant les rythmes de vie, abolir la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle en supprimant la distinction entre l'espace de vie et l'espace de travail ?

Pour répondre à ces questions, je vous propose de céder la parole à nos trois invités.

M. Gilbert Cette, économiste, professeur d'économie associé à l'université d'Aix-Marseille. - Nous avons constaté, au cours de cette période de Covid-19 et de confinement, une explosion du télétravail, en France comme dans tous les pays avancés. Si le chiffrage est assez difficile, on estime cependant qu'environ un quart des travailleurs seraient dans une situation de télétravail. On ne sait pas très bien comptabiliser le télétravail : faut-il compter les personnes en télétravail à un « moment t » ou l'ensemble des personnes qui, sur une semaine de référence, sont amenées à télétravailler ? La littérature économique est cependant assez consensuelle quant au fait qu'en France comme dans les autres pays avancés, la proportion de postes télétravaillables serait d'un tiers, sinon plus. Ce chiffrage semble très prudent. Vous avez évoqué les bénéfices du télétravail : pour les télétravailleurs, il s'agit d'économiser le temps de transport et d'éviter ses inconvénients, notamment en région parisienne, et de concilier plus facilement vie professionnelle et vie personnelle. Les enquêtes conduites auprès des travailleurs montrent qu'une majorité d'entre eux souhaiterait continuer à télétravailler après la fin de la crise de la Covid-19. Du côté des entreprises, des gains de productivité peuvent intervenir. La littérature économique démontre qu'ils peuvent être parfois très importants, par une plus grande implication et une plus grande satisfaction globale des travailleurs. Mais on peut aussi observer des pertes de productivité quand le télétravail est mal conçu et mal organisé, et quand il se produit dans une situation de confinement extrême, avec notamment la présence d'enfants. Les entreprises peuvent aussi attendre des économies assez importantes en matière d'immobilisations, sources de gains de productivité. L'un des effets économiques du télétravail, encore peu étudié, est celui sur les marchés immobiliers. On peut s'attendre à des effets très forts en la matière, en particulier dans les endroits où le marché est assez tendu, si le télétravail connaissait un niveau d'équilibre élevé après la crise.

Je considère que nous ne reviendrons pas à l'avant Covid-19 en termes de recours au télétravail. Il n'est pas impossible que le recours au télétravail demeure massif, peut-être même plus important qu'il ne l'est actuellement, puisque des postes non télétravaillés seront réorganisés pour devenir télétravaillables.

Tout ceci demande des adaptations. Qu'en est-il notamment de la mesure du temps de travail ? La définition européenne du temps de travail effectif est « le temps durant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur sans pouvoir vaquer à des occupations ». Avec le développement du télétravail, nous devrons reconcevoir la mesure du temps de travail effectif au profit d'une approche en termes de charge de travail plutôt qu'en termes de minutes et d'heures passées sur un lieu de travail, facilement vérifiables par la hiérarchie.

Le développement du télétravail ne doit pas entraîner un nivellement par le bas « à la française ». Comme toute innovation, le télétravail présente de nombreux avantages, mais aussi des inconvénients. Son développement doit donc être accompagné. Ce n'est pas au nom des inconvénients que le recours au télétravail devrait être freiné. Cet accompagnement doit privilégier la voie de la négociation collective, puisque la réalité du télétravail diffère considérablement d'une entreprise à une autre, mais également les attentes d'un salarié à l'autre. Il est nécessaire d'éviter autant que possible des normes réglementaires qui brideraient le développement du télétravail pour susciter l'émergence de normes conventionnelles issues de la négociation collective entre les partenaires sociaux.

En résumé, le télétravail constitue une opportunité très forte en termes de gains de productivité et de réponse à des difficultés économiques que nous connaissons aujourd'hui, en particulier l'endettement public. L'accroissement du PIB qui pourrait en résulter contribuera à la réduction du ratio dette publique/PIB. J'ajoute qu'il convient d'éviter notre réflexe traditionnel de « village gaulois » : regardons comment les pays étrangers conçoivent le développement du télétravail, afin de s'inspirer de bonnes pratiques, qui essaient de concilier au mieux, d'une part, les attentes et la protection des travailleurs, d'autre part, la recherche de gains de performance économique. C'est ainsi que le télétravail pourra être une innovation gagnant-gagnant.

M. André-Yves Portnoff, conseiller scientifique de Futuribles International. - Je vous remercie pour votre invitation. Le constat de Gilbert Cette est très juste. Le télétravail, qui était marginal, est devenu une pratique massive, avec d'ailleurs des problématiques de cybersécurité pour certaines entreprises. Les problèmes posés par le télétravail ne sont toutefois pas des problèmes de technique mais de valeurs dans notre société.

Mon propos portera sur quatre points. D'abord je soulignerai que la flexibilité est un vieux souhait de la plupart des citoyens travailleurs dans le monde, d'où le plébiscite du télétravail par la majorité des télétravailleurs. Ensuite, j'indiquerai qu'il est nécessaire de distinguer les effets du télétravail en période ordinaire et en période de crise. Puis, j'évoquerai la question de la productivité, qui dépend fortement de la qualité ou de la médiocrité des relations humaines dans les entreprises ou les organisations. Enfin, je terminerai en soulignant que les conséquences économiques et sociales dépendent essentiellement du cadre humain et organisationnel dans lequel s'inscrit le télétravail.

L'attente de la flexibilité est ancienne et universelle. Selon une étude de 2019, 68 % des travailleurs en France et en Allemagne souhaitaient plus de flexibilité dans la possibilité de choisir leurs moments et lieux de travail et jugeaient cela normal. Les trois quarts des Américains et des Espagnols le souhaitaient aussi. Dans certains pays comme le Japon, 80 % des travailleurs considéraient comme normal de choisir davantage les lieux et les moments où ils travaillaient. Le télétravail en temps de Covid-19, parce qu'il répondait à cette aspiration, a donc été vécu de façon massivement positive. En avril 2020, les Français indiquaient qu'ils étaient heureux à 38 %, soulignant parmi les facteurs d'amélioration de leur qualité de vie la possibilité de gagner du temps de transport et de pouvoir travailler dans le calme, en étant moins dérangés qu'au travail. Les deux tiers des Français télétravaillant déclaraient que le télétravail était idéal pour concilier la vie privée et la vie professionnelle. Des études européennes fournissent les mêmes résultats. En août 2020, une étude du Boston Consulting Group (BCG) portant sur 15 pays montrait que les salariés européens souhaitaient pouvoir passer un tiers de leur temps de travail hors site, ce qui ne signifie pas nécessairement à domicile. Deux tiers des Français indiquent qu'ils aimeraient travailler davantage à distance qu'en présentiel. Les personnes interrogées regrettent certes de ne pas pouvoir voir davantage leurs collègues, mais ceci n'empêche pas le fait que la majorité des Français et Européens souhaitent pouvoir travailler davantage à distance. 45 % des Français redoutent la réaction de leur employeur, et pensent que par culture du présentéisme ou manque de confiance, celui-ci leur refusera cette possibilité à l'avenir. En février 2021, une étude montrait que 39 % des Français consultés faisaient état d'une réduction de leurs dépenses. 40 % confirmaient leur satisfaction de disposer de davantage de flexibilité et d'autonomie dans les lieux et moments de travail. Un tiers des Français étaient heureux de l'impact sur l'environnement. 68 % des Français considèrent aujourd'hui que le télétravail est positif pour les travailleurs, et les trois quarts de ceux qui y ont eu recours considèrent qu'il est positif pour eux. Il est intéressant de constater que ceux qui ont expérimenté le télétravail sont encore plus satisfaits que la moyenne des Français.

Cependant, nous devons constater que parmi les télétravailleurs, une majorité est constituée de cadres ou de professions libérales. Il s'agit donc de s'interroger : le télétravail accroît-il les inégalités ? Nous devons noter que 85 % des Français considèrent comme négative une offre de travail sans possibilité de télétravail. Un tiers des Italiens déclaraient dès le mois d'avril 2020 qu'ils étaient prêts à gagner moins s'ils pouvaient travailler à distance. Il existe donc un souhait fort de flexibilité. La majorité des travailleurs considérait en 2019 que ce choix du lieu et du moment du travail était normal.

Il convient maintenant de se pencher sur l'impact du télétravail sur la productivité. Une étude du BCG a interrogé 12 000 travailleurs aux États-Unis, en Allemagne et en Inde. Pour trois quarts des travailleurs consultés, la productivité des tâches individuelles est jugée égale ou supérieure à la situation d'absence de télétravail. Pour les tâches collaboratives, 56 % des télétravailleurs qui étaient déjà soumis à ce mode de travail indiquent que leur productivité est augmentée ou égale. Mais seuls 44 % des nouveaux télétravailleurs faisaient la même remarque. Le facteur décisif est donc la formation, qui n'a pas été suffisamment assumée par les entreprises.

La qualité ou non des relations humaines est un autre facteur important. La même étude démontre que parmi les travailleurs américains non satisfaits des relations au sein de l'entreprise, 80 % déclarent que leur productivité est réduite en situation de télétravail. En revanche, les deux tiers des travailleurs américains satisfaits déclarent qu'elle est améliorée. En Allemagne, il existe un facteur deux entre les travailleurs non satisfaits et les travailleurs satisfaits des relations dans l'entreprise. La question qui se pose est donc de savoir si le climat de l'entreprise est incitatif. Ce phénomène met en cause le style de management dans les entreprises. D'autres études montrent un lien très fort entre le niveau d'innovation des entreprises et la qualité du management : écoute, sentiment d'appartenance, sens du travail, motivation, libre expression, droit à l'erreur, etc. La relation entre l'impact du télétravail et le climat de l'entreprise est donc très forte. C'est par la qualité des relations humaines et le style de management qu'il faut commencer pour analyser l'impact du télétravail. Or, un constat doit être fait : la majorité des travailleurs en France considèrent qu'ils n'ont pas été suffisamment soutenus par leur entreprise, et font part d'une déception à cet égard.

Mon dernier point concerne la définition du temps de travail. Jusqu'à présent, la majorité des décideurs identifiaient le travail à un temps de présence sur le site. Or le télétravail ne permet plus de réduire le temps de travail à un temps de présence. Il y a 30 ans, j'ai écrit un article identifiant trois temps de travail : le temps de présence sur site, le temps de disponibilité pour agir à distance et le temps où viennent les idées, qui ne se mesure pas en heures ou en secondes. Un médecin du travail de Caen m'avait écrit, soulignant que je ne pensais qu'aux cadres des entreprises de haute technologie. Mais cela peut concerner tout le monde : ainsi les ouvriers qui participent à des groupes de qualité au sein d'une entreprise peuvent songer au travail pendant leur vie personnelle. La question qui se pose est de savoir si nous allons admettre que le temps de travail diffère de la seule présence.

Nous avons constaté dans tous les pays un bond technologique considérable en termes de numérisation dans les entreprises. La plupart des PME françaises n'en ont cependant pas profité, contrairement aux PME des autres pays, notamment en Allemagne. Ce retard des PME françaises face à la concurrence internationale doit être pris en compte. La plupart des entreprises réagissent donc sur le plan technique et sur le plan organisationnel, et espèrent réaliser des économies sur le plan immobilier. Mais la méfiance des dirigeants vis-à-vis du télétravail persiste, et nous n'observons pas de mutation en termes de mode de management.

Nous sommes entrés dans une révolution de l'immatériel. Ce qui crée de la valeur dans le travail n'est plus l'effort physique mais l'acquisition d'expérience, la créativité, etc. Il est également nécessaire de tenir compte de l'interconnexion du monde. Trois temps de travail doivent donc être appréhendés : temps de présence sur site à des heures convenues et imposées, temps de disponibilité en ligne à des horaires convenus et temps de créativité, qui occupe toute notre vie privée. La vie professionnelle envahissant la vie privée, il n'est plus possible de rémunérer le travail uniquement avec de l'argent. Les personnes doivent en effet avoir l'envie de s'impliquer ; le travail doit ainsi avoir du sens pour l'ensemble des parties prenantes.

Nous sommes face à deux options. Si l'entreprise considère que seuls les cadres ont des idées, le télétravail accroît les inégalités, ce qui est la situation dominante aujourd'hui. En France durant la crise de la Covid-19, deux tiers des cadres ont télétravaillé, alors que 90 % des ouvriers sont restés sur site. Il est néanmoins possible de considérer que le travail à distance permet à la totalité des travailleurs d'utiliser leurs talents à tout moment, lorsqu'ils en ont envie. Le télétravail augmentera alors l'agilité et la créativité des entreprises. Une étude française de la société Boost et une autre de McKinsey démontrent que plus de tâches peuvent être télétravaillées que nous ne le pensons, en tenant compte non pas des métiers mais des tâches. Au moins 20 % des tâches dans les métiers aujourd'hui classés comme non télétravaillables seraient ainsi télétravaillables. L'étude française indique que 60 % des entreprises pourraient exercer au moins une partie de leurs tâches à distance.

Je terminerai en soulignant que deux chemins seront possibles : une vision court-termiste cherchant le profit de certains dans l'immédiat, et une vision du long terme. Si la première domine, nous chercherons essentiellement à réaliser des économies, le management hiérarchique sera maintenu, le télétravail sera réservé aux cadres et des logiciels seront utilisés pour contrôler les télétravailleurs. Les entreprises ne seront alors pas capables d'utiliser suffisamment d'intelligence collective pour se réinventer face à la pression des majors du numérique. Si la majorité des entreprises européennes se trouvent dans cette orientation, l'économie européenne s'effondrera, et le télétravail sera utilisé pour réduire les salaires dans les pays développés, en les mettant en concurrence avec les salaires des pays moins développés.

En revanche, un certain nombre d'entreprises ont une vision de long terme (capitalisme patient, management par l'écoute et la confiance), et ne contrôlent non pas la façon dont les gens travaillent mais les résultats, mobilisant alors au maximum l'intelligence individuelle des salariés et partenaires externes. Ces entreprises seront plus résilientes et agiles, ce qui leur permettra de résister à la pression des majors américaines et asiatiques du numérique. Ceci pourra préparer une renaissance économique et industrielle de l'Europe, ainsi que son indépendance politique. Les territoires seront mieux occupés, et une mobilisation instantanée des compétences locales et mondiales se fera jour, avec des structures plus agiles et réactives. Dans les pays moins développés, les talents pourront rester sur place, tout en travaillant pour des clients éloignés. Ces deux modèles antagonistes continueront de s'opposer. L'avenir dépendra de l'équilibre entre ces deux modèles.

M. Erwann Tison, directeur des études de l'Institut Sapiens. - Merci beaucoup de votre invitation. À l'institut Sapiens, nous avons remis il y a quelques jours un rapport traçant les bénéfices du télétravail et les mesures d'accompagnement pour parfaire cette pratique d'avenir.

Alors que nous comptions initialement 3 % de télétravailleurs réguliers, 40 % des actifs ont vu leur travail se déspatialiser et se dématérialiser. Selon les prévisions, cette proportion ne devait pas être atteinte avant 2035.

L'année dernière, le recours au télétravail a permis à l'économie française de sauvegarder 9 points de PIB, car il a permis une continuité de l'activité. Sur le volet de la productivité, nous avons observé une augmentation d'environ 20 % de la productivité journalière d'un télétravailleur. En revanche, nous observons également un rendement décroissant à mesure que le télétravailleur reste en télétravail. Au-delà de deux à trois jours par semaine, la productivité décroît par manque de contact avec les autres collègues et par manque de management direct. En termes d'actifs, le télétravail permet une augmentation du pouvoir d'achat de 200 euros par an, liée à la réduction des déplacements, et d'environ 800 euros par an liée à la réduction des frais de garde d'enfants.

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation à la prospective. - Nous rencontrons des difficultés de connexion avec Monsieur Tison qui intervient à distance. Je vous propose donc de passer aux questions des sénateurs, en commençant par les rapporteurs.

Mme Cécile Cukierman. - Merci. Nous avons ici un exemple des difficultés techniques posées par le télétravail, au-delà des difficultés humaines que nous analysons ce matin, et qui peuvent être génératrices de stress pour celles et ceux qui y sont confrontés au quotidien.

Vous avez évoqué la satisfaction des personnels à télétravailler, mais nous avons également des exemples de salariés qui souhaitent revenir au travail. Les incitations fortes du gouvernement à amplifier le télétravail sont difficiles à mettre en oeuvre dans la réalité, comme le traduit d'ailleurs la fréquentation des transports en commun. L'appétence pour le télétravail doit donc être relativisée. Ce constat nous invite à repenser les temps de travail entre des temps décisionnels, des temps de coordination, où le rapport à l'autre en présentiel demeure important, et des temps de travail personnel, d'approfondissement, de compte-rendu ou de tâches exécutives, qui peuvent être effectuées à distance plus simplement.

Je pose aussi la question du caractère optimal de ces alternances entre travail sur site et télétravail, au-delà de la période de crise sanitaire. Existe-t-il des modèles types ou idéaux quant à un nombre de jours en télétravail et en présentiel et leur alternance ? Je suis convaincue que le lieu de travail est un lieu de socialisation et de mise en place d'un certain nombre de règles, voire de conflits sociaux. En quoi le télétravail peut-il bouleverser profondément ces organisations et la place de chacune et de chacun ? J'ai à l'esprit des témoignages de cadres en télétravail et qui ne s'y retrouvent pas lorsque la production est restée en présentiel. Le rapport d'autorité historique, ainsi, n'est plus présent sur le site. A l'inverse, des salariés, parce qu'ils n'ont plus de contact avec leurs collègues, remettent en cause leur efficacité et leur intérêt au sein de l'entreprise.

M. Michel Canevet. - Nous avons évoqué l'impact du télétravail sur les pratiques collaboratives. Est-il important de mettre en place des outils permettant ces dernières ? Le risque est en effet l'individualisation et le manque de rapports sociaux.

Je m'interroge ensuite sur les conséquences du télétravail sur le management. Ce dernier est-il en capacité de s'adapter à une évolution des pratiques de télétravail, quand nous voyons qu'elles se développent considérablement ?

Enfin, le risque d'externalisation, notamment vers l'étranger, a été évoqué. Il concerne par exemple des centres d'appels téléphoniques. Une étude a-t-elle été réalisée pour déterminer si celle-ci a eu un impact fort ? Disposons-nous de retours d'expériences d'externalisation à l'étranger ?

M. Fabien Gay. - Merci à nos intervenants. Nous sommes tous et toutes conscients des potentialités et des risques du télétravail. La question qui se pose est avant tout celle du caractère voulu ou subi du télétravail. Celui-ci est actuellement subi. Demain, nous devrons organiser un télétravail voulu. Nous avons le sentiment qu'un schéma basé sur une alternance entre télétravail et présentiel est préférable, l'entreprise étant un lieu de socialisation, d'entraide et de solidarité.

En ce qui concerne l'articulation entre vie personnelle et vie professionnelle, nous ne sommes pas tous égaux face au télétravail. Ceux qui n'ont pas d'enfants le vivent très bien. Les autres rencontrent davantage de difficultés, surtout au sein des familles monoparentales.

Monsieur Cette, vous avez parlé de gains de productivité. Vous dirigez le groupe d'experts sur le SMIC, qui recommande chaque année de ne pas augmenter le SMIC, ce qui mettrait à mal les entreprises. Vous faites ainsi valoir que 1 230 euros nets permettent de bien vivre. Si des gains de productivité se font jour, êtes-vous favorable à un partage entre l'entreprise et le travailleur ? Êtes-vous d'accord pour augmenter les salaires si le télétravail engendre un gain de productivité ?

Enfin, nous devons nous pencher sur la question de la délocalisation du travail. Nous voyons des jeunes quitter la France parce que leur entreprise leur permet de télétravailler à temps complet. C'est le risque d'une troisième mondialisation. Les entreprises connaissent une pression relative au prix de leurs locaux. Le télétravail permettrait ainsi un gain substantiel pour un certain nombre d'entre elles, selon qu'elles puissent être ou non digitalisées.

Mme Annick Billon. - Merci pour vos présentations. J'ai eu le sentiment que nous décrivions un télétravail très heureux et épanoui. Or les réactions suite aux annonces du Président de la République hier étaient opposées à cette vision. Les salariés font plutôt part de leur souhait de continuer à travailler au sein de l'entreprise. Le télétravail n'est donc pas nécessairement heureux. Il est intervenu dans des conditions difficiles. Une charge mentale, des difficultés et des inégalités semblent s'accentuer. Si des économies sur la garde d'enfants apparaissent, les travailleurs doivent malgré tout s'en occuper et les éduquer. J'ai ainsi le sentiment que les inégalités se trouvent creusées, à la fois entre les hommes et les femmes, et les cadres et non-cadres. Par ailleurs, comment les personnes éloignées de l'emploi pourront-elles intégrer des entreprises en télétravail ? Lorsque des embauches interviennent, passer sa première journée professionnelle en télétravail paraît difficile. Comment ces mouvements de postes pourront-ils s'opérer dans une société qui télétravaille ?

Le télétravail dans un logement exigu ou inadapté diffère en outre profondément de celui qui est réalisé dans une maison qui permet des espaces réservés à chaque membre de la famille. J'habite en Vendée, qui est un territoire privilégié à la fois du point de vue de la pandémie et de la densité de population, celle-ci y étant nettement moins importante que dans les territoires parisiens. Nous pourrions croire que les salariés souhaiteraient travailler de chez eux, puisqu'ils disposent de maisons, de conditions de télétravail agréables. Au contraire, ils souhaitent absolument séparer le temps de travail du temps personnel passé à domicile. On a lancé le télétravail à un moment compliqué. Il faut probablement mieux l'organiser en période normale, le cas échéant dans des lieux adaptés.

Mme Martine Berthet. - Merci pour vos interventions très intéressantes. Je souhaite vous poser une question sur la santé au travail. Comment concevez-vous la frontière entre la vie privée et la nécessaire continuité du suivi en matière de santé au travail, d'installation des postes, etc. ?

M. Julien Bargeton. - Merci aux intervenants. Je note certaines réticences dans les questions de mes collègues. Je pense personnellement que le télétravail est inéluctable. Il doit donc être organisé et régulé. Ses conséquences négatives sont nombreuses, mais il a également de puissantes conséquences positives. Pour des questions d'urgence écologique, au-delà de la crise sanitaire, nous ne pourrons nous passer du télétravail. Le télétravail est également une aspiration.

Vous n'avez pas abordé le sujet des bureaux de proximité, qui constituent une des solutions permettant d'éviter la charge mentale à la maison sans perdre totalement le collectif de travail. Ces lieux permettent par exemple de remplacer 1 heure 30 de transports en commun par 15 minutes de vélo dans des villes moyennes. Ils permettent des rencontres professionnelles, des formations, et une meilleure connexion, car celle-ci est assurée par de grandes entreprises. Ils permettent également le développement de villes moyennes et de centres-bourgs. Comment pouvons-nous développer des bureaux intermédiaires et tiers-lieux, qui permettent de profiter des avantages du télétravail tout en supprimant une partie de ses inconvénients ?

M. Gilbert Cette. - Le télétravail est une innovation. Il peut s'accompagner de certains dangers et appauvrissements des protections des travailleurs. Il s'agit de permettre à cette innovation de ne pas provoquer de dégradation de la protection et du confort des travailleurs, tout en générant l'impact le plus fort en termes de gains de productivité. Le levier qui doit être privilégié est la négociation collective. La France est sortie, grâce aux ordonnances travail, d'un monde où nous décidions par le haut du point d'équilibre pour les acteurs, en se rapprochant des pratiques d'autres pays, notamment scandinaves, dans lesquels les inégalités sont plus faibles et la satisfaction déclarée par les citoyens est beaucoup plus élevée que dans notre pays, à la fois dans leur rapport au travail et dans l'articulation entre vie personnelle et vie professionnelle. Il s'agit de favoriser les modalités dans lesquelles les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les points d'équilibre. Ainsi, toute intervention réglementaire doit s'entendre dans la logique de ces ordonnances travail et de la loi Pénicaud, c'est-à-dire de façon supplétive à la détermination des points d'équilibre par les partenaires sociaux, légitimés par une représentativité confirmée par les élections professionnelles.

Comme beaucoup d'interventions l'ont souligné, les conditions du passage au télétravail dans le contexte de la crise sanitaire et du confinement ont souvent été très mauvaises, par exemple du fait de la présence d'enfants. À l'avenir, les enfants retourneront à l'école. Les quatre prochaines semaines n'illustrent pas une situation normale. Le contexte actuel est donc très inconfortable pour les salariés concernés et les gains de productivité peuvent être nuls, voire négatifs, car ces conditions résultent de préoccupations de santé publique.

Vous avez souligné la question de la santé au travail. Il ne peut y avoir de concessions sur ce point. Le rôle des pouvoirs publics est de définir des normes qui garantissent la santé au travail. Lorsque nous indiquons que le télétravail doit être organisé via un accord collectif, celui-ci doit impérativement prévoir le droit à la déconnexion, c'est-à-dire le droit pour les travailleurs de ne pas recevoir de messages de la part de leur supérieur hiérarchique pendant certains créneaux horaires, les week-ends et les périodes de congés. Ce droit absolu favorise la santé au travail, bien qu'il ne soit pas suffisant pour la garantir. Des rendez-vous réguliers doivent également permettre de déterminer comment se pratique le télétravail et d'identifier d'éventuels abus et débordements. Le télétravail doit être accompagné, mais ne doit pas être dirigé. Le bon point d'équilibre, en termes de nombre de jours de télétravail par semaine, doit être trouvé par les partenaires sociaux. L'intervention forte des pouvoirs publics doit se concentrer sur la santé des travailleurs, sur leur droit à la déconnexion et sur le caractère impératif du suivi des conditions dans lesquelles se pratique le télétravail.

Vous m'avez en outre interpellé sur le SMIC. Vous avez évoqué le chiffre de 1 231 euros par mois. Quel travailleur à temps plein dispose de cette somme ? Vous oubliez la prime d'activité et d'autres politiques économiques. Par ailleurs, jugez-vous plus grave qu'une personne perçoive le SMIC ou qu'elle le fasse durablement ? L'organisation syndicale la plus importante dans notre pays, la CFDT, dans ses recommandations remises au groupe d'experts sur le SMIC, ne demande pas d'augmentation du SMIC. Elle indique être préoccupée par le fait que des personnes y restent parfois durablement. Il est nécessaire de lutter contre ce phénomène et de travailler sur la mobilité professionnelle, salariale et sociale.

Enfin, vous évoquiez le partage de la valeur ajoutée. Au cours des 15 dernières années, il s'est déformé en faveur des salaires. Nous sommes un des rares pays avancés dans lesquels on fait ce constat. Je vous renverrai également au problème de compétitivité de l'économie française. La France a connu 14 années de déficit courant de suite. Nous devons avoir conscience de ces réalités.

Enfin, nous avons besoin de gains de productivité, sauf à rencontrer de grandes difficultés. Nous devons en effet financer la transition climatique, le vieillissement de la population, le désendettement public et les attentes de gains de pouvoir d'achat qui se sont manifestées lors du mouvement des Gilets jaunes. Le télétravail peut être une source de gains de productivité. Il participe de la numérisation globale de nos économies. Nous devons espérer que la France du XXIe siècle ne deviendra pas l'Argentine du XXe siècle. Celle-ci était aussi développée que l'Allemagne ou que la France au début des années 1900. Elle est à présent un pays émergent, avec un PIB par habitant inférieur à la moitié de celui de la France. Sans ces gains de productivité qui nous permettront de financer les défis auxquels nous faisons face, j'ai de grandes inquiétudes quant à la stabilité économique, sociale, institutionnelle et politique de notre pays. Le télétravail participe de ce changement qui nous permettra de connaître de forts gains de productivité en France. Il est donc nécessaire de l'accompagner, sans en nier les sources de bénéfices et de profit pour notre pays. Je me félicite du fait qu'une très grande majorité de salariés indique souhaiter continuer à bénéficier du télétravail.

M. Stéphane Artano. - Je souhaite prolonger la question de Martine Berthet sur la santé au travail. Un élément ne figure pas dans l'Accord national interprofessionnel (ANI) sur le télétravail récemment signé : l'expression « risques psychosociaux ». Certains représentants syndicaux, comme ceux de la CFDT, ont fait valoir que ce sujet restait tabou, pour l'ensemble de la santé au travail d'ailleurs. Les partenaires sociaux seront-ils capables de discuter de la prise en compte des risques psychosociaux en matière de télétravail ? Je suis partisan de la démocratie sociale, mais j'ai une source d'inquiétude en la matière, considérant que l'ANI n'évoque pas même le stress ni les risques psychosociaux.

M. Daniel Salmon. - Je souhaiterais revenir sur la question du bilan carbone du télétravail. Quel est le gain escompté, en tenant compte à la fois des transports et du chauffage ? Les coûts auparavant supportés par l'entreprise sont désormais imputables aux salariés, et doivent être pris en compte.

Par ailleurs, en termes de conditions de travail, le télétravail a été mis en place de façon très rapide, sans que l'ergonomie du poste de travail, la qualité de l'air et d'autres données essentielles aient été suffisamment évaluées. Il nous faudra nous y intéresser très sérieusement.

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation à la prospective. - Ce dernier sujet sera abordé lors de notre seconde table ronde. Nous aurons donc certainement l'occasion d'y apporter des réponses.

M. André-Yves Portnoff. - Je ne peux répondre à la totalité des questions, mais suis largement d'accord avec un point souligné par Gilbert Cette : la nécessité de négocier. Nous devons pour cela avoir une révolution managériale, dans la conception et l'organisation des entreprises. La majorité des directeurs des ressources humaines (DRH) français pensent qu'il y aura davantage de télétravail à l'avenir, mais ces mêmes DRH ne prévoient pas d'investissements pour l'organiser. La majorité des entreprises n'ont ainsi pas l'intention de discuter avec leurs employés sur l'organisation du télétravail. Le management par le haut est contreproductif, car non motivant et cloisonnant, empêchant les dirigeants eux-mêmes de percevoir la réalité des problèmes. Or il reste majoritaire, notamment en France, et plus que dans d'autres pays européens. Nous devons en tenir compte.

La santé doit, quant à elle, être prise en compte. Le travail se mélangeant de plus en plus avec la vie privée, il est également nécessaire de tenir compte de la santé globale des travailleurs. Un travailleur qui se sent mal dans son travail a des problèmes familiaux, et inversement. La santé ne peut être morcelée selon qu'elle s'entende au travail ou hors du travail. Nous sommes des êtres complexes. Or la vision de cette complexité n'est pas enseignée ni partagée par la plupart des responsables, publics ou privés. Il n'existe ainsi pas de vision unitaire. Par exemple, les bureaux de proximité sont certainement à développer en tant qu'élément de solution. La diversité des situations doit être appréciée et assumée, afin d'en faire une richesse, plutôt que de rechercher l'uniformisation. Dans la Silicon Valley, nous observons actuellement une vague de télétravail, parfois intégral. Des milliers de travailleurs quittent ainsi la Silicon Valley pour s'installer dans des lieux où l'immobilier est moins coûteux. Facebook a réagi en envisageant la réduction des salaires des personnes habitant dans ces régions. Or, la réaction d'un bon employeur pourrait être inverse. Certains acteurs considèrent que les entreprises doivent assumer une partie des frais immobiliers privés des travailleurs.

Les propos que j'entends depuis une heure démontrent que nous continuons à réduire le travail à un temps de présence. Dans mon activité de journaliste, je rédigeais mes articles chez moi, par souci de tranquillité. Tel est le cas dans de nombreux métiers. Les idées, qui sont le moteur essentiel du succès ou non d'une entreprise, ne viennent pas pendant les heures de travail, sous la pression de l'immédiat, mais durant la vie dite privée, car il n'y a plus de séparation forte entre la vie privée et la vie professionnelle. Il appartient aux employeurs et aux administrations de faire en sorte que cette imbrication soit tolérable et supportée, car le travail peut contribuer à l'épanouissement personnel.

Par ailleurs, le travail manuel ne peut être réduit au travail de la main. Une sensibilité, une expérience et un esprit doivent ainsi être pris en compte. La qualité du travail manuel vient de sa réalisation par un être humain et non par un automate. Nous sommes en outre entrés dans l'ère du numérique, et la machine-outil peut être contrôlée à distance. Nous ne l'avons pas suffisamment assimilé.

Des personnes souffrent naturellement pendant le télétravail, mais des enquêtes montrent que cette souffrance est inférieure à la souffrance ou l'angoisse des personnes sur site. Ce constat est cependant biaisé par le fait que les catégories qui télétravaillent et qui sont sur site ne sont pas les mêmes. La santé mentale de l'ensemble des travailleurs doit être appréciée. Globalement, la majorité souhaite avoir la liberté de choisir ses lieux et ses heures de travail. Le n° 4 d'un grand groupe automobile français me disait il y a quelques années qu'il était jugé normal qu'il travaille depuis chez lui mais anormal qu'il téléphone à sa famille depuis son bureau. L'imbrication entre la vie professionnelle et la vie privée est donc étroite. La question est de savoir si les entreprises françaises cesseront d'être tayloriennes. Un rapport dénonçait déjà il y a 20 ans cette pression exercée sur les salariés et le fait que le groupe Thomson estime ne pouvoir produire qu'à Singapour ce que des sociétés japonaises produisaient sur le sol français. Toyota produit aujourd'hui sur le sol français des voitures que Renault et Peugeot estiment devoir produire à l'étranger. Le problème majeur auquel nous devons faire face est le mode d'organisation et la relation entre les directions et les employés. Il s'agit d'un problème humain, et non technique. La technique ouvre des possibilités, y compris des dangers, mais la relation humaine est déterminante.

M. Erwann Tison. - Le télétravail peut être un très bon outil pour l'inclusion en entreprise. Nous savons que la plupart du temps, l'écart entre le salaire des hommes et des femmes s'opère au moment du congé maternité. Le télétravail peut permettre un retour beaucoup plus doux en entreprise pour les mères et l'égalisation de cet écart. Il peut en outre permettre des transitions vers la fin de vie professionnelle, par exemple en tant qu'outil de préretraite, mais également le recours accru aux travailleurs handicapés, en déspatialisant le rapport au travail.

Sur le volet de l'accompagnement, trois mesures peuvent être citées. La première est la compensation auprès des non-télétravailleurs, soit près de 60 % de la population française, qui vivraient une double injustice sociale à ne pouvoir y avoir recours. Il a notamment été proposé la prise en charge totale de leurs frais de transport par l'entreprise. D'autres mécanismes de négociation peuvent être imaginés. Tout encadrement du télétravail doit cependant se concevoir au niveau microéconomique. La plupart du temps, le télétravail fonctionne mieux en cas d'accord individuel voire d'entreprise qu'avec un accord de branche ou global. Nous devons donc laisser la plus grande latitude aux différents acteurs pour optimiser eux-mêmes l'organisation du télétravail.

Sur la question des tiers-lieux, la puissance publique dispose du levier que constituent les nombreuses gares fermées ou désaffectées, au nombre de plus de 2 030 sur le territoire. Elles sont généralement situées dans des lieux reculés, où l'activité mériterait d'être stimulée. Leur transformation, comme la gare Vaugirard à Paris, transformée en tiers-lieu et espace de coworking, pourrait permettre à des travailleurs de télétravailler, en échappant aux contraintes liées à leur domicile, et de recréer un écosystème. Nous avons en outre évoqué la thématique du management, qui recouvre celle de la formation au télétravail. Le télétravail s'apprend en effet du point de vue des actifs, mais aussi de l'employeur. Nous proposons donc de développer des certifications liées au télétravail, permettant aux managers d'apprendre à gérer leurs équipes à distance et aux salariés de gérer cette nouvelle responsabilité, en maniant l'articulation des temps privés et professionnels.

Du point de vue des territoires, le télétravail, en déspatialisant l'approche territoriale, peut permettre de créer des postes d'activité de part et d'autre. Il peut également permettre à la plupart des entreprises d'élargir leur bassin de recrutement.

Enfin, la question de la délocalisation des cols blancs vers d'autres pays où le coût du travail est incitatif pour les entreprises est primordiale. Depuis quelques années, nous assistons cependant à un retour de ces emplois à forte valeur ajoutée vers les terres européennes. De nombreuses entreprises, notamment de conseil et d'audit, qui avaient délocalisé cette masse de travail vers les pays asiatiques ont constaté que cette différence de coût du travail ne se justifiait pas au regard des externalités positives de la relocalisation de ces emplois en France et en Europe.

En conclusion, le télétravail est un excellent outil au service de la productivité, de l'inclusion, de l'accompagnement et d'un nouveau management, mais il doit être utilisé avec parcimonie, avec une notice partagée, claire et écrite par tous les acteurs. Enfin, plus nous décentraliserons la rédaction de cette notice, plus nous pourrons optimiser sa pratique et faire de cette promesse du travail déspatialisé une réalité au service de l'inclusion sur le marché du travail.

Le télétravail, une opportunité de réorganisation des territoires,
des mobilités et des temps ?

Participaient à la table ronde :

· Brigitte BARIOL-MATHAIS, déléguée générale de la Fédération nationale des agences d'urbanisme ;

· Karine HUREL, déléguée adjointe de la Fédération nationale des agences d'urbanisme ;

· Morgan POULIZAC, conseiller scientifique de Futuribles International.

M. Serge Babary, président de la délégation aux entreprises. - La seconde table ronde vise à savoir si le télétravail constitue une opportunité de réorganisation des territoires, des mobilités et des temps. Nous nous posons à cet égard de multiples questions : le télétravail aura-t-il un effet massif sur les stratégies résidentielles en favorisant les petites villes et les campagnes au détriment des métropoles ? Va-t-il rendre obsolètes les centres d'affaires ? Va-t-il transformer les mobilités, supprimer les heures de pointe et mettre fin aux flux pendulaires dans les transports ? Le télétravail va-t-il transformer l'habitat ? Nos logements, conçus essentiellement pour y résider, ne risquent-ils pas de devenir inadaptés pour y travailler ? Enfin, le télétravail peut-il aider à la sobriété énergétique ou risque-t-il au contraire d'être énergivore ? Je donne la parole à nos trois intervenants.

M. Morgan Poulizac. - J'adopterai une approche urbanistique. Nous devons de ce point de vue distinguer quatre types de situations : le télétravail intégral, qui reste extrêmement marginal mais peut être intéressant pour de grandes métropoles cherchant à capter des talents précieux, le télétravail hybride, qui pose des questions en termes de réorganisation et de pilotage du travail et demande à trouver un nouvel équilibre entre présentiel et non présentiel, à domicile ou ailleurs, le télétravail ponctuel, tel que nous l'avons connu, et le télétravail qui n'est pas possible. Les politiques d'urbanisme liées au télétravail doivent aussi prendre en compte cette dernière catégorie.

Nous pouvons dessiner trois perspectives d'évolution dans lesquelles intégrer la question du télétravail. Le premier scénario est celui du retour à la normale. La crise sanitaire s'atténuerait, et nous pourrions réenvisager une pratique de la ville habituelle. Il s'agit de ce que je qualifie d'effet « Fika », en référence à la pause-café suédoise. Il semble en effet nécessaire de retrouver de la convivialité et de la proximité dans l'espace de travail. Nous savons également que l'une des principales défenses contre les risques psychosociaux au travail est constituée par les collègues. Le deuxième scénario est celui d'un ajustement, qui pèse sur toutes les fonctions traditionnelles de la ville. Les villes pourraient ainsi évoluer en intégrant certains effets du confinement. Nous ne devons enfin pas négliger le troisième scénario, celui d'une réelle rupture, selon lequel nous rentrerions dans un cycle de 10 ou 20 ans, durant lequel les crises sanitaires s'enchaîneraient. La question du confinement se poserait alors de façon récurrente. Une réorganisation assez fondamentale des organisations de travail, des commerces et des loisirs dans la ville serait alors nécessaire. Celle-ci pourrait avoir des effets extrêmement lourds, notamment sur la forme du développement urbain et métropolitain.

L'introduction du télétravail nous amène à penser la ville non pas comme la mise en tension d'un lieu de résidence et d'un lieu de production ou de travail, mais à penser la « ville-campus », c'est-à-dire que l'espace de travail peut être la ville entière. Cela suppose sans doute de penser de nouveaux espaces de travail, qui s'exonèrent du bureau et de sa définition traditionnelle. Il semble que les quartiers d'affaires, spécialisés et monofonctionnels, sont menacés, notamment dans les zones tertiaires les plus onéreuses. Je pense que ceux-ci sont destinés à disparaître à moyen terme. Nous le voyons déjà dans certaines villes, comme Tokyo ou Londres. Un désintérêt progressif, notamment des grands fonds d'investissement, sur les grandes surfaces de bureaux tertiaires se confirme ainsi. Cette évolution n'est toutefois pas synonyme de fin du bureau. Les entreprises les garderont donc, mais auront des politiques immobilières beaucoup plus diversifiées : elles auront besoin de postes de travail, de surfaces de travail collectif et de tiers-lieux, qui mailleront les territoires différemment. On peut donc anticiper une diversification des produits immobiliers tertiaires.

L'idée d'une revanche des villes moyennes et du périurbain est aujourd'hui dans l'air. Mais la crise de la Covid-19 ne me semble pas annoncer la désertion programmée des grandes villes. Nous devrions assister plutôt à un rééquilibrage, en particulier selon les catégories de professionnels. À moyen terme, pour les jeunes générations, étudiants, jeunes actifs, l'attractivité des métropoles restera extrêmement forte. Ce public est prêt à investir plus de 50 % de ses revenus pour pouvoir habiter à proximité de toutes les installations urbaines et culturelles de la grande ville métropolitaine. En revanche, comme nous le percevons depuis une dizaine d'années aux États-Unis, un désintérêt croissant se fait jour pour les métropoles les plus onéreuses (San Francisco, New York). Les jeunes ménages avec enfants modifient ainsi leurs arbitrages entre la proximité du lieu de travail et le confort et niveau de vie offert par les villes moyennes, à condition qu'elles soient bien connectées à la ville-centre. Il n'existe pas de fuite massive, mais une tentation de certaines classes d'âge et certains profils de travailleurs, notamment les cadres, qui peuvent télétravailler, de s'installer dans les villes moyennes, à condition qu'elles soient extrêmement bien connectées et dotées des infrastructures de transport et numériques adaptées. Il existe une inégalité entre ceux qui peuvent faire ces arbitrages et ceux qui ne peuvent pas. À titre d'exemple, l'Irlande fait le pari d'un remembrement très important des territoires ruraux, en lien avec le télétravail.

Nous devons nous interroger enfin sur les nouveaux temps du travail. Le « métro-boulot-dodo » va sans doute évoluer. Tout dépendra des arbitrages opérés par les acteurs mais aussi, de ce que les pouvoirs publics accepteront de soutenir ou de favoriser. Depuis une trentaine d'années, les pouvoirs publics et les opérateurs urbains ont produit les villes pour les entreprises, avec un certain désintérêt pour les politiques d'habitat et un grand intérêt pour les quartiers d'affaires. Plusieurs évolutions sont possibles. La première pourrait nous amener à passer d'une ville pour les entreprises à une ville par les entreprises. Google ou Facebook pourraient ainsi décider de devenir aménageurs, et créer des espaces adaptés à leurs besoins. Nous le voyons déjà en Inde, comme dans la banlieue de Chennai, où les villes sont fabriquées par les entreprises elles-mêmes. Le grand enjeu pour les politiques d'urbanisme est de se reposer la question de la production de la ville pour le travail : gestion des temps de travail, équilibre entre vie privée et vie professionnelle, etc. Les catégories qui ont le plus souffert du premier confinement étaient celles dont les espaces étaient inadaptés, qui n'avaient pas accès aux espaces verts, etc. Le ministère du Logement a lancé un programme très intéressant sur la ville productive. Le télétravail servira ainsi d'objet d'interpellation des pouvoirs publics, sur le sens et la qualité du travail en ville.

Mme Brigitte Bariol-Mathais. - Merci de nous associer à cette table ronde. La Fédération nationale des agences d'urbanisme rassemble une cinquantaine de structures d'ingénierie partenariale qui travaillent au côté des collectivités sur les politiques publiques, l'aménagement, l'observation et la prospective. Un certain nombre d'agences se sont penchées sur les évolutions du travail et l'effet accélérateur de la crise de la Covid-19. Nos travaux nous amènent à aborder quatre points : un changement dans la conception et la programmation des logements, une évolution dans l'organisation et la localisation des espaces de travail, les impacts sur les déplacements et l'impact de ces transformations sur les stratégies résidentielles des ménages, la conception urbaine et les enjeux d'aménagement du territoire.

Au cours de la pandémie, beaucoup de ménages ont dû transformer leur logement en bureau et en école. Nous assistons à un enjeu d'hybridation des espaces de logement et de travail, avec la nécessité de logements plus évolutifs, plus vastes, qui puissent se doter d'une pièce supplémentaire dédiée au travail ou, au contraire, la possibilité de mutualiser ces espaces à l'échelle de l'immeuble ou de l'îlot. Certains bailleurs ou promoteurs avaient tenté de s'engager dans cette voie il y a 5 ou 10 ans, avec peu de succès. La question de l'accès au digital est aussi devenue une clé indispensable. Les modes de vie s'hybrideront ainsi davantage, avec d'une part des urbanités physiques et un éventuel retour à une plus grande proximité et, d'autre part, une connexion en archipel numérique, permettant d'accéder au travail et à d'autres ressources.

S'agissant des espaces de travail, les 20 dernières années ont vu le développement de l'immobilier de bureau et des quartiers d'affaires, notamment dans les métropoles françaises. Un coup d'arrêt très brutal a été porté à cette dynamique en 2020, avec un marché en forte chute par rapport au 1er semestre 2019 estimé à - 45 %. La question de la spatialisation de l'immobilier de bureau se pose en conséquence, de façon inégalitaire en fonction des différents espaces de bureaux. Certains, bien situés et connectés, restent attractifs, alors que se pose la question du devenir des espaces situés en 2e ou 3e rideau urbain, mal ou déconnectés, avec un déficit de mixité déjà reconnu. L'approche du bureau donne lieu à des questionnements dans de nombreuses entreprises, qui souhaitent mettre en place des espaces plus évolutifs, dont le nombre de postes de travail est inférieur au nombre de salariés, plus modulaires, avec de petits espaces de travail, des bulles permettant de se connecter, etc. Ces évolutions tendent à la réduction des espaces de bureau, qui est déjà sensible depuis plusieurs années et a vocation à s'accélérer, mais également à l'émergence de lieux tiers, permettant un travail nomade, en plus grande proximité des espaces résidentiels et enfin d'espaces bien connectés, notamment des gares. À Saint-Omer, une gare désaffectée a été transformée en espace de coworking et a pu être connectée de nouveau, avec une desserte à la métropole lilloise. Il s'agit de vecteurs de reconquête, notamment dans des centralités intermédiaires. En termes d'organisation de l'espace, nous pouvons imaginer que la respatialisation du travail se fera de manière différenciée entre le résidentiel, qui devra s'adapter au niveau programmatique, les bureaux (resserrés, mieux situés, dans des dispositifs urbains qui appelleront davantage de mixité) et les tiers-lieux (offrant des bouquets de services et permettant un maillage différent des quartiers et des espaces).

Ces modes de vie et de travail plus hybrides limiteront les pics des heures de pointe, liés à des horaires très réguliers. Ils ne sont pas nécessairement synonymes d'une diminution globale des déplacements, mais sans doute de modes de déplacement différents, peut-être moins motorisés si des dispositifs de proximité se développent. Une forte connexion aux espaces de travail demeurera néanmoins. L'enjeu pour les collectivités et les acteurs est dès lors de repenser les systèmes de mobilité, ce qui pose un véritable défi pour les autorités organisatrices de transport, alors que les modèles ont été pensés sur la base d'une autre gestion.

Nous pouvons également nous interroger sur les impacts de ces phénomènes sur la stratégie résidentielle. Nous voyons apparaître dans les grandes métropoles des affiches invitant à s'installer en dehors des grandes villes et singulièrement de la capitale. En l'occurrence, il ne s'agira pas d'un exode massif, les métropoles conservant leur attractivité en termes de ressources de formation, culturelles, territoriales, etc. Cet argument doit donc être nuancé. En revanche, une véritable transformation des espaces de travail conduira à les diffuser dans l'espace urbain, avec davantage de proximité et une opportunité pour les centralités, y compris de reconquêtes des rez-de-chaussée par d'autres fonctions et espaces. Cette évolution bénéficiera en priorité aux territoires très bien connectés et espaces métropolitains, qui pourront bénéficier à la fois de la possibilité de rejoindre les pôles d'emploi et d'un environnement attractif. Un véritable défi est ainsi posé aux villes intermédiaires pour leur reconquête.

Nous voyons également apparaître des dématérialisations de la localisation ou des bi-localisations, avec la tentation, pour de jeunes actifs, d'avoir accès à un logement offrant une meilleure qualité de vie. Les critères du jardin ou de la terrasse sont ainsi devenus déterminants dans les aspirations, comme en témoignent des études en cours. Nous voyons en outre se développer des systèmes de bi-résidence, afin de disposer de la double possibilité du travail décentralisé et d'une présence dans les centres urbains. Cette notion d'hybridation des espaces et des modes de travail pose un véritable enjeu pour un aménagement des territoires plus équilibré.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Je vous remercie pour vos exposés passionnants. Le télétravail n'est-il pas facteur d'inégalités sociales ? Nous n'avons aujourd'hui que très peu de recul sur cette question. Vous avez en outre évoqué les stratégies résidentielles des ménages et les enjeux d'hybridation, de logements évolutifs, plus vastes et de systèmes de bi-résidence. Comment éviter que ces éléments ne deviennent des facteurs d'aggravation des inégalités territoriales ? Comme toute mutation, il est nécessaire de la penser et de l'accompagner. Est-il nécessaire de repenser la construction en intégrant d'ores et déjà des espaces partagés, au risque que ceux-ci soient délaissés  demain?

M. Stéphane Sautarel. - Sur la dimension managériale, je partage le caractère central de la relation à l'autre et de la nécessité de construire un nouveau cadre managérial, sans doute plus horizontal et agile, avec une formation des managers, qui ne sont pas préparés à ce nouveau mode d'organisation.

Par ailleurs, vous avez évoqué la réorganisation des espaces en Irlande, qui me semble assez contraire aux politiques d'urbanisme actuelles dans notre pays, qui visent plutôt une concentration des espaces sur les métropoles. Lorsque nous élaborons des SCoT ou des PLUI, l'espace consommé est plutôt dans les métropoles que dans les espaces ruraux.

S'agissant des différentes catégories de télétravail, je m'interroge sur la possible émergence d'un travail séquentiel, sur des rythmes de deux à trois mois, par exemple, avec un lien maintenu avec l'entreprise, et qui offrirait une possibilité de relocalisation en milieu rural. Ceci pose éventuellement la question du bi-résidentiel.

Mme Cécile Cukierman. - Il a beaucoup été question de mobilité. Nous avons parlé de la reconversion des gares, mais les populations souhaitent également le retour des trains. De nombreux espaces sont aujourd'hui délaissés, dans les plus petites communes comme dans les villes.

Le télétravail n'incitera-t-il pas un recours aux transports plus important, avec l'utilisation du train, plus particulièrement du TGV, d'une métropole à l'autre ? Par ailleurs, parce que le télétravail libère du temps, il génère également un déplacement supplémentaire pour satisfaire les activités personnelles. Ne pourrait-il pas générer des émissions de CO2 supplémentaires ?

M. Fabien Gay. - Le confinement a posé les bases du télétravail, mais a aussi conduit les personnes à se demander où elles souhaitent vivre. Ceci permettrait de réorganiser le territoire et de mettre un terme à l'hyper-concentration des pouvoirs, savoirs et richesses dans les métropoles. Des freins peuvent notamment se faire jour, notamment dans l'accès à la mobilité, aux services publics, etc. Ce sujet posera donc des questions aux êtres humains, aux entreprises, mais aussi aux collectivités.

Par ailleurs, les jeunes ont aujourd'hui de multiples activités. Le développement du télétravail pourrait encourager l'accélération de ce phénomène.

M. Michel Canevet. - Lors de la première table ronde, nous avons évoqué le risque lié à l'isolement. Une des solutions pour y remédier est l'émergence de tiers-lieux. Dans les exemples portés à votre connaissance, des tendances se dégagent-elles en ce qui concerne l'aménagement de tiers-lieux ? S'agit-il de petites ou de grandes entités, de la reconversion de commerces ?

Mme Martine Berthet. - Je souhaiterais revenir sur la contradiction entre la nécessité de l'objectif « zéro artificialisation » prévu par le projet de loi climat et les besoins de construction en augmentation. Que pouvez-vous nous dire de ce sujet ?

M. Christian Redon-Sarrazy. - Ne faisons-nous pas face à une difficulté entre le temps long d'étude et de préparation des documents d'urbanisme et un temps beaucoup plus réduit, puisque nous sommes amenés à répondre en 12 mois à une situation nouvelle ?

M. Morgan Poulizac. - Des opérateurs économiques se saisissent déjà de ces questions de télétravail. Les pays anglo-saxons sont marqués par le développement du « built-to-rent », autrement dit des produits immobiliers ou résidentiels qui intègrent totalement la dimension du télétravail. Une catégorie de travailleurs en profitera pleinement et pourra réaliser des arbitrages entre un pied-à-terre dans une métropole et la propriété d'une résidence secondaire dans un autre territoire convenant à leurs aspirations. Il s'agira dès lors de se préoccuper des catégories pour lesquelles les arbitrages seront plus difficiles. Lors du premier confinement, la ville ne fonctionnait que grâce à ces travailleurs de première ligne, qui ne peuvent télétravailler et ont besoin d'infrastructures.

S'agissant de la question du tiers-lieu, je pense que nous sommes sortis de cette mode. Wework, opérateur de bureaux partagés, rencontrait des difficultés en 2019, avant la crise, et prépare actuellement une entrée en bourse assez massive. Le tiers-lieu doit désormais se décomposer en trois dimensions : le tiers-lieu comme produit immobilier (appartement élargi à la fonction travail), le développement de nouveaux tiers-lieux (que personne ne sait aujourd'hui financer), auxquels les entreprises pourraient trouver un nouvel intérêt à devenir partenaires dans le cadre de politiques immobilières, et enfin les villes tiers-lieux. Il s'agit de savoir comment une ville se pose la question du travail en tant que dimension d'aménagement. Aujourd'hui, les documents d'urbanisme se posent la question du travail à travers le nombre de mètres carrés. Depuis quelques années, la ville de Bruxelles intègre quant à elle pleinement la dimension du travail, de son exercice, des travailleurs, des espaces de travail, etc., dans les documents d'urbanisme.

Mme Brigitte Bariol-Mathais. - S'agissant de la question soulevée sur les risques de disparités sociales, ceux-ci sont avérés, du fait du type de travail, des revenus, mais aussi du point de vue de l'inclusion numérique, qui constitue un enjeu très fort. Sur la question du maillage des espaces de travail, je partage les propos de Monsieur Poulizac. Nous devons repenser les rapports entre le lieu de résidence et l'espace de travail, dans une approche plus diffuse et hybride. Nous nous dirigerons certainement vers une reconquête des grands quartiers d'affaires pour les transformer en quartiers mixtes. Plutôt que d'imaginer une construction résidentielle consommant du foncier, il est préférable de miser sur la reconquête des centralités et de repenser leurs usages. S'agissant des arbitrages des ménages entre qualité de vie, accès aux ressources, questions économiques, nous devons adopter des conceptions urbaines plus centrées sur les usagers et revoir les modèles économiques de production du logement et des espaces de travail. Nous sommes cependant convaincus qu'il n'y aura pas d'exode massif des métropoles en direction des espaces moins denses, mais plutôt des structurations de systèmes métropolitains efficaces et bien connectés, entre des métropoles, des centralités moyennes, qui seront l'armature de ces nouvelles modalités de travail.

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation à la prospective. - Je remercie l'ensemble de nos collègues pour leurs questions, qui ont permis d'approfondir les différents sujets évoqués, et nos invités pour leurs éclairages. Après ces riches échanges, nous allons passer la parole à Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie, chercheur au Fonds Ricoeur, professeur d'éthique appliquée à l'ESCP Europe et à l'université Paris-Dauphine. Nous avons fait appel à un philosophe pour conclure notre matinée de prospective parce qu'au-delà des enjeux économiques, sociaux ou urbanistiques, le développement du télétravail peut constituer un profond changement de notre rapport à autrui. S'il libère de contraintes parfois pesantes, le télétravail ne risque-t-il pas aussi de déshumaniser la relation que l'on noue avec ses semblables sur le lieu de travail ? Le télétravail ne risque-t-il pas de réduire nos actions à l'exécution presque machinale de procédures, ne nous laissant aucune liberté ? Pierre-Olivier Monteil a pour mission de nous aider à prendre de la hauteur. Je le remercie d'avoir accepté de conclure ces travaux.

Conclusion

M. Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie, chercheur au Fonds Ricoeur, professeur d'éthique appliquée à l'ESCP Europe et à l'université Paris-Dauphine. - Je souhaiterais revenir sur le point de départ, à savoir mars 2020, et le sentiment de devoir s'adapter dans l'urgence. De ce point de vue, le télétravail est particulièrement emblématique de notre époque. L'urgence et l'adaptation sont en effet omniprésentes. Paradoxalement, il est nécessaire de s'adapter pour que rien ne change. Telle est la problématique du télétravail. Nous nous sommes aperçus que faute de nous adapter à cette nouvelle configuration du travail à distance, nous assisterions à l'effondrement complet de l'économie en trois semaines. J'avais été frappé de constater l'extraordinaire fragilité de l'économie mondiale. Comment pouvons-nous évoluer sur un sol aussi précaire ? Avant toute chose, le risque serait d'oublier cette question et de ne plus raisonner au sujet du télétravail qu'en termes d'adaptation. Comment se fait-il que nous soyons dans un système auquel nous nous adaptons, mais qui est lui-même aussi fragile et précaire ? Cette fragilité a un rapport direct avec l'accélération du rythme auquel nous vivons. Si nous avions l'habitude d'échanges plus lents et rares, l'impact d'une rupture serait beaucoup plus faible qu'il ne l'a été. Se pose ainsi la question de la viabilité du système dans lequel nous évoluons, ainsi que de notre responsabilité à cet égard.

Il se trouve en outre que cette adaptation n'est pas sans effets. Celle-ci, en effet, nous change. Ce que nous faisons nous fait, et ce que nous transformons a un effet sur nous-mêmes, qui nous affecte. Telle est la potentialité, positive ou négative, du travail. Comment faire en sorte que le télétravail contribue à humaniser plutôt qu'à déshumaniser ? Dans L'Identité au travail de Renaud Sainsaulieu, sociologue des organisations, celui-ci s'est aperçu de la vitesse à laquelle il changeait par la simple pratique du métier. L'identité au travail est donc une identité en travail. Le thème de l'adaptabilité est quant à lui un thème d'impatience. Nous devons, à l'inverse, prendre le temps de réfléchir. J'insisterai pour ma part sur les effets potentiellement déshumanisants du télétravail.

Nous n'avons pas la même vision du monde selon que l'on travaille au dernier étage d'un gratte-ciel de La Défense, dans une sous-pente ou dans un entrepôt. Le contexte et les conditions matérielles de travail nous transforment du tout au tout dans notre identité même. De ce point de vue, le télétravail présente le risque de nous inciter à voir le monde de notre propre lucarne, à distance, avec un sentiment de désengagement, voire de soulagement par rapport à des contraintes, par exemple des problèmes de management ou de climat de travail. Que devient alors le sentiment d'appartenance à une équipe, à une entreprise, à un métier ou à une corporation ? Inversement, le risque serait une dérive progressive vers le sentiment d'être indépendant. Ceci correspond à l'évolution du mode et des dispositifs de management, qui individualisent continuellement depuis une quarantaine d'années, pour en arriver à identifier une identité comptable qu'est un équivalent temps plein et sa valeur ajoutée associée. La notion d'entreprise devient ainsi de plus en plus virtuelle, et est incitée à s'effacer au profit de cette individualisation qui transforme chacun en business unit. Il est alors possible de spéculer sur l'éventuel avantage à adopter un statut de micro-entrepreneur ou autre.

Par ailleurs, nous risquons la disparition de ce que le psychologue Paul Fustier appelle les espaces interstitiels, par exemple le temps passé à la machine à café ou sur le seuil d'un bureau afin de discuter. D'un point de vue comptable, il s'agit de lieux dénués de production. Paul Fustier objecte qu'ils se caractérisent par la production de lien social. L'appartenance à un collectif au travail donne en effet sens à l'activité elle-même, et ces espaces permettent de démontrer que nous pouvons être bienveillants les uns à l'égard des autres.

Il existe en outre une forme de déni du corporel. Pour coopérer, nous devons nous sentir, ce qui est difficile à distance, puisque le contact physique n'est pas possible. Le philosophe et sociologue Richard Sennett a rédigé un ouvrage sur la coopération, Ensemble, dans lequel il donne l'exemple d'une expérience réalisée par Google, où plusieurs personnes travaillaient sur un logiciel de réflexion à distance. Google a décidé, après un an de pratique, d'interrompre l'expérience, qui ne fonctionnait pas. Tel est l'enjeu du travail collaboratif mécanisé. Le danger est ainsi de supprimer la subtilité allant de pair avec la sensibilité des perceptions. Nous aurions ainsi tendance à passer à côté de la sociabilité humaine, par l'effet de laquelle notre identité ne se construit pas dans une bulle, mais au contact de nos semblables, qui sont nos alter ego.

Par ailleurs, la communication ne consiste pas seulement à transmettre des informations, mais se caractérise par des échanges. Ceux-ci doivent être appréhendés comme une mise en scène. En même temps que les informations qui s'échangent, des rituels, gestes et marqueurs de l'intention de faire société se manifestent. De plus, la disparition des affects pourrait générer une baisse de l'efficience et un mode de travail plus cérébral et froidement fonctionnel. Nous utiliserions alors des outils pour fédérer, au lieu de sentiments pour rassembler. Il s'agit d'une façon manquée de pratiquer une pédagogie du compromis. Le collectif du travail, quant à lui, nous conduit à collaborer avec des personnes que nous n'avons pas choisies. Cela enclenche un processus d'apprentissage, en vue de s'accorder alors que nous partons de points de vue différents, et il s'agit du point de départ d'une pédagogie de la citoyenneté. Le degré élémentaire du civisme est d'accepter de participer, sur le domaine public, avec des personnes que nous n'avons pas choisies et que nous ne connaissons pas, mais qui repose sur le parti pris que nous sommes co-citoyens. Or nous observons des signes très inquiétants sur la difficulté du rapport à l'altérité dans notre société contemporaine.

Pour que le télétravail ne soit pas une fuite en avant, trois chantiers doivent être ouverts : une réflexion sur le télétravail (est-il instrumental, ou peut-il être expressif ?), un chantier sur le management (qui postule actuellement un pouvoir hiérarchique alors que nous sommes dans une culture égalitaire) et enfin, un chantier sur l'émancipation. Nous sommes en l'occurrence envahis par une culture des dispositifs et des outils, qui risque de restreindre, de canaliser et de rigidifier les structures, alors que les médiations humaines, non médiatisées par des outils, sont beaucoup plus subtiles.

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation à la prospective. - Un grand merci pour ce regard éclairé et éclairant. Merci à chacun des intervenants et à l'ensemble des collègues.

La séance est close à 11 h 25.