Mardi 1er mars 2022

- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Audition du professeur Stewart Cole, directeur général, et du docteur Isabelle Buckle, vice-présidente exécutive en charge des applications de la recherche et relations industrielles, et de M. François Romaneix, directeur général adjoint chargé de l'administration et des finances de l'Institut Pasteur

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous auditionnons aujourd'hui M. Stewart Cole, directeur général, Mme Isabelle Buckle, vice-présidente en charge des applications de la recherche et des relations industrielles, et M. François Romaneix, directeur général adjoint chargé de l'administration et des finances de l'Institut Pasteur.

Fondé par décret du 4 juin 1887, l'Institut Pasteur a été inauguré le 14 novembre 1888 grâce au succès d'une souscription internationale, pour permettre à Louis Pasteur d'étendre la vaccination contre la rage, de développer l'étude des maladies infectieuses et de transmettre les connaissances qui en étaient issues.

Aujourd'hui, l'Institut Pasteur accomplit quatre grandes missions d'intérêt général : la recherche, l'enseignement, la santé des populations et des personnes, enfin le développement de l'innovation et le transfert de technologies. Concrètement, il a vocation à transformer les technologies et les innovations développées en son sein en avancées diagnostiques, vaccinales, thérapeutiques ou technologiques pour les patients. Ces missions sont prises en charge par la direction des applications de la recherche et des relations industrielles (Darri), que dirige Mme Isabelle Buckle.

Aujourd'hui, nous souhaitons vous auditionner pour comprendre pourquoi les retombées économiques de la recherche et de l'innovation en France sont relativement décevantes par rapport à nos concurrents.

Il y a certainement une question des sommes investies en amont. À cet égard, nous serions intéressés de connaître les sommes investies par les gouvernements anglais, allemands et français dans le développement d'un vaccin anticovid, et surtout la vitesse à laquelle ces investissements ont été versés.

Mais les obstacles ne sont pas seulement de nature financière. Est-ce que la France souffre d'une culture de l'évaluation insuffisante, qui l'empêche à la fois d'arrêter de financer des projets voués à l'échec, mais également de financer des projets certes risqués, mais qui, s'ils aboutissent, constitueront une véritable innovation de rupture ? Est-ce notre système d'aide à l'innovation en France reste trop complexe et fragmenté ? Est-ce que les jeunes entreprises n'arrivent pas à disposer à la fois de financements suffisants et des équipements nécessaires pour réaliser l'industrialisation de leurs innovations, notamment dans le domaine des sciences médicales ? Est-ce que la commande publique n'encourage pas assez l'innovation ? Est-ce que les obstacles réglementaires pénalisent irrémédiablement l'innovation en France ? Est-ce que les instituts de recherche fonctionnent trop en silos, en oubliant que le vrai concurrent n'est pas l'autre laboratoire français travaillant sur des sujets similaires, mais l'Allemagne, la Chine ou les États-Unis ?

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission d'information, créée à l'initiative du Groupe Les Indépendants - République et Territoires, a vocation à analyser les obstacles et les blocages qui empêchent la France de transformer l'essai de l'innovation et de créer des champions industriels. Nous souhaitons donc recueillir le fruit de votre expérience, connaître votre diagnostic et vos suggestions.

M. Stewart Cole, directeur général de l'Institut Pasteur. - Je suis professeur de microbiologie. Je suis d'origine britannique, mais j'ai la nationalité française. J'ai travaillé dans cinq pays différents en Europe, à la fois dans la recherche et dans l'enseignement supérieur. J'ai exercé à l'Institut Pasteur entre 1983 et 2007, occupant différents postes de recherche et de direction, puis je suis parti pour la Suisse, pour l'École polytechnique fédérale de Lausanne, où j'ai dirigé un institut recherche en infectiologie et en santé : j'ai mené des recherches sur les maladies infectieuses, depuis le stade de la recherche fondamentale jusqu'aux essais cliniques. Cette expérience m'a permis de découvrir un autre écosystème. J'avais trois missions : assurer un enseignement de niveau universitaire, monter un laboratoire de classe mondiale et créer de la valeur. Nous essayons de nous inspirer de ce modèle à l'Institut Pasteur.

Mon expérience en Suisse a été particulièrement fructueuse sur le plan scientifique. Le système ne comporte pas beaucoup de chercheurs statutaires, mais s'appuie sur de nombreux jeunes chercheurs dynamiques et très motivés. Le système suisse me semble plus efficace que le système français, en ce qui concerne tant les résultats que les dépôts de demande de brevets ou les créations de start-up : il est plus agile et moins bureaucratique.

En revenant en France en 2018 pour prendre la direction de l'Institut Pasteur, j'ai constaté que la perte de vitesse tangible de la recherche française : le problème de fond est l'insuffisance des financements, notamment pour la recherche en biologie et en santé. Les rapports concordent et pointent le sous-investissement massif en France dans ce secteur ; il s'agit d'un phénomène récurrent, qui n'est pas récent. Si l'on veut être plus efficace pour transformer l'essai de la recherche et créer des champions industriels, il faut s'attaquer à ce problème de fond : le manque de financement.

Un autre facteur qui pénalise l'innovation est l'absence de culture du risque en France : pour réussir, il faut accepter d'échouer. Il faut donc multiplier les projets, car tous n'aboutiront pas.

J'aborderai en quatre points les forces et faiblesses de notre recherche : l'amélioration de l'attractivité de la recherche pour les jeunes et les chercheurs en milieu de carrière, les « mid-careers » ; la modernisation de notre modèle d'innovation ; le renforcement du financement de la preuve de concept ; les leçons à tirer des modèles étrangers.

À l'Institut Pasteur, nous avons mis en place un « continuum » : on part de la recherche fondamentale, génératrice de connaissance, pour essayer de la traduire en applications, en technologies, en avancées diagnostiques, vaccinales ou thérapeutiques, etc. Il s'agit, avec cette démarche, d'améliorer la qualité de vie et la santé de nos concitoyens tout en récupérant des revenus. Notre recherche fondamentale scientifique est de grande qualité, mais nous avons des marges de progression. Ainsi, on n'a pas assez tiré les conséquences des évaluations du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) : si les recherches étaient fructueuses, les crédits n'augmentaient pas, mais rien ne bougeait non plus si cela fonctionnait mal... Nous devons donc être plus dynamiques et susciter un flux de projets pour permettre l'émergence de nouvelles idées. C'est ce que nous essayons de faire à l'Institut Pasteur en recrutant des jeunes. Nous saluons, à cet égard, les mesures prises dans la loi de programmation de la recherche (LPR) pour les années 2021 à 2030, et nous avons conclu un partenariat prometteur avec l'université de Paris.

Parmi les points faibles que nous identifions, nous relevons la mentalité : certains chercheurs sont trop puristes, trop préoccupés par des projets qui ne produiront jamais d'application concrète ; il convient donc d'introduire une mentalité plus tournée vers l'innovation. C'est ce que nous avons essayé de faire en matière de santé, à travers la mise en place du continuum, pour passer de la recherche à des avancées diagnostiques ou thérapeutiques, et créer de la valeur.

Nous n'avons pas de difficultés pour attirer des jeunes à l'Institut Pasteur, ils viennent de partout dans le monde. Nous cherchons à dynamiser les carrières de nos chercheurs en créant de nouvelles structures pour une période de 5 ans. En revanche, nous rencontrons plus de difficultés pour recruter des mid-careers à fort potentiel, parce que nous ne sommes pas en mesure d'offrir des conditions de travail, des « packages » suffisamment compétitifs par rapport à ceux offerts par nos concurrents. Et je ne parle même pas des salaires des chercheurs, qui sont nettement inférieurs à ceux de leurs collègues de l'OCDE...

Nous essayons donc de conduire des projets moins nombreux, mais qui soient mieux financés. On a aussi mis en place une politique de gestion des talents, pour faire évoluer nos jeunes chercheurs.

Il convient aussi de moderniser notre modèle d'innovation pour faciliter le passage à la preuve de concept. Nous avons constaté que l'on dépose beaucoup de brevets, mais moins de licences ; finalement, on crée peu de produits et le retour sur investissement est insuffisant. Nous avons donc pris des mesures pour encourager l'entrepreneuriat, mis en place des laboratoires d'innovation, installé un accélérateur de l'innovation et labellisé les projets innovants. On a créé un fonds d'investissement, ArgoBio, en partenariat avec des fonds privés et Bpifrance. Nous sommes aussi en train de remédicaliser les activités de l'Institut Pasteur.

La crise de la covid-19 a mis en évidence le manque de masse critique d'expertise en matière de développement de vaccins et de thérapeutique. On manque aussi d'infrastructures, par exemple pour la préparation d'échantillons biologiques et de candidats-médicaments au stade préclinique. On pourrait s'inspirer de l'exemple de l'université d'Oxford ou du Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour créer plus de liens vers le stade clinique. Nous espérons que les mesures que nous avons prises produiront des résultats tangibles dans les prochaines années.

Nous avons aussi mobilisé certains dispositifs financés par l'État, comme le système des instituts Carnot, que nous trouvons utile pour faciliter le passage à la preuve de concept, même s'il est de dimension trop modeste ; il faudrait investir davantage dans ce dispositif.

Un problème récurrent est le passage de la recherche fondamentale à la recherche translationnelle et à la recherche clinique, en ce qui concerne le changement d'échelle, le scale up, et la production de lots précliniques. Sans ce goulot d'étranglement, nous aurions pu être plus performants pendant la crise de la covid-19.

J'en viens au financement de la preuve de concept. Si nous avons mis en place un continuum à l'Institut Pasteur, un tel processus n'existe pas au niveau national : les acteurs sont trop nombreux et le passage d'un stade à l'autre est tout sauf fluide. On note des progrès, mais la marge de progression est importante.

L'innovation nécessite des investissements sur plusieurs années. Les industriels ont fortement réduit leur prise de risque ; ils attendent du secteur académique ou des start-up qu'ils apportent la preuve de concept avant de prendre le relais. C'est inacceptable si l'on veut parvenir à développer et mettre sur le marché un produit rapidement. La notion de « développabilité », c'est-à-dire la volonté de trouver un produit concret, sans s'obstiner dans une voie qui ne débouchera pas sur des résultats tangibles, n'est pas encore ancrée dans la mentalité des chercheurs. Il faut savoir renoncer à des recherches sans avenir.

En ce qui concerne la preuve de concept, nous avons quelques doutes sur la capacité de Bpifrance ou de l'Agence nationale de la recherche (ANR) d'accélérer le processus. Carnot, en revanche, nous paraît très pertinent, je le répète, mais ses financements sont trop faibles.

J'illustrerai par un exemple l'absence de continuité. L'Institut Pasteur a découvert un anticorps monoclonal neutralisant le SARS-CoV-2 et efficace contre tous les variants, mais nous avons eu de grandes difficultés pour trouver des fonds publics pour le développer ; heureusement, des fonds privés de capital-risque ont cru dans le projet et nous ont aidés. Nous avons créé une start-up avec la société Truffle Capital pour le produire. Nous aurions pu gagner du temps si un continuum avait existé et si chacun avait eu une vue d'ensemble des recherches en cours. L'État compte investir massivement pour financer des usines, mais il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment du financement des innovations, qui dépendent en grande partie du dynamisme et de l'agilité du secteur académique.

Nous pourrions nous inspirer des expériences étrangères. En Suisse, pays huit fois plus petit que la France, le Fonds national suisse (FNS) soutient la recherche fondamentale, puis un autre fonds - et non une multiplicité d'entités -, la Commission pour la technologie et l'innovation, prend le relais pour financer la recherche appliquée. Le budget de ces deux fonds est presque équivalent au budget de l'ANR française, même à horizon 2030, qui semble un peu risible en comparaison... Il est impossible d'être compétitifs avec des financements aussi faibles et aussi saupoudrés ! Aux États-Unis, les budgets des National Institutes of Health (NIH) et de l'agence biomédicale américaine, la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda), sont colossaux : ce sont eux qui prennent les risques pour financer des projets ayant des chances de déboucher sur des applications industrielles.

Ma recommandation serait de faire en sorte que tous les acteurs se parlent. En France, il y a trop d'agences, qui ne sont pas toujours sur la même longueur d'onde. Il faut absolument renforcer la recherche française en biologie et en santé, car celle-ci constitue un enjeu stratégique majeur pour la souveraineté de notre pays.

Mme Isabelle Buckle, vice-présidente en charge des applications de la recherche et des relations industrielles de l'Institut Pasteur. - Notre Institut a, depuis Louis Pasteur, un historique en matière d'innovation, dans le sens du terme de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), c'est-à-dire la double volonté de réaliser une recherche innovante et d'assurer le passage du laboratoire à la conception d'un produit bénéfique pour la santé publique. Lorsque le Premier ministre Édouard Philippe avait demandé une étude sur la valorisation des brevets en France, il était apparu que l'Institut Pasteur était l'un des seuls organismes de recherche en santé à avoir financé ses frais de brevets et ses investissements en recherche grâce à ce modèle.

Lors du déclenchement de la crise de la covid-19, nous avons pu réagir rapidement, grâce à notre agilité, aux différentes technologies dont nous disposions, aux recherches que nous avions lancées et aux collaborations que nous avions déjà nouées avec le monde académique : nous avons été parmi les premiers au monde à déposer des brevets et à réaliser des tests de diagnostic. Cette agilité est en grande partie due à notre financement sur fonds propres. Si nous avions dû attendre de recevoir des subventions, faibles par ailleurs, nous n'aurions pas pu mettre en place une plateforme clinique pour tester des centaines de molécules. La crise a révélé notre agilité.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - J'aurai trois questions. Êtes-vous favorable à la création d'un organisme équivalent à la Barda ? Faut-il privilégier le niveau national ou européen ?

La commande publique joue-t-elle un rôle central dans le développement de l'innovation en santé ? Percevez-vous une volonté politique de développer l'innovation de rupture et d'accroître les crédits pour la soutenir ? Les hôpitaux sont-ils encouragés à se tourner vers des innovations de rupture par le biais de la commande publique ?

Avez-vous noué des coopérations avec d'autres établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) comme l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou le CNRS par exemple ?

M. Stewart Cole. - Il y a la place pour créer une Barda à la fois en France et au niveau européen. J'apprécie les partenariats public-privé (PPP), et j'ai aimé travailler dans le cadre des projets financés par l'initiative pour les médicaments innovants (IMI), qui combinent l'innovation, la créativité et l'agilité du secteur académique avec le savoir-faire, le réalisme et le pragmatisme des groupes industriels. Les acteurs travaillent ensemble et ont une vue globale, cela facilite le passage d'une échelle à une autre.

L'Institut Pasteur est très intéressé par la participation à des projets européens : nous découvrons une autre manière de faire de la recherche et nous nous enrichissons de nouvelles idées. En outre, cela nous permet d'amortir nos overheads, nos frais généraux, et d'investir davantage dans la recherche. Les aides que nous percevons de l'ANR sont assez faibles...

Nous avons de bonnes relations avec l'Inserm et le CNRS, mais nous avons peu de projets communs. Nous avons des progrès à faire pour développer les interrelations. Nous pourrions gagner en efficacité en simplifiant : les acteurs sont trop nombreux.

Mme Isabelle Buckle. - De façon paradoxale, quand on parle d'innovation, il est beaucoup question de financement, de problèmes administratifs ou de propriété intellectuelle, mais on oublie l'aspect scientifique. Le continuum évoqué par M. Cole n'est pas un système de passe-plat, une série d'étapes successives et dissociées, où un laboratoire ferait une découverte, avant qu'un brevet ne soit déposé, des financements recherchés pour assurer le développement, et qu'une entreprise ne passe au stade industriel. Le continuum implique que tout cela se monte ensemble. Ayant travaillé pendant 25 ans dans l'industrie, je sais qu'il n'y a pas d'innovation de rupture en santé sans recherche fondamentale ni technologie ; on parvient certes à des améliorations ou à développer de nouveaux produits, mais pas à des innovations de rupture. Le continuum signifie que tous les acteurs de la chaîne partagent la même expérience et ont une vision de l'ensemble du processus.

L'Institut Pasteur a de bonnes relations avec ses partenaires. En ce qui concerne l'innovation, beaucoup de progrès ont été réalisés en France depuis quelques années. La situation n'est plus celle qui prévalait voilà une quinzaine d'années, lorsque ceux qui s'occupaient d'innovation étaient des postdoctorants ou des étudiants sans poste, qui n'avaient aucune expérience de l'industrie. Désormais, des professionnels très compétents sont apparus, mais on compte trop d'acteurs, et les démarches sont lourdes et chronophages.

À l'Institut, on s'efforce désormais, avec nos partenaires, de travailler par projets : sans poser la question de la propriété intellectuelle, on cherche parmi les brevets de nos partenaires si l'un d'eux ne pourrait pas permettre de renforcer un de nos projets pour avancer dans l'innovation. Cette approche, qui consiste à mettre en commun les découvertes dans une démarche de projet, est déjà en vigueur dans les pays anglo-saxons. C'est ce que nous avons essayé de reproduire en créant notre accélérateur de l'innovation pasteurienne : il s'agit de se focaliser sur un projet, en fonction de son intérêt scientifique, mais aussi de sa capacité à déboucher sur des brevets ou des applications concrètes ; on met en place un plan de développement, assorti d'étapes intermédiaires au cours desquelles on valide ou non (go/no go), en fonction des résultats, le financement de l'étape suivante - si certains projets sont stoppés, d'autres prospèrent. Les décisions sont prises avec l'éclairage de chercheurs qui connaissent l'industrie.

L'Institut a participé à la création de plus de 34 start-up, toujours avec d'autres partenaires. ArgoBio est ainsi un « start-up studio ». Il repose sur le même modèle que notre accélérateur d'innovation en amont, mais intervient en aval, et Bpifrance, qui a investi dans le fonds, l'a bien compris : l'étude est faite, le projet est dérisqué avec des professionnels et des scientifiques et la démarche repose sur des allers-retours permanents qui permettent de faire progresser la science.

N'oublions pas, en effet, que l'innovation, c'est de la science jusqu'au moment où un transfert a lieu vers l'industriel, qui réalisera le développement. C'est cet aspect que l'on oublie souvent. Dans les appels d'offres, si la démarche visant à articuler la recherche fondamentale, puis le développement et enfin le volet industriel me semble excellente, il me semble que la science a été oubliée.

Je prendrai l'exemple de la bioproduction. La société où je travaillais fabriquait les technologies utilisées pour faire de la bioproduction. Nos clients étaient les laboratoires académiques, les sociétés de recherche contractuelle (CRO), les industriels. Le problème était que les protocoles utilisés dans les laboratoires de recherche ne pouvaient pas être étendus en l'état pour réaliser les productions en quantités nécessaires pour continuer l'analyse du modèle ni pour passer au stade industriel. Dans l'appel d'offres sur la bioproduction, la recherche a été totalement oubliée. On s'en remet aux CRO, mais celles-ci ne peuvent pas agir si les protocoles utilisés par les chercheurs n'ont pas été conçus, faute d'un accompagnement suffisant, dans l'idée d'anticiper l'étape d'après. Voilà un levier pour accélérer le continuum dans son ensemble, sans brider la créativité des chercheurs.

Dans nombre de projets, comme dans le projet sur la lèpre, aucune CRO n'a été capable de poursuivre la recherche en produisant à plus grande échelle. Le fossé entre la recherche fondamentale et l'industrie, cette « vallée de la mort », n'est pas dû à un manque de connaissances en administration ou en business, mais bien relève bien de la science. Il faut donc développer les coopérations entre organismes au niveau national. Ainsi, dans la crise de la covid-19, le CNRS a été l'un des premiers organismes dans le monde à déposer des brevets. Pour aller plus loin, il convient de s'inscrire dans une démarche de projet.

Pourriez-vous préciser votre question sur la commande publique ?

M. Stewart Cole. - La question est de savoir si les scientifiques sont capables de relever le défi dès lors que la commande publique garantit l'existence d'un marché. Nous pourrions nous inspirer du modèle américain. La Barda, ainsi que l'agence chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire, la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), sont totalement indépendantes. Nous devrions aussi privilégier des projets dotés d'une masse critique : mieux vaut se concentrer sur quelques projets prometteurs plutôt que de se disperser en de multiples petits projets, si l'on veut qu'ils débouchent sur des produits commercialisables.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il faudrait donc instituer des « science designers », des personnes qui connaissent le monde l'industrie tout en ayant une culture scientifique et qui soient capables d'élaborer des référentiels communs à toute la chaîne.

Je reviens sur ma question relative à la commande publique : estimez-vous que des commandes de l'État, des hôpitaux, des agences régionales de santé (ARS), des acteurs publics, etc., vous aideraient ? Il s'agit d'une forme d'aide indirecte comme il en existe aux États-Unis : l'État prend les risques et accepte de financer les tests pour développer telle ou telle innovation.

Enfin, quelles mesures directement opérationnelles nous proposeriez-vous ?

M. Stewart Cole. - J'insiste sur la nécessité d'instaurer un continuum entre les différentes étapes. Tout serait plus simple si les acteurs étaient moins nombreux, mais dotés de plus de moyens.

De même, fervent partisan des PPP, je pense qu'il faut faire travailler ensemble les secteurs académiques et industriels, sans oublier la place intermédiaire des start-ups pour développer l'innovation.

Mme Isabelle Buckle. - La notion de prise de risque est importante. Les appels d'offres actuels de la commande publique aboutissent à saupoudrer les financements.

Je me félicite que la LPR prévoie un renforcement des dispositifs des instituts Carnot et des conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre). Les laboratoires communs permettent la constitution de continuums. Votre expression « scientific designer » reflète bien ce dont on a besoin. Si les laboratoires communs sont très répandus en France, on en compte très peu dans le domaine de la santé.

Il convient de rétablir des partenariats forts avec les industriels en infectiologie : la plupart des grands laboratoires se sont désengagés de la recherche en infectiologie, et la puissance publique n'a pas pris le relais, à l'exception de quelques PPP, comme la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI) sur les vaccins.

Il faut cibler la commande publique, en saupoudrant moins les financements et en plaçant la culture du produit au coeur des centres de recherche. C'est pourquoi nous soutenons le développement des instituts Carnot, des laboratoires communs ou des Cifre, ainsi que les mécanismes contribuant à faciliter les créations de start-up et PME, car l'innovation passe par les biotechs et les petites sociétés : ce sont elles qui prennent les risques, mais parfois elles manquent de moyens. Il importe donc de renforcer le financement des start-up, et pas seulement de celles dont les produits sont déjà au stade des essais cliniques de phase II. Il faut soutenir toutes les petites entreprises en amont, qui font le lien avec la recherche académique, avant le passage au stade industriel.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 30.

Mercredi 3 mars 2022

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Gilles Bloch, président-directeur général de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), et de Mme Pascale Augé, présidente du directoire d'Inserm Transfert

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Gilles Bloch, président-directeur général de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et Mme Pascale Augé, présidente du directoire d'Inserm Transfert.

Créé en 1984, l'Inserm réunit 15 000 chercheurs, ingénieurs, techniciens et agents administratifs, avec un objectif commun : améliorer la santé de tous par le progrès des connaissances sur le vivant et sur les maladies, l'innovation dans les traitements et la recherche en santé publique.

Aujourd'hui, avec un budget de 967 millions d'euros, l'Inserm est au premier rang européen des institutions académiques de recherche dans le domaine biomédical, avec plus de 13 000 publications scientifiques par an.

L'Inserm assume la présidence de l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), qui a vocation à assurer la coordination scientifique des thématiques de recherche, ainsi que la coordination opérationnelle des projets et des ressources.

Fondée en 2000, Inserm Transfert SA gère, sous délégation de service public, l'intégralité de la valorisation et du transfert des connaissances issues des laboratoires de recherche de l'Inserm vers le monde industriel, de la déclaration d'invention au partenariat industriel et à la création d'entreprise.

Aujourd'hui, nous souhaitons vous entendre pour comprendre pourquoi les retombées économiques de la recherche et innovation en France sont relativement décevantes par rapport à ce que l'on observe chez nos concurrents.

Il y a certainement une question des sommes investies en amont. Un intervenant nous faisait remarquer que France 2030 souhaite consacrer 3,5 milliards d'euros à la création de vingt biomédicaments. Il ajoutait que la probabilité de passer toutes les étapes est d'une sur douze à une sur quinze, avec un coût compris chaque fois entre 1 milliard et 5 milliards d'euros. Il y aurait donc un décalage énorme entre les ambitions avancées et les sommes mobilisées.

Mais les obstacles ne sont pas seulement de nature financière. La France souffre-t-elle d'une culture de l'évaluation insuffisante l'empêchant à la fois d'arrêter de financer des projets voués à l'échec, mais également de financer des projets certes risqués, mais qui, s'ils aboutissent, constitueront une véritable innovation de rupture ? Notre système d'aide à l'innovation en France reste-t-il trop complexe et fragmenté ? Les jeunes entreprises n'arrivent-elles pas à disposer à la fois de financements suffisants et des équipements nécessaires pour réaliser l'industrialisation de leurs innovations, notamment dans le domaine des sciences médicales ? La commande publique n'encourage-t-elle pas assez l'innovation ? Nous souhaitons comprendre pourquoi, en France, nous n'arrivons pas à transformer l'essai de l'innovation en applications industrielles ayant vocation à devenir leaders sur les marchés européens et mondiaux.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission d'information, lancée sur l'initiative de mon groupe, Les Indépendants - République et Territoires, vise à essayer de comprendre pourquoi notre pays, qui dispose en amont d'une bonne ressource à l'échelon international, n'arrive pas à la maximiser en aval pour créer des champions français ou européens. L'idée n'est pas de produire un énième rapport sur l'industrie et la recherche ; il y en a déjà eu de très bons. Nous voulons être force de proposition et identifier quelques mesures opérationnelles qui permettraient des améliorations significatives.

M. Gilles Bloch, président-directeur général de l'Inserm. - L'Inserm compte environ 8 000 salariés et autant de personnes sous d'autres statuts dans nos 300 laboratoires, en mixité avec 32 universités partenaires et différentes structures, comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), avec lequel nous partageons l'Institut Cochin. Notre budget initial 2022 s'élève à 1,1 milliard d'euros, avec une subvention de l'État avoisinant les 700 millions d'euros, issue de la LPR, et des recettes externes d'environ 400 millions d'euros, sous forme essentiellement de contrats de recherche.

Notre slogan, « La recherche pour la santé », se décline en trois grandes dimensions. Premièrement, la production de connaissances nouvelles : l'Institut est au premier rang européen et parmi les tout premiers acteurs mondiaux du point de vue du volume et de la qualité de la science produite. Deuxièmement, la diffusion des connaissances : nous avons vu lors de la crise covid combien il était important de s'adresser à tous les publics avec des messages scientifiques ; nous avons ainsi lancé une initiative de lutte contre les fake news qui a donné lieu à un livre et mis en place une cellule de riposte contre les vérités distordues... Troisièmement, et cela renvoie à l'objet de votre mission d'information, le transfert. Nous partageons le constat du déficit de grandes entreprises françaises issues de la recherche publique et de l'absence de « licornes » en la matière. Mais l'Inserm est le premier déposant européen de brevets dans le domaine pharmaceutique. Notre portefeuille est extrêmement riche et vivant. Dans les années récentes, l'Inserm a été à l'origine de près des deux tiers des levées de fonds par des start-up dans le domaine des biotechnologies.

L'Inserm a vu ses moyens augmenter récemment avec la signature d'un contrat d'objectifs, de moyens et de performance assez bien doté : sur la période des cinq ans, ce sont plus de 200 millions d'euros supplémentaires qui seront alloués par l'État, avec essentiellement trois volets : le pilotage scientifique  ; les moyens de base pour les laboratoires ; l'emploi scientifique, après une érosion des moyens humains sur les cinq dernières années.

J'en viens au financement des projets. L'Inserm reçoit près de 400 millions d'euros grâce aux contrats de recherche. Qu'il s'agisse de l'Agence nationale de la recherche (ANR) ou d'autres financeurs publics français, nous avons constaté un phénomène d'érosion. Les tickets par contrat sont nettement plus faibles que dans d'autres pays, avec souvent des projets financés à quelques centaines de milliers d'euros sur trois ans, ce qui n'est pas du tout le standard international (Suisse, Allemagne, Royaume-Uni). Mais la loi du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 a redonné une impulsion positive. Les taux de succès aux appels à projets, notamment de l'ANR, s'étaient effondrés. C'était une aberration : nous finissions par passer plus du temps à rédiger des projets et à les évaluer qu'à travailler à la paillasse. Mais cela s'est redressé dès 2021, et je pense que nous allons vers un système globalement plus efficient de financement de projets dans notre pays.

Pour avoir une recherche productive et innover, il faut des talents. Soyons clairs : en la matière, notre pays a un déficit en termes de rémunération des chercheurs, mais également des ingénieurs et parfois des techniciens. Là encore, la situation est en voie d'amélioration grâce à la LPR, qui revalorise le régime indemnitaire des personnels sur plusieurs années. Le confort de pouvoir être statutaire à un âge pas trop avancé est, lui, un élément d'attractivité certain dans notre pays. Un autre élément majeur est l'environnement de travail. À cet égard, le fait que les moyens de nos laboratoires soient revalorisés grâce à nos contrats et à la LPR permet une embellie progressive, mais il y a toujours un décalage important par rapport aux standards étrangers. Il faut donc continuer à faire des efforts pour attirer les jeunes dans notre pays. La situation n'est pas dramatique, mais elle est tendue.

Aviesan est essentiellement une structure de dialogue, de concertation, d'information, de proposition de certaines actions, et non de réflexion prospective ni de construction de programmes de recherche. En revanche, l'impulsion donnée par l'État et les moyens que l'Inserm se voit attribuer dans son nouveau contrat changent la donne quant à la capacité de notre organisme à faire des programmes internes ; nous avons un certain nombre d'outils qui avaient été testés lors du précédent contrat et qui vont être déployés à plus grande échelle dans les années à venir. Un autre élément modifie fortement le paysage, même si nous ne sommes qu'au début de l'histoire : ce sont les grands programmes thématiques nationaux appelés programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR). Il s'agit de projets à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d'euros sur quelques années et définis, pour certains, par le Gouvernement : programme sur la santé numérique, programme sur les biothérapies et la bioproduction, programme sur les maladies infectieuses émergentes, programme sur le microbiote. Cela nous a remobilisés pour construire une vision prospective et proposer à l'État un plan d'action pluriannuel. Voilà pour le volet dirigé.

Il existe également, en l'occurrence sur l'initiative des établissements, des PEPR exploratoires. Nous sommes très mobilisés au sein de la communauté de recherche en santé pour construire une réflexion prospective et formuler des propositions qui seront ensuite soumises à un jury international. Je pense que la manière de programmer la recherche est en train d'évoluer. Nous manquions de tels outils. Désormais, nous pouvons faire de la prospective strictement scientifique et médicale, autour de la santé mentale, du vieillissement, du diabète et de ses conséquences. Tout cela change la capacité et la motivation de l'Inserm et d'autres organismes à construire de la réflexion prospective et programmatique.

Vous me demandez qui, en France, arrête la stratégie dans le domaine des sciences médicales et de la santé. Soyons francs : il n'y a pas de stratégie nationale explicite en la matière. Les établissements sont en train de construire avec l'État un certain nombre de nouveaux programmes et de définir des axes stratégiques. À mon sens, il y a un vrai déficit de choix très structurants sur les domaines à renforcer. Au cours des dernières décennies, la France a eu une action très soutenue dans la recherche sur le cancer, le sida et les hépatites, permettant à notre pays d'être en position dominante à l'échelon mondial au regard de sa taille. Je pense qu'il faut examiner d'autres secteurs sur lesquels nous pouvons investir.

Sur la gestion des unités de recherche intégrées aux universités, je crois que l'Inserm doit absolument - cela figure dans le contrat d'objectifs et de moyens - garder un contact sur tout le territoire avec son personnel, à travers ses structures de délégation régionale. Il faut simplifier le travail, avec des mandats de gestion donnés à tel ou tel acteur de la mixité, au sein des unités, mais il me paraît indispensable qu'une institution comme l'Inserm ne soit pas hors-sol et ait des relais de proximité auprès de tout son personnel.

Nous sommes déjà une agence de financement avec ANRS Maladies infectieuses émergentes. C'est un rôle que nous pouvons assumer de manière croissante avec les programmes prioritaires de recherche dont l'Inserm est à l'initiative. Mais nous sommes aussi un opérateur avec des laboratoires. Il est très important de garder cette dualité.

J'en viens à la question sur les vaccins. Nous avons, en France, une recherche de haute qualité. Au début de l'année 2020, quand nous avons fait l'état des lieux, nous avons vu qu'il y avait une trentaine de pistes de candidats-vaccins susceptibles d'être travaillées avec des laboratoires académiques. Mais notre écosystème d'innovation a été trop lent. Dans d'autres pays, des investissements massifs ont permis de faire quelques choix stratégiques et d'avancer très vite. Cela n'a pas été notre cas. Le facteur chance a probablement joué, mais il y a aussi un défaut plus structurel de financement.

Mme Pascale Augé, présidente du directoire d'Inserm Transfert. - Les activités que nous menons consistent en la découverte de nouvelles cibles thérapeutiques pouvant être à l'origine de nouveaux médicaments, mais également de biomarqueurs. Inserm Transfert, filiale privée à 100 % de l'Inserm, a pour mission de transformer des résultats de recherche et découvertes scientifiques en innovations thérapeutiques et diagnostiques et de les transférer au monde économique, que ce soit en direct avec les industriels ou via des start-up.

Plus particulièrement, Inserm Transfert aide à détecter les innovations et les protège, notamment par des brevets. C'est un maillon capital de la compétitivité des innovations de l'Inserm et, plus généralement, de la France à l'échelon international : il est bien plus difficile de développer des innovations que l'on n'a pas protégées, notamment avec des outils comme le droit d'interdire, assuré par le brevet. Au-delà, il faut développer les innovations de manière précoce - c'est ce que l'on appelle la preuve de concept, ou prématuration et maturation -, afin de pouvoir les mettre sur les meilleurs rails.

Le transfert de ces innovations au monde économique et industriel est nécessaire. Les étapes de préclinique réglementaire et de phase clinique coûtent très cher. Elles ne peuvent que très rarement être réalisées par le monde académique. Ce transfert est réalisé soit auprès d'industriels existants, soit par la création d'entreprises. En 2005, Inserm Transfert et l'Inserm avaient créé Inserm Transfert Initiative, un fonds d'amorçage dédié aux sciences de la vie. Aujourd'hui, nous avons renforcé le parcours pré-entrepreneurial.

Inserm Transfert accompagne également les chercheurs et les cliniciens dans la recherche de financements collaboratifs européens ou nationaux. Nous nous attachons aussi à répondre aux attentes et aux besoins des industriels et des investisseurs du domaine de la santé pour favoriser les collaborations public-privé.

Dans le domaine de la santé, historiquement, ces collaborations fonctionnent bien. Mais les temps de développement sont très longs, et les besoins capitalistiques sont importants. Un médicament, c'est au minimum dix ou quinze ans de développement, un dispositif médical, sept à neuf ans, et les innovations en santé digitale, cinq à sept ans. En d'autres termes, les médicaments qui sortent aujourd'hui ont émergé voilà plus de quinze ans.

Les missions de valorisation et d'innovation menées par Inserm Transfert sont triples : protéger et développer les innovations de l'Inserm et de ses partenaires académiques ; contribuer au rayonnement de l'Inserm et à son excellence globale et mondiale ; contribuer au financement de la recherche collaborative de l'Inserm et de ses partenaires.

Inserm Transfert a développé deux grands types d'activités : d'une part, l'activité innovation et valorisation ; d'autre part, l'activité recherche de financements collaboratifs. Tout s'articule autour du soutien à la chaîne de valeur, de la recherche et l'innovation jusqu'au transfert.

L'Inserm et Inserm Transfert sont devenus des références mondiales dans le domaine de la santé humaine, en sciences de la vie. D'après les données de l'Office européen des brevets, l'Inserm est au premier rang européen, mais également premier déposant dans la catégorie pharmaceutique. Les concurrents directs sont les industriels mondiaux, et l'Inserm se place dans le trio de tête dans la catégorie biotechnologies, avec des structures du privé. Cela montre bien le côté très volontariste de l'Inserm.

En matière de détection, l'idée est de rencontrer effectivement l'ensemble des chercheurs et cliniciens, au travers de près de 600 rencontres annuelles. Il s'agit de donner leur chance à un maximum de projets pour essayer de faire émerger un maximum d'innovations. Il y a environ 250 déclarations d'invention et entre 120 et 140 nouveaux dépôts de brevet par an. Notre philosophie est celle de la compétitivité maximale de l'Inserm, donc de la France, sur l'échiquier mondial. Le dépôt est fondé sur le critère de brevetabilité et sur une attrition majeure à trente mois, afin de garantir une sélectivité optimale des innovations du portefeuille de l'Inserm. Nous avons 2 153 familles de brevets actifs.

Nous travaillons beaucoup sur le soutien à la preuve de concept (prématuration-maturation). Depuis 2009, plus de 22 millions d'euros ont été investis par l'Inserm dans quelque 300 projets, qui engendrent déjà un retour de 24 millions d'euros de la part des partenaires industriels associés, sous forme de licences ou de collaboration. L'objectif est vraiment de consolider la protection et de travailler au maximum les étapes les plus en amont aux meilleurs standards industriels. Il faut que les industriels venant voir les innovations qui doivent leur être transférées aient confiance.

Pour 2021, les licences et les collaborations qui ont été mises en place ont rapporté 104 millions d'euros de revenus. L'Inserm a noué beaucoup de grandes alliances avec des industriels (AstraZeneca, MedImmune, MSD, 3DS) et a travaillé sur des bases de données et de l'accès aux patients dans le cadre de partenariats public-privé. En 2021, seize nouveaux porteurs de projets sont entrés dans le parcours pré-entrepreneurial. Dix start-ups sont créées annuellement sur la base des actifs de l'Inserm. Nous pensons qu'il faut les mettre sur des fonts baptismaux leur permettant de lever de l'argent de manière significative ; c'est le seul moyen pour ces entreprises de se développer. Les spin-off de l'Inserm ont levé en 2021 près de 340 millions d'euros ; c'est un record. Ces sociétés disposent donc des montants capitalistiques qui leur permettent véritablement de travailler et d'avancer.

Les innovations de l'Inserm, c'est aussi un pipeline assez vaste avec plus de 91 innovations en phase clinique. Et, aujourd'hui, ce sont trois médicaments sur le marché : le Lumevoq, un traitement de thérapie génique contre la neuropathie optique héréditaire de Leber ; le Wakix, un traitement contre la narcolepsie ; l'Hepcludex, un traitement contre l'hépatite D. Ces trois médicaments sont issus de vingt ans de réflexion, de travail et de développement. Ils ont fait l'objet d'une maîtrise d'oeuvre Inserm Transfert et d'une licence négociée par Inserm Transfert.

Le contrat d'objectifs, de moyens et de performance entre l'État et l'Inserm pour la période 2021-2025 vise à renforcer un certain nombre d'actions existantes : l'accompagnement à la création d'entreprises de très fort potentiel, avec un renforcement du parcours pré-entrepreneurial et un certain nombre d'actions particulières avec des investisseurs ; le développement précoce des innovations, avec en particulier la création de la cellule de développement précoce, afin de conférer une légitimité additionnelle aux innovations de l'Inserm ; les réflexions sur la prématuration et la maturation. Il tend également à renforcer les partenariats et les alliances public-privé avec les investisseurs et les industriels. Il s'agit aussi de développer les innovations en santé digitale de compétition mondiale avec des acteurs qui auront une légitimité à l'échelon international.

Sur les quinze ou vingt dernières années, on a assisté à une augmentation des exigences et des contraintes réglementaires. Cependant, des dispositifs existent, en particulier en France, comme l'autorisation temporaire d'utilisation (ATU). Des mesures visent à les améliorer encore, dans le cadre d'Innovation Santé 2030. Ces dispositifs ont été réformés en 2021 pour simplifier et harmoniser les procédures garantissant un accès facilité et un remboursement. On a ainsi assisté à l'émergence de deux nouveaux dispositifs : l'accès précoce, pour les médicaments répondant à un besoin thérapeutique non couvert, et l'accès compassionnel, pour les médicaments qui ne sont pas destinés à obtenir une AMM mais qui répondent de façon satisfaisante à un besoin thérapeutique non couvert. L'un des enjeux est plutôt de renforcer la lisibilité de ces dispositions réglementaires pour les industriels, en particulier pour les créateurs d'entreprises et les petites start-ups.

L'essor du numérique en santé fait émerger une très grande diversité de solutions numériques : thérapeutiques digitales, télémédecine, etc. Aujourd'hui, il y a une demande d'adaptation du cadre réglementaire et de mise en place de référentiels.

Le coût du développement de médicaments est aujourd'hui très élevé et il a fortement augmenté au cours des deux dernières décennies ; c'est très long et très cher. Cela a modifié le comportement des industriels, qui privilégient les partenariats très amont avec la recherche publique ou le rachat de start-up plus en aval, y compris pour des montants très significatifs, car leur développement a été dérisqué : cf. BioNTech et Pfizer.

Ainsi, porter les innovations thérapeutiques issues des laboratoires académiques signifie tenter de les porter jusqu'en phase clinique II-A, pour les transférer ensuite à des start-ups. En deçà de 50 millions d'euros, on trouve des investisseurs ; l'Inserm fait des tours d'amorçage entre 5 et 6 millions d'euros, des séries A au-delà de 20 millions d'euros et des séries B au-delà de 50 millions d'euros. En revanche, la France manque encore d'investisseurs capables d'investir des sommes importantes. Pour aller en phase clinique II-A, il faut 10 à 15 millions d'euros par produit. On peut lever jusqu'à 50 voire 80 millions d'euros en France, mais au-delà c'est très difficile sans syndication internationale. On peut le faire à l'échelle européenne, mais ce n'est pas envisageable à l'échelle nationale. Pour lever des montants de plus de 100 millions d'euros, il faut vraiment avoir des syndications très internationales, en particulier américaines. Quant aux sorties - les investisseurs ne rentrent que pour sortir -, elles doivent consister soit en un rachat par un industriel, sachant que nous avons peu d'industriels français, soit en une cotation sur les marchés boursiers, sachant qu'il n'y a pas véritablement d'équivalent en France du Nasdaq. D'où le tropisme de nos start-ups vis-à-vis des États-Unis. Il faut donc mener certaines réflexions. Il faudrait avoir des fonds pouvant lever plus de 100 millions d'euros et une cotation boursière équivalente au Nasdaq en Europe.

Le taux moyen de survie de nos start-ups, qui n'est pas nécessairement le marqueur le plus pertinent pour la création d'entreprises, est de 96 % à 5 ans et de 83 % à 10 ans, sur 135 spin-off. Le taux de passage en PME et ETI est un vrai sujet. C'est bien de créer des start-ups, mais il faut les créer sur la base d'une technologie assez large pour qu'elles puissent développer de multiples applications. Il faut aussi renforcer les acteurs existants, y compris les anciennes start-ups qui sont devenues des PME, pour leur permettre de devenir des ETI. La capacité à faire des licornes ne passera que par une telle consolidation.

Notre philosophie est de donner leur chance à un maximum de projets et de breveter dès que c'est possible. Si nous voulons être compétitifs à l'échelon international et avoir des innovations qui se développent, il faut les protéger, et les protéger vite. Il faut également travailler la prématuration et la maturation. Être capable de montrer que les résultats sont reproductibles crée de la confiance chez les industriels et les investisseurs. Enfin, il faut consolider les briques les plus précoces aux standards des industriels.

Nous renforçons cette sélection avec notre cellule de développement précoce pour construire un deep flow de projets de niveau national. Nous travaillons de manière très collective, dans le cadre de consortiums de plus d'une vingtaine d'acteurs sur tout le territoire, afin d'avoir des champions et reconstruire ou construire la souveraineté de la France en matière de santé.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les trois médicaments que vous avez évoqués sont-ils commercialisés par des sociétés françaises ?

Mme Pascale Augé. - Le Lumevocq est commercialisé par une société française, GenSight Biologics ; cette société est cotée mais elle reste fragile. Le Wakix était d'abord commercialisé par une société française, mais celle-ci a fait un partenariat avec une société américaine. L'Hepcludex a été développé par une société européenne qui a été rachetée l'année dernière par un acteur international. Il y en a donc deux sur trois qui ont d'abord eu une commercialisation française.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Comment votre objectif de travailler avec des entreprises françaises est-il déterminé en amont ? Avez-vous fixé une fourchette dans vos contrats de performance ?

M. Gilles Bloch. - Il n'y a pas de clause explicite de préférence française dans nos contrats. Pour autant, nous avons des partenariats avec quelques gros industriels français bien connus. Mais nous sommes relativement opportunistes : quand nous avons une possibilité de valorisation avec un acteur européen, voire localisé aux États-Unis, nous la saisissons, car la taille des acteurs français ne suffit pas toujours à adopter toutes nos innovations. Nous n'avons pas de processus de priorisation française systématique.

Mme Pascale Augé. - Le choix des industriels est en effet assez ouvert. Cela étant, nous sommes parfois allés chercher des acteurs français, notamment des belles PME françaises installées dans les territoires - j'ai un exemple précis en tête -, dans des schémas de joint-venture ou de start-up pour leur permettre de monter en gamme. On le fait de façon ciblée.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - S'agit-il d'une filialisation de l'activité au sein d'une société commune ?

Mme Pascale Augé. - Oui, mais en permettant aux PME concernées de grandir sans prendre trop de risques et d'entrer sur des marchés sur lesquels elles ne seraient pas allées autrement.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je trouve cette démarche très pertinente et intéressante.

Mme Pascale Augé. - Il faudrait la promouvoir de manière beaucoup plus « industrielle ». Nous devons trouver des mécanismes spécifiques pour faire grandir les PME qui ne sont pas forcément à l'aise avec des innovations très complexes.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Y a-t-il des personnes-ressources ou des équipes qui effectuent le travail de détection et examinent l'adéquation avec des projets dont vous êtes chargés ?

Mme Pascale Augé. - Nos business developers connaissent le monde industriel et sont des scientifiques. En passant du temps à la fois avec les chercheurs et avec les industriels, ils peuvent effectuer ce travail de vérification de l'adéquation à des projets.

L'idée est de mettre nos start-up sur les bases les plus solides possible et de leur donner une capacité à lever des fonds de manière importante pour qu'elles soient moins fragiles. Et nous essayons aussi d'amener des investisseurs étrangers à investir dans des start-up françaises.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le fait que près de 40 % de votre budget dépend de ressources propres rend-il plus difficile l'établissement d'une stratégie qui privilégierait la construction ou le développement de champions nationaux ?

M. Gilles Bloch. - Il s'agit très clairement d'une limitation de la capacité de définir une stratégie d'établissement, avec des choix de domaines prioritaires. Nos 400 millions d'euros de financement externe correspondent à près de 7 000 contrats actifs. Le morcellement de nos financements de nos laboratoires est extrême, ce qui est source de difficulté. Certes, c'est en voie d'amélioration grâce aux programmes nationaux et aux financements supplémentaires, mais, durant les dix ou quinze dernières années, la capacité d'initiative propre d'un établissement comme l'Inserm était extrêmement limitée.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous vous remercions de vos réponses très précises.

Pourrez-vous nous apporter par écrit des éléments complémentaires sur la notion d'interdisciplinarité ? Nous voyons aujourd'hui combien il est nécessaire - je pense par exemple à la santé digitale, que vous avez évoquée - d'avoir des approches beaucoup plus transversales.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Anne Lauvergeon, co-présidente de la commission Innovation du MEDEF, présidente fondatrice d'ALP, MM. Jean-Luc Beylat, membre du bureau de la commission Innovation du MEDEF, président de Nokia Bell Labs France, Patrick Schmitt, directeur Recherche Innovation au MEDEF, M. Fabrice Chevaleyre, membre de la commission Innovation de la CPME, délégué général de la fédération Amics, et Jérôme Normand, économiste à la CPME

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous poursuivons nos auditions en accueillant pour une audition conjointe trois représentants du Mouvement des entreprises de France (Medef), Mme Anne Lauvergeon, coprésidente de la commission innovation, M. Jean-Luc Beylat, membre du bureau de la commission innovation, et M. Patrick Schmitt, directeur recherche et innovation, ainsi que deux représentants de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), M. Fabrice Chevaleyre, membre de la commission innovation, et M. Jérôme Normand, économiste.

Dans le cadre de cette mission d'information, nous nous interrogeons sur les relations entre les entreprises et les laboratoires de recherche et sur les freins au développement industriel des innovations issues de partenariats de recherche.

Au fur et à mesure des auditions, si nous reconnaissons que des efforts récents et importants ont été réalisés pour favoriser le financement de la recherche et de l'innovation et que de multiples dispositifs d'accompagnement existent, nous constatons également les difficultés liées au développement de grandes entreprises industrielles. Nous cherchons à comprendre pourquoi.

Votre expertise et vos relations avec vos entreprises adhérentes pourraient par exemple nous éclairer sur les aides à l'innovation. Selon vous, celles-ci sont-elles suffisantes ? Bien ciblées ? Permettent-elles de favoriser les partenariats avec la recherche publique et l'industrialisation des projets de recherche ?

Voilà environ un an, la commission innovation du Medef menait une enquête auprès de ses adhérents sur les aides à l'innovation. Nous sommes bien évidemment curieux d'en connaître les principaux résultats.

Nous nous demandons également si beaucoup d'entreprises adhérentes travaillent avec des laboratoires de recherche, dans le cadre de projets bilatéraux ou par l'intermédiaire de structures de valorisation de la recherche et de transfert de technologies. Nous avons en effet du mal à évaluer la véritable efficacité de ces structures et les effets pour les entreprises partenaires.

Enfin, en période électorale, vos structures respectives ont pour habitude d'élaborer des propositions afin de proposer une « feuille de route » pour le prochain quinquennat. Quelles sont les recommandations de la CPME et du Medef pour les cinq années à venir en matière d'innovation et d'industrialisation des projets de recherche ?

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission d'information a été lancée sur l'initiative de mon groupe, Les Indépendants - République et Territoires. Nous sommes très attachés à l'irrigation de l'innovation sur l'ensemble des territoires, y compris en dehors des métropoles. Notre intuition est que notre pays a les moyens de faire beaucoup mieux. L'objectif n'est pas d'écrire un énième rapport sur la recherche ou l'innovation ; il y en a déjà eu d'excellents. Nous voulons identifier ce qui favorisera la création de champions ou d'acteurs nationaux de taille critique.

Je pense que nous dressons tous les mêmes constats. La France a un haut potentiel, avec nombre de PME d'excellence sur des niches très pointues. Sachons consolider tout cela, voire mettre ensemble, sous des formes que nous ne connaissons peut-être pas encore, un certain nombre de sociétés pour les aider à créer ces nouveaux acteurs que nous appelons de nos voeux.

Mme Anne Lauvergeon, co-présidente de la commission innovation du MEDEF, présidente fondatrice d'ALP. - Comment améliorer l'écosystème français de l'innovation et de la recherche ? Certes, nous avons fait des progrès très significatifs, ces dix dernières années, que l'on peut observer dans les classements : ils sont toujours très discutables, mais on ressent une vraie progression dans ce domaine. Nous abordons une période électorale un peu particulière, où les sujets d'innovation et de recherche ne seront pas forcément prioritaires. Il n'empêche que le futur gouvernement devra continuer à améliorer l'écosystème.

Notre première préconisation est de ne pas tout changer. La tendance française consistant, dès qu'on change de ministre - je ne parle même pas de gouvernement ou de Président -, à vouloir tout changer fait perdre énormément de temps et aussi beaucoup de sens, pour les PME en particulier.

J'aime comparer l'écosystème d'un pays à un aquarium : vous y mettez de petits poissons et vous cherchez à ce qu'ils deviennent plus gros et plus nombreux. Il n'y a pas de solution univoque : si vous regardez comment les tablettes et les smartphones ont émergé aux États-Unis et en Corée du Sud, vous ne pouvez pas dire que ces deux écosystèmes sont identiques. Il n'y a pas un aquarium où les conditions idéales seraient déterminées et que tout le monde pourrait imiter. C'est vraiment à chaque système de s'autodéfinir. Sur ce point, on n'a pas à copier, on doit s'inspirer d'un certain nombre d'éléments extérieurs.

La commission innovation du MEDEF a beaucoup travaillé sur un glissement sémantique historique qu'elle a trouvé assez intéressant : aux XIXe et XXe siècles, on a parlé de progrès. C'était une notion extrêmement fédératrice, que chacun interprétait peut-être à sa manière, mais qui donnait une vision d'ensemble. On ne parle plus de progrès aujourd'hui, mais d'innovation. Or l'innovation est un peu enfant de Bohème, parce que très diverse et éparse. Nous avons réfléchi à cette problématique en nous demandant comment faire pour que l'innovation soit acceptée, endossée par la société, perçue comme une amélioration réelle. Il faut donc regarder ensemble comment construire des futurs rassurants, où l'innovation aurait sa part, dans une vision globale. Nous avons beaucoup réfléchi aux conditions dans lesquelles refaire société tous ensemble sur cette notion de progrès.

Nous avons ainsi défini un baromètre, dont les résultats seront bientôt connus, sur la vision des Français et sur les conditions d'acceptation du progrès. Bien entendu, nous avons des cas d'école avec l'épidémie de covid et les vaccins, mais il y a beaucoup d'autres sujets, aussi divers que les semi-conducteurs ou le nucléaire, qui font plus que débat dans la société. Il en ressort que, si l'on veut construire quelque chose, ce ne peut être que sur le temps long, ce qui nécessite d'embarquer tout le monde. Cette réflexion est un peu atypique pour une commission innovation du MEDEF, mais je voulais en parler ce matin, parce qu'il ne peut pas y avoir une dichotomie entre, d'une part, les entreprises, le monde de l'innovation et de la recherche et, de l'autre, le reste de la société.

Donc, notre première recommandation à un nouveau gouvernement serait de ne pas tout chambouler, d'assurer une continuité. Si l'on change, ce doit être dans le sens de la simplification et de la visibilité. Le problème de l'innovation aujourd'hui, c'est que sa gouvernance est éclatée entre plusieurs ministères, plusieurs agences et, assez souvent, sans moyens suffisants. Chacun souhaite garder son emprise sur tel ou tel sujet - cela vaut aussi pour la formation supérieure dans les universités. D'ailleurs, la gouvernance de France 2030 est en train de reproduire cette gestion éclatée entre Bercy, la BPI, le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (Mesri) et d'autres agences comme l'Ademe. Avoir un système plus unifié et plus simple pour les appels à projets ou les concours permettrait à tout le monde de gagner du temps, d'économiser l'argent du contribuable, mais aussi d'attirer des PME. C'est un élément qui nous rapproche beaucoup de la CPME : 80 % des aides à l'innovation vont à 20 % des entreprises françaises, c'est-à-dire que beaucoup de PME considèrent que ces aides ne leur sont pas destinées. Toute complexité supplémentaire ne ferait que les écarter encore un peu plus. Pour attirer des PME, il faut leur montrer que ce monde est aussi le leur, en simplifiant encore plus le système. Parmi les exemples étrangers, on parle toujours de la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency). Il est vrai que confier à un expert de terrain la gestion du projet, à charge pour lui de sélectionner et coordonner l'ensemble des acteurs, publics comme privés, impliqués dans le projet, paraît très intelligent.

Deuxième sujet : la multiplication des outils, y compris dans un même programme - c'est le cas du PIA 4 qui regroupe pas mal d'outils, sans évaluation, à notre connaissance, de leur impact ou de leur fonctionnement. La question des sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT) est certainement à réexaminer en termes de business model. Il faudrait peut-être aussi envisager des PIA avec un contrôle parlementaire, ce qui assurerait un rapport plus direct avec l'ensemble de la collectivité.

Nous sommes aussi convaincus qu'il n'y a pas de coordination suffisante entre le niveau national et le niveau européen, et entre le niveau national et les régions. Celles-ci ont pris des initiatives significatives ces dernières années, en particulier en créant des fonds d'investissement : on s'aperçoit qu'elles ont défini leurs propres structures d'analyse, avec un timing souvent long par rapport à ce qui existe au niveau étatique. La dichotomie avec le niveau européen a aussi ses propres logiques : le niveau européen fait un peu peur à beaucoup d'entreprises, parce qu'il est très axé sur la recherche ; ce sont donc des entreprises d'une certaine taille qui en sont les clients privilégiés. Il y a ainsi un vrai sujet sur les relations des PME-PMI et des start-up avec le niveau européen.

Le constat est très positif sur le soutien aux start-ups : on a vraiment fait un énorme travail sur l'amorçage et notre pays est parmi les mieux organisés dans ce domaine. En 2020-2021, il y a eu 234 levées de fonds, pour un montant 7,2 milliards d'euros, contre 147 sur la période 2018-2019. Il reste malgré tout difficile de trouver des fonds suffisants quand on n'est pas dans la tech. Les récentes initiatives de la BPI sur les start-ups industrielles me semblent une très bonne chose, car, jusqu'à présent, c'était une forme de désert. Les investisseurs traditionnels ne sont pas attirés, parce que les projets sont longs à mûrir, ne sont pas forcément très rentables. Bref, ce n'est pas à la mode... Or, si l'on veut réindustrialiser notre pays par et avec l'innovation, cela passe par des start-ups industrielles. Sur ce créneau-là, il va falloir faire très attention à la politique menée, parce que, s'il y a effectivement de bonnes initiatives avec le fonds BPI, il n'y a pas forcément assez d'investisseurs privés et de fonds privés. Il y a là aussi un écosystème à construire, avec une facilitation de l'implantation en région, etc.

Il faut que nous puissions disposer d'un suivi complet sur le sujet : tout est à faire dans les cinq prochaines années, tout est à démontrer dans cette problématique, y compris, donc, de l'implantation en région. C'est une chance tout à fait significative pour le territoire.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Sur l'absence de financement de type private equity des start-ups industrielles, au regard de la nécessité du temps long et de la faiblesse des taux de retour sur investissement (TRI), du fait des grosses immobilisations induites par la mise en place d'unités de production industrielle, faudrait-il drainer une partie de l'épargne des Français, avec éventuellement une garantie de l'État ? Je pense à la création de supports de type livret A pour attirer une partie de la surépargne des Français accumulée pendant la période de confinement. En effet, il s'agit de préparer une France plus résiliente, de créer les emplois de demain, condition du maintien du pacte républicain. Que suggérez-vous concernant l'alimentation en liquidités pour faire émerger, le cas échéant, de nouveaux véhicules d'investissement ?

Mme Anne Lauvergeon. - Il manque effectivement un dispositif financier attractif pour les Français. Il y a près de quarante ans, on avait créé le compte pour le développement industriel (Codevi), avec l'idée de flécher l'épargne vers l'industrie. Le résultat n'avait pas été significatif.

On a eu l'ISF-PME, avec quelques résultats, mais, par définition, le dispositif a disparu. Il faudrait inventer une forme d'« assurance vie » industrielle. En même temps, il faut arriver à changer l'image que l'on se fait des start-up industrielles. Toutes ne requièrent pas des investissements très lents. À titre personnel, j'ai investi dans une entreprise qui transforme de la mauvaise bauxite en bonne bauxite, grâce à une technologie mise au point par des anciens de Péchiney - ce qui prouve que l'innovation peut se faire à tout âge, puisqu'ils ont tous dépassé 60 ans. Or on en est au stade du prototype, mais le projet est a priori rentable en moins d'un an. L'industrie n'est pas forcément un mammouth très lent ; il faut changer son image dans la perspective des investisseurs et créer un instrument financier du type de celui que vous proposez, cela mériterait un travail collectif d'élaboration.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Avec plaisir !

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Quand on parle développement industriel et territoires, qu'en est-il des besoins en compétences ? L'industrialisation requiert aussi, à un moment, des moyens humains, un accompagnement financier par les régions, mais la question des compétences a été assez peu intégrée à nos échanges.

Mme Anne Lauvergeon. - Pour attirer des compétences dans l'industrie, on retrouve les mêmes problèmes que lorsqu'il s'agit d'attirer des investisseurs. L'image de l'industrie est tellement négative que les parents préfèrent voir leurs enfants partir travailler dans la tech. Il faut vraiment engager un travail de réhabilitation - on en parle depuis trente ou quarante ans...

Le simple mot de « start-up industrielle » sonne bizarrement aux oreilles, mais le mot « start-up » peut donner envie d'aller travailler dans l'industrie. Il est peut-être plus facile aujourd'hui de recruter des compétences dans une start-up industrielle que dans une grande entreprise industrielle, sur des sites industriels.

M. Jean-Luc Beylat, membre du bureau de la commission innovation du MEDEF, président de Nokia Bell Labs France. - S'il ne faut pas tout chambouler, comme vient de le dire Anne Lauvergeon, il faut parfois revisiter. Beaucoup de choses ont été mises en place et il y a parfois des doublons : les instituts Carnot ont fait tout un travail en direction des PME, les jurys Initiatives d'excellence font la même chose au sein des universités - selon le donneur d'ordre, entre les actions du PIA ou du plan France 2030, on retrouve parfois la même chose. Le fait que les crédits destinés à l'innovation ne figurent pas dans des budgets récurrents - ils ont été inscrits au PIA - est à l'origine d'un dysfonctionnement, de mon point de vue, parce que les missions d'innovations doivent être financées par des budgets récurrents. Ce choix s'explique parce que les budgets sont contraints, mais cela conduit à une administration de l'innovation qui n'est pas dans la nature de l'innovation. Auparavant, une partie des projets seulement étaient financés au titre du PIA ; aujourd'hui, on s'oriente vers un modèle où tout est inscrit au PIA ou à son équivalent.

Vous connaissez les quatre piliers fondamentaux de l'innovation : la finance, l'esprit entrepreneurial, les compétences et les écosystèmes. Les compétences sont la clé, particulièrement aujourd'hui et en Europe. C'est l'accès aux compétences qui fera le développement des entreprises de demain, d'autant que beaucoup de nouvelles compétences sont des accélérateurs. Or la France est un des seuls pays où le nombre de docteurs diminue par rapport à l'Allemagne, notamment. Il faut donc investir sur les compétences pointues : j'ai toujours plaidé pour un grand plan « doctorat » en France. Même si la loi de programmation pour la recherche (LPR) prévoit d'augmenter le nombre de doctorants CIFRE, cela reste en deçà du niveau de la demande.

Certes, les écosystèmes et les structures ne se comparent pas, mais on ne trouve pas en France la porosité entre acteurs publics et acteurs privés que l'on peut trouver en Israël, en Corée du Sud ou aux États-Unis. Quand un chercheur du public, parti développer un projet dans une entreprise privée, revient - ce qu'il souhaite généralement -, il constate souvent qu'il a été oublié dans le système. Si vous prenez l'exemple du Technion, en Israël, vous ne trouvez pas ce genre de dysfonctionnement. Cette absence de porosité est un vrai handicap pour la France. Le secteur public n'attend pas de retour et le secteur privé n'a pas su mettre au point de contrats de postdoctorats, etc.

Beaucoup a été fait depuis quinze ans, les volumes d'investissement sont importants, mais les grandes licornes françaises travaillent dans l'applicatif, le serviciel, elles utilisent des outils qui ne sont pas tous souverains et leur capital est loin d'être majoritairement français ou européen. Enfin, ces licornes travaillent dans des domaines qui leur ont permis de grandir très vite, mais qui ne sont pas ceux où l'on crée le plus d'emplois. S'il faut bien sûr aider la croissance de ces entreprises, il faut aussi amener dans la démarche d'innovation des PME qui en sont éloignées. Plus de 80 % des PME françaises n'ont pas de démarche innovante, au moment où tout se transforme - numérique, défi climatique, etc. La plupart des crédits des PIA sont orientés vers des structures publiques pour les doter de nouveaux outils, vers quelques grands groupes pour de grands programmes, mais très peu sont destinés aux PME, hors celles qui ont engagé une démarche d'innovation.

Il s'agit donc d'un chantier important, lié à l'activité sur le territoire. En Allemagne, le coeur des PME est impliqué dans l'innovation, avec une interaction de la recherche publique très structurée, notamment avec les instituts Fraunhofer, avec une forme de solidarité à travers des portefeuilles de brevets partagés. C'est donc notre défi majeur : on peut toujours recréer de grands groupes, mais c'est dans les PME que se trouvent les poches de création d'emplois les plus importantes.

Un mot sur le crédit d'impôt pour la recherche (CIR), très mal nommé, puisqu'il s'agit d'un outil de compensation des charges de R&D - avant qu'il ne passe à 30 %, un ingénieur allemand coûtait moins cher à son entreprise qu'un ingénieur français et touchait un meilleur salaire. Or les plateformes de R&D françaises ne se sont pas parties à l'étranger, grâce au CIR. Celui-ci représente un coût important - entre 6 milliards et 7 milliards d'euros -, mais les grandes plateformes de R&D sont restées en France, ce qui constitue un élément d'attractivité pour les entreprises ; le retour pour les finances publiques est donc bien supérieur à la dépense fiscale. Je ne défends pas une approche corporatiste, car c'est un constat que l'on peut faire sur le terrain : le CIR est un élément qui incite les PME innovantes à se projeter vers le futur et il répond donc bien à sa fonction initiale. J'insiste sur ce point, parce que le CIR est souvent confondu avec les crédits de fonctionnement dédiés à l'innovation, de l'ordre de quelques millions d'euros. La fonction structurante du CIR pour capter et conserver les compétences sur le territoire national est fondamentale.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Pensez-vous que l'« aller vers » fait défaut dans notre système pour accroître la part de la R&D privée, puisque nous présentons un gros déficit par rapport à nos voisins ? Ne faudrait-il pas imaginer des fonctions d'interface entre ce tissu de PME qui n'ont ni l'expertise en ressources humaines ni l'ADN et le monde de l'innovation ?

M. Jean-Luc Beylat. - Si nous comparons notre système avec le système allemand où la transmission des entreprises familiales est accompagnée, nous constatons que tout est à revisiter. Quand un dirigeant de PME atteint la soixantaine, son premier souci est d'envisager comment passer le relais. Par ailleurs, nous n'avons pas les structures ni la culture pour permettre à l'entreprise de croître au-delà d'un certain seuil.

Si l'essentiel des PME françaises ne s'engagent pas dans une démarche d'innovation, c'est parce qu'elles ne disposent pas des compétences en interne ; il faut donc faciliter le processus d'internalisation de ces compétences, car c'est là que sont les créations d'emplois de demain. Peu d'outils sont à disposition pour aider les entreprises qui prennent le risque d'accompagner les transformations.

Il y a 20 000 à 30 000 PME innovantes en France, leur demande d'emploi est très forte et elles rencontrent des difficultés à trouver les compétences. C'est donc un chantier important.

M. Fabrice Chevaleyre, membre de la commission innovation de la CPME, délégué général de la fédération Amics. - Je précise que je suis néo-chef d'entreprise, puisque j'ai déposé l'an dernier des brevets concernant des dispositifs de sécurité machines. Je pourrai donc vous exposer quelques-uns des points d'achoppement auxquels on se heurte lorsque l'on crée une entreprise. Je précise que mes solutions ne comprennent ni informatique ni électronique : faut-il encore parler de start-up ?

Nous connaissons tous des PME-TPE, qui sont présentes sur tout le territoire, puisqu'elles représentent 98,9 % des entreprises françaises, près de la moitié des salariés et un peu plus de 40 % de la valeur ajoutée produite en France.

Nous considérons que nos PME-TPE n'ont pas encore trouvé leur place dans l'écosystème français de l'innovation. Pourtant, ces entreprises sont celles qui ont le plus besoin de soutien : M. Beylat a fort justement insisté sur le problème des compétences, auquel s'ajoute le fait que ces entreprises ont des moyens un peu plus limités, avec des chefs d'entreprise très souvent omnipotents.

La CPME travaille à aider les entreprises à innover en termes de produits et de services, mais aussi en termes d'organisation : nous travaillons ainsi sur les nouveaux modes de financement des entreprises - les business angels ne sont pas toujours présents -, mais aussi sur de nouveaux modes de structuration qui aident les entreprises à « chasser en meute » en développant les partenariats - aujourd'hui, il y a beaucoup de sous-traitance en cascade, de sous-traitance de spécialité.

Le chef d'entreprise omnipotent a besoin d'avancer, d'innover, de disposer d'un écosystème partenarial, notamment financier. Or il rencontre une grande difficulté à connaître et à comprendre l'ensemble des aides existantes. Il connaît le crédit d'impôt recherche et le crédit d'impôt innovation, qui ne sont peut-être pas bien nommés, mais qui constituent un point d'appui évident. En revanche, si le chef d'entreprise se penche sur le millefeuille d'aides et de structures qui s'offre à lui, très rapidement, il s'égare. Pourtant, peu d'entreprises font appel au CIR, pour une raison très simple : elles savent qu'elles auront un contrôle fiscal l'année suivante. Donc, une grande partie du CIR va servir à financer les cabinets d'experts qui aident à monter les dossiers.

En ce qui concerne la collaboration entre les entreprises et les centres de recherche, on dispose de structures publiques remarquables, comme les instituts Carnot, les centres techniques, les laboratoires des grandes écoles et des universités. En revanche, on peut difficilement s'appuyer sur d'autres structures qui offrent pourtant des compétences : je pense aux lycées qui assurent des formations au BTS. Si on veut travailler avec un lycée, on ne dispose pas d'outils adaptés, notamment pour rémunérer la prestation qu'il fournit. Or le développement de tels partenariats aurait la vertu d'intéresser les jeunes à nos métiers dès le départ et d'informer les enseignants de ce qui se passe dans les entreprises.

Il faut donc rendre plus accessibles aux chefs d'entreprise tous les points d'entrée dans les différents dispositifs. Il est parfois difficile de savoir comment répondre à un appel à projets. Il est également important de pérenniser les dispositifs, tout en assurant leur clarté et leur lisibilité : même s'ils sont mal nommés, le CIR et le CII sont des outils connus qui commencent à être bien utilisés et nous avons l'espoir qu'ils le soient encore davantage. En revanche, l'ISF-PME a été supprimé et rien ne l'a remplacé...

Outre la coopération avec les centres de recherche, il est évident que les allers-retours entre entreprises et laboratoires sont vitaux, l'exemple de l'Europe du Nord le prouve. Quand j'étais étudiant en Grande-Bretagne, les enseignants-chercheurs, dès qu'ils avaient déposé un brevet, créaient leur structure pour commencer à industrialiser la production. En France, cette démarche n'est pas toujours vue d'un bon oeil dans le monde académique.

Nous sommes également confrontés à un terrible problème de recrutement : une grande entreprise ou une start-up a plus de chances d'attirer des talents qu'une TPE-PME. C'est peut-être parce que nos métiers ne sont pas assez visibles - une usine est assez souvent une structure fermée -, mais aussi parce qu'il y a quelques mauvais exemples qui prouvent que la collaboration dans le domaine de l'innovation peut être difficile, alors que l'on ne retient pas les réussites : on a vu des cas où des équipes françaises ont fait avancer des entreprises de deux niveaux sur l'échelle de la maturité technologique (TRL) en peu de temps ; malheureusement, faute d'accord préalable sur la propriété industrielle, les projets ont échoué.

Un autre problème est lié aux conditions de transmission des PME familiales. Les dispositifs sont assez complexes et très coûteux. Nous proposons donc d'informer et de sensibiliser les chefs d'entreprise aux dispositifs très intéressants de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, la loi Pacte, qui sont passés inaperçus en raison de la crise sanitaire. Il faut faciliter toutes les demandes d'aides, au-delà du CIR, et tout ce qui peut contribuer à la porosité entre secteur public et privé, établissements d'enseignement supérieur et entreprises.

Dernier point, je vous ai dit que j'étais néo-entrepreneur : à l'heure actuelle, tout ce que j'ai dépensé a été financé par mon épargne personnelle.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - C'est la définition même de l'entreprise...

M. Jean-Luc Beylat. - Une précision sur le CIR : quand une structure privée travaille avec un laboratoire public, pendant longtemps le plafond du CIR était doublé. Pour des raisons prétendument liées à la mise en conformité avec le droit européen, cette possibilité a été abandonnée. Or l'argent ne tombe pas du ciel, surtout pour les entreprises privées ; par conséquent, le flux d'interactions entre secteur public et secteur privé va diminuer. C'est important pour les PME, pour lesquelles la prise de risque est plus élevée. Je rappelle que la faiblesse de ces interactions est déjà un handicap pour notre pays, ce changement ne va rien arranger.

L'Assemblée nationale a proposé une solution de rechange qui ne fonctionne pas. En 2022, on va déjà observer une diminution, et la perte en volume ne sera pas compensée par les nouveaux dispositifs prévus par la LPR. C'est un exemple de modification inopportune, dont les conséquences ne se feront pas sentir immédiatement, mais dans quatre ou cinq ans.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous avons été saisis du problème. Ce doublement du plafond a été considéré comme une aide d'État au regard du droit européen : il faudrait renégocier un régime d'exemption. N'y a-t-il pas d'autres moyens à mettre en oeuvre, en adoptant une approche plus « américaine », qui consisterait à agir sur la commande publique ?

M. Jean-Luc Beylat. - Vu par certains bureaux de Bercy, c'était considéré comme une aide d'État, parce qu'ils ne voulaient rien décaisser... On ne peut pas dire que la Commission européenne n'ait pas bougé sur la question des aides d'État. On est capable de créer des consortiums industriels pour fabriquer des batteries qui vont beaucoup plus loin en termes d'aide en fonction des TRL. Donc, quand on veut, on peut ! Sur ce sujet, on n'a pas fait l'effort pour s'adapter au cadre.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les chauffards du CIR ont aussi porté préjudice au dispositif. Les héros du CAC 40 n'ont pas été des gentlemen dans l'utilisation du CIR, ils ont créé des organisations pour capter une partie de la manne. Comme toujours, le retour de balancier crée des difficultés aux plus petits, qui veulent utiliser de façon vertueuse le dispositif.

Mme Anne Lauvergeon. - La commande publique est une dimension très importante. Les grands plans, des années 1960 aux années 1990, ont fonctionné grâce à la commande publique. Aujourd'hui, la commande publique est très peu innovante et, dans un certain nombre de secteurs, comme les hôpitaux, on interdit même aux acheteurs publics de faire de l'innovation - ils prennent un risque considérable s'ils le font. Concrètement, ils peuvent acheter des articles innovants s'il existe une concurrence directe de l'innovation en question. Or, en général, il n'y en a pas...

La commande publique représente 2 000 milliards d'euros, sur lesquels on peut jouer à tous les niveaux : État, collectivités locales, etc. Si l'on faisait jouer à la commande publique tout son rôle dans l'innovation, les PME se sentiraient davantage concernées par l'innovation parce qu'il y aurait une sorte d'appel d'air. C'est donc un enjeu considérable.

J'ajoute que le MEDEF est un militant du principe d'innovation. Le principe de précaution a été inscrit dans la Constitution et la France est le seul pays au monde, avec l'Équateur, à l'avoir fait. Les Français sont très attachés à ce principe, mais il faut pouvoir lui opposer un principe d'innovation, afin d'ouvrir un champ à l'expérimentation. C'est essentiel pour la science et pour l'innovation. Ce serait un sujet intéressant pour la nouvelle législature.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous préconisez donc l'inscription d'un nouveau principe dans la Constitution ?

Mme Anne Lauvergeon. - Peut-être d'abord dans la loi...

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il est vrai que, si ce principe avait été inscrit dans la Constitution au début du XXe siècle, on n'aurait pas inventé l'avion.

Mme Anne Lauvergeon. - On n'aurait même pas inventé l'escalier, qui représente plus un risque qu'autre chose. Nous n'aurions donc pas de maisons à étages...

M. Fabrice Chevaleyre. - Je souhaite rappeler que, dans l'effort de recherche, un euro sur six vient des PME. Pourtant, dans le secteur que je connais bien, il s'agit avant tout de PME sous-traitantes, c'est-à-dire sans produit propre. Cela signifie que ces entreprises essaient de faire évoluer leurs processus de fabrication au sens large.

Par ailleurs, le transfert de compétences mérite d'être accompagné. Chez nous, on parle beaucoup de « recherche et développement », quand, dans d'autres pays, on parle de « recherche et transfert ». Nous retrouvons la question de la porosité qu'il faut encourager pour assurer l'accompagnement du transfert d'une innovation de laboratoire vers l'entreprise.

Autre question importante : l'innovation, c'est bien, mais il faut ensuite la vendre. D'où la nécessité d'organiser ce que j'appelle la « chasse en meute », pour que des PME puissent conjointement attaquer un certain nombre de marchés. En France, certains axes de travail méritent d'être renforcés : la recherche collaborative en direction de l'entreprise, mais aussi la standardisation des produits. Si les Allemands et les Japonais vendent des machines à tour de bras, c'est parce qu'ils accompagnent leur offre technique d'une standardisation.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Sur ce point, les Français ne sont pas les meilleurs élèves. Dans les comités européens de normalisation, leur chaise est souvent vide.

M. Fabrice Chevaleyre. - Étant membre de commissions de normalisation aux niveaux français et européen et même de l'Organisation internationale de normalisation (ISO), je suis souvent le seul Français présent. C'est un des points sur lesquels il faut encourager les entreprises à s'engager.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison : il faut leur montrer que c'est un outil de compétitivité.

M. Jean-Luc Beylat. - J'ai pu observer ce que vous dites dans les télécoms. On a créé des étages de normalisation français, qui sont des héritages du passé, mais en fait il faut intervenir très vite au niveau international ; or les Français ne le font pas. Sur certains segments, le nécessaire a été fait, mais pas sur tous. Il faudrait réviser la stratégie des normes.

Ce que nous disons sur les normes vaut aussi pour les projets de recherche européens. Le marché national doit être un catalyseur, mais il ne doit pas être une fin en soi, car ce n'est pas là que se joue le futur.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - La standardisation est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour créer des champions à l'échelon européen.

Mme Gisèle Jourda. - Madame Lauvergeon, vous avez évoqué l'articulation avec l'Union européenne, sujet qui m'intéresse particulièrement en tant que vice-présidente de la commission des affaires européennes du Sénat. Il faut clarifier ce lien.

Notre système national doit bien sûr être amélioré, mais il faut surtout s'intéresser à l'échelon européen. Il faut être vigilant notamment en matière de contrôle. Par exemple, les autorisations de mise sur le marché des médicaments délivrées par l'Union européenne étaient délivrées par une agence située au Royaume-Uni : le Brexit nous a obligés à réviser tout cela.

Il ne faut pas omettre l'échelon européen, et prévoir des garde-fous. Tout cela permet l'articulation avec l'autre échelon que vous avez mentionné, les régions, lesquelles sont gestionnaires des fonds européens, qui sont bien souvent sous-utilisés. Or nous n'avançons pas sur ce point : quand je me penche sur le sujet aujourd'hui, j'ai l'impression de retrouver les mêmes difficultés que lors du lancement des premiers financements européens.

La lisibilité des dispositifs pour les chercheurs me semble fondamentale. Quelles solutions envisagez-vous ?

Mme Anne Lauvergeon. - Les fonds européens sont très peu présents dans le financement des entreprises innovantes. Des fonds européens existent pour aider la recherche des grandes entreprises, ou pour des entreprises spécialisées du secteur de la santé.

Il faut noter une exception : la Banque européenne d'investissement (BEI), qui a des pratiques un peu étonnantes par rapport à celle de la BPI. Quand la BEI s'intéresse à un projet d'une entreprise innovante, elle s'entoure de conseils qu'elle choisit elle-même, mais c'est l'entreprise cible qui paie la note. Par ailleurs, la BEI pose des conditions très complexes à respecter, même par une entreprise disposant de compétences ; elle impose des taux d'intérêt très élevés - de 10 % à 12 %, dans un monde où elle doit emprunter légèrement au-dessus de 0 %. Il ne faut pas se laisser abuser : la BEI ne joue pas, au niveau européen, le même rôle que la BPI au niveau national. La complexité et le coût de l'approche sont totalement différents. J'ai le sentiment que la BEI n'est pas adaptée aux entreprises innovantes.

M. Jean-Luc Beylat. - Les chercheurs vont demander des bourses à l'ERC (European Research Coucil) et ils ne se débrouillent pas trop mal pour le faire. Les grands groupes vont capter ce qu'ils peuvent, en se coordonnant avec leurs pairs européens. Nous avons fait un gros travail pour orienter les PME vers les projets européens : la croissance est élevée, mais nous partions de loin.

L'action de l'État s'est limitée à verser 1 euro à l'Union européenne pour financer les projets de recherche et à récupérer 70 centimes. La perspective était strictement pécuniaire, mais pas stratégique. Or c'est la stratégie qui importe : les plans de filière français, à quelques exceptions près, n'ont pas d'équivalent à l'échelon européen. Notre stratégie devrait englober les trois niveaux - régional, national et européen -, ce que l'Allemagne sait très bien faire. Les Allemands parviennent même à structurer les projets européens en fonction de leurs dynamiques propres de filière : l'industrie 4.0, dont tout le monde parle aujourd'hui, vient d'un projet allemand.

Très peu d'acteurs de la sphère publique sont impliqués dans les projets européens et il faut changer cela, d'autant plus qu'une structure d'investissement dans les PME existe. Nous parlions tout à l'heure du capital-développement genre « Tibi ». Vu les volumes, il faut travailler à l'échelle européenne. Il faut voir si on peut faire quelque chose sur l'assurance vie en France, mais à l'échelle européenne, il y a matière.

Entre ce que l'on dit sur les aides européennes et ce que l'on observe sur le terrain, on ne voit pas beaucoup de Français, si l'on compare avec les Néerlandais, les Danois, les Européens du Nord en général. Il y avait une structure, créée par Jacques Attali, qui s'appelait ITEA et visait à financer des projets avec des TRL élevés, près du marché : aujourd'hui, la France n'en fait plus partie et ne finance plus ces projets. ITEA ne gère pas des fonds communautaires, il s'agit d'une coordination européenne qui trouve des financements dans chaque pays. Puisque la France ne met plus d'argent pour l'innovation dans les budgets récurrents, elle ne participe plus aux projets ITEA : les grands projets logiciels se font donc avec les Allemands, les Italiens et les Espagnols.

Mme Anne Lauvergeon. - On s'aperçoit que, à l'exception des grands organismes de recherche, des grands groupes, des programmes-cadres, une dichotomie s'est installée entre l'écosystème français et ce qui existe au niveau européen. Le bras armé de l'Europe, c'est la BEI, qui ne constitue pas le bon lien et n'est pas un élément qui incite à s'investir au niveau européen.

Il n'y a donc pas de tropisme des entreprises innovantes françaises vers l'Europe. Elles sont presque plus intéressées par ce qui se fait dans d'autres pays...

M. Jean-Luc Beylat. - Alors que, pour croître, il faut un grand marché homogène : c'est ce qui fait la force de la Chine ou des États-Unis. L'Europe a su créer un marché homogène pour de nouvelles technologies, notamment le numérique : les entreprises qui travaillent dans l'open source arrivent à croître très vite. L'échelon européen ne présente pas seulement un intérêt en termes d'innovation, mais aussi en termes de création de marché. C'est encore plus vrai quand des industries nouvelles arrivent à se coordonner sur des technologies nouvelles.

M. Fabrice Chevaleyre. - Aujourd'hui, très peu de PME-TPE s'engagent sur des projets de recherche européens, parce que le coût de dossier est trop élevé par rapport à la probabilité de voir le projet retenu. En outre, un certain nombre d'aides sont méconnues et/ou très complexes à mettre en oeuvre. Le chef d'entreprise, sans accompagnement, s'arrête très vite sur ces sujets.

Mme Gisèle Jourda. - Les problématiques d'instruction se sont complexifiées. Il est bon que les régions soient chargées de la gestion de ces dossiers, mais un autre filtre s'est superposé : l'accent est mis sur ce que l'on veut développer dans la région. Cette priorisation des dossiers bloque certains chefs d'entreprise et porteurs de projet privés. Il va falloir plus de lisibilité : qu'il s'agisse d'une PME innovante ou d'une PME classique, le document unique de programmation (Docup) comporte des mesures sous-déclinées tellement mal libellées que le porteur de projet peut passer à côté de financements auxquels il serait éligible.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - C'est le projet qui s'adapte au financement et non le financement qui s'adapte au projet !

Mme Laure Darcos. - J'étais rapporteure sur la LPR. Le Sénat a permis d'abonder un peu mieux, au cours des deux premières années, l'Agence nationale de la recherche (ANR). Aujourd'hui, celle-ci craint de devenir le guichet unique sur tous les sujets d'innovation. Faut-il trouver un autre système ou demander que l'ANR puisse disposer d'un volet innovation spécifique - je pense à des sujets comme l'hydrogène ou le quantique, où nous pourrions être excellents ?

La BPI est-elle suffisamment armée pour accompagner les sujets d'innovation au moment de l'industrialisation ? Nicolas Bouzou nous a parlé d'un Nasdaq de l'innovation : qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Luc Beylat. - La dotation supplémentaire de l'ANR est l'un des points très positifs de la LPR. En effet, le démarrage initialement prévu était très lent, alors que c'est aujourd'hui qu'il faut répondre à l'urgence.

L'ANR intervient très en amont : il faut que les projets de recherche restent dans cette partie amont. Il faut développer la dimension collaborative de l'ANR, afin que tous les experts ne soient pas issus du secteur public - Thierry Damerval y veille. En revanche, il serait dangereux de monter dans l'échelle des TRL, puisque l'ANR sortirait de sa sphère de compétence.

Mme Anne Lauvergeon. - On trouve beaucoup de financiers à la BPI, mais les profils industriels n'abondent pas. Elle cherche à recruter des compétences plus variées, c'est un gros enjeu de sa réussite, parce qu'une approche exclusivement financière des projets industriels est forcément partielle.

Le Nasdaq de l'innovation existe déjà : il s'appelle Euronext Growth. On y trouve des entreprises de tailles extrêmement variées. Il y a eu une mode de la cotation en bourse, même pour des entreprises minuscules - j'en ai connu une dont le chiffre d'affaires était inférieur à 3 millions d'euros. C'est un moyen de se financer et d'être plus visible. Il y a un problème de taille critique, mais, surtout, il est difficile pour une entreprise réellement innovante, avec des aléas de développement et de recherche, d'être cotée en bourse : on l'a vu avec Carmat.

Au mois de juin 2021, la fenêtre d'entrée pour les entreprises de taille un peu juste s'est refermée, car les investisseurs se sont montrés plus exigeants. Il sera intéressant de suivre Euronext Growth dans les années à venir, pour voir s'il devient, au niveau européen, un marché où sont cotées les entreprises en très forte croissance.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il me semble qu'un nouveau segment, appelé Tech Leaders, va ouvrir le mois prochain. Il vise à devenir le nouveau Nasdaq européen, plus efficient que ne l'a été Euronext Growth.

Mme Anne Lauvergeon. - Le but d'Euronext Growth était de croître suffisamment pour rejoindre les autres grands marchés. Ils ont compris que les entreprises qu'ils accueillaient étaient trop hétérogènes pour espérer devenir un équivalent du Nasdaq. Ils vont donc créer un nouveau panier.

Il est intéressant d'observer qu'un certain nombre d'investisseurs particuliers ont fini par être attirés. On revient un peu à l'idée d'un Codevi bis : comment créer des outils pour attirer l'investissement sur des acteurs plus industriels ?

M. Jean-Luc Beylat. - La BPI joue un rôle clé pour favoriser l'investissement, mais la vraie vie, c'est quand les investissements privés se multiplient. Le plan France 2030 comprend 5 milliards ou 6 milliards d'euros fléchés vers des projets technologiques, mais il ne faut pas faire financer l'innovation uniquement par des acteurs publics. La BPI doit être un catalyseur, elle le fait de mieux en mieux, et jouer un rôle structurant pour les investissements privés, ce qui est possible, puisqu'il y a beaucoup d'investissements à l'échelle mondiale.

M. Fabrice Chevaleyre. - Parler de nouvelles technologies comme l'hydrogène, c'est très important, mais il faut continuer d'aider les PME, parce qu'elles apportent une certaine flexibilité et rapidité d'exécution aux grands groupes, quand les deux univers arrivent à se parler. Ces plans d'investissement doivent concerner tout le monde.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Sur le sujet de l'absence de porosité entre le public et le privé, qu'en est-il des plateformes mutualisées pour des transferts ? Les milieux industriels sont-ils en mesure de monter en gamme ?

M. Jean-Luc Beylat. - C'est un élément clé, parce qu'il nous différencie des autres pays : il faut parvenir à créer cette porosité. J'ai rédigé un rapport sur le sujet avec Pierre Tambourin pour Thierry Mandon, dont les éléments se sont retrouvés dans la loi Pacte. Il s'agissait d'une modernisation de la loi Allègre, qui avait déjà représenté un grand pas, mais on se rendait compte que peu de scientifiques l'utilisaient - on leur interdisait d'être actionnaires de l'entreprise, de jouer un rôle opérationnel dans une PME. Il faut aller beaucoup plus loin.

Une PME ne peut pas avoir un laboratoire commun - c'est réservé aux grands groupes ; en outre, le laboratoire commun trouvait son modèle de financement avec l'abondement du CIR, qui n'existe plus.

Les plateformes des instituts de recherche technologique (IRT) sont très bien, mais cela suppose que des industriels et des universitaires se réunissent pour un projet précis, par exemple une transformation logicielle au sein d'une voiture. Certains sujets particuliers s'y prêtent.

Ce qui me paraît fondamental, c'est l'encouragement des allers-retours des chercheurs de la sphère publique, dans tous les domaines - santé, agriculture, etc. C'est très compliqué en pratique : lors de la rédaction de notre rapport, nous avons auditionné des chercheurs qui avaient beaucoup aimé travailler en entreprise, mais qui ne voulaient pas y rester, parce que leur vocation, c'était la recherche. Il faut faciliter ce passage d'un monde à l'autre. L'exemple du Technion en Israël est impressionnant de ce point de vue.

Cette porosité nous manque. Elle permettrait un afflux de connaissances et de compétences, et donc une transformation culturelle des entreprises. On retrouve ce que je disais au début de cette audition : il faut former plus de docteurs. La LPR n'a pas apporté de réponse forte dans ce domaine.

Mme Anne Lauvergeon. - Le CNRS nous a demandé d'enquêter, à titre gracieux, sur les projets d'entreprise qu'il avait primés. Nous avons découvert beaucoup de projets intéressants, certains assez éloignés de la réalité d'une entreprise. Nous avons surtout noté un manque évident d'entrepreneurs. Les chercheurs ne sont pas entrepreneurs, ils n'ont pas de goût pour cette activité. Il y a donc un problème de ressources humaines et nous avons proposé la création d'une pépinière d'entrepreneurs : beaucoup de gens ont envie d'être entrepreneurs, mais n'ont pas de projet ; beaucoup de projets n'ont pas d'entrepreneur. La rencontre entre ces deux mondes doit être organisée. Les grands organismes de recherche doivent réfléchir à cette problématique.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - J'allais vous parler du secteur des SHS et de cette nouvelle interdisciplinarité transsociétale, que la société tout entière doit s'approprier. Cette dimension irrigue-t-elle vos approches ?

Mme Anne Lauvergeon. - Tout ce qui concerne les circuits courts, le recyclage offre des opportunités de business à déploiement rapide formidables, en restant très proche des territoires. Encore faut-il repérer les projets, les aider, faire que les gens sachent qu'ils existent. En début de semaine, j'ai visité une entreprise qui aide les éleveurs à la transmission en faisant qu'ils ne soient pas seulement producteurs de lait, mais aussi de yaourts, écoulé dans des circuits courts. Dans un autre monde, on aurait dit qu'il s'agissait d'une PME, aujourd'hui, c'est une « start-up ». Ce courant start-up doit permettre à de nombreuses PMI de prendre la vague et de démarrer. Je connais de vieilles PME qui sont devenues de nouvelles start-ups.

M. Fabrice Chevaleyre. - Pour cela, il faut que nous soyons en mesure d'apporter des solutions simples. Deux grands problèmes se posent : d'abord, faire accepter l'innovation ; ensuite, vaincre le syndrome de la page blanche.

Aujourd'hui, les rendez-vous Carnot se passent à Paris et à Lyon. Pourtant, d'autres grandes villes françaises ont un tissu d'entreprises et d'universités tout à fait comparable. Il faut aller rencontrer le chef d'entreprise beaucoup plus près de chez lui.

Les PME ne connaissent pas les doctorants ni les CIFRE (conventions industrielles de formation par la recherche). Il faut également penser à la capacité d'accompagnement et d'encadrement d'un doctorant. Enfin, les directeurs de ressources humaines ont une vision complètement biaisée du docteur : pour eux, un docteur est un ingénieur qui a réduit son champ de vision. Actuellement, un ingénieur est plus employable qu'un docteur.

M. Jean-Luc Beylat. - Vous avez tout à fait raison. C'est pour cela que je reviens à ma marotte : il faut un grand plan pour le doctorat en France. Un accord Cifre prévoit précisément un encadrement scientifique assuré par l'école doctorale. La LPR ne prévoit rien dans ce domaine.

M. Fabrice Chevaleyre. - J'ajoute que l'échelle de temps n'est pas la même dans les grands groupes, le monde universitaire et les PME.

M. Jean-Luc Beylat. - Certes, une thèse dure trois ans, avec un cadre académique précis. Il ne faut pas déroger à ces règles, sinon il ne s'agit plus d'un travail de thèse ; il faut éviter les dérives. Je connais beaucoup de PME pour lesquelles un tel travail, envisagé très en amont, ne va certes pas contribuer directement au chiffre d'affaires, mais va permettre de développer la culture innovante dans l'entreprise.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie, au nom des membres de la mission d'information, pour votre disponibilité et la richesse de ces échanges.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 05.