Jeudi 15 juin 2023

- Présidence de M. Rémi Pointereau, 1er vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Table ronde sur les mobilités innovantes

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - J'ai l'honneur et le plaisir de remplacer, ce matin, notre présidente Françoise Gatel, qui a été conviée par la Première ministre à la présentation du plan « ruralité » dans la Vienne, et qui m'a demandé de présider cette réunion plénière.

Nous aurons deux séquences, d'abord une table ronde sur les mobilités innovantes, puis l'examen du rapport de notre collègue Christine Lavarde sur la certification des comptes des collectivités - séquence ouverte aux membres des commissions des Lois et des Finances.

Deux séries de chiffres permettent de prendre la mesure du sujet de ce matin. Dans son « État des lieux des mobilités », l'Autorité de régulation pour les transports nous apprend que, pour l'année 2019, les Français ont parcouru environ 1 000 milliards de kilomètres. La moitié de ces kilomètres ont été réalisés via des longues distances et l'autre moitié sur de courtes distances.

Les Français ont réalisé pratiquement 62 milliards de déplacements. 99 % de ces déplacements l'ont été sur de courtes distances, inférieures à 80 kilomètres à vol d'oiseau du domicile.

Par ailleurs, le secteur des transports va vivre une transformation profonde au cours des trente prochaines années, avec quatre grands défis à relever.

Ce sera d'abord la décarbonation du transport, enjeu majeur, avec 30 % des émissions de gaz à effet de serre issus de ce secteur. 97 % de ces émissions proviennent du mode routier, suivi des modes aérien, maritime et ferroviaire. Il faudra trouver des solutions pour atteindre la neutralité carbone au niveau national d'ici 2050, comme indiqué dans la feuille de route de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC).

Le deuxième défi est celui de la révolution digitale, qui apporte de considérables opportunités de développement, en permettant le traitement, en réseau, de données d'origines diverses pour aller vers de nouveaux services portés par des organisations libérées des modèles traditionnels. Mais elle pose aussi des difficultés : accessibilité pour les publics les plus éloignés du numérique, risques technologiques de panne générale, traitement et partage des données ...

Le troisième défi porte sur la cohésion des territoires. Rappelons-nous que la loi d'orientation des mobilités promulguée le 24 décembre 2019 vise à accompagner le passage d'une logique de transports à une logique de mobilités, afin que tous puissent avoir des solutions de mobilité partout, dans tous les territoires.

Enfin, nous devrons relever le défi de la résilience des services de transport et de logistique en temps de crise. Nous avons vu que les modèles économiques des transports collectifs avaient été mis à rude épreuve durant la crise sanitaire, ce qui s'est traduit par un effondrement des fréquentations et des recettes, notamment à la SNCF.

Pour discuter de ces enjeux, nous avons quatre invités.

L'Agence de l'Innovation pour les Transports, représentée par monsieur Pierre-Yves Appert, a été créée en novembre 2021 pour relever les quatre défis que je viens d'exposer. Vous nous direz comment accélérer l'innovation et quels sont vos premiers résultats. Vous nous parlerez de la démarche France Mobilité.

Nous accueillons également deux collectivités de niveaux différents. L'agglomération de Mulhouse sera représentée par Yves Goepfert, maire de Wittelsheim et vice-président de Mulhouse Alsace Agglomération et M. Christophe Wolf, directeur du Pôle Mobilité. Mulhouse Alsace Agglomération, qui a lancé un Compte mobilité, ce qui est une première en Europe. Ce compte permet d'avoir accès à l'ensemble des services de mobilité urbaine à partir de son smartphone. C'est la fameuse « Mobilité as a Service » (MaaS) c'est-à-dire un service complet à l'échelle d'un territoire proposant une information, une tarification et une vente des billets adaptée au déplacement demandé. Je pense que nous pourrions trouver l'équivalent de cette expression en français.

Nous verrons ensuite comment ces problématiques se déploient à l'échelle d'une région avec M. Thibaud Philipps, vice-président Transports et Mobilités Durables de la Région Grand Est, et avec Mme Claire Heidsiek, directrice Territoires Innovation et Nouvelles Mobilités.

Enfin, le CEREMA, représenté par M. Stéphane Chanut, responsable du programme national « Mobilités », nous expliquera également comment il intervient sur ce sujet.

Je vous donne la parole pour une intervention liminaire.

M. Pierre-Yves Appert, directeur général Infrastructures, Transports et Mobilité, Agence de l'Innovation pour les Transports. - Merci pour votre invitation. Je signale que la commission d'enrichissement de la langue française, à laquelle j'ai l'honneur de contribuer, a francisé l'expression « MaaS » en « mobilité par association de services » ou « mobilité améliorée par association de services » pour conserver l'acronyme MaaS.

Je vous propose, en guise d'introduction, de voir un petit film qui présente notre agence récemment créée.

Un film d'une minute environ est projeté.

Vous avez aperçu à l'écran les deux directeurs généraux qui ont fondé l'Agence de l'Innovation pour les Transports à la demande du ministre des transports. L'AIT regroupe deux directions générales, la Direction générale Infrastructures, Transports et Mobilité et la Direction générale de l'aviation civile (DGAC), de façon à embrasser tous les modes, même si nous allons plus particulièrement évoquer aujourd'hui les transports terrestres. Je suis l'adjoint de la coordinatrice au sein de la Direction générale Infrastructures, Transports et Mobilité.

L'objectif de l'AIT est de développer l'innovation au service de la mobilité durable avec tous les acteurs (territoires, entreprises innovantes, administration).

L'Agence a pour ambition de renforcer les liens entre les services du ministère et les acteurs de l'innovation, qu'il s'agisse des acteurs spécifiquement tournés vers l'innovation (instituts de recherche, jeunes pousses, incubateurs) et les utilisateurs de l'innovation, ainsi que les collectivités. Nous nous appuyons sur les leviers réglementaires à la disposition de l'administration centrale dont nous faisons partie.

La pyramide que nous voyons représente toutes les étapes de l'innovation. En amont, il s'agit de référencer, capter et référencer les innovations. C'est une démarche de veille. Au niveau suivant, il s'agit d'impulser et diffuser une culture d'innovation ouverte dans l'écosystème des transports et de favoriser les nouvelles méthodes de travail. Nous établissons des partenariats avec les acteurs de l'écosystème de l'innovation. Une quinzaine de partenariats ont déjà été conclus. Nous facilitons l'expérimentation et le passage à l'échelle dans les territoires, ce qui est important afin que l'innovation ait un réel impact sur les territoires. Ce n'est pas l'étape la plus facile. Nous accompagnons les porteurs de projets et nous nous efforçons de lever les verrous à l'innovation, qu'ils soient réglementaires ou d'une autre nature. D'une façon générale, notre rôle est de coordonner, simplifier, centraliser tout ce qui existe déjà au sein des services du ministère au bénéfice des porteurs de projets innovants. Nous ne sommes pas d'abord une agence financière. Nous avons un budget relativement modeste au regard de différents dispositifs de soutien financier existants. Notre rôle consiste plutôt à mettre en réseau les acteurs. Nous avons par exemple créé un club des financeurs afin que les porteurs de projets s'y retrouvent parmi tous les dispositifs, qui sont nombreux.

Vous connaissez peut-être le dispositif France Mobilité, qui a été créé en 2017 suite aux Assises de la Mobilité. Il s'agit d'une « marque » qui traduit la volonté de l'État de travailler sur le terrain à des solutions de mobilité innovante, notamment pour la mobilité du quotidien et pour les zones peu denses. La Première ministre vient d'annoncer la mobilisation de 90 millions d'euros sur trois ans au bénéfice des zones peu denses, ce qui s'inscrit pleinement dans cette perspective. France Mobilité a vocation à impulser ce réseau d'acteurs, valoriser les innovations dans les territoires et expérimenter de nouvelles manières de se déplacer au quotidien.

Le site internet de France Mobilité référence des centaines de solutions de mobilité, de projets de territoire et d'acteurs. Des formations sont recensées. Quelques modules portant sur des thèmes plus spécifiques sont également proposés et le site recense (rubrique « aides territoires ») toutes les aides dont peuvent bénéficier les collectivités territoriales. Un volet porte également sur la commande publique : nous référençons des cahiers des charges et une boîte à outils est proposée pour aider les collectivités à passer des commandes.

France Mobilité s'appuie aussi sur un réseau d'ambassadeurs constitué de députés et sénateurs. Le dispositif est complété par un Conseil scientifique. France Mobilité intervient particulièrement dans une logique d'ingénierie territoriale, afin d'innover avec les territoires et sur les territoires. Pour ce faire, France Mobilité s'appuie sur les grands territoires de la démarche, à savoir le CEREMA, la Banque des Territoires, l'Agence de la transition écologique (ADEME) et les services des ministères (chaque service ayant son entité régionale ou interrégionale représentée dans la cellule d'appui régional) ainsi que la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL).

Nous avons une cellule dans chaque région. S'y ajoutent deux cellules pour l'outre-mer, l'une pour la zone Antilles-Guyane et l'autre pour l'Océan Indien.

France Mobilité organise également quelques appels à manifestation d'intérêt. Le plus connu est sans doute Tenmod (« territoires d'expérimentation de nouvelles mobilités durables »), qui concerne particulièrement les zones peu denses. Vous voyez la carte d'implantation des lauréats. Plusieurs éditions de cet appel à d'intérêt ont déjà eu lieu. L'ADEME est en train de dresser le bilan de l'appel à manifestation d'intérêt qu'elle organisait. Plus récemment, deux appels à manifestation d'intérêt ont été lancés sur les territoires de montagne. Ils ont permis de financer un certain nombre de solutions et d'études, notamment d'ascenseurs valléens qui sont désormais finançables dans le cadre des contrats de plan État-région. Un programme est en cours en vue de préparer les Jeux Olympiques.

Le programme Propulse, créé en même temps que l'Agence, est son programme phare qui vise à accompagner les porteurs de solutions innovantes. Nous en sommes à la deuxième édition, dont les thématiques prioritaires sont proches de la première :

• les transports durables, pour accompagner la mobilité décarbonée ;

• les communautés de données : l'objectif est de créer un cadre de confiance pour le partage de données, enjeu d'une acuité croissante ;

• l'aménagement des espaces pour un usage multiple, avec cette année un focus sur la multimodalité et l'intermodalité ;

• l'intrapreneuriat, module particulier qui consiste à aider les agents publics de l'État à mettre en oeuvre des projets dont ils seraient porteurs en leur permettant de recruter quelques développeurs informatiques pour conduire le développement de solutions principalement numériques, à travers la méthode Agile.

Chaque automne, nous sélectionnons sur appel à manifestations d'intérêt une vingtaine de candidats porteurs de solutions innovantes, quel que soit leur statut. Au début de l'année, nous les aidons à problématiser leur projet et à approfondir une stratégie d'accélération, que nous mettons ensuite en oeuvre. Notre intervention consiste à les aider à lever les freins susceptibles de se faire jour, ceux-ci variant suivant les projets. Dans certains cas, il s'agit de problèmes réglementaires. Dans d'autres cas, l'objectif sera de trouver des financements, de se faire connaître, de trouver les bons partenaires ou de trouver des terrains d'expérimentation. Nous nous appuyons sur nos réseaux et nos partenaires pour aider ces porteurs de projets. Ensuite s'ouvre une séquence de valorisation de leur travail. Hier, lors du salon Viva Tech, des lauréats du programme Propulse ont par exemple eu l'occasion de valoriser leurs innovations. Enfin, France 2030, programme au titre duquel nous représentons le ministère, constitue un pourvoyeur important de fonds et de soutiens à l'innovation, principalement pour le volet portant sur la recherche et la démonstration de solutions.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Monsieur Goepfert, pouvez-vous nous parler du Compte mobilité ?

M. Yves Goepfert, maire de Wittelsheim et vice-président de Mulhouse Alsace Agglomération. - Le Compte mobilité constitue, comme vous l'avez souligné, une première européenne. Il s'agit de proposer un support à l'ensemble des utilisateurs afin que ceux-ci aient accès à l'intégralité des offres de mobilité du territoire (bus, tram, vélo en libre-service, auto-partage). Notre ambition est de mettre en place un support unique rendant accessible l'ensemble de l'offre existant sur le territoire et donnant accès aux titres de transport pour toutes ces offres. La région mulhousienne est historiquement un haut lieu de l'automobile, puisque nous avons le siège de Stellantis. Il s'agit aujourd'hui d'inciter les citoyens à utiliser d'autres modes de transport.

La zone à faibles émissions (ZFE) est aussi un outil qui nous permettra d'y travailler. Elle implique des contraintes mais surtout la mise en place de nouvelles offres et nous comptons beaucoup sur le Compte mobilité pour continuer d'avancer en ce sens. Le Compte mobilité existe aujourd'hui au format numérique. C'est une étape, puisqu'il faut également penser aux personnes quelque peu éloignées du numérique. Nous y travaillons. Je vous propose que Christophe Wolf, qui est l'un des pères du Compte mobilité, revienne un peu plus en détail sur les principes et le lancement de ce dispositif.

M. Christophe Wolf, directeur du Pôle mobilité, Mulhouse Alsace Agglomération. - Vous évoquiez en introduction une révolution du digital. Les logos que vous voyez sur l'écran sont désormais familiers à tout un chacun, ce qui témoigne de l'évolution des pratiques. Les usagers de la région utilisent désormais ces services quotidiennement pour choisir son itinéraire en voiture, trouver le trajet le plus rapide, être prévenu de la présence de radars sur la route ou encore connaître les horaires des trains.

Ces applications ne changent pas seulement nos habitudes : elles modifient la chaîne de valeur des mobilités et le positionnement des acteurs le long de cette chaîne. Quel est le positionnement des nouveaux arrivants ? Quel est le nouveau rôle des opérateurs de transport, en particulier des collectivités publiques et l'État ? Nous sommes tous obligés de repenser collectivement notre rôle dans les mobilités.

Pour Mulhouse Alsace Agglomération, dès lors qu'il est devenu une porte d'entrée pour de nombreux utilisateurs, nous estimons qu'il est de notre devoir d'utiliser le digital pour faire la promotion des mobilités les plus durables, en le mettant au service de l'intérêt général - ce qui n'est pas toujours le cas lorsque ce n'est pas une collectivité publique qui maîtrise l'outil. Il s'agit donc de simplifier l'accès à tous les services de mobilité du territoire.

Les transports urbains constituent un univers en soi, avec ses règles d'accès, ses tarifs, les lieux pour acheter des tickets. Le vélo en libre-service constitue un autre univers, de même que l'auto-partage. Chaque service représente un univers en soi et il est compliqué, pour ceux qui ne connaissent pas le service, d'y entrer. Nous souhaitions donc proposer une seule portée d'entrée vers l'ensemble des services de mobilité du territoire. Nous avons démarré en 2018. Tous les services ne sont pas encore regroupés sur notre plateforme. Celle-ci regroupe déjà le vélo en libre-service, les transports en commun et les parkings. Ceux-ci sont importants, car ils nous permettent de nous adresser aussi à ceux qui n'utilisent que la voiture. Il ne faut plus se contenter de faire la promotion des transports en commun dans les tramways, les trains et les bus : il faut aussi en parler dans les parkings. D'autres services sont proposés, comme la location de vélos longue durée et une expérimentation avec France Mobilité autour des aides auxquelles peut prétendre chaque usager en fonction de son entreprise, de sa commune de résidence et de sa situation.

Pour mettre en place ces services, il nous paraît essentiel de placer l'utilisateur au centre : il ne suffit pas de lui procurer des services, il faut être au plus près de ses besoins, dans une logique d'expérience utilisateur. Nous voyons fleurir de nombreuses expérimentations techniques nées de cerveaux d'ingénieurs (et nous sommes nous-mêmes ingénieurs) mais notre crainte était de conduire une expérimentation en laboratoire en se retrouvant in fine avec un dispositif fonctionnant mal du fait d'un décalage par rapport aux besoins réels des habitants.

Une deuxième condition de réussite nous est apparue : tisser un lien de confiance avec l'ensemble des opérateurs (par exemple Decaux pour le vélo en libre-service, Transdev pour les transports, les opérateurs de parkings), sachant que ces acteurs se vivent parfois comme concurrents. La collectivité a pour rôle de créer un climat de confiance parmi ces opérateurs afin d'avancer concrètement sur le sujet. C'est une animation opérationnelle et non stratégique, car nous sommes les seuls à pouvoir parler le langage de chacun de ces opérateurs, qui évoluent eux aussi dans des univers très différents.

Si nous avons des ambitions fortes en termes d'évolution des parts modales et de la mobilité durable, nous tenons à souligner que les outils digitaux ne remplaceront pas le vélo ni une ligne de bus. Il faut donc d'abord développer les offres de service. Pour convaincre un utilisateur de laisser sa voiture chez lui, de covoiturer ou de prendre une ligne de bus, il faut qu'il ait le choix.

Quant à la simplification de l'accès, le Compte mobilité (dans sa version 1, depuis 2018) montre que ce n'est pas parce qu'on place un couteau suisse dans la poche des habitants qu'ils utilisent toutes ses fonctions : chacun tend à conserver ses habitudes, même s'il est satisfait d'un ensemble de services, d'où la version 2 déployée actuellement du Compte mobilité. Nous sommes convaincus que pour obtenir un report modal, il faut travailler sur ce changement de comportements de mobilité, proposer des solutions beaucoup plus personnalisées et tester de nouvelles solutions plus incitatives, en créant par exemple des systèmes de fidélisation ou en s'inspirant de dispositifs qui existent dans d'autres domaines. L'on peut par exemple, pour s'adresser à une personne qui se rend chaque jour en voiture pour travailler dans un centre urbain, lui proposer d'utiliser gratuitement le tramway à l'heure du déjeuner durant une semaine, afin de lui permettre de tester cette offre. C'est quelque chose que nous ne savons pas faire aujourd'hui, car il n'existe des réductions, jusqu'à présent, dans les systèmes tarifaires des transports en commun, que pour l'achat d'un abonnement sur une durée assez longue.

Un aspect important a trait aux coopérations à nouer entre les différentes collectivités. Nous avons parfois tendance, en France, à rechercher le périmètre pertinent pour les différents services. Pour les déplacements du quotidien, le bassin de mobilité instauré par la loi d'orientation des mobilités est certainement pertinent. Celui-ci est cependant distinct pour chaque service. Le périmètre pertinent pour le vélo n'est pas le même que celui du covoiturage, de la ligne de bus ou du train. Il faut donc, à notre avis, savoir travailler à l'échelle pertinente pour chaque projet. C'est ce que nous avons essayé de faire avec toutes les intercommunalités du Haut-Rhin : nous avons cherché à construire une vision commune des mobilités pour l'ensemble des échelles, en particulier pour le covoiturage.

Nous nous sommes rendu compte, en expérimentant le covoiturage à l'échelle de l'agglomération, qu'un trajet sur deux, en covoiturage, concernait les intercommunalités voisines. Nous nous sommes donc rassemblés et de nombreuses intercommunalités ont montré de l'intérêt pour cette initiative. Il restait à déterminer comment créer un service commun sans multiplier les offres. Nous sommes parvenus à identifier les contraintes de chacun sur le plan budgétaire, sachant que certaines intercommunalités engagées dans la démarche sont de caractère très rural et ne peuvent consacrer qu'un budget limité à ce type de projet. Nous avions besoin d'une marque commune. Nous sommes finalement parvenus, en discutant avec l'ensemble des opérateurs, à créer un système « à la carte » dans lequel chaque intercommunalité peut entrer lorsqu'elle s'y sent prête. Elle entrera alors dans un dispositif cohérent à l'échelle du département, et avantageux financièrement compte tenu des tarifs que nous avons négociés, notamment pour les licences. Nous bénéficions aussi d'une aide significative de l'État puisque 50 % des dépenses sont remboursées dans le cadre du Fonds vert. Le covoiturage du quotidien fait partie de ces nouveaux services dont la porte d'entrée est souvent digitale.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Prenons connaissance maintenant des problématiques qui se déploient à l'échelle de la région avec M. Thibaud Philipps.

M. Thibaud Philipps, vice-président Transports et Mobilités Durables, Région Grand Est. - Il est intéressant d'avoir entendu la présentation de l'exemple de Mulhouse : la région étant devenue chef de file des mobilités à l'échelle du territoire régional, il faut envisager des coopérations entre les autorités organisatrices de la mobilité (AOM) locales et l'autorité organisatrice globale qu'est la région en tant que chef de file.

Le territoire du Grand-Est se compose de territoires très variés présentant différentes problématiques et il est à noter que 140 EPCI ont pris la compétence « mobilité », ce qui est assez important. Il est indispensable, dans le cadre de la coopération territoriale et pour une bonne articulation des politiques de mobilité, que les EPCI prennent cette compétence : une région aussi grande que la nôtre ne peut se substituer à eux pour des problématiques très locales. Nous pouvons agir en complémentarité, apporter des solutions et nous efforcer d'aiguiller les choix, mais nous ne pouvons nous substituer aux acteurs locaux à une échelle très fine.

Au sein de la région Grand-Est, onze bassins de mobilité ont été identifiés et délimitent des territoires qui nous semblent pertinents, regroupant des bassins de population et faisant l'objet de flux quotidiens de mobilité, sans nécessairement suivre les limites administratives des départements existants. Ils permettent de disposer de lieux de dialogue entre territoires et de réunir tous les acteurs de la mobilité au sein d'une instance qui permet de tisser des liens pertinents au-delà des frontières administratives. Dans le territoire qui est le mien, par exemple, qui est celui de l'agglomération de Strasbourg, on ne se limite pas au territoire du Bas-Rhin pour l'appréhension des mobilités du quotidien : nous allons jusqu'en Moselle, à Sarreguemines et nous tissons des liens avec le Nord-Alsace et le Centre-Alsace. Ce dialogue est indispensable, car les habitants qui vont vers l'agglomération de Strasbourg et en repartent résident dans un rayon beaucoup plus large que celui qui délimite l'agglomération de Strasbourg. Le bassin de mobilité constitue donc une échelle tout à fait pertinente pour faire advenir des accords avec les AOM locales.

Nous travaillons sur différents sujets avec la région. Le « Labo des mobilités » constitue une initiative qui me paraît intéressante : il se fonde sur le rôle de chef de file de la région pour l'intermodalité, laquelle devient indispensable pour réussir des politiques de mobilité à l'échelle d'un territoire. Nous avons la chance de regrouper dans ce « Labo des mobilités » 36 AOM, auxquels s'ajoutent des professionnels des mobilités. Nous travaillons sur différents services tels que le système d'information multimodal, portail offrant aux usagers un calculateur d'itinéraires multimodal. Du fait de la présence d'autres AOM, nous ne disposons pas seulement des données régionales (horaires des trains TER, du transport scolaire ou du transport routier de voyageurs) mais aussi de celles relatives aux services proposés à l'échelle d'un territoire, de façon à proposer une information qui tienne compte de tous les modes de transport. C'est une nécessité de plus en plus prégnante pour nos usagers que d'avoir un site internet ou une application mobile (au développement de laquelle nous travaillons encore) indiquant à la fois les itinéraires et les temps de trajet. Notre objectif est d'atteindre un niveau de performance comparable à celui d'une application qui nous semble faire référence, comme SNCF Connect. Le dispositif comportera également une centrale d'appels dédiée à nos usagers, afin que ceux-ci aient des réponses à leurs questions et puissent acheter facilement des titres de transport.

La diapositive suivante montre tous les réseaux de transport existant dans la région. Ils sont très nombreux et ont chacun leurs particularités. Il n'est pas toujours simple de conduire au niveau régional une politique devant déboucher sur un titre unique mais nous nous y employons. Nous nous efforçons de travailler avec chaque AOM afin de proposer de plus en plus un parcours « sans couture » à l'échelle de la région, avec une articulation entre l'interurbain et l'urbain. Pour faire en sorte qu'un usager, demain, prenne les transports en commun plutôt que son véhicule personnel, il faut que son parcours soit aussi simple et aussi efficace que possible. L'enjeu de la tarification représente un défi de taille également, comme l'a signalé l'agglomération de Mulhouse : les modes de construction des grilles tarifaires sont rarement les mêmes et le principe qui prévaut en France, consistant à payer son transport a priori, pose un certain nombre de difficultés.

La carte Simplicités, qui existait depuis 2007 dans l'ex-région Lorraine, a constitué une bonne base de départ pour notre démarche. Elle est aujourd'hui acceptée et distribuée dans douze réseaux urbains, ce qui inclut les départements 54 et 57. Nous travaillons avec différents territoires, dans le reste de la région, afin d'étendre le périmètre de fonctionnement de la carte. Les usagers peuvent ainsi bénéficier d'un support unique sur lequel peuvent être chargés différents titres de transport.

Enfin, nous avons développé le code-barres 2D, car nous nous sommes rendu compte que si la carte matérialisée présente un grand intérêt, elle impose parfois à nos partenaires d'adapter leurs systèmes de validation de la billettique, ce qui constitue une contrainte assez lourde. L'interopérabilité n'est pas toujours parfaite non plus. Notre objectif était donc de trouver le support le plus simple, grâce à la digitalisation, ce qui a donné naissance au code-barres 2D. Popularisé notamment durant la crise sanitaire, ce dispositif est désormais très connu de nos usagers, qui se le sont fortement approprié. Il permet d'agréger différentes briques du réseau de transport et d'aller d'un point à un autre sans nécessairement avoir besoin d'outils spécifiques : le code-barres 2D présente l'avantage de simplifier les contrôles puisqu'il suffit d'une application sur un smartphone et d'un lecteur de code-barres pour contrôler un titre de transport. C'est donc une solution beaucoup plus simple que si l'on devait disposer d'une carte à puce comme la carte Simplicités. D'autres systèmes adoptent le modèle RFID, qui est une autre technologie.

Parallèlement, nous essayons de faire en sorte que les territoires puissent commencer à distribuer nos titres de transport. Cela s'est traduit par l'ouverture de la prise TER avec la SNCF afin de permettre la distribution des titres de transport des TER au sein des territoires. Les échanges entre les territoires et la région sont donc essentiels afin d'assurer, au niveau régional, une mobilité aussi simplifiée que possible.

Mme Claire Heidsiek, directrice Territoires Innovation et Nouvelles Mobilités, Région Grand Est. - Nous vous avons présenté les développements innovants (car tel est le thème de cette table ronde) concernant les réseaux urbains qui ont déjà un réseau de transport collectif. Nous avons à coeur, au sein de la région, d'accompagner et de faire monter en compétences tous ces territoires qui ont pris la compétence mobilité, ce qui représente plus de 100 EPCI. Il faut d'abord leur faire connaître ces outils mais aussi les accompagner différemment vers d'autres modes de mobilité. Nous avons mis en place un Plan Vélo régional très ambitieux. Nous avons des projets d'accompagnement du covoiturage et en matière de transport à la demande. Ces offres peuvent aussi constituer des alternatives à des offres de transport collectif massifié pour ces territoires plus ruraux. Faire connaître et coordonner l'offre est essentiel : même avec une offre de qualité existante, si celle-ci n'est pas coordonnée avec les offres entrantes et sortantes, on ne parvient pas à faire du « bout en bout » de manière fluide pour les usagers. Nous nous efforçons, à l'échelle régionale, d'emmener avec nous l'ensemble des territoires peu denses et ruraux afin de n'oublier personne, en tant que chef de file des mobilités. La loi d'orientation des mobilités a justement défini ce rôle de façon à ne laisser personne de côté parmi les territoires.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Monsieur Chanut, pouvez-vous nous dire de quelle façon vous appréhendez ces enjeux au sein du CEREMA ?

M. Stéphane Chanut, responsable du programme national "Mobilités", Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA). - Merci d'avoir convié le CEREMA à cette table ronde. Nous sommes très heureux d'avoir l'occasion, avec Gérôme Charrier, connecté à distance, d'échanger sur le sens et le dynamisme de l'innovation en matière de mobilité.

Deux enjeux structurants doivent, à nos yeux, guider l'innovation en matière de mobilités:

• atteindre les objectifs ambitieux - mais impératifs ! - de décarbonation du secteur des mobilités et réduire ses émissions et ses externalités ;

• permettre de déployer des solutions de mobilité pour tous dans tous les territoires (zones urbaines, périurbaines, zones peu denses).

Le contexte actuel est favorable et stimulant à l'innovation pour les mobilités. Nous constatons un fort dynamisme de l'écosystème d'innovation (acteurs économiques, appétence des collectivités publiques, guichets de financement qui soutiennent la recherche et l'innovation), sur fond de montée en puissance de la révolution digitale. Le numérique révolutionne l'usage des données, permet de concevoir différemment les véhicules et d'envisager la proposition de services d'information de façon très diversifiée, ce qui est encore renforcé aujourd'hui avec le développement de techniques d'intelligence artificielle et d'automatisation.

Rappelons les facilités ouvertes par la loi d'orientation des mobilités. On pense immédiatement au soutien au déploiement de services numériques et de nouveaux modes de mobilité, mais je voudrais également souligner l'impulsion donnée par cette loi à l'élargissement et à la structuration des compétences de mobilité, ce qui a permis de repenser les mobilités sur les territoires et d'aller vers des services innovants. Ces dernières années ont aussi conduit à un changement de regard propice à l'innovation sur nos systèmes de mobilité, par la prise de conscience du poids du transport dans les émissions de gaz à effet de serre et la nécessité de changer de paradigme en soutenant des changements importants dans les mobilités quotidiennes. L'épisode de la pandémie a aussi accéléré ce changement de regard sur un certain nombre de pratiques et de modes de transport (vélo, télétravail, chaînes logistiques...).

Tout ceci fixe un cap clair quant aux finalités que doivent poursuivre les innovations en mobilité :

• contribuer à la transition écologique des transports ;

• apporter des solutions en termes de desserte et de cohésion sociale et territoriale.

Ces deux objectifs doivent aller de pair pour faire advenir une transition écologique efficace et juste.

Je voudrais également souligner la nécessité de penser la diversité de l'innovation. Celle-ci est souvent synonyme de technologie mais nous avons également besoin d'innovations organisationnelles, sociales, territoriales, servicielles. Nous voyons, au CEREMA, à travers notre accompagnement au quotidien, l'importance du pilotage par les usages afin que l'innovation soit agile, adaptable et que les territoires puissent se l'approprier en fonction de leurs besoins.

Quant aux types d'innovations qui peuvent se déployer actuellement, il existe bien sûr de nouveaux modes qui tentent de répondre à des besoins spécifiques des territoires. De nouveaux objets peuvent répondre à des besoins particuliers, à l'image du transport par câble en milieu urbain, qui va répondre à des problématiques de dénivelé ou de coupure urbaine. Des services de trottinettes en libre-service peuvent servir, dans certains cas, la mobilité du dernier kilomètre. Des modes se réinventent aussi et font l'objet d'une réappropriation dans la mesure où ils répondent à des besoins qui se font jour dans des termes nouveaux. Dans cette catégorie entrent par exemple la renaissance des modes actifs et la redynamisation des petites lignes ferroviaires.

L'innovation en mobilité peut aussi se traduire par de nouvelles approches énergétiques, tant la transition énergétique du secteur des transports est cruciale (électrification, capacité d'usage de l'hydrogène, recherche de nouveaux carburants alternatifs).

L'innovation peut passer par la promotion et la facilitation de nouvelles approches et du partage des véhicules. Le covoiturage de courte distance fait l'objet de nombreuses expérimentations de divers modèles pour atteindre l'efficience. L'auto-partage et la mutualisation des flux logistiques sont aussi en bonne place parmi les thèmes de recherche et de travail du secteur.

Les innovations actuelles portent également sur le développement d'outils de coopération pour faire advenir de nouvelles pratiques et de nouveaux comportements des usagers. Mulhouse Alsace Agglomération l'a évoqué à travers des approches numériques de type « MaaS » pour proposer des parcours intégrés de l'information à l'achat en passant par la réservation. Nous avons évoqué la tarification intégrée. Plus généralement, il s'agit de faciliter l'intermodalité et le changement d'usage afin que les usagers puissent définir leur parcours « porte à porte » avec des modes adaptés. En découle un fort besoin de travail collectif et de coopération, comme cela a été souligné à juste titre.

Enfin, l'innovation peut prendre la forme de développements de nouveaux véhicules, afin de limiter les impacts environnementaux. Citons par exemple la diversification des types de vélos, les réflexions sur le train léger innovant (notamment pour les petites lignes ferroviaires) et, de façon encore plus émergente, des réflexions sur des véhicules intermédiaires entre le vélo et la mini-voiture ou encore du transport public modulaire personnalisé, à l'image des petites capsules d'Urbanloop actuellement testées dans la région Grand-Est.

J'ai volontairement brossé ce panorama à travers une classification pouvant faire écho à des leviers de décarbonation des mobilités, car tel est l'objectif qui doit principalement guider les innovations :

• le report modal ;

• le remplissage des véhicules ;

• la transition énergétique ;

• la sobriété des usages et des véhicules.

Nous devons aussi penser en système et faire émerger des innovations qui répondent à ces différents leviers pour se déployer efficacement, en alliant des enjeux d'infrastructure, de services et d'usage. Par ricochet se dessine la nécessité d'associer, dans leur conception et leur mise en oeuvre, les différentes parties prenantes et d'avoir un travail collectif et coopératif autour de leur mise en oeuvre.

Les innovations s'entendent en termes de solutions de transport mais elles portent aussi sur les outils de connaissance et d'aide à la décision alimentés par les nouvelles données numériques, les capacités de suivi en temps réel et de visualisation des données. Ce sont des aides pour les usagers dans leurs déplacements au quotidien mais aussi pour les gestionnaires dans le pilotage des systèmes de transport en temps réel. Les innovations portent aussi sur les capacités d'analyse et d'aide à la décision pour l'organisation des mobilités.

Elles permettent de se rendre compte des bassins de mobilité vécus et de conduire des analyses territoriales mettant en évidence la géolocalisation des émissions, de façon à réfléchir à la mise en place de politiques publiques à ces endroits. Elles peuvent constituer le socle d'une réflexion sur l'articulation entre les politiques d'aménagement du territoire et de déplacement. Elles portent aussi, directement auprès des usagers et des citoyens, sur l'accompagnement des changements de comportements et de pratiques, au travers de techniques d'intelligence collective et coopérative (jeux sérieux, hackathons, accompagnements individualisés permettant de tester de nouvelles pratiques...).

L'innovation sur les solutions de mobilité doit enfin porter sur l'adaptation de ces solutions au changement climatique. Il est déjà temps de réfléchir au rafraîchissement des espaces piétons et cyclables, à l'adaptation des horaires, à l'organisation du télétravail, bref de penser un système de mobilité qui soit résilient et dont la continuité puisse être assurée, même lors d'épisodes climatiques difficiles.

Les politiques de mobilité et les innovations en mobilité sont par ailleurs en interaction avec d'autres politiques publiques. Il faut les penser en complémentarité et en synergie. Ces innovations vont faire naître des questions en termes d'innovation industrielle, d'attractivité touristique, de solidarité (à travers par exemple la tarification solidaire) ou encore des interrogations croisant les politiques locales d'énergie (puisqu'il s'agira d'identifier les sources locales d'énergie qui permettront d'alimenter les systèmes de transport) et invitant à repenser l'articulation des politiques d'aménagement du territoire et de mobilité. C'est à travers cette articulation que nous atteindrons, à long terme, une sobriété intrinsèque de nos systèmes de déplacement, en favorisant les trajets de proximité.

Nous identifions finalement trois conditions clés pour réussir les mobilités :

• la nécessité de mener une concertation et d'associer toutes les parties prenantes dans des approches collaboratives en se plaçant au plus près des usages ;

• ne pas hésiter à expérimenter et à évaluer : nous sommes dans une période de transition, d'adaptation des mobilisations et nous avons besoin de tester, d'adapter et réadapter pour coller aux besoins ;

• inscrire l'innovation dès l'amont dans le projet de territoire, afin de la pérenniser et de l'intégrer dans les différentes politiques publiques.

Ces sujets d'innovation et d'expérimentation sont au coeur des missions et de l'expertise du CEREMA, en tant qu'expert public auprès de l'État et des collectivités pour le soutien au déploiement des politiques publiques (appui aux expérimentations et évaluation, capitalisation des expériences, inscription des innovations dans les projets de territoires).

C'est la raison pour laquelle nous sommes l'un des partenaires de la première heure de la démarche France Mobilité qu'a évoquée Pierre-Yves Appert. C'est aussi dans cet esprit que nous nous investissons fortement auprès de l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) dans les programmes territorialisés comme « Action Coeur de Ville », « Petites Villes de Demain » ou « Avenir Montagne », pour porter l'innovation dans les mobilités. Nous apportons aussi un soutien aux acteurs économiques à travers deux dispositifs dédiés. L'Institut Carnot permet de mettre en lien nos équipes de recherche avec des acteurs économiques pour faciliter le passage de leurs solutions de la recherche à l'innovation. Le dispositif d'accompagnement CeremaLab, plus centré sur les start-up et les PME, permet d'accélérer leurs projets, de les faire maturer et de faciliter l'identification dans les territoires de cas d'usage.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Merci à toutes et tous pour ces éclairages. J'ouvre le débat.

M. Hervé Gillé. - Il manque aujourd'hui, me semble-t-il, une sorte d'état des lieux pour voir où nous en sommes, notamment en termes d'intermodalité et d'interopérabilité. Nous voyons se mettre en place des expériences judicieuses. Néanmoins, n'y a-t-il pas un danger à voir grandir une multitude d'expériences assez différenciées sur le territoire national et n'y a-t-il pas des trajectoires partagées que nous pourrions conforter ?

En termes d'aménagement du territoire, de coordination et de complémentarité, il n'y a pas aujourd'hui de schéma de mobilité intégrée sur le territoire national, ou très peu. Si la région est compétente et chef de file pour les mobilités, il y a très peu de schémas de mobilité déclinés, notamment au niveau départemental, en interaction avec les communautés de communes qui ont pris cette compétence. Or, pour développer l'interopérabilité et l'intermodalité, cela doit être une évidence : nous partons de la commune ou de la communauté de communes pour se rattacher ensuite à la commune-centre ou à la métropole dans les meilleures conditions possible. Cette vision planifiée n'apparaît pas clairement. Elle ne me paraît pas suffisamment développée dans une logique stratégique au plan national et cet élément est peu apparu dans les exposés que nous venons d'entendre.

Un autre sujet est peu évoqué, considérant qu'il concerne après-demain plutôt que demain. Pour autant, en Chine circulent déjà des taxis autonomes. Quand ceux-ci viendront-ils en France ? Nous connaissons les questions qui se posent autour du véhicule autonome. Avec la montée en puissance de l'intelligence artificielle et du numérique, ces innovations vont de toute façon surgir et certainement bouleverser le monde des mobilités. Ce sujet fait-il partie de vos réflexions ?

M. Pierre-Yves Appert. - Il existe tout de même des outils de planification pour la coordination de toutes les offres de transport locales avec le plan de mobilité au niveau des AOM et le Schéma Régional d'Aménagement de Développement Durable et d'Égalité des Territoires (SRADDET) au niveau régional. Ces schémas sont censés s'articuler et s'emboîter. Cette approche de planification a ses limites, mais elle existe.

M. Hervé Gillé. - Voyons ce qu'il en est sur le terrain : il existe une très forte hétérogénéité, avec un vrai décrochage, entre la vision locale et la vision régionale.

M. Pierre-Yves Appert. - C'est la raison pour laquelle la loi d'orientation des mobilités a créé un outil de coopération entre le niveau régional et le niveau local, à savoir le contrat opérationnel de mobilité, qui se veut concret et axé sur ces questions d'intermodalité. Il peut permettre, par exemple, d'améliorer des correspondances entre des trains et des bus locaux. Ces contrats n'ont pas encore réellement émergé. L'un d'eux a été signé récemment en Pays de la Loire. Nous espérons qu'ils vont décoller, car ils ont été créés il y a trois ans déjà. La démarche fut un peu longue car il fallait que les régions élaborent en premier lieu leur bassin de mobilité. Elles doivent ensuite élaborer ces contrats de mobilité dans chacun des bassins. Nous estimons qu'ils devraient être assez rapidement délimités dans chacune des régions. Plus de la moitié des régions ont dû le faire à ce jour.

Je ne dis pas que l'État n'a pas son rôle à jouer mais, s'agissant de politiques décentralisées d'intérêt local et les régions ayant le rôle de chef de file, l'État n'intervient que lorsque c'est nécessaire. Nous estimons que la question de la tarification incombe plutôt aux AOM. En ce qui concerne la billettique, dans la mesure où cela soulève la question de la simplicité et de la fluidité du parcours client, le ministre s'est saisi du sujet et a lancé un programme de titre unique auquel nous travaillons avec les régions. Il faudrait éviter le cas de figure dans lequel l'usager aurait à brandir trois cartes différentes pour se rendre d'un point à un autre du territoire. Ce sujet est bien pris en compte.

M. Christophe Wolf. - La distinction entre les trajets de longue distance et de courte distance, que vous avez faite dans votre introduction, me paraît essentielle, car à l'échelle des déplacements du quotidien, c'est le bassin de mobilité qui est pertinent et non la carte régionale des déplacements. Les sujets d'intermodalité (trajets complexes tels que train+tram+bus) sont pertinents pour les longues distances mais il faut s'attacher, pour les trajets du quotidien, à la multimodalité : comment faire en sorte que quelqu'un utilise parfois sa voiture, d'autres fois un transport de bout en bout, parfois le vélo ? On consacre beaucoup d'énergie à l'intermodalité et à l'interopérabilité, pas suffisamment à la multimodalité, c'est-à-dire la combinaison des différents modes de transport qu'on utilise au cours de la semaine.

Le billet unique me paraît une démarche importante lancée par le ministre des transports. Nos voisins suisses disent que les clients ne veulent pas acheter un ticket mais voyager - de même qu'on dit, dans le domaine de l'énergie, que l'énergie la plus propre est celle qu'on ne consomme pas. Si l'on peut voyager sans avoir à acheter un ticket, c'est là que ce sera vraiment facile.

M. Stéphane Chanut. - Il est vrai qu'il existe un foisonnement des expérimentations. Tout l'enjeu consiste effectivement à en dresser un panorama pour les capitaliser. Un recueil de l'ensemble des solutions a été créé dans le cadre de France Mobilité, pour les faire connaître mais aussi les hiérarchiser, identifier ce qui fonctionne le mieux et identifier les meilleurs cas d'application. C'est l'un des rôles du Conseil scientifique de France Mobilité.

Au CEREMA, nous aimons aussi proposer des accompagnements collectifs de collectivités autour d'un même sujet (par exemple le déploiement de lignes de covoiturage de courte distance) afin de nourrir l'échange d'expériences entre pairs et construire des schémas collectifs qui puissent ensuite être facilement dupliqués.

Effectivement, les véhicules autonomes font naître de grands espoirs. Comme pour tous les autres systèmes innovants, la question porte sur leur intégration dans le mix des solutions de mobilité et la façon dont ils viendront en complément des solutions existantes : est-ce pour le dernier kilomètre et de quelle façon cette offre va-t-elle compléter les offres de transport collectif ? Je pense que le déploiement du véhicule autonome en tant que tel devra être guidé par la puissance publique, car la mobilité autonome sera utile si elle est partagée, si elle fait apparaître des navettes partagées et se traduit par un partage de l'espace public. Ce sont là des enjeux essentiels.

M. Pierre-Yves Appert. - Depuis quelques années, on sort d'un modèle quasiment unique dans lequel l'autorité organisatrice organisait elle-même, dans le cadre d'une délégation de service public (DSP) l'ensemble des services. Aujourd'hui émergent des services sous des formes assez différentes, tels que le covoiturage, qui peut avoir différents statuts (public ou privé). Souvent, la sphère publique intervient et subventionne ces dispositifs, mais il existe des logiques différentes qui impliquent de trouver de nouveaux montages d'association avec des services privés. Nous verrons ce qu'il en est pour le véhicule autonome. Peut-être pourra-t-il intégrer une DSP, auquel cas nous voyons de quelle façon il pourrait s'insérer dans l'offre actuelle. Il pourrait aussi se développer de façon parallèle et alors soulever quelques problèmes. Nous l'avons vu avec l'exemple de la trottinette, dont la mise en place par des acteurs privés n'a pas toujours été pensée en articulation avec les politiques locales de déplacement pilotées par l'AOM.

Mme Claire Heidsiek. - Les outils digitaux sont essentiels, notamment en milieu urbain, car ils sont attendus par les usagers. M. Wolf parlait de multimodalité. Il est important en effet d'avoir le choix et d'avoir connaissance de celui-ci. Pour autant, comme vous l'avez indiqué en introduction, il y a une forte proportion de trajets effectués en voiture et, pour de nombreux trajets, il n'y a pas encore d'autre choix que la voiture. Il faut donc souligner le caractère essentiel des bassins de mobilité. Leur définition peut paraître lente depuis le vote de la loi d'orientation des mobilités, puisqu'ils sont seulement en train d'émerger dans les différentes régions. Ils représentent néanmoins une chance importante de dialogue avec ces territoires ruraux qui ne sont pas encore structurés autour de la mobilité et qui n'ont parfois aucun ETP dédié à ces sujets, pour faire de la mobilité le sujet de tous, chacun prenant sa part du travail.

En région Grand-Est, nous avons fait le choix d'inciter les territoires, notamment ruraux, à prendre la compétence de mobilité, ce qui n'a pas été le choix de l'ensemble des régions. Sur 150 EPCI, seulement dix n'ont pas pris la compétence de mobilité. Notre rôle de chef de file est d'accompagner tous ces acteurs afin de faire de la mobilité un sujet dont chacun s'empare. Cela prend du temps car ce sont des sujets nouveaux pour ces territoires, mais il faut prendre ce temps de coordination pour faire monter en compétence tous ces acteurs. Des exemples d'utilisation des outils digitaux sont souvent cités, venant de Suisse ou des pays du Nord. Il faut avoir à l'esprit que ces pays sont parfois plus petits que nos régions. Nous travaillons fortement avec l'Association des Régions de France de façon à mutualiser ces outils avec les régions limitrophes afin de faciliter tous ces trajets.

Mme Muriel Jourda. - Merci à tous les intervenants pour leurs éclairages. Il faut effectivement avoir des transports qui correspondent aux besoins exprimés, faute de quoi ces politiques n'auraient pas de sens. Telle est la logique des « territoires de mobilité », dont les frontières ne sont pas les limites administratives. Parfois, les schémas sont tout à fait séduisants sur le papier. Je vis dans un territoire où de très beaux schémas, prévoyant de l'intermodalité, plaisaient beaucoup aux services mais ne correspondaient pas aux usages. Pour avoir beaucoup pris les transports en commun, je me suis longuement battue sur le sujet. Il semblait que les services, qui prenaient moins les transports que moi, savaient mieux que moi et ils ont finalement beaucoup influencé les élus.

Cela me paraît donc un sujet crucial. Lorsque les usagers répondent à un questionnaire, ils mettent souvent en avant des éléments dont ils peuvent penser qu'on a envie de les entendre. Nous sommes tous en faveur du développement durable, nous faisons du compost et nous agissons tous de façon merveilleuse, mais la réalité n'est pas celle-là. Comment avez-vous fait, en particulier au sein des collectivités territoriales, concrètement, pour avoir une quasi-certitude du fait que ce qui était proposé était conforme à la réalité des besoins, sans vous fier aux déclarations d'intention des uns et des autres ?

M. Thibaud Philipps. - Nous partons toujours des besoins des territoires. Comme le soulignait Claire, notre travail consiste à accompagner les territoires à l'échelle la plus proche de nos concitoyens. Nous percevons leurs besoins et comprenons la nécessité de simplifier. Il existe différents organes de dialogue avec les usagers et les associations qui les représentent. Il faut toujours repartir des remarques, difficultés et doléances, de l'usager pour proposer des services qui soient conformes à leurs attentes et à celles des territoires, sans tracer de grandes perspectives ou de grandes cartes qui ne feraient plaisir qu'aux décideurs, sans être attendus sur le territoire. C'est un effort permanent de dialogue avec le territoire et avec les usagers. Nous nous y employons en mettant en place, par exemple, des comités de lignes et des COREST (comités régionaux des services de transport, structures de travail avec les usagers à l'échelle d'un bassin de vie sur la problématique ferroviaire).

Je crois beaucoup aussi aux bassins de mobilité, qui ont mis du temps à se mettre en oeuvre, car il n'est pas facile d'associer des territoires pour dessiner d'un trait de crayon ce bassin de mobilité. Celui-ci doit correspondre à une réalité vécue par les territoires. Puis viendront les contrats opérationnels qui permettront d'aller dans un sens défini. Nous rencontrons effectivement une difficulté, car nous manquons d'outils pour avoir une évaluation de l'utilité d'un service, comme pourrait l'avoir une entreprise vis-à-vis d'un service qu'elle propose. Nous devons beaucoup plus travailler sur la donnée afin de s'adapter davantage aux besoins du territoire.

Mme Muriel Jourda. - J'entends ce travail avec les usagers, qui est à saluer. La question, me semble-t-il, consiste cependant à conquérir de nouveaux usagers et à faire en sorte que les gens utilisent moins leur voiture. Dans ma région, où il n'y a pas de grandes villes, je croise, dans les transports en commun, les écoliers et les personnes qui n'ont tout simplement pas les moyens d'avoir une voiture. J'ai fait ce constat durant des années. Comment capter, dès lors, de nouveaux usagers et comment connaître précisément leurs besoins ?

M. Pierre-Yves Appert. - Pour connaître les besoins, nous devons disposer de données. Il existe une enquête « mobilité des personnes » réalisée tous les dix ans, ce qui est insuffisant. L'on peut réaliser des enquêtes sur les déplacements des ménages mais ce sont des dispositifs lourds et coûteux, qui ne peuvent être réitérés tous les ans. Une révolution est en cours avec les données de trace, c'est-à-dire les données de positionnement des mobiles et les positions GPS enregistrées dans les téléphones mobiles. Tout ceci fournit des données extrêmement riches et c'est un nouveau champ en train de s'ouvrir, que nous commençons seulement à exploiter. Nous allons notamment y travailler avec le CEREMA.

Mme Claire Heidsiek. - Effectivement, l'accès à ces données constitue une révolution. Nous les avons utilisées notamment pour définir les bassins de mobilité, même si ce travail s'est fait en concertation avec les collectivités, en veillant à préserver les dynamiques locales qui existaient. L'exploitation de telles données permet parfois de transcender des idées reçues telles que « notre territoire n'a rien à voir avec celui-ci ». Si, l'analyse des traces mobiles montre qu'il y a beaucoup de liens.

Nous faisons aussi un travail de corrélation entre notre offre de transport et ces traces mobiles afin de déterminer si les potentiels captables, sur la base de l'offre existante, peuvent être améliorés. En région Grand-Est, nous allons mettre en place, d'ici le début de l'année prochaine, un portail des mobilités qui mettra ces données à la disposition des services régionaux pour nos propres usages et à la disposition des territoires qui souhaitent mieux connaître leurs mobilités à l'échelle locale, afin que chacun puisse bâtir la meilleure offre en fonction de la réalité des déplacements et favoriser une meilleure coordination entre les différentes offres. Cela peut sembler prendre du temps, mais une progression réelle est en cours et c'est une révolution en marche.

M. Stéphane Chanut. - Il faut également signaler le travail réalisé avec les employeurs d'un territoire. Nous savons que les trajets domicile-travail sont structurants, notamment pour les routines. Il existe toujours des pôles générateurs de déplacement et le travail réalisé auprès des employeurs permet, à travers les « plans de mobilité employeurs », d'effectuer un travail de sensibilisation, de prise de conscience des trajets et de structurer ou initier, lorsque c'est pertinent, des changements de pratiques qui peuvent ensuite rejaillir sur les pratiques quotidiennes de mobilité des habitants.

M. Pierre-Yves Appert. - La loi a prévu l'instauration de « comités des partenaires » qui rassemblent, autour de chaque AOM, des représentants des usagers et des employeurs. Il est important que ces comités voient le jour.

M. Antoine Lefèvre, vice-président. - Merci à nos invités. Ce sont des sujets passionnants. Nous sommes sensibles, au sein de la délégation aux collectivités territoriales, à ce que madame Heidsiek indiquait et à l'invitation à ne pas oublier les ruralités. Le défi ne semble pas toujours facile à relever, notamment pour la mise en place d'applications. Les nouvelles technologies et les nouvelles mobilités doivent aussi s'appuyer sur de nouvelles mentalités et il ne faut pas s'interdire de développer de nouvelles solutions en ruralité.

Monsieur Chanut, vous avez évoqué à travers plusieurs exemples les nouvelles applications technologiques. Vous avez fait référence à l'intelligence artificielle. Nous participons tous à la réflexion sur ce sujet à travers divers groupes de travail. Avez-vous des exemples très concrets de ce qui pourrait être amélioré demain grâce à l'intelligence artificielle dans différentes applications?

M. Stéphane Chanut. - Ce sera très lié aux usages numériques, notamment pour la connaissance des mobilités, qui est souvent imparfaite. Par ailleurs, nous assistons à un foisonnement des sources de données. L'intelligence artificielle va nous aider, en partie, à la fusion de ces sources et à leur analyse.

L'intelligence artificielle peut aussi contribuer à optimiser un certain nombre de systèmes de déplacement pour les rendre plus sobres et plus efficaces du point de vue énergétique. De petites capsules modulaires pourraient par exemple répondre à des besoins de déplacement en fin de ligne de transports collectifs et desservir des lieux diffus. On peut imaginer des dispositifs pilotés par une intelligence artificielle pour apporter un petit véhicule à la demande ou en fonction des horaires. Ce champ est en train de se développer et il est difficile de percevoir tout le potentiel d'innovation qu'il recèle. Je vois deux axes particuliers d'application de l'intelligence artificielle : les applications numériques et l'optimisation du positionnement des systèmes de transport.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Vous évoquiez, monsieur Philipps, les onze bassins de mobilité dans le Grand-Est. Cela ne correspond-il pas à la carte des départements ?

M. Thibaud Philipps. - Pas tout à fait. Nous avons dix départements en Grand-Est. Ces deux cartes ne sont pas complètement différentes mais elles ne se superposent pas parfaitement : nous sommes allés un peu plus loin que les limites administratives, dans certains cas, pour tenir compte des réalités du bassin de mobilité.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Ne pensez-vous pas, au regard de la loi NOTRe, qui a donné la compétence principale de mobilité aux régions, que les départements auraient pu se voir reconnaître une compétence partagée ? Je vois bien, dans mon département, qu'il est parfois difficile d'inciter nos concitoyens à utiliser les transports en commun. Il faut faire du rabattement vers les gares pour être vertueux en termes de bilan carbone. Cela présente une grande difficulté dans les territoires à faible densité et à faible peuplement. La trottinette ne peut être une solution pour ces territoires.

Le rabattement vers les transports en commun suppose aussi qu'il existe des services de qualité. Or, nous rencontrons avec la SNCF un certain nombre de difficultés (nombre de dessertes, horaires, grèves). En l'absence de services de qualité, nous ne pourrons obtenir satisfaction. On propose aujourd'hui une compétence aux communautés de communes. Pensez-vous par exemple qu'un EPCI de 10 000 habitants peut avoir une compétence en matière de transport pour améliorer le rabattement ?

M. Thibaud Philipps. - Je passe beaucoup de temps au sein des territoires, en particulier au contact des territoires ruraux, car j'estime que c'est là que se trouve particulièrement l'enjeu d'organisation de la mobilité et que la région peut apporter un vrai « plus ». Il y a différents modes de transport sur lesquels nous pouvons travailler : le transport à la demande, la mise en oeuvre d'un schéma cyclable (le vélo électrique permettant de faire du rabattement de façon assez intéressante)... Il est vrai que la qualité du service sera déterminante pour attirer de nouveaux usagers. Force est de constater que le service proposé par la SNCF n'est pas satisfaisant aujourd'hui. Nous constatons parfois un taux de près de 10 % de suppressions de trains et 15 % de trains qui arrivent en retard. Ce n'est pas de nature à convaincre les usagers de se fier au train pour se rendre au travail. Il faut absolument fiabiliser l'offre.

M. Laurent Somon. - Vous avez évoqué tout à l'heure la « réhabilitation » des petites lignes de chemin de fer. Pouvons-nous vraiment y croire ?

M. Stéphane Chanut. - Il faut regarder les situations au cas par cas. Le CEREMA a déployé un outil d'aide à la décision quant au potentiel de desserte des petites lignes ferroviaires. Il faut examiner ces enjeux en tenant compte de l'offre qui existe déjà. Nous sommes convaincus que, dans un certain nombre de cas, même si un effort conséquent de remise à niveau des infrastructures sera indispensable, c'est l'un des leviers pouvant être actionné pour apporter des solutions dans les territoires ruraux. Cela nécessite de repenser le système avec de nouveaux matériels, de nouveaux services et, sans doute, une façon plus agile d'exploiter le service.

M. Pierre-Yves Appert. - On peut rappeler que le législateur s'est plutôt focalisé sur le binôme région-intercommunalité pour l'organisation des transports. Il est donc normal que les départements ne soient pas en première ligne. Il est vrai néanmoins qu'ils ont un rôle important en milieu rural. Ils ont des compétences qui concourent directement à la mobilité, en particulier la voirie, mais aussi les collèges : ceux-ci peuvent induire des choix de déplacement autres que la voiture pour les collégiens, même si cela peut poser des problèmes de sécurité évidents, ce qui rejoint les questions liées à la voirie. Les départements copilotent par ailleurs, au titre de leurs compétences sociales, les plans d'action communs en matière de mobilité solidaire - autre outil de dialogue qui peine quelque peu à voir le jour. Les départements peuvent être associés aux contrats opérationnels de mobilité. Il est possible enfin de créer des syndicats mixtes de coordination (dits syndicats mixtes SRU) qui peuvent aider à embaucher un technicien, pour faciliter le travail d'ingénierie. Ces structures peuvent d'ailleurs percevoir le versement mobilité additionnel. Il peut s'agir d'une solution pour les zones rurales.

Mme Claire Heidsiek. - Je reviens sur votre question relative à ce que peut réellement proposer un EPCI de 10 000 habitants. J'ai l'intime conviction que chacun peut faire sa part, comme le colibri. Dès lors qu'on sait se coordonner, on peut faire advenir un dispositif aussi mutualisé que possible. Le nerf de la guerre est le modèle économique des mobilités, même si nous ne l'avons pas évoqué au cours de cette table ronde. Il représente un défi pour l'ensemble des structures. S'agissant des régions, on peut rappeler le coût des péages du ferroviaire, le coût de maintenance des matériels roulants ou celui, très élevé, de l'entretien du réseau ferroviaire, qui est en mauvais état. C'est aussi une question pour les EPCI. Il faut utiliser au mieux chaque euro dédié à la mobilité pour offrir le service le plus performant possible. Le dialogue est essentiel au sein des bassins de mobilité, car c'est en parlant ensemble des besoins des habitants que l'on créera le meilleur système, répondant aux besoins de la majorité des habitants.

M. Laurent Burgoa. - Suite à l'excellent rapport de notre collègue Philippe Tabarot, j'aimerais savoir ce que vous pensez des zones à faibles émissions (ZFE).

Il faudrait que les collectivités territoriales aient des politiques innovantes en matière de mobilité, mais comment cela pourrait-il être le cas alors que l'État leur a retiré la prérogative de levée directe de l'impôt ?

M. Pierre-Yves Appert. - Nous n'allons peut-être pas entrer ici dans le débat sur les ZFE. Sans doute ne faut-il pas opposer les modes. Dans le cas du covoiturage, si la voiture peut jouer un rôle, un travail est aussi à réaliser pour mieux la remplir. Nous insistons sur le fait qu'il ne faut pas seulement se focaliser sur le verdissement des véhicules, car tout le monde n'aura pas les moyens d'acheter une Tesla. C'est l'occasion de se demander quelles alternatives sont proposées, notamment pour les habitants des territoires périurbains qui doivent se rendre dans les ZFE. Le Fonds vert permet d'allouer des financements modestes mais réels. Nous l'avons vu pour le covoiturage. Cela fait partie des initiatives que nous essayons d'encourager, car ce doit être l'occasion d'améliorer ces alternatives à la voiture pour l'accès aux métropoles.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Merci à tous. Bravo pour le travail réalisé en région Grand-Est, qui peut en effet faire figure d'exemple. Notre région Centre-Val de Loire pourrait s'en inspirer. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire.

Examen du rapport d'information relatif à la certification des comptes des collectivités territoriales

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Nous allons entendre les conclusions de notre collègue Christine Lavarde à l'issue de sa mission d'information relative à l'expérimentation de la certification des comptes des collectivités territoriales. Comme vous le savez, cette expérimentation a été prévue par la loi NOTRe et son bon déroulement confié à la vigilance de la Cour des comptes. Il y a quelques semaines, la Cour a rendu public son rapport sur le bilan de cette expérimentation.

Au contraire de l'État, de la Sécurité sociale ou encore des hôpitaux, les collectivités locales sont les dernières entités publiques à ne pas avoir d'obligation en matière de certification, laquelle ne relève pas des juridictions financières mais de l'expertise des commissaires aux comptes. Le rapport de Christine Lavarde tombe à point nommé, entre celui de la Cour des comptes et celui attendu du Gouvernement, qui doit remettre ses conclusions prochainement au Parlement. Notre délégation est soucieuse d'encourager toutes les avancées au bénéfice des collectivités et de la démocratie locale.

Dans le même temps, elle mène une lutte pied à pied contre l'inutile complexité et l'excès de normes s'imposant aux collectivités. Mais dans lequel de ces deux camps se situe la certification des comptes ? Faut-il y voir un apport dans le sens de la modernisation de la gestion de nos communes ? Contribue-t-elle à une meilleure lisibilité des comptes par le citoyen intéressé à la chose publique, ou représente-t-elle une contrainte supplémentaire lourde et coûteuse à la charge des collectivités qui s'y soumettraient ?

Je ne doute pas que notre collègue Christine Lavarde saura éclairer notre jugement et formuler des propositions équilibrées. Je remercie les collègues des commissions des Finances et des Lois qui ont bien voulu se joindre à nous.

Un document est projeté.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Mon propos s'inscrit dans un cadre plus global d'harmonisation de la comptabilité publique. Un évènement va tous nous concerner le 1er janvier 2024, à savoir la bascule dans une nouvelle nomenclature comptable, dite nomenclature M57. Toutes les collectivités sont concernées, y compris les plus petites. Pour celles de moins de 3 500 habitants, il y aura une maquette M57 simplifiée. Cette nouvelle maquette veut se rapprocher le plus possible de la comptabilité privée. Le mouvement de bascule nécessite, pour chaque collectivité, un important travail d'apurement de certains comptes, car on ne trouve pas exactement les mêmes catégories dans l'ancienne et la nouvelle maquette. Des régularisations d'écritures pourront, par exemple, s'avérer nécessaires et avoir des conséquences budgétaires significatives.

Il y a une autre raison pour laquelle nous devons nous intéresser à ce sujet : comme le rappelait le président dans son propos introductif, l'expérimentation de la certification a été introduite par la loi NOTRe d'août 2015 pour une période de huit ans (trois ans de travail et cinq ans d'expérimentation). À compter du 7 août 2023, l'expérimentation n'aura donc plus de cadre législatif pour se poursuivre.

Il appartiendra alors au Parlement de se prononcer rapidement pour savoir ce qu'il advient désormais, notamment pour les collectivités déjà entrées dans la phase d'expérimentation, qui ont déployé des moyens importants, et pour toutes celles qui souhaiteraient y entrer. La prochaine loi de finances pourrait être l'occasion d'exprimer un avis sur le sujet.

Il existe différents degrés de précision en termes de normalisation des comptes. La certification représente le plus haut niveau d'exigence. Elle est réalisée par un auditeur externe indépendant, qui va rendre une opinion écrite et motivée sur les comptes de la collectivité. Cette opinion se fonde sur des règles comptables adoptées en avril 2021, complétées en avril 2022, ces règles nécessitant encore d'être modernisées. Pour mémoire, les comptes de l'État sont certifiés mais n'ont encore jamais été certifiés sans réserve depuis 2007. C'est le cas également des comptes des universités et des hôpitaux (depuis 2014).

De la certification peuvent découler deux dispositifs un peu plus légers. Le premier est l'attestation particulière, dans le cadre de laquelle la démarche est la même que pour la certification, à ceci près que l'on se restreint à un ou deux cycles comptables (par exemple, le cycle des immobilisations ou celui des ressources humaines). Le second est l'examen limité, qui consiste à procéder par échantillonnage. Dans un premier temps, un dialogue entre la collectivité et l'auditeur permet d'identifier des champs dans lesquels la collectivité pourrait être en risque. Puis, par échantillonnage, on détermine si les risques sont avérés et s'il en découle des incertitudes sur la certification. Ces deux dispositifs nécessitent moins de travail que la certification globale.

Encore un peu moins exigeante que ces dispositifs, l'attestation de fiabilité est actuellement expérimentée par un certain nombre d'autres collectivités. L'attestation de fiabilité ne peut être délivrée que par un professionnel du chiffre. Elle se fonde, elle aussi, sur un référentiel comptable mais est restreinte à quelques cycles comptables. Elle a été conçue en partenariat avec les services de la Direction générale des finances publiques (DGFiP). Je connais bien ce champ, car ma commune expérimente actuellement l'attestation de fiabilité. Nous avons déjà réalisé deux audits avec la DGFiP et nous ne sommes pas passés à l'étape de délivrance d'une attestation par un professionnel du chiffre. Seules deux collectivités en cours d'expérimentation sont passées à ce niveau supérieur qui induit un coût supplémentaire, puisqu'il faut rémunérer ce professionnel du chiffre.

Après l'attestation de fiabilité, la synthèse de qualité comptable ne porte que sur quelques thèmes. Elle est quasiment générée automatiquement par les outils du comptable public. Celui-ci ou les décideurs locaux, suivant l'organisation des servicesdépartementaux de la DGFiP, proposeront des évolutions dans une démarche de progrès.

Enfin, l'indicateur de pilotage unique (ex-ICQL) constitue une note sur 100, générée de manière automatique par le comptable public au regard des erreurs de traitement qu'il a pu observer dans la liquidation des mandats au cours de l'exercice budgétaire, par exemple au regard de la rapidité de paiement de la collectivité. Il existe désormais 33 points de contrôle relevant de sept thèmes distincts.

Tous ces indicateurs ne disent absolument rien de la qualité de la gestion ni de la soutenabilité de la trajectoire financière et budgétaire de la collectivité : ce champ-là appartient à la Chambre régionale des comptes. Ces indicateurs montrent que la collectivité a passé ses écritures comptables conformément au cadre fixé. La certification ne signifie donc pas qu'une commune aurait des comptes soutenables dans la durée.

Les différents niveaux d'attestation ou certification des comptes ont été testés par un nombre variable de collectivités. Vous en verrez le détail dans le rapport. Il importe surtout de constater qu'au terme de cette phase d'expérimentation de cinq ans, aucune collectivité n'a eu ses comptes certifiés sans réserve, notamment pour des raisons sur lesquelles je vais revenir, qui montrent qu'une évolution du cadre est indispensable.

Si cette démarche ne dit rien de la soutenabilité financière, quel est l'intérêt de la démarche de certification ? Pour avoir tiré un certain nombre d'enseignements de l'expérimentation lancée dans ma commune il y a quatre ans, je suis d'abord convaincue qu'il existe un grand intérêt au développement du contrôle interne. Dès lors que vous entrez dans une démarche de certification, quel que soit son niveau, il vous sera demandé d'écrire vos procédures. Cela permet de faire face, si un agent doit être remplacé du jour au lendemain. Cela permet aussi de partager les procédures avec des agents extérieurs à la Direction des affaires financières et de se rendre compte si elles sont compréhensibles et logiques.

La démarche vous contraint également à fiabiliser l'inventaire comptable et l'inventaire physique (c'est-à-dire à les rapprocher), ce qui vous dira si votre collectivité s'enrichit ou non. Pour les collectivités ayant à traiter de nombreux flux financiers, notamment des versements de prestations, ce qui est le cas des départements, l'auditeur examinera la qualité des fichiers sur la base desquels seront effectués les versements. Vous allez ainsi améliorer toutes vos procédures de liquidation et de versement.

Les professionnels du chiffre avancent, de surcroît, un argument sur lequel j'ai un avis plus mitigé, selon lequel la certification permettra, demain, de vanter la gestion de la commune auprès des prêteurs. Toutefois, je l'ai dit, ce n'est pas du tout ce qu'attestera la certification. Des comptes certifiés représenteront un « plus » mais ce n'est pas, à mes yeux, ce qui incitera les prêteurs à vous accorder des prêts à des taux avantageux.

D'une façon générale, cette évolution de la comptabilité des collectivités territoriales visait à renforcer le lien avec le citoyen et la confiance de celui-ci dans la gestion publique. Pour autant, il me paraît évident que la présentation des comptes dans une maquette M57 et une attestation de fiabilité ne suffiront pas à permettre au citoyen de mieux comprendre ce qu'il se passe. Ce dernier demande, par exemple, quelle est la part du budget consacrée au développement durable ou la part du budget de la commune allant à des dépenses non genrées. Telles sont ses interrogations aujourd'hui.

C'est la raison pour laquelle nous formulons deux propositions. D'une part, il faudra, en complément de ce travail de certification, améliorer collectivement la lisibilité et l'accessibilité des documents comptables des collectivités afin qu'ils soient compréhensibles par le grand public. Les associations d'élus et les directions départementales des finances publiques (DDFiP) doivent donc accompagner ce travail, étant entendu qu'une maquette budgétaire ne dit rien, sauf à ceux qui saisissent ses données. D'autre part, le travail de certification doit aller de pair avec une réflexion sur la construction du budget vert. Le budget vert de l'État n'a aujourd'hui guère de sens : on classe des dépenses comme vertes, oranges ou rouges sur des critères dont la signification reste à établir. Il est demandé aux collectivités de procéder de la même manière.

Un travail a été conduit par l'Association des Maires de France (AMF), France Urbaine et I4CE mais son résultat laisse à désirer : la majorité des dépenses ne sont pas classables. Au chapitre du fonctionnement, toutes les dépenses de personnel, par exemple, ne sont pas classées, ce qui représente plus de 50 % des dépenses. Dans la section des dépenses d'investissement, si vous faites des travaux dans vos bâtiments, ces travaux sont par principe considérés comme verts, ce qui est contestable : si changer des huisseries pour améliorer la performance thermique est un investissement « vert », on ne peut en dire autant de tous les travaux réalisés. De même, des travaux d'adaptation au handicap ne sont pas nécessairement verts, sauf à donner au développement durable une acception très large qui englobe la dimension économique. À l'inverse, si vous réalisez des dépenses informatiques, celles-ci sont par principe considérées comme rouges, c'est-à-dire contrevenant au développement durable. Ce sont des principes à questionner : si vous donnez à vos agents la possibilité de télé-travailler en réduisant ainsi les kilomètres qu'ils doivent parcourir, notamment dans des régions éclatées sur trois ou quatre sites, on peut considérer que l'informatique contribue alors au développement durable.

La maquette a le mérite d'exister et celui d'être déployable dans toutes les collectivités - dès lors qu'elle s'appuie sur la nomenclature M57 - mais elle ne va pas assez loin. En entrant dans la démarche de certification, nous pourrons concevoir des outils beaucoup plus performants. Un point m'a néanmoins inquiétée : les représentants de l'État que nous avons interrogés sont très loin de s'intéresser à cela. Ils nous ont dit, sans manifester de grandes convictions en la matière, qu'un groupe de travail allait être créé dans les mois à venir.

Quant aux conditions de succès de la certification et de ses dispositifs dégradés, il apparaît d'abord que très souvent, au sein des collectivités expérimentatrices, un élu portait ces questions et a insufflé cet élan au sein de la collectivité. Il s'agissait parfois d'un ancien professionnel du chiffre, d'un directeur général ou d'un directeur financier qui avait envie de se lancer dans la démarche. Il ne faut pas cacher que celle-ci est très lourde. Outre cette mobilisation initiale indispensable, vous devrez généralement recruter des agents spécifiquement pour la conduire. Réconcilier le patrimoine comptable et physique constitue par exemple un travail colossal et un agent s'y consacre à temps plein dans notre collectivité. Il faudra parfois moderniser les outils informatiques et se doter de logiciels spécifiques, étant entendu que les logiciels de gestion ne sont pas encore tout à fait adaptés à cette phase de progrès. Des frais sont à prévoir pour l'intervention des experts du chiffre : l'audit induit un coût et celui-ci est à peu près fixe. Il ne varie pas. Autrement dit, plus la collectivité est petite, plus ces frais seront lourds. Il faut aussi compter avec les conséquences des opérations de régularisation. Le rapport détaille ce qu'il s'est passé en région Pays de la Loire, où des écritures ont dû être régularisées pour 11 millions d'euros, alors que le fonds de roulement régional se monte à 45 millions d'euros. Nous voyons bien que cela ne peut se faire sur un seul exercice. Le tableau de synthèse que vous voyez à l'écran, extrait du rapport de la Cour des comptes, montre que les frais ne sont pas proportionnels à la taille de la collectivité.

Sur la base de ces constats, nous faisons un certain nombre de propositions.

En premier lieu, si l'on doit rendre la certification obligatoire, cela n'a de sens, à nos yeux, que pour des collectivités de taille importante, pour lesquelles le « ticket d'entrée » du recours aux professionnels du chiffre s'amortit facilement. C'est le cas des régions, que le rapport invite à faire entrer dans cette démarche de certification en espérant un effet d'entraînement. Il ne faut, bien sûr, pas interdire à celles déjà entrées dans la démarche de la poursuivre. Elles ont toutes mis en avant les difficultés que j'ai évoquées mais affirment tout autant leur désir de poursuivre la démarche, tant celle-ci induit des effets positifs et une amélioration de la qualité des processus. À titre d'illustration, la ville de Bondy a eu son système d'information piraté et a n'a plus aucune donnée sur les agents de la ville. Elle souligne néanmoins que le travail réalisé sur la base de finances lui permet de rebondir. Quant à la nécessité de continuer de payer le professionnel du chiffre, les services de la ville ont unanimement plaidé pour une poursuite de la démarche afin de ne pas perdre les avancées obtenues par exemple en matière de contrôle de gestion. Je fais le même constat au vu de l'expérience de notre collectivité : tout ce qui a été fait en termes de qualité de la gestion pour entrer dans la procédure de certification nous sert aujourd'hui, même si cela a nécessité un gros travail.

Nous préconisons également de dispenser des sessions de formation et de sensibilisation auprès des élus, directeurs de service et auprès de tous ceux qui pourraient être engagés demain dans ces procédures, en tenant compte des retours d'expérience. J'évoquais tout à l'heure la bascule dans la maquette M57. Nous avons été la première commune du département à le faire et nous nous sommes aperçus qu'un compte était mal écrit. Pouvoir prévenir en amont les autres communes du département leur a permis d'effectuer des régularisations dans l'ancienne maquette budgétaire et d'éviter de devoir le faire dans la nouvelle. Dans notre cas, nous allons devoir réaliser cet apurement sur dix ans, tant la somme est importante. Il faut donc mettre en place un dispositif national d'accompagnement et demander aux éditeurs de logiciels de s'adapter à cette démarche. Bref, c'est un écosystème qu'il faut créer autour des collectivités qui entreront dans la démarche pour les accompagner.

Nous avons aussi identifié des conditions de succès externes.

Il faudra former les professionnels du chiffre aux spécificités de la comptabilité publique. Ces professionnels ont compris qu'un marché était en train d'émerger. Je les ai sentis beaucoup plus allants, sur cette question, que les responsables publics. Ils se réunissent une fois par mois au sein d'un groupe de travail pour discuter de ce qu'ils ont observé au sein des collectivités et élaborent des grilles d'analyse communes. Il faudra poursuivre ce travail et notamment revoir le cadre normatif, car un certain nombre de difficultés sont apparues et empêcheront, demain, les régions d'obtenir la certification si nous faisons l'économie de ces changements.

Le premier écueil a trait aux subventions d'investissement : lorsqu'une région verse une subvention d'investissement, elle la verse à un tiers. La subvention ne vient donc pas enrichir son propre patrimoine, ce qui nécessite de passer des écritures de régularisation en subvention et en investissement, puis de déprécier. La personne qui a reçu la subvention doit ainsi vous envoyer des fiches annuelles pour savoir où l'on en est. Une région ne peut suivre des fiches annuelles pour chaque subvention d'investissement qu'elle verse, a fortiori si le montant en jeu est de 5 000 ou 10 000 euros. Il faut donc revoir cette comptabilisation des subventions d'investissement et assouplir le cadre, sauf à s'exposer à de futurs refus de certification par les professionnels du chiffre.

Il faudra également intervenir en ce qui concerne les corrections d'erreurs relatives aux provisions et aux dépréciations. L'erreur que je citais, concernant les Pays de la Loire, vient du fait que la comptabilisation des jours de RTT a été modifiée dans le processus de certification : l'imputation s'effectue désormais selon les données réelles et non plus de manière forfaitaire, ce qui a induit un écart de 11 millions d'euros. Cet effet pourrait se faire jour dans d'autres champs. Cela ne crée pas de risque pour la collectivité mais cela peut avoir des conséquences financières et budgétaires très importantes.

Deux choses nous aideront à y voir plus clair. Aujourd'hui, les auditeurs refusent de certifier les comptes s'ils ne peuvent pas s'assurer que les recettes fiscales perçues par les collectivités correspondent exactement à ce qu'elles auraient dû percevoir. Ainsi, l'état 12-59 de taxe foncière ne leur permet pas de s'assurer que c'est la bonne assiette de base fiscale qui a été attribuée à la collectivité. Or celle-ci ne pourra pas le prouver. Cette difficulté est donc à lever. De la même façon, recevoir, au titre des dotations de l'État, une notification indiquant que vous avez droit à 5 millions d'euros de DSU ne peut suffire, aux yeux des auditeurs, à démontrer que ce montant correspond à l'application des critères prévus par la loi pour calculer le montant de DSU. Nous nous sommes déjà étonnés de recevoir des notifications sans connaître la « boîte noire » qui a conduit à leur calcul. Nous jugeons impératif, dans notre rapport, d'ouvrir cette boîte noire puisque c'est désormais une condition sine qua non de la certification des comptes. C'est aussi une forme de transparence indispensable afin que nous puissions, en tant que législateur, nous assurer de ce qu'il se passe. Je pourrais citer bien d'autres exemples de nature similaire (reversement des amendes de police, péréquations...).

Enfin, il faut impliquer les équipes des DDFiP. Au sein des collectivités que nous avons auditionnées, les personnes les moins allantes pour approuver leur candidature à la démarche étaient souvent leur DDFiP ou DRFiP, nous ont-elles dit, car ceux-ci n'étaient pas prêts à se lancer dans la démarche. Le début de la réforme ayant été impulsé par l'État, il est pour le moins surprenant que les acteurs les moins prêts, au niveau territorial, à l'engager soient ses représentants en région.

M. Rémi Pointereau, vice-président. - Merci de nous avoir éclairés sur ce sujet fort intéressant. J'ouvre la discussion.

Mme Chantal Deseyne. - Je voudrais d'abord remercier et féliciter Christine : d'un sujet austère, elle a su me passionner. Bravo pour cette pédagogie ! J'ai noté qu'il était proposé de limiter la démarche, dans un premier temps, aux grandes collectivités en raison d'un coût forfaitaire qui ne serait pas supportable par les petites communes. Avez-vous mesuré l'incidence financière et humaine de la mise en place de cette certification ?

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Tout dépend de la situation de départ des collectivités. Certaines sont plus ou moins avancées. Il me semble que le cycle budgétaire le plus compliqué à certifier est celui des immobilisations, c'est-à-dire le cycle du patrimoine. Si votre catalogue n'a pas été tenu à jour, la démarche est extrêmement longue, étant entendu que chaque chaise doit en principe avoir un numéro ou un code-barres. Lorsque vous la retirez, il faut la retirer du catalogue. Souvent, vous allez passer des écritures de dépréciation lorsque vous allez vendre des véhicules. Il y a aussi des choses qu'on ne fait pas. Lorsqu'un agent va mettre des chaises au rebut, il ne va pas informer la Direction financière du fait que dix chaises ont été retirées d'une école. Ce sont ces aspects qui mobilisent le plus d'agents. Selon votre point de départ, vous aurez besoin de recruter un nombre plus ou moins important d'agents.

La phase de préparation va aussi mobiliser des moyens humains significatifs, car l'écriture de tous les guides de procédure prend un temps certain. Une fois qu'ils sont écrits et que seule leur mise à jour est nécessaire, les moyens à mobiliser diminuent sensiblement.

Quant au recours au professionnel du chiffre, il s'agit d'un montant forfaitaire qui variera en fonction du nombre de mouvements que le cabinet aura examinés et du nombre d'auditeurs qui auront été mobilisés en conséquence. La Cour des comptes a établi une moyenne en fonction de ce qu'elle a observé mais nous sommes loin de la loi des grands nombres, car l'échantillon était restreint : seules 25 collectivités ont fait partie de la démarche de certification. Tirer des conclusions à partir d'un tel nombre de collectivités paraît difficile.

M. Lucien Stanzione. - Bravo pour ce travail, qui est remarquable. Si je comprends bien, l'État dit en quelque sorte « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». Mais le comptable public est-il concerné par ce processus ? Le fait, pour la collectivité, de réaliser des vérifications comptables nécessite d'examiner ce que fait le comptable public.

Par ailleurs, la démarche ressemble-t-elle à ce qui se fait dans le logement social, où les comptes et les procédures font l'objet d'une vérification tous les cinq ans par l'ARCRUS ?

M. André Reichardt, secrétaire de la commission des Lois. - J'ai lu sur l'une des diapositives que le travail se faisait en deux phases, avec des coûts distincts pour chacune et l'intervention, pour les communes, du professionnel du chiffre au cours de la seconde phase seulement. Pouvez-vous revenir sur le contenu de ces deux phases ?

Comment la démarche se passe-t-elle dans une intercommunalité ? Se limite-t-elle à la certification des comptes de l'intercommunalité ou va-t-on au niveau des communes ? La certification des comptes des intercommunalités ne présente-t-elle pas une plus grande complexité de ce fait ?

Il me semble pertinent, en tout cas, d'avoir proposé de limiter la certification aux seules régions. Je ne me vois pas, en qualité de sénateur, relayer la moindre recommandation de certification auprès des 500 communes de mon département. Elles risquent de ne pas comprendre, eu égard aux difficultés qu'elles rencontrent déjà. J'ai été directeur général d'une compagnie consulaire et nous nous sommes lancés dans une démarche de certification. J'ai vu le travail et le budget que cela représentait. Ayant été maire durant une vingtaine d'années d'une commune de 8 000 habitants, il me semble totalement impossible de transposer une telle démarche dans ce type de collectivité. Nous avons eu hier un débat sur les secrétaires généraux de mairie. Un secrétaire général n'a absolument pas le niveau pour conduire une telle démarche.

M. Laurent Somon. - Je vous félicite également pour la présentation très claire d'un sujet assez complexe. Comme vous le soulignez, aujourd'hui, lorsque des communes interrogent leur DDFiP sur le calcul des dotations et recettes fiscales, aucun service n'est en mesure de leur fournir de réponse, en particulier lorsqu'elles sont orientées à la baisse. La démarche n'est-elle donc pas vouée à l'échec tant qu'il n'y aura pas une réforme complète de la fiscalité locale ?

Du point de vue des investissements, il y a ce qui entre dans les immobilisations des collectivités et ce qui n'y entre pas. Ne pourrait-on pas plus simplement distinguer les investissements réalisés pour le compte de la collectivité et les investissements pour tiers, ce qui ferait seulement deux catégories ?

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La question du rôle du comptable public se pose en effet. Il existe dans le schéma actuel, deux documents, le compte administratif de la collectivité et le compte de gestion du comptable. Tout ceci va disparaître avec le compte financier unique en cours d'expérimentation. Il se trouve que ma commune l'expérimente également cette année. J'ai présenté, à ce titre, un document qui a été écrit conjointement par la directrice administrative et financière de la commune et par le comptable public. Les écritures comptables sont donc les mêmes. Demain, lorsque le professionnel du chiffre viendra, il certifiera les comptes et il n'y aura plus qu'un seul document. Le passage à la maquette M57 apparaît comme un préalable pour la mise en place du compte financier unique - qui est appelé à se déployer dans toutes les collectivités.

L'intervention du comptable public est examinée de plus près lorsque la Chambre régionale des comptes examine les comptes de la collectivité : elle souhaite alors s'assurer que le comptable public n'a pas validé des écritures alors que les pièces justificatives ne sont pas présentes. La certification a pour objet de vérifier que les choses sont écrites correctement. Ce sont des éléments sur lesquels le comptable public ne se penche pas nécessairement lorsqu'il paie des actes.

Dans l'attestation de fiabilité, le premier travail est conduit par la collectivité et par un auditeur de la DDFiP, qui va venir dans la collectivité, choisir un ou deux cycles et conduire un audit pour déterminer si la collectivité traite bien ce cycle. À l'issue de ce travail, la collectivité reçoit un rapport qui établit des constats et indique des axes de progrès. La DDFiP revient ensuite dans votre collectivité deux ans plus tard afin de voir de quelle manière vous avez appliqué les recommandations qu'elle a formulées. Les comptes de l'État sont actuellement certifiés avec réserve. Il en est de même des comptes du Sénat. Lorsque le professionnel du chiffre revient deux ans plus tard, il examine si les réserves qu'il a formulées peuvent être levées ou non.

J'ai omis de préciser que tous les éléments dont nous parlons (certification, attestation de fiabilité, audits sur un cycle comptable) sont communiqués à l'assemblée délibérante, c'est-à-dire le Conseil municipal ou a minima la commission des finances. Il n'est guère difficile de rapporter ces sujets, car ils ne suscitent généralement aucune question. La seule question qui m'a été posée a porté sur les dépenses informatiques et j'ai répondu que cette question dépassait mon champ d'action.

Pour répondre à André Reichardt, les deux étapes que j'évoquais font partie de la démarche d'attestation de fiabilité. L'attestation en tant que telle ne peut être délivrée que par le professionnel du chiffre mais la phase d'audit en amont est réalisée par la DDFiP et les services de l'État.

Il existe des intercommunalités dans l'échantillon, mais la certification des comptes s'entend comme la certification des comptes d'une entité. L'auditeur va examiner si toutes les écritures sont bonnes. S'il existe des flux allant des communes vers l'intercommunalité, l'auditeur va examiner si les montants reçus ou versés par l'intercommunalité sont établis sur une base qu'il peut vérifier, de la même manière que pour les dotations. Il examinera par exemple, dans l'hypothèse où un pacte financier et fiscal lie l'intercommunalité et ses communes membres, si le pacte est bien appliqué et si des reversements sont bien effectués en fonction de la population, lorsque tel est le dispositif prévu. Il n'examinera pas, au niveau inférieur, les comptes de la commune. Son avis ne portera que sur les comptes de l'intercommunalité.

Aurons-nous un jour des comptes certifiés sans réserve ? Je pense que oui, à la condition de faire évoluer le cadre comptable en référence auquel les professionnels du chiffre vont rendre leur avis. Ces règles ont été définies en 2021 et corrigées en 2022. J'estime qu'il faut continuer de les faire évoluer, notamment pour préciser des règles relatives par exemple à la comptabilisation des subventions versées à des tiers ou concernant les ressources perçues par l'État. Il pourrait s'agir, par exemple, d'affirmer qu'un état fiscal ou une notification du préfet valent preuve du fait que la somme est la bonne. Ceci ne peut être précisé que par les autorités qui viennent éditer les normes comptables. Il existe de nombreuses autorités de normalisation comptable.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Merci beaucoup pour ce travail et pour ce rapport. La délégation donnera accès à ses membres au document qui a été projeté en séance.

Le rapport d'information relatif à la certification des comptes des collectivités territoriales est approuvé à l'unanimité.

M. Rémi Pointereau, 1er vice-président. - Bravo à Christine Lavarde pour cette belle unanimité sur l'ensemble de ses propositions.

La séance est close à 11 heures 25.