Mardi 8 avril 2025
- Présidence de Mme Christine Lavarde, présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de MM. Jérôme Batout, philosophe et économiste, et Emmanuel Constantin, essayiste
Mme Christine Lavarde, présidente. - Chers collègues, avant de commencer, je vous indique que le 1er avril Vincent Delahaye est devenu secrétaire de la délégation en remplacement de Rémi Cardon, conformément aux accords intervenus entre les groupes politiques après le dernier renouvellement sénatorial.
Cet après-midi, nous entamons notre nouveau cycle de travail sur le futur des valeurs à l'horizon 2050. Un tiers de la délégation travaillera sur les différents rapports : Vanina Paoli-Gagin, Éric Dumoulin et Stéphane Sautarel vont explorer le sujet des valeurs dans le champ économique ; Pierre Barros, Bernard Fialaire et Khalifé Khalifé travailleront sur l'avenir des valeurs sociales ; Nadège Havet, Jean-Jacques Michau, et moi-même sur le futur de notre rapport à l'autorité et à la vérité ; enfin, Amel Gacquerre et Rémi Cardon sur l'avenir du modèle démocratique.
Pour démarrer notre réflexion sur le futur des valeurs dans le domaine économique, nous accueillons Jérôme Batout et Emmanuel Constantin.
Jérôme Batout est philosophe et économiste, auteur d'un essai paru en 2021 consacré à la généalogie de la valeur. Emmanuel Constantin, polytechnicien, essayiste, a des expériences de terrain à la fois dans le secteur public et dans le secteur privé qui l'ont conduit à s'intéresser aux questions économiques et à la croissance dans ses différentes dimensions, notamment en lien avec la transition énergétique.
Nous souhaitons vous interroger sur ce que pourra signifier la prospérité économique à l'horizon 2050. Le mot de croissance tel que nous l'entendons aujourd'hui sera-t-il encore pertinent ? Comment sera mesurée cette croissance, ou le mot qui l'aura remplacée, et comment allons-nous prendre en compte les aspirations des générations futures qui peuvent concerner notamment le bien-être social ou les externalités environnementales ?
La vocation de notre délégation est d'imaginer différentes voies possibles pour permettre un développement harmonieux de notre société, de notre économie et de notre démocratie.
M. Jérôme Batout, philosophe et économiste. - Nous vivons dans un monde où le mot « valeur » a explosé en une myriade de significations. C'est précisément cette ambiguïté qui rend votre question si féconde.
Pour commencer, avec Emmanuel Constantin, nous voulions faire quelques remarques introductives et opérer deux déplacements. Le premier déplacement consiste à interroger la place de l'économie dans la hiérarchie des valeurs collectives en 2050. Le deuxième déplacement vise à identifier les valeurs qui, au sein de l'économie, pourraient muter dans les décennies à venir. Deux questions se posent : où en sera l'économie à l'intérieur de la société dans 25 ans ? Et au sein de l'économie, quelles seront les valeurs prédominantes, celles qui sont susceptibles d'avoir changé ?
La valeur est un principe abstrait qui sert à attribuer de l'importance à des comportements concrets. C'est un critère de jugement qui permet de déterminer ce qui est considéré comme bon, comme désirable, comme utile ou important. Elle peut être reliée à des critères moraux, esthétiques, économiques, sociaux.
La valeur reflète les priorités d'un individu ou d'une société à un moment donné. Dans un sens plus philosophique, la valeur peut être vue comme une quantification symbolique d'une expérience, une manière de lui attribuer une signification ou une importance relativement à d'autres expériences. Par exemple, la valeur morale peut désigner l'importance d'une action en termes de bien ou de mal, tandis que la valeur économique évalue quelque chose en fonction de son utilité ou de son potentiel à satisfaire des besoins.
La valeur est une construction qui sert à interpréter, à organiser, à guider nos actions et nos décisions face à un monde complexe, souvent contradictoire et extraordinairement changeant.
Cela m'amène à ma deuxième remarque. Pendant très longtemps, on ne s'est pas vraiment posé la question des valeurs. C'est une question assez récente dans le domaine philosophique où elle fait son entrée en grand grâce à Nietzsche à la fin du XIXe siècle. Autrement dit, jusqu'alors, on n'avait pas vraiment de problème de valeur. Pourquoi la modernité européenne a-t-elle tout changé dans cette expérience ?
Dans les sociétés traditionnelles, les valeurs étaient organisées autour de principes stables qui régissaient les relations individuelles et collectives. Ce système de valeurs était relativement cohérent et prescrivait des comportements et des croyances jugés acceptables dans toutes les sphères de l'expérience humaine. L'existence d'un ordre moral éthique préétabli était perçue comme une donnée fondamentale qui structurait l'ensemble de la vie en société et de la vie intérieure des individus.
Ce monde, que Marcel Gauchet appelle le monde où la politique était structurée par le religieux, était caractérisé par une hiérarchie de valeurs où le terme de valeur désignait uniformément tout un ensemble. Il n'y avait pas de scission entre les différentes zones de valeur.
Avec l'avènement de la modernité, ce système de valeurs stables a été profondément perturbé. À travers les processus de rationalisation, de sécularisation et de libéralisation, la modernité a introduit une pluralité de perspectives et de rapports au monde, qui se trouvent souvent en conflit et en dissonance. C'est le début du problème des valeurs.
Il ne faut pas être nostalgique de ce monde d'avant la modernité. Notre monde a beaucoup d'avantages, mais, dans un monde moderne marqué par une mondialisation rapide, une diversification des pratiques et des idéologies et une remise en question des autorités établies, il est désormais impossible de maintenir une hiérarchie claire entre les valeurs. Avec Emmanuel Constantin, notre recommandation est de ne surtout pas le viser. La modernité a engendré des valeurs parallèles, parfois contradictoires, qui dépendent de multiples influences culturelles, économiques, technologiques, idéologiques. Cela a permis l'explosion de la créativité, de l'innovation, mais peut-être vivons-nous un moment un peu particulier dans cet itinéraire moderne, un moment où l'individu moderne, confronté à cette pluralité de valeurs, commence à vivre les choses avec une certaine difficulté.
Nous avons réussi à faire face à la pluralité de valeurs en nous appuyant sur un héritage de hiérarchie de valeurs. Cependant, ce socle commun a cédé avec le temps, et nous nous retrouvons désormais dans une véritable pluralité de valeurs.
Comment avons-nous géré cette situation ? L'économie a joué un rôle crucial dans l'organisation de ce chaos. La valeur économique est fongible dans toutes les autres zones de valeurs, et l'existence d'un prix permet de tout comparer. L'exemple du produit intérieur brut (PIB) est éloquent. Grâce au PIB, on peut calculer et additionner l'ensemble de l'activité sociale pendant une année, qu'il s'agisse d'activités de santé, juridiques, scientifiques, voire illégales. La valeur économique a résolu le problème de la multiplicité des valeurs en leur aménageant une place qui permet à toutes les activités humaines de coexister. C'est dans cette dynamique que nous sommes entrés après la Seconde Guerre mondiale, où le PIB et la croissance se sont installés au poste de pilotage de nos sociétés.
Avec l'espoir que la décision politique permettra de donner la priorité à l'éducation nationale, à la défense, etc., nous sommes peut-être à la limite de la capacité de l'économie à être l'accord sur lequel pouvaient se fonder tous nos désaccords. Nous sommes peut-être en train d'entrer dans une nouvelle forme de chaos axiologique, où l'économie est contestée par d'autres valeurs, l'écologie en premier lieu, pour des raisons liées aux limites de notre monde. Nous serions dans une situation de véritable guerre de valeurs, sans clé de voûte pour nous organiser.
À ceux qui affirment qu'il serait bien que l'économie occupe une place moins importante en 2025, il faut répondre avec prudence. Ce dispositif nous a été fort utile pendant plusieurs décennies. La crise qui commence ne va pas être agréable à vivre, mais il convient de ne pas rompre trop vite avec cette manière selon laquelle les sociétés ont réussi à vivre.
Pour vous qui étudiez les valeurs, n'oubliez pas le rôle particulier de l'économie dans les démocraties depuis des décennies. N'hésitez pas à questionner ce rôle à la lumière des dynamiques présentes. La solution au problème ne résidera pas dans une domination totale d'un principe unique, ni dans une dissolution totale des repères. Il faut viser un régime mixte, un équilibre instable mais fertile entre plusieurs valeurs, un espace de débat, de choix, mais toujours assumé comme tel. La démocratie repose sur la capacité à arbitrer au fil du temps. Cela suppose de refaire de la politique au plus fort sens du terme et de cesser de déléguer à l'économie ce rôle de pivot de l'organisation des valeurs dans une société.
M. Emmanuel Constantin, essayiste. - Jérôme Batout a évoqué la place et la valeur que l'on accorde à l'économie. Je souhaiterais compléter cette réflexion en abordant la question des valeurs au sein de l'économie et des potentiels de remaniement et de renégociation de certaines de ces valeurs économiques à l'horizon 2050. J'ai retenu six champs qui semblent déjà problématiques aujourd'hui et qui ouvrent encore davantage de questions lorsque l'on se projette à l'horizon 2050.
Le premier est celui de la valeur que l'on donne à l'égalité et aux inégalités économiques. La grande nouveauté de ces dernières décennies, et dont la tendance va très probablement se prolonger jusqu'en 2050, est ce que Branko Milanoviæ appelle la grande convergence, c'est-à-dire la moyennisation des niveaux de vie à l'échelle mondiale sur fond, néanmoins, de déclassement relatif des classes moyennes et populaires occidentales.
La question qui se pose est de savoir si cette grande convergence va finir par orienter différemment notre sens et notre perception des inégalités, et donc notre échelle de valeurs en la matière ?
Un deuxième champ de renégociation potentielle est celui des inégalités de patrimoine et la valeur accordée au patrimoine et à la richesse. Hors temps de guerre, le patrimoine, le stock de richesse, s'accumule et devient une valeur cardinale qui finit par dominer de plus en plus la valeur de la dynamique, celle des flux. Cela a créé des inégalités très importantes, bien plus importantes que celles des revenus, comme l'a démontré Thomas Piketty.
Il existe de ce point de vue une tension structurelle au sein des économies libérales modernes. On observe un regain de centralité de cette question, alors que les deux guerres l'avaient neutralisée par les destructions patrimoniales qu'elles ont engendrées. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à l'avènement d'une société où l'on hérite plus de 50 % de sa richesse au cours d'une vie.
Cela redéfinit l'échelle des valeurs économiques entre travail et patrimoine, entre mérite et héritage. Et cela ne se fait pas sans remous dans une société qui, par ailleurs, promet, voire impose aux individus de se forger eux-mêmes. Que seront devenus ces remous d'ici 2050 ?
Le constat de la valeur ascendante du patrimoine pose la question de la valeur du travail et, par extension, de la valeur « travail ». C'est la troisième forme de remaniement que j'identifie. Il faut distinguer la valeur économique marchande du travail et la valeur accordée au travail pour lui-même en tant qu'acte de production.
Sur le plan de la valeur économique, certains identifient aujourd'hui ce sujet comme un mode de rééquilibrage, notamment en France. C'est une question très sérieuse pour l'horizon 2050 qui nous préoccupe et pour le pacte socio-économique sous-jacent. Mais, à mon avis, on ne peut pas s'arrêter là. Lorsqu'on parle du travail qui paye mieux, le travail reste instrumental. Le rapport au travail et l'importance accordée à celui-ci par les Français ont fortement changé depuis une trentaine d'années. Le travail devient de plus en plus instrumental au sens où on travaille juste ce qu'il faut pour consommer. C'est d'ailleurs probablement le sens qu'il faut attribuer à l'importance prise par le vocable du « pouvoir d'achat ». L'économie du XIXe siècle et du début du XXe siècle, dans ses raisonnements pratiques comme dans ses interprétations théoriques, est celle du travailleur, de la production, alors que les cinquante dernières années ont plutôt consacré le consommateur. C'est au nom du consommateur qu'on a régulé ou dérégulé, qu'on a délocalisé, qu'on a ajusté les processus internes des entreprises et des États. En 2050, aura-t-on toujours une configuration qui privilégie le consommateur au travailleur ? Et sinon, quelle figure du travailleur serait alors revalorisée ?
Le quatrième point a trait à notre rapport à la consommation en ce qu'il entre en tension avec la valeur accordée à la durabilité.
Durant l'essentiel de l'histoire de l'humanité, la durabilité était une valeur cardinale de l'économie puisqu'il s'agissait d'une économie de la nécessité et de la rareté. Cependant, cela n'a plus rien d'automatique dans une économie du désir telle que la nôtre.
La valorisation de la durabilité revient sur le devant de la scène en lien avec le problème écologique qui impose une forme de renégociation. Ce problème est toutefois plus lointain, plus souvent collectif et macroscopique qu'à l'échelle des acteurs individuels, et il est plutôt une conséquence du trop-plein qu'une conséquence de la rareté.
Cette valorisation de la durabilité entre en confrontation avec une tendance opposée de la société de consommation, une tendance à l'immédiateté, très concrète, très ancrée dans l'économie du désir et dont on pourrait même dire que la prégnance semble plutôt démultipliée par les pratiques de consommation et notamment les pratiques numériques récentes. La question est donc posée : peut-on penser un désir qui se réoriente vers ce qui est durable ? Ou doit-on penser, à l'inverse, que la société de consommation fait advenir un homme nouveau et un nouveau rapport au monde qui serait incompatible avec la notion de durabilité ? Quel sera alors notre rapport à la consommation en 2050 ?
Dans un tout autre domaine, un cinquième champ de renégociation des valeurs économiques met en tension efficacité et résilience dans le contexte des cinquante dernières années, et plus récemment des crises financières, sanitaires, géopolitiques et climatiques.
La période néolibérale a mis en son coeur les principes d'efficacité, de compétitivité et, en un mot, d'optimisation, au nom desquels tout a dû être fait pour faciliter et fluidifier les arbitrages des acteurs. Cela a entraîné une fragmentation et une mondialisation accrues des chaînes de valeur, ainsi qu'une optimisation poussée à l'extrême du capital et de la main-d'oeuvre employée, au détriment d'une forme de planification stratégique et de la rigidité qu'elle imposait.
Les crises récentes, financière en 2008, sanitaire avec le covid en 2020, géopolitique depuis 2022 et climatique de manière plus diffuse, ont redonné de la valeur à la résilience, c'est-à-dire à la capacité à absorber des chocs et des risques : sécurisation des chaînes d'approvisionnement, relocalisation dans des pays fiables, entretien de surcapacités, de savoir-faire. Cependant, cette résilience comme capacité stratégique et prévention du risque a un coût et il est donc tentant pour les États, les entreprises et les individus de ne pas retenir la leçon et de revenir au monde de la suroptimisation.
Je vois trois questions clés pour les vingt-cinq prochaines années. De quelle résilience avons-nous vraiment besoin ? À quels grands risques accordons-nous de la valeur plus qu'à d'autres ? À quelle échelle se valorise la résilience : le collectif politique (est-ce la nation, l'Europe ?) ou alors l'entreprise, l'individu ? Quels coûts serons-nous prêts à payer pour être plus résilients ? Ceci sera le vrai test de la valeur que l'on accord à la résilience.
Cela m'amène à la question du coût de la résilience et à un sixième champ de remaniement potentiel des valeurs économiques : notre rapport à la dette et au crédit. L'extension de la dette a été un moyen de fuite en avant de la croissance dans la période néolibérale. La dette et le crédit sont le carburant, le fluide de la gigantesque machinerie financière et assurancielle qui permet de pousser plus loin les optimisations, de compenser les déséquilibres des uns avec ceux des autres, des actifs et des retraités, des pauvres vivant à crédit, des riches qui épargnent, des pays excédentaires, des pays déficitaires, des générations présentes ou des générations futures.
La dette est devenue une valeur économique centrale, addictive, en ascension constante et acceptée à des niveaux inouïs. Mais elle insère les acteurs dans un jeu d'interdépendances et de fragilités réciproques qui peut les priver des moyens de leurs ambitions. Quelle sera la valeur de la dette d'ici 2050, alors que le besoin de résilience pourrait la rendre moins attractive, mais le coût de la résilience la rendre bien plus nécessaire ?
Mme Christine Lavarde, présidente. - Vous nous avez fait voyager dans un monde que nous n'avions pas fréquenté depuis nos cours de philosophie il y a un certain nombre d'années. Cela nous offre une petite parenthèse par rapport à certains de nos travaux beaucoup plus terre à terre.
Vous avez évoqué beaucoup de sujets sur lesquels nous avons été amenés à nous prononcer très récemment. La question de la dette est un sujet récurrent : chaque année, nous débattons de la dette sous des angles très variés, qu'il s'agisse de la dette publique, de la dette privée, de la dette climatique ou de la dette financière.
La question de la résilience de l'économie et de la prévention des risques est un sujet sur lequel nous avons également beaucoup réfléchi.
Je cède la parole à nos trois rapporteurs qui souhaitent vous interroger.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteure. - Merci beaucoup pour ces présentations.
L'économie est la science de la gestion des ressources matérielles, de la bonne administration de ces ressources. Mais qu'est-ce qu'une ressource matérielle au XXIe siècle ? Jusqu'à présent, nous n'intégrions pas la biodiversité, les sols, les forêts, etc. En tant que présidente des communes forestières de mon département, j'aurais aimé connaître votre opinion sur ce sujet. Ne pensez-vous pas que nous sommes en train de payer les additions de nos addictions et de la surconsommation ? N'est-ce pas l'articulation entre les différentes formes de capital - humain, naturel et économique - qu'il va nous falloir aborder dans une approche plus holistique ?
Je pense qu'il faudrait rendre plus visibles les coûts cachés de l'activité humaine, en tenant compte du coût complet de nos actions et leurs effets à court, moyen et long termes. Personnellement, j'en rêverais. Je vois de nombreux coûts cachés qui n'ont pas été pris en compte.
Enfin, j'ai bien aimé l'idée que le retour du politique pourrait permettre de remettre de l'ordre dans le chaos que vous avez décrit, chaos facilité par la numérisation de l'économie qui atomise tout et rend difficile le suivi des chaînes de valeur.
Cela nous convient, à nous sénateurs, car c'est le retour du politique, du localisme et d'une forme de conscientisation de ce que nous faisons, d'où nous le faisons et pour qui nous le faisons. C'est peut-être un bon sujet pour nous, sénateurs et élus de la Chambre des territoires.
M. Éric Dumoulin, rapporteur. - Merci pour ces présentations qui nous ont élevé l'âme. Je souhaiterais aborder des sujets plus concrets qui impacteront fortement l'économie en 2050.
Il s'agit tout d'abord de l'évolution de la démographie mondiale et des déséquilibres qui caractériseront les vingt-cinq prochaines années. La Chine et l'Europe sont confrontées à un véritable mur démographique, tandis que l'Afrique est en train de monter en puissance.
En ce qui concerne ensuite les facteurs de production, avec l'avènement de la société post-économique et de la digitalisation, puis de l'intelligence artificielle, nous avons un peu oublié les facteurs classiques comme les matières premières et l'énergie. Mais je pense que nous sommes en train de prendre de plein fouet l'impact du sujet de l'énergie et de l'accès aux matières premières, qui sera prégnant durant les vingt-cinq prochaines années. Il s'agira d'une guerre de l'énergie, car nous sommes passés d'une rareté millénaire à une société de l'abondance, notamment dans les pays de l'OCDE et en Inde, qui a connu une émergence extraordinaire.
Nous allons devoir accompagner les changements induits et l'émergence d'une économie de la résilience et durable. Pour accompagner ces grandes mutations à venir, nous aurons besoin d'un accès croissant à l'énergie propre. Il faudra évoluer vers une décarbonation profonde des économies mondiales.
Deux sujets sont donc incontournables : l'évolution démographique et le sujet de l'énergie, qui bouscule les paradigmes dans le secteur économique.
M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - Dans le prolongement de ces interventions, je souhaiterais évoquer brièvement deux points.
Vous avez évoqué le PIB et sa pertinence actuelle. J'ai apprécié la formule du « poste de pilotage de la société ». Mais est-ce que ce poste est toujours valable ? Autour de quoi ? Et comment redéfinir les valeurs ?
J'ai été sensible à l'idée que le politique puisse primer sur l'économie pour définir un nouveau pacte. Mais comment le politique peut-il porter des valeurs alors qu'il est lui-même interrogé ? Il y a là un paradoxe à examiner.
Ma troisième question concerne la démographie, un sujet majeur qui a des conséquences sur toutes les politiques publiques. Nous connaissons à peu près l'évolution de la démographie au cours des vingt ans à venir, mais nous semblons ne rien anticiper. J'aurais souhaité insister sur ce questionnement central autour de la démographie et de son impact sur les valeurs, la richesse et le couple consommateur-travailleur, notamment dans le cadre d'une construction européenne où la concurrence et le consommateur constituent des clés de voûte.
M. Jérôme Batout. - Il existe un point commun entre vos trois interventions, c'est le jeu entre le politique et l'économique.
Au début de cette aventure de la modernité, nous avions forgé le terme d'économie politique pour rassembler les deux actions, imaginant qu'il fallait avoir une vision enracinée dans la politique pour l'économie. C'est intéressant de voir que ces jours-ci, on se réapproprie certaines des idées de cette économie politique du XIXe siècle, comme l'idée de John Stuart Mill d'économie stationnaire, qui fait un retour énorme depuis une dizaine d'années et qui est une idée d'économie très pénétrée de sens politique.
Il y a sans doute une piste dans la renaissance de cette démarche d'économie politique, non pas en lieu et place de l'idée de politique économique, mais parce que nous pourrions essayer de réfléchir aux choses un peu plus en termes d'économie politique. Cela permet de répondre à la question de savoir si la politique peut se substituer à l'économie comme poste de pilotage.
À nos yeux, c'est précisément parce qu'on a laissé énormément de terrain à l'économie comme poste de pilotage qu'on a mécaniquement dévitalisé la politique pendant des décennies et qu'on se retrouve probablement à un niveau historiquement bas de politique à l'intérieur d'une société. Nous pouvons sans doute repartir dans une bonne direction, mais il ne faudrait pas prendre le niveau actuel de dépolitisation comme la fin de l'histoire.
M. Emmanuel Constantin. - Je rejoins ce que disait Jérôme Batout en introduction. La politique est le terrain de la négociation explicite entre les valeurs, qui se négocient en permanence, souvent de manière confuse et implicite. On pourrait laisser la société les négocier elle-même, mais la tentation est grande de laisser la prééminence à l'économie, où tout se négocie et où les valeurs vont là où elles veulent. Reprendre la main politiquement, c'est déjà reprendre une main explicite sur cette négociation.
Pour répondre à votre question, Madame la Sénatrice, sur la prise en compte des différents types de capitaux, et à celle de Monsieur le Sénateur relative au PIB et aux indicateurs, on pourrait tenter d'agréger le capital naturel, humain et économique, mais cela me semble une tentative désespérée de fuir la politique. On avait un agrégat qui nous allait bien, le PIB, mais on voit qu'il lui manque des composantes.
Je crois qu'il est important de mesurer chacune des composantes et des valeurs qui peuvent être en conflit, sans chercher à les agréger. Chaque fois que l'occasion se présente, il faut avoir conscience qu'on a une négociation politique en jeu entre différentes valeurs qui peuvent entrer en conflit. La question des indicateurs est liée à celle-là. On pourrait rêver de l'indicateur ultime qui remplacerait le PIB, mais je crois que ce serait une erreur. À l'inverse, multiplier les indicateurs pour essayer d'expliciter les composantes de la négociation entre les différentes valeurs risque de diluer les priorités.
Si l'on mesure tout et que tout a de la valeur, plus rien n'en a. Il faut donc assumer de se concentrer sur certaines valeurs. C'est peut-être ce paradoxe entre le trop-plein d'indicateurs et la dilution des valeurs qui explique que la réflexion sur les nouveaux indicateurs, foisonnante au milieu des années 2000, n'a pas vraiment abouti dans les années 2010.
Lorsque nous avons rédigé notre article sur la croissance en 2014, nous sortions de la période de la commission Stiglitz, mise en place à la demande du Président Sarkozy, et du travail similaire mené par David Cameron au Royaume-Uni. Une littérature très abondante s'est développée autour de ces indicateurs, et l'OCDE s'en est saisie. Pourtant, cela ne s'est pas matérialisé davantage. Il faut se poser la question : comment nous saisissons-nous de ce sujet de manière appropriée sur le plan politique ?
M. Jérôme Batout. - Le problème se résume à deux verbes : évaluer et valoriser, dérivés du mot « valeur ». La valeur économique a une supériorité sur les autres, car elle peut faire l'objet d'une procédure d'évaluation. Vous évaluez différentes choses disparates et vous obtenez une masse homogène. En revanche, les autres valeurs font l'objet d'une recherche de valorisation. Est-ce que je valorise la liberté ou l'égalité ? C'est la clé de la « magie » de la valeur économique, mais aussi son piège, car à force d'évaluer, on finit par ne plus valoriser grand-chose.
L'attitude politique s'inscrit plutôt dans une logique de valorisation. Nous pensons que le PIB continuera d'exister, mais peut-être qu'on le mesurera différemment, en incorporant ou en retirant certaines activités, ou en attribuant des coefficients de pondération en fonction des activités. Le calcul du PIB a déjà évolué depuis 70 ans. Nous aurons du mal à nous passer de cet indicateur, car la zone économique de nos vies, c'est-à-dire celle où il faut assurer la subsistance matérielle de la société, continuera d'exister. La question est plutôt de savoir quelle place cet indicateur occupera. Chaque année, en tant que sénateurs, vous votez un budget. L'introduction de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) au début des années 2000 a permis d'introduire de nombreux indicateurs, mais depuis lors, la dette a été multipliée par trois.
L'exemple allemand montre que si l'on s'était concentré davantage sur un indicateur en particulier, comme la dette, nous serions arrivés à des résultats très différents. C'est pour dire qu'on peut aller plus loin dans la dépolitisation par l'économie. Sous prétexte de corriger certaines des tendances négatives de l'évaluation économique, on peut ajouter encore plus d'évaluation et rendre la situation encore plus confuse.
C'est pourquoi, Madame la Sénatrice, pour être moi-même spontanément d'accord avec ce que vous dites sur la prise en compte d'un spectre de capitaux beaucoup plus large que le seul capital matériel, nous sommes en fait déjà en train de le prendre en compte dans le PIB. Le PIB mesure la production matérielle mais aussi la production de services immatériels, et la richesse des nations que l'on calcule chaque année prend en compte la valorisation de l'immobilier mais aussi des brevets, etc. Mais cette multiplication de la quantification pourrait nous jouer des tours.
La politique est une démarche qualitative et l'économie une démarche quantitative. La numérisation accentue la démarche économique dans laquelle nous sommes engagés. Cela n'est pas en soi une mauvaise chose ; il suffit de bien piloter. Mais qui dit numérisation dit plus de mesures quantitatives de tout.
L'économie, dont vous donniez la définition classique en tant que gestion des ressources matérielles, est en train de devenir la science générale du comportement humain. De jeunes économistes français brillent aux États-Unis parce qu'ils ont introduit là-bas l'économie en tant que capacité à mesurer des phénomènes d'inégalité entre les genres, entre les générations, etc. On voit que l'économie dispose d'énormément de ressources quantitatives pour continuer à se substituer aux politiques. Il va falloir dé-quantifier un peu nos débats si nous voulons les repolitiser.
Une remarque sur la démographie. Il faut que nous ayons conscience que l'Europe est une zone très particulière du monde en ce moment. Par chance ou par malchance, depuis deux ou trois mois, avec le moment particulier que nous vivons face aux États-Unis, cette spécificité européenne est encore plus manifeste que d'habitude. On avait généralement tendance à dire qu'on était plus ou moins embarqués dans la zone transatlantique, à peu près dans la même aventure de civilisation. On se rend compte qu'en fait c'est peut-être plus compliqué que cela, qu'il y a quelque chose d'assez particulier à l'Europe. Cela repose sur le fait que, pour certains penseurs, l'Europe est une mosaïque de nations, qui se sont constituées les unes par rapport aux autres, dans une logique justement très peu quantitative mais beaucoup plus qualitative. La vague démographique qui se prépare et qui va modifier les équilibres de population sur la planète dans les prochaines décennies ne doit pas nous faire oublier que notre aventure axiologique est peut-être très singulière.
Dans notre aventure de réinvention ou de modification de nos valeurs, il faut avancer avec prudence en raison de la donne démographique, car nos choix peuvent s'avérer très risqués. D'autres régions du monde vont continuer de raisonner selon des logiques de valeurs très différentes, qui pourront à un certain moment nous sembler archaïques, mais qui peuvent aussi se révéler extraordinairement efficaces.
La valeur de la paix, qui s'est érigée au sein de l'Europe depuis plusieurs décennies, est une valeur extraordinaire, mais toujours très fragile puisque le monde peut ne pas être d'accord avec celle-ci. Alors que la question du réarmement ou de la reconstruction d'une défense au niveau continental se pose, les motivations des troupes sont peut-être faibles pour des raisons de valeurs.
La question démographique est très importante, encore plus lorsqu'on la met en regard de la question de la dette. On est en train de construire des montants de dette faramineux pour des populations européennes qui risquent d'être vieillissantes et plutôt en décroissance. La relativisation démographique européenne n'est pas près de s'arrêter.
Raison de plus pour avoir des valeurs fortes dans un monde où, pour des raisons démographiques, ce ne seront pas spontanément nos valeurs qui triompheront.
M. Emmanuel Constantin. - Je voulais revenir sur le sujet de l'énergie. Dans la première moitié du XXe siècle, on mettait en avant la figure du travailleur et de la production, alors qu'aujourd'hui, c'est davantage la consommation qui est mise en avant. À l'époque, la matérialité de la production était un motif de fierté. Ford organisait même des expositions pour mettre en valeur les différents minerais, matériaux et sources énergétiques qui contribuaient à la construction de ses voitures. C'est un aspect qui est moins mis en avant aujourd'hui.
Cela illustre l'idée politique de remettre en lumière ce qui est devenu implicite, ce qui a été mis de côté. Nous avons en effet une gigantesque machine matérielle aux implications écologiques et énergétiques considérables. Il faudra les remettre au centre du débat et en discuter franchement. Cela offrira de nouvelles perspectives à l'économie politique, au sens où Jérôme Batout l'entendait.
M. Jérôme Batout. - Le premier moment de la mondialisation a consisté à escamoter la dimension matérielle. En effet, cette dimension a été déplacée vers d'autres zones, notamment pour l'extraction énergétique et la production matérielle. Aujourd'hui, nous constatons avec surprise que la Chine est capable de produire des choses que nous ne sommes plus en mesure de produire. C'est le cas, par exemple, des systèmes logistiques liés aux terres rares. Même si toutes les terres rares ne sont pas extraites en Chine, elles sont toutes raffinées là-bas.
M. Pierre Barros. - La délégation à la prospective a la grande vertu de permettre de tirer un fil en regardant l'existant pour se projeter dans l'avenir. C'est au fond un exercice similaire à celui réalisé par certains auteurs de science-fiction des années 1950-1960.
J'ai été très heureux de vous entendre sur la question du retour du politique après une séquence où les économistes détenaient le pouvoir. Si c'est cela l'horizon 2050, je suis tout à fait optimiste sur ce qui va se construire dans les vingt-cinq prochaines années.
Les choix économiques sont présentés comme quelque chose d'imparable, d'implacable, mais ce sont des choix. Il y a des écoles. Il est intéressant de remettre le politique au centre des décisions et de ne pas se laisser embarquer par la seule économie.
Vous avez évoqué les choix économiques qui ont assuré la stabilité et la paix ces cinquante dernières années. Peut-être pas partout, c'est déjà un premier point. Ce qui est intéressant, c'est qu'aujourd'hui, nous ne sommes pas entrés clairement dans une économie de guerre, mais il y a un petit fil que l'on peut s'autoriser à tirer. S'agit-il d'un nouveau choix économique ou d'une nouvelle séquence du capitalisme ?
J'en viens à la question de la matière qui permet de nourrir l'économie et au sujet de la ressource. Jusqu'à présent, c'était l'homme, par le biais d'organisations ou d'entreprises, qui permettait de produire de la valeur et les produits vendus à des consommateurs. Mais à un moment donné, les gens eux-mêmes sont devenus cette valeur et ce produit, par le biais des données personnelles qui deviennent un capital. Cet angle est intéressant d'un point de vue économique : quelle place imaginez-vous pour ce capital ?
M. Bernard Fialaire. - Je voudrais revenir sur la virtualité ou les valeurs immatérielles. Ce qui me choque, c'est qu'on puisse me donner un appareil téléphonique d'une certaine valeur et que l'on me fasse payer les éléments virtuels : des échanges, des ondes, etc. Vous avez pourtant beaucoup parlé de patrimoine, de durabilité, de travail. On s'aperçoit qu'aujourd'hui, l'économie, les chiffres ou encore les fortunes sont tous fondés sur de l'immatériel.
Il y a eu toute une période, jusqu'aux Lumières et à la Révolution, pendant laquelle la religion, élément immatériel, était la valeur dominante. Ensuite, sous l'influence notamment de la pensée de Descartes, une citoyenneté s'est formée en se fondant sur des activités de création de biens matériels et sur la propriété. Avec l'émergence du politique et de la citoyenneté, la spiritualité s'est éloignée.
Dans cette économie immatérielle, il va être difficile pour les individus de reprendre conscience de leur citoyenneté et de la maîtriser. Comment assurer le primat du politique, lorsque l'on est dans une virtualité aussi importante ?
J'ai du mal à voir comment on va pouvoir réconcilier cette prise de conscience par les individus de leur valeur à un moment où ce qui compte ce sont la valeur des données et la place prise par l'intelligence artificielle dans la production et le travail. Il est difficile d'imaginer la place de l'homme dans tout cela.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Personnellement, j'ai fait beaucoup d'économie en utilisant des modèles, plus ou moins compliqués d'ailleurs.
Le PIB a été un bon moyen d'additionner des choses qui se comptaient et d'autres qui ne se comptaient pas, comme la valeur artistique. Cependant, je me pose toujours une question : qu'est-ce qu'on fait de la morale ? Sans morale, on n'a pas de société. On revient à un modèle à la Hobbes. Si on est dans un processus de destruction continue, on détruit le patrimoine et on repart à zéro. Mais à la fin, on a construit l'idée de paix qui repose sur un peu de valeur morale.
Le modèle du PIB ne prend pas en compte cette dimension. Notre société fonctionne parce qu'il y a des forts et des faibles, et les forts aident les faibles. Mais si l'intelligence artificielle nivelle tout, comment allons-nous garder cette chose indicible qui permet de faire société et qui donne du sens à nos actions ?
M. Jérôme Batout. - C'est l'une des grandes thèses émergentes de l'économie dite institutionnelle qui a donné lieu à un premier prix Nobel, il y a quelques années. Elle consiste à se demander dans quel type de société l'économie doit être insérée pour fonctionner.
On se rend compte que l'économie dite de marché ne fonctionne pas dans un univers abstrait. Il faut un certain réseau de valeurs pour qu'elle fonctionne. Cela a donné lieu à des expériences étonnantes où l'on construit une société hyper libérale, mais qui n'a pas les moyens par elle-même de fonctionner. Elle est insérée dans quelque chose d'autre.
Il faut retrouver le sens de cette insertion de l'économie dans une société. Il y a des signes qui nous permettent de penser que cela est en train de se produire un peu.
Sur la question de l'économie, j'inverse les choses, c'est-à-dire que maintenant, pour signaler quand quelque chose est matériel, je vais parler d'économie matérielle, partant du principe que l'essentiel de l'économie ne l'est plus. Ce simple basculement nous permet d'assumer cette dimension complètement fluide et liquide de l'économie autour de nous.
On l'a vu sur les grands textes européens de ces dernières années, notamment pendant la présidence française. Je pense aux règlements sur les marchés et les services numériques (DMA et DSA) et à la réglementation de l'intelligence artificielle, qui sont des textes dans lesquels l'Europe considère qu'il faut donner une traduction juridique à ces nouveaux phénomènes. Et vous avez observé ces derniers temps que cela pose énormément de problèmes aux groupes qui détiennent la capacité de faire quelque chose de ces nouvelles dimensions.
Sur la question de la guerre, l'enjeu est un peu à double tranchant. Il se trouve que l'utilisation d'agrégats comme le PIB, et plus globalement le fait que l'économie ait été installée au poste de pilotage, ont commencé avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont plus exactement commencé pendant la Première Guerre mondiale : c'est le moment où l'industrie, pour la première fois, a été mise au service de l'effort de guerre.
Pour nous donner des capacités de planification, et savoir par exemple combien d'obus devaient être disponibles à Verdun dans un délai de trois mois, il a fallu commencer à calculer précisément les choses. C'est ainsi qu'on a introduit la comptabilité nationale.
La question belliciste et la question économique entretiennent donc des rapports étranges et pas toujours rassurants. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'obtenir quelque chose de plus : soit on l'obtient en le prenant à quelqu'un d'autre et c'est un peu l'idée de la guerre, soit on considère qu'on est capable de la créer, et cela ne fait de mal à personne si je dispose de cette ressource ou que je l'ai acquise honnêtement.
Notre discussion sur la valeur économique rencontre ici une question que vous avez mise en avant, celle de la question écologique.
La prise de conscience écologique au niveau global peut se faire de différentes manières. Elle peut se faire par la prise de conscience générale qu'il est temps de faire quelque chose. Mais elle peut aussi se produire comme elle semble l'être en ce moment, c'est-à-dire à partir du constat que les ressources sont rares, qu'on va bientôt rencontrer leurs limites, et que c'est le moment de s'approprier le maximum de choses avant que, de toute façon, le jeu de l'extraction des ressources soit terminé.
Paradoxalement, ce moment où l'économie touche à certaines limites des ressources matérielles peut relancer des dynamiques belliqueuses très impressionnantes, mais qui sont d'un autre type qu'auparavant. Avant, lorsque vous cherchiez à accaparer un pays, c'était essentiellement pour accaparer les ressources humaines. L'exemple de Donald Trump qui vise le Groenland montre qu'il n'a aucun intérêt pour la population groenlandaise, mais qu'il s'intéresse uniquement aux ressources matérielles.
Cela va un peu dans la direction que vous indiquiez. L'économie se déshumanise lorsque la préoccupation sur les ressources naturelles rares devient centrale.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteure. - Le dilemme est-il entre l'ultime razzia et l'économie régénérative ? L'ultime razzia connaîtra une fin, que nous ne connaîtrons peut-être pas, mais qui est inévitable.
Je me pose une autre question à propos de l'économie de guerre : la nouvelle « nouvelle économie » n'est-elle pas une économie « dual by design » ? Les Chinois ont-ils la puissance qu'ils développent parce qu'ils fabriquent des batteries pour des super voitures BYD, mais aussi pour des applications militaires, comme des stockages sur des théâtres d'opérations pour une autonomie énergétique ? L'état belliqueux du monde ne nous oblige-t-il pas à repenser l'économie en termes de dualité ?
M. Emmanuel Constantin. - Sur ce point, peut-être faudrait-il reboucler avec la centralité du PIB. Cette comptabilité nationale a émergé dans une période guerrière. Le PIB a fonctionné dans un sens politique jusqu'à la fin des Trente Glorieuses, car il constituait un bon indicateur de la puissance au sens quasi militaire. Cela signifiait que si nous devions nous mobiliser, nous avions les moyens de le faire.
Cependant, le PIB s'est déconnecté des moyens industriels, car la puissance militaire a moins à faire avec le chiffre d'affaires des restaurants et des salons de coiffure qu'avec celui des usines de production.
L'idée de « dual by design » implique qu'il n'y aurait pas d'orientation dans la comptabilité ou la mesure de la puissance. Cela pourrait signifier une vision plus resserrée de l'activité économique, mesurée non seulement par le PIB, mais par un PIB industriel, centré sur notre capacité à nous mobiliser en cas de guerre.
Dans l'horizon prospectif, c'est une question importante à se poser. Le PIB sera peut-être devenu un indicateur de la puissance moins efficace qu'il ne l'était auparavant.
M. Jérôme Batout. - Nous passons notre vie à dire que le PIB de la Russie est ridiculement faible, et pourtant, c'est un pays capable de lancer des missiles hypersoniques avec efficacité et de mobiliser des centaines de milliers de personnes.
La nature duale de l'économie contemporaine est liée, par construction, à l'entrée dans l'univers numérique et l'univers de l'ubiquité. La guerre consiste à réussir à être chez l'autre alors qu'il n'en a pas envie. Le numérique permet cela de manière spontanée. Il peut être utilisé de manière pacifique, en ayant une conversation avec quelqu'un que j'aime à Hong Kong. Mais il permet aussi à quelqu'un que je n'aime pas à Hong Kong d'être dans mon téléphone au même moment. Il y a une dimension extraordinairement duale en raison de la nature de cet outil ubiquitaire. Il vaut mieux en avoir conscience.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Merci pour ces échanges passionnants qui vont alimenter nos différents champs de réflexion, puisque l'économie est un peu le noeud gordien de tout ce que nous faisons.
Réinterroger le sens et la place que nous donnons à l'économie oblige à repenser le reste. Par exemple, nous n'avons pas parlé d'éducation, sujet sur lequel Bernard Fialaire est investi, en lien notamment avec l'intelligence artificielle. La question de la transmission du patrimoine immatériel est également un exemple de sujet sur lequel nous aurons à nous pencher dans les semaines à venir, avec votre éclairage introductif en mémoire pour nous guider.
Merci beaucoup, nous avons apprécié votre propos à deux voix.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 45.