Mardi 29 avril 2025

- Présidence de Gilbert-Luc Devinaz, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Présentation du baromètre annuel de l'Institut Paul Delouvrier sur « Les services publics vus par les Français et les usagers » - Audition de M. Matthieu Delouvrier

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible  en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 15

Mercredi 30 avril 2025

- Présidence de M. Adel Ziane, vice-président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Audition de M. Johan Theuret et Mme Émilie Agnoux, de l'association Le Sens du service public

M. Adel Ziane, président. - Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui M. Johan Theuret et Mme Émilie Agnoux, de l'association Le Sens du service public.

Permettez-moi tout d'abord d'excuser notre président, Gilbert-Luc Devinaz, que j'ai l'honneur de remplacer en tant que vice-président de cette mission d'information.

Les résultats du sondage sur les inégalités d'accès aux services publics en France et l'impact sur le vote, réalisé sur l'initiative de votre collectif et dont les résultats ont été publiés en janvier 2025, montrent combien l'accès aux services publics est structurant. Il est au coeur du pacte républicain, des attentes et aspirations de nos concitoyens.

Je vous rappelle que cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport et que son enregistrement vidéo, accessible sur le site du Sénat en direct, pourra également être consulté en différé. Le cycle d'auditions que nous poursuivons sera complété par des déplacements sur le terrain dans les prochains mois, et le rapport de la mission devrait être rendu public en septembre prochain.

Mme Nadège Havet, rapporteure. - Votre sondage est en quelque sorte à l'origine de la création de notre mission d'information. Pouvez-vous nous présenter les circonstances de la création de votre association, ses objectifs, sa composition et sa gouvernance, ainsi que le bilan de son action ? En un mot, comment vous inscrivez-vous dans notre paysage ? Que nous enseigne le sondage précité au sujet des services publics selon le profil des répondants ? Comment les réponses des personnes faisant état d'une mauvaise expérience avec un service public se répartissent-elles, entre la complexité des démarches, la qualité de l'accueil, la qualité de la réponse et la dématérialisation ? Quelles sont enfin vos pistes d'amélioration, compte tenu de votre expérience de la fonction publique territoriale ?

M. Johan Theuret, association Le Sens du service public. - Notre association, collectif réunissant des fonctionnaires issus des trois versants de la fonction publique, a été créée en 2021, à l'occasion de la campagne des élections présidentielles de 2022.

Nous voulions alors promouvoir les services publics et tirer les enseignements de la crise sanitaire, durant laquelle les services publics ont été particulièrement mis en avant. Nous voulions également partager le fruit de nos expériences en tant que gestionnaires de services publics, en particulier sur la décennie 2010-2020, pendant laquelle ces derniers ont été parfois maltraités, tant dans leur fonctionnement que dans le discours politique.

Nous travaillons sur plusieurs thématiques et avons élaboré un manifeste identifiant trois axes de travaux. Le premier concerne les enjeux d'égalité d'accès - physique, géographique ou numérique - aux services publics. Le deuxième porte sur l'exemplarité de la fonction publique en matière de transition écologique. Enfin, le troisième axe concerne le renforcement de la démocratie dans les services publics et la place qu'il faudrait laisser aux usagers pour améliorer leur fonctionnement.

Le sondage que vous évoquez a été réalisé avec le concours de l'institut OpinionWay, avec toutes les garanties qu'offre un tel institut, au mois de janvier 2025. Le panel est volontairement important, 2061 personnes, et ce pour deux raisons. Premièrement, nous souhaitions étudier la perception des services publics chez les Français, mais aussi son lien avec leur comportement électoral, ce qui nécessitait un large échantillon. Deuxièmement, nous voulions disposer d'un panel représentatif des différentes régions françaises. Nous pouvons ainsi garantir une certaine fiabilité des résultats, dans la limite des marges d'erreur classiques des sondages.

Mme Émilie Agnoux, association Le Sens du service public. - J'axerai mon propos autour des résultats du sondage, qui s'inscrit dans un contexte politique particulier, mais aussi dans une histoire : celle de la France et de son rapport à l'État et aux services publics. Les services publics ont été en effet l'un des pans principaux des politiques d'aménagement du territoire et il y a probablement un lien à faire avec ces politiques si l'on veut comprendre les enseignements de ce sondage.

Ces derniers sont à la fois paradoxaux et nuancés. Tout l'enjeu était pour nous de sortir des propos que nous trouvions plutôt convenus et pas toujours en phase avec nos constatations sur le terrain. Ainsi, les réponses de nos concitoyens font apparaître des contradictions. Globalement, le sondage révèle une forme de mise à distance et de déshumanisation des relations et, en même temps, un fort attachement des citoyens à leurs services publics.

Ce sondage a montré également que la France avait, par rapport à d'autres pays, un rapport particulier au maillage territorial, à la géographie de son territoire et à l'égalité d'accès aux services publics. En effet, l'éloignement géographique est perçu par les répondants comme le premier critère de discrimination. Au-delà de la géographie, il faut inclure dans cet accès polymorphe la capacité à comprendre le langage des circuits administratifs, la question des horaires ou encore certains déterminants sociologiques. Cette acception très large de l'accès aux services publics peut expliquer les différences de résultats constatées selon le genre et la proximité partisane.

Six Français sur dix ont exprimé une insatisfaction globale à l'égard de la qualité des services publics. Pour autant, quand on les questionne en particulier sur tel ou tel service, et notamment sur leur expérience personnelle, la perception est bien meilleure. Peut-être le récit public extrêmement négatif et décadent dont font généralement l'objet les services publics contribue-t-il à un ressenti collectif qui, finalement, dégrade l'appréciation des citoyens. Quelque 74 % des usagers nous disent qu'ils accèdent plutôt facilement aux services publics, ce qui doit nuancer notre regard.

Le niveau d'insatisfaction varie selon le lieu d'habitation, rural, périphérique ou urbain, mais aussi selon des déterminants objectifs et subjectifs. Les résultats sont extrêmement contrastés selon que l'on vit dans un territoire en déclin, en stagnation ou en expansion, y compris même à l'intérieur de ces trois catégories.

Il est intéressant de noter que les électeurs d'extrême droite, particulièrement visés par ce sondage, expriment la plus forte insatisfaction. Toutefois, lorsque l'on regarde l'impact de cette appréciation sur leur vote, on se rend compte qu'il est moins important que pour d'autres Français exprimant des proximités partisanes. Ainsi, quasiment neuf répondants sur dix se disant proches de La France insoumise indiquent que cet élément est important dans leur vote, quand cette proportion n'est que de sept à huit répondants chez les électeurs d'extrême droite.

Trois quarts des personnes interrogées disent avoir déjà vécu au moins une expérience difficile avec les services publics. Cela n'est pas surprenant, étant donné notre contact quotidien avec ces services. Il est même rassurant de constater que la plupart de ces mauvaises interactions ont été exceptionnelles ou ponctuelles. Il suffit parfois d'une seule mauvaise expérience pour structurer un jugement extrêmement négatif. Les taux de satisfaction sont plus bas dans les zones rurales et périphériques, ainsi que dans celles qui sont en stagnation ou en déclin.

Le sondage révèle par ailleurs un rapport ambivalent des Français à l'égard des services publics, entre d'un côté ceux qui expriment une forme de soulagement et ceux qui se disent plutôt stressés ou inquiets. La crainte de l'arnaque arrive ainsi en tête des ressentis dans les interactions avec l'administration. Cela interroge et pourrait accroître la défiance à l'égard des institutions, lorsque l'on sait que certains profitent de la réputation des acteurs publics pour usurper une identité, des données personnelles ou des fonds privés. Fait intéressant, les femmes et les plus jeunes expriment davantage de stress dans leur interaction avec les services publics. Cela mérite également un certain nombre de réponses institutionnelles. Quant à la crainte de l'arnaque, elle est beaucoup plus élevée, évidemment, chez les personnes les plus âgées.

L'analyse détaillée de la facilité d'accès aux services publics montre des jugements disparates en fonction du service concerné. Les services ayant maintenu un réseau de proximité - écoles, collèges, lycées, police, gendarmerie - obtiennent de bons taux de satisfaction. France Travail, les transports publics ou les services de santé recueillent des niveaux de satisfaction intermédiaires. Les administrations de sécurité sociale et les tribunaux sont jugés un peu plus sévèrement. Enfin, ce sont les crèches et les modes de garde qui suscitent l'insatisfaction la plus élevée.

Les contrastes sont extrêmement marqués en fonction des territoires. Par exemple, l'hôpital public obtient un taux de satisfaction moyen lorsque l'on interroge l'ensemble des Français, mais il est de 32 % dans les zones en stagnation ou en déclin, contre 83 % dans les centres en développement. Lorsque l'on réfléchit à la question des déserts médicaux, il est donc essentiel d'aborder l'accès à la santé dans une perspective globale plutôt que de créer, par exemple, une dichotomie entre la médecine de ville et la médecine hospitalière. La maternité fait également partie de la question.

Le taux d'insatisfaction relativement élevé des Français à l'égard des tribunaux doit lui aussi nous interroger. Il est révélateur d'une certaine revendication de justice. Au-delà de l'éloignement géographique, le fait que l'on ne côtoie pas les tribunaux tous les jours, le langage particulier de la justice, les délais extrêmement longs et les procédures complexes peuvent expliquer ce rapport ambivalent des Français à ce service public.

Au travers de notre enquête, nous avons également souhaité ouvrir des perspectives. Il en ressort, chez les répondants, une forte attente de proximité, de simplification et d'accompagnement humain. La simplification peut d'ailleurs passer par l'accompagnement humain, à rebours de certaines politiques de simplification qui ont été menées ces dernières années. Ainsi la dématérialisation est-elle la mesure d'adaptation qui est mentionnée en dernier par les répondants.

La question des horaires d'accès aux services publics nous paraît également intéressante. Nous avons noté des réponses différenciées selon le genre : les femmes considèrent en effet qu'il est nécessaire de travailler sur cette question. Cela confirme les résultats d'une enquête que nous avions menée sur l'accès au service public en milieu rural et l'impact sur les femmes : l'action publique est souvent aveugle au fait que les femmes sont davantage préposées à la relation de service public, qu'il s'agisse des démarches administratives, de la garde des enfants ou de l'accès à la santé. Et elles sont en première ligne pour compenser les carences des services publics lorsqu'elles surviennent.

Enfin, j'estime que le périmètre de ce qui est considéré comme relevant des services publics mérite d'être réexaminé. À la question de savoir s'il faut étendre les obligations de services publics à d'autres services, les réponses ont été très claires pour le secteur de la santé - pharmacies, médecins libéraux, établissements de soins ou encore ambulances privées. Elles étaient moins favorables en ce qui concerne les commerces de proximité, qui sont plus facilement perçus comme relevant du domaine privé. Nous aurions pu poser cette question pour d'autres services. Quoi qu'il en soit, cela va à rebours des discours dominants : il existe bien un besoin de services publics, une attente de réponse et de régulation de la part de la puissance publique pour permettre véritablement l'égal accès aux services publics et réactualiser cette promesse républicaine.

M. Adel Ziane, président. - Je vous remercie pour ces propos introductifs éclairants et stimulants.

Je me demandais si la perte de sens des agents du service public dans leur travail, qui apparaît dans un sondage sur ce sujet réalisé peu après la crise du covid, en 2021, était toujours d'actualité. La reconfiguration du monde du travail à laquelle nous avons assisté à la suite du covid a-t-elle changé la donne ? Si 60 % des personnes interrogées se plaignent globalement des services publics, on constate, lorsque l'on entre dans le détail, que les usagers ont une meilleure perception du service rendu. Quelles sont les pistes d'amélioration que vous esquissez ?

Mme Nadège Havet, rapporteure. - Ma question va dans le même sens. Les agents du service public rencontrent actuellement des difficultés. Ils ressentent une perte de sens et éprouvent un sentiment d'absurdité à l'égard de leur mission. J'appelle cela travailler en « tuyaux d'orgue » : chacun donne ses consignes et la personne qui est en bout de course a parfois du mal à s'y retrouver. Au travers de vos enquêtes, avez-vous établi un profil d'agents qui seraient plus particulièrement concernés par cette perte de sens ? Avez-vous des solutions à proposer au manque de reconnaissance qu'ils éprouvent ?

M. Johan Theuret. - Le collectif Le Sens du service public n'est pas à l'origine du sondage que vous évoquez sur les agents publics. Je pourrai donc difficilement vous répondre, si ce n'est en mobilisant mon expérience professionnelle, notamment dans la fonction publique territoriale.

Si notre sondage montre en effet un degré d'insatisfaction assez net à l'égard des services publics, nous avons surtout voulu en comprendre les raisons. En dépit des disparités régionales, il apparaît que l'insatisfaction est principalement liée au degré d'éloignement des services publics : plus on est éloigné, plus l'accès est difficile et plus le degré d'insatisfaction est élevé.

Il ressort également de notre enquête que les Français qui jugent le plus sévèrement les services publics sont non pas ceux qui ont eu des expériences difficiles ou douloureuses, mais ceux qui en sont le plus éloignés. Émilie Agnoux le disait : l'éloignement n'est pas seulement géographique ou physique. Les Français jugent en effet sévèrement le mouvement de dématérialisation à tous crins des services publics, et ce, quelles que soient les tranches d'âge. C'est d'ailleurs assez préoccupant : si les plus de 65 ans émettent une très forte préoccupation et une insatisfaction à l'égard de la dématérialisation, c'est le cas également des 18-25 ans. Ces derniers sont plutôt favorables à la dématérialisation, mais ils jugent qu'elle a été tellement mal faite qu'elle accroît finalement l'éloignement des services publics. C'est là un enseignement assez fort.

J'en viens à la perte de sens des agents publics. Elle est aujourd'hui particulièrement prégnante et s'explique par plusieurs raisons. Toute la décennie précédant le covid a d'abord été marquée par une stigmatisation permanente des fonctionnaires, en d'autres termes par un « fonctionnaire-bashing » récurrent. À chaque campagne électorale - l'exaspération face à la surenchère des candidats est d'ailleurs partiellement à l'origine de la création de notre collectif -, c'était à celui qui supprimerait le plus grand nombre de postes de fonctionnaires, chacun s'abstenant bien évidemment de préciser à quelle mission il faudrait mettre un terme. Le présupposé de base était qu'il y aurait du « gras » et qu'il suffirait de tailler dans les effectifs. On pourrait même faire le lien, aujourd'hui, avec la polémique sur la suppression et la fusion des agences de l'État qui a été lancée par la ministre des comptes publics.

Le « fonctionnaire-bashing » joue donc un grand rôle dans la perte de sens des fonctionnaires qui sont en poste. Il contribue également aux problèmes d'attractivité de la fonction publique, en particulier du métier d'enseignant, malgré les chantiers lancés par le Président de la République sur les revalorisations salariales. Le manque de candidats aux concours de l'enseignement est assez significatif. Alors que des milliers de postes ne sont pas pourvus dans l'enseignement public, la dévalorisation du métier ne rend pas les concours attractifs.

Le fonctionnement parfois complexe des services publics lié à une insuffisance de moyens, notamment humains, contribue à une perte de sens pour les agents publics.

Si les usagers sont évidemment les premières victimes d'une dématérialisation qui n'est pas toujours de très bonne qualité, les agents en souffrent également, l'ergonomie des outils de travail numérique n'étant pas satisfaisante pour nombre d'entre eux.

Tout cela nourrit une insatisfaction en interne.

La perte de sens est également due au sentiment d'être soumis en permanence à des injonctions contradictoires, à savoir accompagner de plus en plus des populations qui sont fragiles socialement ou économiquement, sans en avoir pleinement les moyens. Cela ne concerne pas seulement les métiers du secteur social ou médico-social : tous les métiers supposant une interaction directe avec les usagers sont touchés. C'est très prégnant.

Mme Émilie Agnoux. - Aujourd'hui, dans les discours du Gouvernement, l'acteur public, le fonctionnaire, la dépense publique sont présentés comme un problème et non comme une solution, alors même que le secteur public a été conçu comme un élément de refondation, de progrès social et de cohésion de la Nation.

Dans les services publics, l'approche consiste à gérer la pénurie, ce qui a forcément des répercussions sur les usagers - ils ont l'impression d'une mise à distance des services publics -, comme sur les agents publics qui ont le sentiment bien réel d'une qualité du travail et d'une qualité de la relation humaine qui sont empêchées, alors qu'elles sont l'ADN du service public.

On a industrialisé les services publics, y compris en fixant des normes. Les élus locaux que vous êtes savent très bien comment cela se passe dans les crèches ou dans les maisons de retraite : les journées sont minutées, les conditions de travail sont difficiles et ne sont pas toujours reconnues comme telles. Qui plus est, ce sont surtout des métiers féminisés.

Tout ce qui constitue les temps invisibles de la qualité du service public - formation, coordination, temps de réflexion - est passé par pertes et profits, parce que cela ne correspond pas à des grilles objectivables d'efficacité du service public qui devient le nouveau mantra contemporain.

Tout cela vient percuter les contradictions de nos concitoyens qui parfois veulent que l'on maintienne des services publics de proximité sans forcément les utiliser. Ainsi, des élus locaux essayent de maintenir des petites écoles rurales alors que certains parents préfèrent mettre leurs enfants dans le secteur privé ou dans des établissements en ville.

Dans le même temps, on note une demande de personnalisation du service public qui nécessite de maintenir un service public de proximité. Notre étude sur les services publics en milieu rural a révélé un très fort taux de satisfaction grâce aux interactions avec les secrétaires de mairie : les habitants les connaissent, ont confiance et un accompagnement dans la durée est possible.

Les habitants ont l'impression de payer toujours autant d'impôts, notamment des impôts fonciers, et d'avoir perdu du service public. Tout cela crée une tension entre deux tendances divergentes : la baisse du consentement à l'impôt et une forte appétence pour les services publics.

Mme Marianne Margaté. - Votre présentation est intéressante, mais on regrette toujours que les focus soient régionaux et pas départementaux, cela permettrait une analyse plus fine. En Île-de-France, ce qui se passe en Seine-et-Marne et à Paris n'a pas grand-chose à voir ; d'ailleurs, la situation est elle-même très différente entre l'est et l'ouest de la Seine-et-Marne.

Les services publics, c'est l'incarnation de la présence de l'État dans les territoires. C'est ainsi que le pensent les élus locaux, surtout dans les petites communes. Quand un service public disparaît, c'est le rapport avec l'État qui se détériore, ce qui peut se traduire dans les urnes, voire par une abstention de plus en plus forte. Il faut prendre en compte cette caractéristique. L'existence des services publics modifie la perception d'être citoyen et d'être protégé et reconnu.

La dématérialisation se développe. Cela présente des avantages, mais également des difficultés pour un certain nombre de publics - ceux qui n'ont pas accès à internet, qui ne maîtrisent pas bien la langue française...

Je pense en particulier aux plaintes en ligne. C'est très bien quand on s'est fait voler sa voiture, mais, quand on vient de se faire agresser et que l'on se rend au commissariat pour porter plainte, il est difficile de s'entendre dire que l'on doit porter plainte en ligne. C'est arrivé à ma fille.

Mme Olivia Richard. - Les plaintes en ligne ne concernent pas les agressions physiques. C'est un problème de formation !

Mme Marianne Margaté. - Il faut trouver un équilibre entre la dématérialisation, qui peut être un véritable progrès, et les moyens humains pour conserver la proximité.

Comment le service public municipal est-il considéré par nos concitoyens ? Cela fait-il partie de votre étude ? Demeure-t-il un service public ? Nous savons tous que la mairie est souvent l'un des derniers lieux où l'on vient toquer.

M. Johan Theuret. - Notre collectif a beaucoup travaillé sur la dématérialisation, sujet qui nous tient à coeur, même si cela dépasse le cadre de notre enquête.

Aujourd'hui, plus de 13 millions de Français éprouvent des difficultés avec le numérique.

La dématérialisation des services publics en France a été engagée pour faire des économies de postes, notamment de postes RH, ce qui nous différencie d'un certain nombre de pays européens - les pays Baltes, les pays nordiques - où les mouvements de dématérialisation ont été entrepris pour améliorer la relation avec les usagers. C'est vraiment une différence fondamentale. Elle a été lancée à l'occasion de la RGPP (révision générale des politiques publiques), poursuivie sous François Hollande et accélérée lors du premier mandat de M. Macron.

D'autres pays européens ont fait d'autres choix : la dématérialisation a parfois été plus accélérée et plus poussée, elle a été mieux faite. À l'inverse, la dématérialisation en France n'a pas toujours été bien pensée, parce qu'on n'a pas intégré les usagers dans les réflexions et que l'on a surtout cherché à réaliser des économies budgétaires pour retirer des agents publics qui étaient en relation avec les usagers, ce que l'on appelle le front office.

On cite toujours Bercy en modèle de la dématérialisation des services publics, alors que c'est au contraire l'exception ! Il a fallu des investissements colossaux pour sécuriser les recettes.

Les autres pays européens ont veillé à dématérialiser tout en maintenant les accueils et en préservant les interactions humaines. Cela ne signifie pas nécessairement conserver des guichets, ce peut être aussi un accompagnement téléphonique, le téléphone étant perçu comme une véritable interaction humaine, quand il ne s'agit pas d'un chatbot conversationnel intelligent.

Dans notre sondage, le bloc communal, c'est-à-dire les mairies, qui sont les collectivités locales de premier niveau, bénéficie d'une bonne perception des Français, car ce sont les derniers services publics où il y a encore une présence humaine. En tant que fonctionnaire territorial dans le bloc communal, je le vois bien. Puisque tous les services publics se sont bunkérisés, les usagers se rendent dans les mairies solliciter les agents publics et les fonctionnaires territoriaux, quelle que soit d'ailleurs la compétence municipale. Ils vont chercher une présence humaine pour avoir une réponse.

Il est donc nécessaire d'accompagner la dématérialisation, parce qu'on ne pourra pas revenir en arrière ; le coût serait astronomique. En revanche, on pourrait réfléchir à une meilleure qualité de la dématérialisation, remettre de la présence humaine et promouvoir une vraie médiation et une vraie inclusion numérique dans le territoire. Cela irait à rebours de la baisse des crédits consacrés aux conseillers numériques France Services qui a été décidée dans la loi de finances pour 2025.

C'est un mensonge républicain de dire que l'on peut dématérialiser et améliorer les interactions avec l'usager. On améliore les relations avec les usagers qui sont très bien intégrés et très à l'aise avec l'outil numérique, mais on crée une fracture numérique très forte entre ceux qui souffrent de difficultés et les services publics.

Mme Émilie Agnoux. - Sur la question de la territorialisation, nous avons produit une contribution contenant une trentaine de propositions. Je n'y reviens pas.

Un logiciel d'action publique a été diffusé massivement chez les décideurs politiques, mais aussi les dirigeants administratifs. On constate un certain nombre d'échecs, notamment à Bercy. Ce qui me semble déterminant, c'est l'absence d'approche de nos administrations, mais aussi du personnel politique, sur la question des usages numériques : on pense outils avant de penser aux usages des destinataires finaux, ce qui nous a conduits à la mauvaise dématérialisation dont il vient d'être question.

Autre élément problématique, le secteur public est extrêmement dépendant d'acteurs privés qui nous proposent des solutions magiques, que les administrations ont tendance à s'approprier telles quelles, alors qu'elles sont assez peu modulables et créent aussi des difficultés administratives. On en revient à la perte de sens et à la dégradation des conditions de travail des agents qui utilisent ces outils mal conçus.

Nous mettons également en garde contre l'excès de confiance que l'on peut avoir vis-à-vis de l'intelligence artificielle et des solutions qu'elle pourrait apporter au travers d'un technosolutionnisme dont on n'a pas encore tiré toutes les conséquences.

L'Institut Paul-Delouvrier a montré combien le numérique était devenu le premier moyen de contact avec les services publics, hormis pour la police et la gendarmerie.

Sur les violences sexistes et sexuelles, il y a là un nouveau service public à créer, car les réponses sont aujourd'hui insatisfaisantes. On a souvent un réflexe législatif lorsqu'un nouveau problème apparaît et l'on s'intéresse assez peu aux conditions opérationnelles de sa mise en oeuvre sur le terrain - création de postes, formation... Cela suppose aussi de revoir les pratiques managériales, car la culture sexiste est encore trop tolérée dans un certain nombre de services publics.

Nous considérons qu'il faut également s'atteler aux problématiques du quotidien des services publics si l'on veut que les normes qui ont été adoptées se déclinent de manière efficace. Quelles sont les conditions de réussite matérielles, humaines, organisationnelles, pour que ces réformes déploient tous leurs effets ?

Voilà quelques jours, sur LinkedIn, un chef d'entreprise s'offusquait d'avoir reçu un courrier de l'administration fiscale, inutile de son point de vue, l'informant d'un reste à charge zéro dans un langage administratif comminatoire tout autant désincarné que juridique. Pourtant, les acteurs économiques sont les premiers à réclamer une dématérialisation des services administratifs. Très concrètement, l'automatisation des services publics conduit à envoyer des courriers de ce type, sans aucune validation humaine, les administrations ayant voulu gagner en efficacité grâce au numérique. Évidemment, aucun agent public n'aurait rédigé un courrier aussi ubuesque.

Mme Marie-Lise Housseau. - Avez-vous le sentiment que le déploiement des maisons France Services (MFS) peut être une réponse de proximité ?

Plus les habitants sont éloignés des services publics, plus forte est leur insatisfaction. Ces structures recréent un accueil au plus proche des territoires ruraux. Est-ce une amélioration ? Pensez-vous que cela ait vocation à être systématisé de manière à garantir un accueil partout dans le monde rural, en lien avec les administrations centrales et avec les sites internet et le back office ?

Les sites internet des administrations sont inégaux. Celui des impôts est bien fait et il est facile d'entrer en contact et d'avoir une réponse. Pour d'autres services publics, il est impossible de joindre un agent. Ne faudrait-il pas réaliser un travail de fond afin que tous les sites aient le même niveau de réponse personnalisée ?

Mme Olivia Richard. - En tant que rapporteure d'une mission d'information sur les femmes sans abri au nom de la délégation aux droits des femmes, je me suis rendue avec mes collègues au SIAO (service intégré d'accueil et d'orientation) de Paris. Nous avons été frappées par le turn-over des répondants qui, devant l'absence de solutions qu'ils peuvent proposer aux personnes à la rue, craquent au bout de quelques mois. Plus que les conditions matérielles de travail, plus que le salaire, c'est le sens qui importe, notamment lorsque l'on s'engage dans le social. Et ce constat concerne davantage les femmes.

Vous parlez de l'attachement au service public. La sénatrice des Français de l'étranger que je suis peut en témoigner. Il n'est pas rare d'entendre les Français de l'étranger demander le même niveau de service que lorsqu'ils habitaient Paris, Marseille ou ailleurs.

Les Français de l'étranger votent depuis 2003 par internet à certaines élections. Depuis peu, une expérimentation est en cours pour le renouvellement dématérialisé des passeports. Le service France consulaire, un dispositif de réponse téléphonique, est déployé depuis plusieurs années.

En d'autres termes, les Français de l'étranger vivent une dématérialisation bien plus heureuse que ce que vous décrivez. Des solutions innovantes ont pu être trouvées pour pallier l'insuffisance d'agents du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Comme quoi, c'est possible, même si je ne dis pas que tout est parfait.

Quid de Paris ? Depuis le début des auditions, on en parle assez peu. Qui est déjà allé à l'hôpital Necker, un samedi après-midi, sait qu'on ne peut pas y voir de médecin. N'y a-t-il pas un problème d'accès aux services publics pour une population si nombreuse ? Ce n'est pas toujours une question de géographie.

M. Adel Ziane. président. - Il y a beaucoup de disparités en Île-de-France. Ainsi, 97 % du territoire de la Seine-Saint-Denis est classé en désert médical. La question des services publics en milieu urbain se pose en effet très fortement.

M. Johan Theuret. - En matière de relation aux services publics, on ne peut pas opposer milieu rural et milieu urbain. La problématique des services publics démunis s'y retrouve de la même façon.

La différence, c'est qu'en milieu rural s'ajoutent la distance géographique et la contrainte de déplacement et de transport qui renforcent sans doute le sentiment d'éloignement par rapport au milieu urbain. Pour autant, en milieu urbain, notamment dans les quartiers politiques de la ville (QPV), les difficultés sont énormes.

Les maisons France Services sont un premier élément de réponse. Les enquêtes révèlent un taux de satisfaction d'environ 90 %. Aujourd'hui, on compte à peu près 4 000 conseillers numériques répartis sur tout le territoire national. Il faut augmenter ce volume, continuer à déployer des maisons France Services au plus près du terrain, les conforter et leur donner beaucoup plus de visibilité.

Nous avons réalisé un sondage l'année dernière sur la satisfaction des Français, service public par service public. Ceux qui connaissaient France Services en étaient très satisfaits, mais ce qui ressortait très clairement, c'était une méconnaissance du dispositif.

Lors des discussions budgétaires pour 2025, nous avons déploré les coupes budgétaires de plus de 20 millions d'euros qui ont été opérés et qui visent à supprimer, du moins à ne pas reconduire un certain nombre de postes de conseillers numériques dans les territoires.

Ce qui fait défaut, c'est l'absence de lisibilité et la nécessité de déployer un chef de file à l'échelon des territoires pour organiser et mieux rationaliser le déploiement des maisons France Services. Il faudrait établir une cartographie plus précise, alors qu'aujourd'hui ce déploiement repose sur le bon vouloir des collectivités locales. Certaines ont les moyens d'accompagner et de financer, mais ce n'est pas le cas de toutes.

Mme Émilie Agnoux. - Je vais compléter sur les maisons France Services. Il faut comprendre que l'on demande en fait aux agents de ces structures, qui sont souvent contractuels, de faire un exercice compliqué. Ils ont à gérer une grande diversité de publics et de sujets au quotidien.

On crée souvent des maisons France Services lorsque l'on n'a pas pu dématérialiser ou faire autrement. Les MFS ne constituent qu'un premier niveau de réponse. Elles sont évidemment utiles, mais leur création sert aussi à dédouaner l'État de ses responsabilités. Elles constituent un palliatif au retrait non concerté de l'État des territoires, dans un mouvement de transfert de charges vis-à-vis des collectivités et d'éloignement des administrations de l'État. Ces maisons France Services permettent de renouer le lien avec les territoires. Les usagers sont satisfaits - ils n'avaient rien avant -, mais se pose toutefois la question de savoir comment on peut apporter une solution complète, « de bout en bout », à leurs problèmes. Ces structures ne peuvent pas se limiter à régler les situations les plus simples ou à orienter les usagers. Il faut vraiment qu'on propose des solutions concrètes, de proximité, à toutes ces populations, afin de compenser l'éloignement ou le coût de la mobilité. Dans le monde rural, les maisons France Services sont souvent situées, en effet, au chef-lieu de canton. Dans le cadre de notre étude sur l'accès au service public en milieu rural, nous avons formulé des propositions à cet égard. La question de la compensation du coût de la mobilité pour les habitants qui résident en territoire rural semble vraiment essentielle.

Il faut aussi, lorsqu'on détermine le niveau de service dans un territoire, prendre en compte non seulement les données objectives et qualitatives disponibles sur l'administration, mais également les dynamiques humaines associatives qui peuvent exister et compléter l'offre de services publics. Toutefois, certains territoires souffrent à la fois d'un manque de services publics et d'une absence d'offre associative.

Enfin, je dirai un mot sur la question de l'égalité d'accès aux service publics. Bercy a simplifié la déclaration des impôts ; les contribuables ont ainsi accès à une déclaration fiscale préremplie sur le site des impôts. Mais cela n'a pas favorisé l'égalité d'accès devant l'impôt. L'inégalité vient notamment de la complexité de notre système fiscal, et non pas uniquement du dernier maillon de la chaîne, qui est l'interface entre l'usager et l'agent fiscal.

Ainsi, la question de l'égalité d'accès au service public ne se limite pas à ce qu'on appelle parfois la logistique du « dernier kilomètre » : il faut agir sur toute la chaîne.

M. Adel Ziane, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible  en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 35