Mardi 13 mai 2025

- Présidence de Gilbert-Luc Devinaz, président -

La réunion est ouverte à 16 h 00.

Audition de M. Jean-Denis Combrexelle, Conseiller d'État honoraire, auteur de « Les normes à l'assaut de la démocratie » (2024)

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Nous poursuivons notre cycle d'audition avec M. Jean-Denis Combrexelle, dont l'ouvrage Les normes à l'assaut de la démocratie a été très remarqué lors de sa publication à la fin de l'année 2024.

Je rappelle tout d'abord que cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport, et que son enregistrement vidéo, accessible en direct sur le site du Sénat, pourra être consulté par la suite en VOD.

Monsieur le Président, je vous remercie beaucoup de vous être rendu disponible pour nous cet après-midi. Dans votre livre, Monsieur le Président, vous partagez vos réflexions sur les causes et les manifestations de la « culture excessive de la norme » qui caractérise notre pays, en vous appuyant notamment sur des exemples relatifs au droit du travail, dont vous êtes un éminent spécialiste puisque vous avez été directeur général du travail pendant plus de treize ans.

Pour illustrer la complexité des normes en droit du travail, vous évoquez entre autres la notion de pénibilité. Dans un tout autre registre, vous mentionnez la « dizaine de réglementations, parfois discordantes, s'appliquant à la gestion des haies ». Pour avoir moi-même présidé à Lyon un grand parc dont l'eau servait à alimenter toute la métropole, je sais combien chaque velléité d'action se heurtait à une multitude de textes.

Vos analyses portent tant sur l'inflation normative que sur la complexité des démarches. Vous citez un auteur américain qui s'interroge sur le temps moyen que l'on consacre au cours d'une vie à remplir des formulaires. Vous évoquez notamment la dématérialisation des services publics pour souligner que les formulaires en ligne posent les mêmes difficultés aux usagers que les formulaires papier et représentent un obstacle considérable pour les personnes peu familières du numérique. Ces réflexions, entre autres, ont naturellement suscité notre intérêt et nous ont conduits à vous solliciter.

Mme Nadège Havet, rapporteure. - Cette audition doit nous permettre, comme l'a souligné notre président, de faire le lien entre la complexité des normes et la complexité des démarches administratives pour l'usager.

M. Combrexelle, dans Les Normes à l'assaut de la démocratie, vous écrivez très justement que « le formulaire papier ou numérique est la transposition matérielle de la norme qui s'applique à celui qui essaie de le remplir. Si la norme est complexe, le formulaire le sera aussi ». Pouvez-vous revenir sur les diverses causes de la complexité des normes ? Comment concrètement la complexité des textes se reflète-t-elle dans la complexité des démarches de l'usager ?

Une autre de vos réflexions m'a interpellée : « Une partie de la société la moins informée se voit imposer des normes et des formulaires qu'elle ne comprend pas. Or plus la norme est sociale, plus elle est rendue complexe ». Pouvez-vous nous éclairer sur la complexité spécifique de la norme sociale dans notre pays, et sur ses conséquences en termes de non-recours ?

Enfin, compte tenu de votre expérience de haut fonctionnaire, dans quels domaines de l'action publique a-t-on selon vous le plus progressé au cours des dernières années dans le sens de la simplification des démarches et d'un meilleur service aux usagers ? Quelles seraient les priorités, dans les années à venir, pour amplifier cet effort ? Comment concilier dématérialisation et maintien de l'humain ?

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Permettez-moi, en guise d'introduction à mon propos, de décrire quel sentiment de responsabilité particulière m'a conduit à écrire ce livre. Les hasards de ma carrière m'ont amené à occuper quasiment tous les postes stratégiques qui, au sein de l'État, contribuent à la fabrication de la norme. Aussi, ce n'est pas depuis un piédestal, d'où je donnerais la leçon à tout le monde, que je m'exprime, c'est au contraire depuis la position d'un fonctionnaire qui, à différents titres, a certes rédigé des rapports sur la simplification, mais a également contribué à cette complexité normative qu'il dénonce aujourd'hui.

Au temps du gouvernement Jospin, j'occupais le poste de rapporteur général de la Commission de simplification administrative et, à ce titre, celui de directeur du Cerfa, depuis lequel je délivrais, ou pas, le fameux tampon. Vous voyez que cette question des normes m'intéresse depuis longtemps, mais aussi celle, plus concrète, du formulaire généré par la norme.

La question des causes de la complexité normative reçoit par habitude et commodité une réponse toute faite consistant à blâmer la bureaucratie et les administrations. Toutefois, et sans vouloir dédouaner celles-ci, je pense qu'un diagnostic plus large s'impose. Mon expérience professionnelle m'a conduit à ce constat singulier : sans le dire, voire en prétendant le contraire, en réalité tout le monde, dans les ministères, au Parlement, dans les administrations, désire de la complexité.

Les administrations veulent des normes très précises, parce qu'il existe un lien direct entre la longueur des textes normatifs, leur précision et leur complexité. Mais les parlementaires eux aussi souhaitent des normes très précises. Dans mon livre, je donne l'exemple d'une sénatrice rapporteure d'un texte concernant la justice, qui éclate de rire lorsque je lui suggère de laisser davantage de liberté aux professions judiciaires concernées.

Les administrations centrales, ce n'est pas le monde de Courteline. La haute administration est au contraire composée de très bons élèves qui veulent envisager tous les cas possibles, avec un souci de la perfection et de l'exhaustivité poussé au point qu'il peut aller à l'encontre de l'objectif visé. Je qualifie ce souci de définir des normes susceptibles de régler toutes les situations de « syndrome de la rivière Kwai ». Vous l'avez mentionné, monsieur le président, je cite dans mon livre l'exemple de la pénibilité au travail. L'administration a construit un système pour traiter tous les cas, y compris les plus rares. Je me souviens d'un haut fonctionnaire en charge de ce sujet qui tenait à créer une norme pour le salarié à temps partiel multi-employeurs. Un tel statut certes existe, mais il n'est pas significatif sur le plan statistique. Pourtant il fait l'objet d'un travail normatif, ce qui contribue à l'inflation de normes.

Je prends un autre exemple : les 35 heures. À l'époque, les meilleurs esprits de la haute administration qui entouraient Martine Aubry, conseillers d'État, polytechniciens, énarques, ont engagé toute leur intelligence, leur expertise, leur énergie et leur temps à bâtir une véritable cathédrale du temps de travail autour de cette réforme. Mais une telle construction ne s'avère pas nécessairement efficace et n'atteint pas toujours son but.

L'État n'est pas pour autant le seul responsable de la complexité excessive, puisque l'origine de celle-ci ne se situe pas uniquement du côté de la production normative. En effet, la production de normes répond à une demande de normes. Les entreprises et les organisations professionnelles et syndicales, qui ne manquent jamais une occasion de dénoncer publiquement et médiatiquement la pesanteur des normes, réclament dans le même temps des textes très précis et par conséquent très complexes. Pourquoi ? Parce qu'elles sont animées par un besoin de sécurité juridique. C'est ainsi que lorsque l'administration soumet pour consultation un texte de deux pages, il finit par en faire trois.

Il en va de même pour les particuliers. J'ai été président de la Section du contentieux du Conseil d'État lors de la crise du covid, et j'avais été frappé par cette demande de précision émanant des citoyens. La moitié des demandes de référé que nous recevions ne portait pas sur des assouplissements, mais sur des précisions des règles du confinement, autrement dit réclamait l'ajout de règles aux règles.

Ce besoin permanent de précision et d'exhaustivité, qui automatiquement accroît la complexité des textes normatifs, est présent dans l'ensemble de la société, et il n'est pas nouveau. Déjà Portalis l'évoquait dans son discours préliminaire au code civil, en 1804. Depuis, ce besoin n'a fait que s'accroître.

Sur quoi repose-t-il ? À mon sens, il repose sur la défiance. Produire un texte normatif court signifie qu'on s'en remet à l'administration ou par exemple au maire chargé de l'appliquer, ou bien au juge qui tranchera en cas de litige. Or il existe un sentiment de défiance envers les administrations et les juges. La société civile cherche à se protéger de ce que l'on pourrait nommer les « murailles de papier » que sont les normes. Le problème me semble culturel et, à ce titre, il est difficile à résoudre. Entre culture de la norme et culture de la complexité, il est difficile d'évoluer.

La pression sociétale pour légiférer est très forte. Lorsqu'un ministre, en direct à la télévision, est confronté à la situation difficile de l'un de nos concitoyens, il a tendance à chercher une échappatoire en disant : « mes services préparent une loi ». Il n'est pas commode, sur le plan médiatique, de répondre plutôt quelque chose comme : « j'entends la difficulté de votre situation, mais la solution ne réside pas dans l'écriture d'une nouvelle loi. La solution, c'est de traiter cela avec les services du ministère ». Une telle réponse demande beaucoup de détermination et de courage.

L'inflation et la complexification des normes dans le domaine social, qui est particulièrement touché, sont dues à l'obsession de la fraude et des effets d'aubaine qui caractérise les producteurs de normes. Ces deux préoccupations sont naturellement légitimes, mais elles mobilisent 70 % du temps consacré à l'écriture des textes, sans qu'il soit certain que des textes très fournis contribuent efficacement à la lutte contre la fraude et les effets d'aubaine.

C'est une vraie question : la norme est-elle la meilleure façon de lutter contre la fraude et l'effet d'aubaine ? Pourquoi ne pas produire des normes plus simples, et dans le même temps conférer davantage de temps, de prérogatives et de moyens aux services de contrôle en charge de vérifier la bonne application de la règle ? De manière générale, il convient, me semble-t-il, de trouver un équilibre entre la norme et l'action des services de contrôle. L'intelligence artificielle devrait pouvoir améliorer l'efficacité des services de contrôle.

Dans mon livre, je fais référence à une fameuse scène du Père Noël est une ordure dans laquelle un personnage éprouve toutes les peines du monde à remplir un formulaire. La scène est comique, caricaturale, mais elle reflète une part de réalité. En effet, la complexité de la construction de la norme en amont se traduit en aval par des formulaires incompréhensibles - et c'est bien l'ancien directeur du Cerfa qui vous le dit. Les formulaires relatifs aux prestations sociales sont conçus selon les mêmes raisonnements que ceux qui ont conduit à la création des formulaires fiscaux, lesquels s'adressent principalement à des entreprises disposant des moyens d'interpréter ces dispositifs complexes. Aussi ces « murailles de papier » n'entravent-elles pas la fraude ou les effets d'aubaine, mais gênent ceux à qui sont destinés les dispositifs en question. Le découragement de ceux-ci s'ajoute aux obstacles psychologiques qui entravent l'accès à certains droits, et c'est ainsi que le non-recours aux prestations atteint dans certains cas 30 %, sans parler des personnes qui bénéficient de ces prestations sans y avoir droit.

La culture très juridico-normative de notre système politico-administratif s'exerce au détriment de la culture du résultat, et je pense qu'il convient de corriger cette tendance, notamment au niveau de la formation, et la transformation de l'ENA en INSP pourrait y concourir. Cette culture incite des hauts fonctionnaires, des directeurs d'administration centrale ou des ministres à considérer que leur travail est terminé quand la loi est sortie et le décret d'application publié. En réalité, pour l'usager le processus ne fait que commencer, puisque vient le temps de donner des instructions aux services afin que la loi devienne compréhensible pour les citoyens.

La focalisation sur la loi et les décrets d'application au détriment de leur traduction concrète est un enjeu démocratique, et c'est la raison pour laquelle j'ai intitulé mon livre Les normes à l'assaut de la démocratie : non pas pour signifier qu'il faut supprimer les normes - au contraire, la démocratie a besoin de normes, de principes et de juges - mais pour montrer que l'excès de normes et de complexité crée une frustration démocratique aux effets délétères.

Vous me demandez, madame la rapporteure, si des progrès ont été accomplis en termes de simplification. Oui, des réformes profondes de simplification ont été réussies. Je pense par exemple à la déclaration d'impôts avec le prélèvement à la source ou aux déclarations Urssaf. Ces succès ont nécessité du courage politique, de la persévérance, une capacité à endurer les critiques et de l'expertise administrative.

L'intelligence artificielle pourrait représenter pour les administrations une solution de simplification. Mais cela requerra d'importantes transformations de la part de l'administration et surtout une vision d'ensemble, à la fois technique et juridico-administrative. Actuellement, l'IA est affaire de spécialistes, et échappe aux politiques et aux administrateurs. L'IA pourra favoriser une simplification à l'extrême, mais son usage fera surgir d'autres questionnements. Imaginons que l'on crée une nouvelle prestation sociale. Si elle relève de la loi, sa création passe par le PLFSS, puis par un décret d'application, ensuite par une circulaire et enfin par un formulaire. L'ensemble représente de la paperasse et pas mal de complexité. Si l'on recourt à l'IA, on donne des critères précis à l'algorithme, par exemple pour attribuer une prime à tout jeune médecin qui s'installe dans un désert médical : l'algorithme décidera, les médecins sauront immédiatement s'ils sont éligibles ou non, et le tour est joué. Tout devient extrêmement simple. Mais comment garantir qu'un tel processus est sécurisé ? Qui contrôle l'algorithme ? Un technicien. Comment être certain qu'il est loyal ? S'il décide d'exclure des critères les jeunes médecins aux yeux bleus, personne ne le remarquera. J'imagine à dessein un exemple caricatural, mais ce que je veux dire, c'est que le recours à l'IA imposera de créer des compétences combinant vision politique, juridique et technique. Or ces profils sont encore très rares en France. En résumé, l'IA représente un espoir, à condition de rester lucide quant à son usage.

Mme Nadège Havet, rapporteure. - Votre propos m'inspire deux remarques. D'abord, les travaux de notre délégation à la prospective montrent que l'intelligence artificielle fonctionne bien dans les services publics quand les personnes qui y travaillent contribuent directement à la création des logiciels. Ensuite, si le domaine social s'appuie sur davantage de complexité que les impôts ou les douanes, c'est que l'on craint de priver des personnes de leur accès à des droits légitimes.

Je reviens sur la demande de normes sur laquelle vous mettez l'accent. Pensez-vous que nous sommes demandeurs de normes parce que nous judiciarisons davantage aujourd'hui ? Cette défiance que vous évoquez a-t-elle selon vous évolué au cours des vingt ou trente dernières années ?

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Je pense que cette défiance n'a fait qu'augmenter, et c'est vrai dans tous les pays occidentaux. En France, les juges, qu'ils soient administratifs ou judiciaires, ont beaucoup de pouvoir. D'abord parce que l'article 55 de la Constitution leur permet d'écarter une loi contraire à un traité. Or les cas de contradiction entre les traités et les lois sont nombreux, sans même parler du droit européen. Ensuite, parce qu'ils peuvent être amenés à répondre à des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC).

Au-delà de l'article 55 et des QPC, les juges sont confrontés à un magma de textes internationaux et nationaux, souvent en contradiction partielle. Dès lors, leur pouvoir d'interprétation et de conciliation des textes est considérable, non pas parce que s'exerce une volonté collective des juges de prendre le pouvoir ou qu'il existe un « gouvernement des juges », mais parce qu'ils ne peuvent pas refuser de juger au prétexte que les textes sont trop compliqués.

En outre, il convient de rappeler que le juge ne se saisit pas lui-même. Souvent, ceux qui critiquent le pouvoir des juges sont les premiers à les saisir. Lorsqu'une autorité politique saisit le Conseil constitutionnel, c'est bien elle qui décide de s'en remettre aux juges, et personne ne l'y a obligée. Ainsi, le pouvoir des juges s'étend à mesure que se multiplient les textes et les saisines.

Cette situation crée un sentiment d'insécurité juridique, car la loi peut être interprétée différemment de ce qu'attendaient les citoyens. Et pour se protéger du pouvoir d'interprétation des juges, on demande davantage de lois. Prenons l'exemple de la négociation collective. Plusieurs gouvernements ont voulu lui donner davantage de place par rapport à la loi. Mais de son côté, la Chambre sociale de la Cour de cassation se tenait dans une posture de préservation de la loi face à la négociation collective. Cette tension créait une insécurité juridique, poussant les organisations professionnelles et syndicales à réclamer des lois pour se protéger, en quelque sorte, de la jurisprudence.

Mme Béatrice Gosselin. - Vous avez souligné que les personnes qui pâtissent le plus de la complexité ne sont ni les fraudeurs, ni les personnes en capacité de profiter du système, mais les citoyens les moins familiers du numérique et des documents administratifs. Pensez-vous que fait défaut une instance permettant des allers-retours entre l'administration et les usagers ? S'enquiert-on suffisamment des difficultés rencontrées par les citoyens aux prises avec cette « muraille de papier » dont vous parlez ?

Par ailleurs, que penser de l'INPI ? Ce guichet unique pour les entreprises a été institué dans une perspective de simplification, mais s'est avéré très compliqué à utiliser.

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Il se trouve que j'ai commencé ma carrière en 1978 avec ce concept de guichet unique. À l'époque, nous avons expérimenté dans le Loir-et-Cher un système où l'artisan déposait sa déclaration avec une liasse de papiers à la chambre des métiers, et le commerçant à la chambre de commerce. Nous avions abouti à la création d'un système qui fonctionnait relativement bien et qui, progressivement, a été étendu à toute la France : c'était les centres de formalités des entreprises (CFE), dans les années 1980.

Quarante-cinq ans plus tard, devenu directeur de cabinet à Matignon, j'ai été alerté à propos des graves difficultés rencontrées par le guichet unique de l'INPI. Je me suis alors rendu compte que nous avions régressé. Sans les ressources de l'informatique, le système fonctionnait. Aujourd'hui, j'entends que le système bloque à certains endroits, notamment pour les modifications de société. On crée un système facilitant la création d'entreprise, et quarante-cinq ans après, malgré toutes les ressources à notre disposition, on constate que les arbitrages rendus n'ont pas toujours favorisé l'efficacité. C'est un terrible aveu d'échec.

La question des consultations des utilisateurs est plus complexe qu'elle n'y paraît. En tant qu'ancien rapporteur de la commission de simplification administrative, j'ai constaté que faire participer les usagers ne suffit pas. Nous avons consulté des maires, des chefs d'entreprise ou des artisans, mais ils restaient souvent focalisés sur leur cas personnel et incapables de généraliser. Paradoxalement, ces consultations de commissions d'usagers aboutissent parfois à des procédures encore plus complexes pour tenir compte des doléances de chacun, qui se résument souvent à la prise en compte de la spécificité de leur situation. C'est justement cette demande constante de reconnaissance des spécificités qui génère la complexité administrative.

M. Hugues Saury. - Cette question des normes revient régulièrement et depuis très longtemps sur le devant de la scène, et pourtant nous ne constatons aucune avancée réelle. Il y a quinze ans, un sénateur avait recensé 400 000 normes différentes en France dans un rapport qui, malheureusement, n'a pas eu d'effet concret. Est-ce un problème spécifiquement français ou existe-t-il ailleurs ? La complexité normative est-elle culturellement européenne ou typiquement française ? Peut-on imaginer un « grand soir » de la simplification normative en France ? Comment trouver un équilibre entre protection juridique, sécurité et lisibilité sans tomber dans la dérégulation ou l'inefficacité administrative ?

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Il ne s'agit pas d'un problème franco-français, bien que nous soyons dans le peloton de tête des pays les plus producteurs de normes. Les institutions européennes, d'abord marquées par l'esprit français puis par les influences allemandes et anglo-saxonnes, partagent cette culture normative. Je m'étonne d'ailleurs que les hauts fonctionnaires de la Commission européenne n'aient pas tiré les leçons du Brexit, dont une des causes était justement cette culture normative excessive de la Commission, et continuent à produire des textes excessivement complexes - même si cette complexité tient aussi à l'intervention des représentants des gouvernements des États membres. Ce phénomène existe hors de l'Europe, même aux États-Unis où une partie de la population réagit contre l'excès de normes.

La situation est-elle sans espoir ? Non. Les échecs des tentatives précédentes s'expliquent par un diagnostic incomplet. On met l'État sous pression parce qu'on le tient pour l'unique responsable. Certes, il ne s'agit pas de le dédouaner absolument, mais comme je l'ai expliqué, il convient de reconnaître une responsabilité collective. Les entreprises y ont leur part, en ce qu'elles demandent de la complexité. Le Conseil constitutionnel, le Conseil d'État, la Cour de cassation, qui produisent d'excellents rapports sur l'inflation normative, ont également leur part de responsabilité. Mais le Parlement lui aussi, en dépit de ses bonnes intentions, contribue à la complexité par ses amendements de précision. Dès lors, il appartient à chacun de prendre conscience de sa contribution à cette complexité générale.

Un « grand soir » de la simplification, je n'y crois pas. Je pense qu'il faut emprunter la voie de la tache d'huile, c'est-à-dire réussir dans un domaine puis étendre progressivement à d'autres secteurs. Le domaine social est particulièrement difficile à réformer, car les acteurs y sont attachés à leurs dispositifs par idéal et par sens de la mission. Dès lors, il convient de faire preuve de pédagogie plutôt que de promettre un grand soir qui n'arrivera jamais. Des avancées progressives donneraient aux citoyens le sentiment que le changement est possible.

Mme Patricia Demas. - Au-delà de la complexité et de la multiplicité des normes, leur manque de lisibilité constitue un véritable problème, à mettre en perspective avec le volet de l'inclusion numérique. Les usagers se trouvent aux prises avec des procédures dématérialisées et des sites à l'ergonomie variable. L'illectronisme contribue, je crois, au renoncement aux droits.

Quelles perspectives voyez-vous pour améliorer cette lisibilité puisque la réduction des normes semble difficile ? L'IA pourrait-elle offrir des outils de cartographie plus complète ? Et qu'en est-il de l'éthique, au-delà des aspects techniques et d'expertise ?

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Votre remarque me semble très juste. Voyez-vous, je suis en train de faire ma déclaration d'impôt et, moi l'ancien président de la Section du contentieux du Conseil d'État, je butte sur une phrase incompréhensible : rien d'extraordinaire, un élément très basique, mais je suis incapable de déterminer si je suis concerné ou non. C'est dire si le problème de la lisibilité est une réalité concrète.

Mme Nadège Havet. - C'est rassurant !

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Construire un site accessible, lisible et ergonomique représente beaucoup de travail. La complexité n'est pas moindre sur écran que sur papier - si le formulaire en ligne reproduit le formulaire papier, cela ne change rien : le formulaire reste aussi complexe, quel que soit le support. Il faut non seulement créer des sites interactifs, mais des sites interactifs riches qui permettent de traiter les situations particulières ne rentrant pas dans les cases « oui » ou « non ». Tout cela demande beaucoup de temps et d'énergie.

Le problème fondamental réside dans la manière dont sont traités les formulaires au cours du processus d'élaboration des réformes. Les formulaires sont traités comme des sous-produits, or le vrai produit d'une réforme, c'est le formulaire. Du côté des administrations, le ministre veut sa loi, les cabinets suivent, puis viennent les décrets d'application. Une fois la loi et les décrets publiés, tout le monde a le sentiment du travail accompli. Le formulaire est renvoyé à la « cuisine administrative », alors qu'il constitue le véritable point de contact avec les citoyens. Les gens ordinaires ne lisent pas les lois ni les décrets : ils interagissent avec un formulaire. Pourtant, on y consacre beaucoup moins de temps et d'énergie qu'à l'élaboration législative. D'ailleurs, les directeurs d'administration centrale, et moins encore les ministres, n'examinent presque jamais les formulaires qui sont l'aboutissement de la loi.

Mme Marianne Margaté. - Vous l'avez justement rappelé, le formulaire devient finalement l'image même de la réforme et détermine la perception que l'on en a. C'est le formulaire qui rend la réforme accessible. Et le poids du formulaire est devenu d'autant plus important que les moyens humains d'accompagnement ont diminué. Or l'accompagnement humain contribue lui aussi à la perception de la réforme par les citoyens, et sans lui les réformes semblent virtuelles, vaines, effectuées pour le simple plaisir de réformer. Aussi, le parallèle entre des formulaires de plus en plus complexes et des moyens humains de plus en plus réduits dans nos services publics me semble inquiétant.

Par ailleurs, les agents des services publics sont eux-mêmes confrontés à des obligations croissantes d'évaluation et de tableaux de bord qui réduisent le temps consacré au service qu'ils doivent rendre. Existe-t-il une sorte d'effet miroir entre les formulaires imposés aux usagers et ce poids de l'évaluation pour les agents ?

Vous avez mentionné une culture du résultat, mais comment définir ce qu'est un résultat ? On pourrait estimer que le résultat du RSA serait de s'assurer que chaque personne ayant le droit de le percevoir le perçoit effectivement. Mais, à considérer le taux très élevé de non-recours, ce n'est manifestement pas l'objectif poursuivi. Qui définit ce qu'est un résultat satisfaisant ?

Enfin, il me semble que l'effort de simplification porte davantage sur ce qui doit être prélevé que sur ce qui doit être accordé. Par exemple, le chèque énergie, dont l'attribution a été, un temps, automatique, nécessite désormais une démarche active. Or, dès que l'on demande à l'usager de formuler une demande, on réduit l'accès au droit. En d'autres termes, la dématérialisation semble avoir été conçue pour fonctionner efficacement pour les prélèvements, beaucoup moins pour l'attribution des droits.

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Je souscris à votre propos sur l'accompagnement humain, à cette nuance près que l'idéal, selon moi, serait que des systèmes interactifs, numériques ou papier, permettent d'identifier clairement les cas nécessitant un accompagnement humain - et ils sont très nombreux. Nous avons tous fait l'expérience de nous trouver face à un formulaire où nous ne rentrons dans aucune case, avec la difficulté d'obtenir un contact direct avec un agent. Aussi le défi consiste à créer un meilleur système permettant de passer facilement du formulaire à l'accompagnement humain quand cela s'avère nécessaire.

Sur l'évaluation, les données demandées sont souvent difficiles à fournir pour l'usager. Le principe fondamental devrait être de transférer la complexité de l'usager vers l'administration. En effet, ce n'est pas à l'usager de gérer la complexité administrative, mais à l'administration de gérer sa propre complexité.

Quant à la question des résultats, elle est presque philosophique. Mon expérience montre qu'on se pose rarement la question du résultat attendu d'une réforme. Les études d'impact existent, mais la véritable question - « à partir de quels critères considérera-t-on que cette politique publique a réussi ? » - est rarement posée de manière explicite et en ces termes. Souvenons-nous encore une fois de la semaine des 35 heures : qui peut dire quel était l'objectif précis ? Les réformes s'accompagnent toujours d'un discours politique, mais les objectifs concrets sont rarement définis clairement.

Enfin, je crois savoir qu'il existe des projets visant à développer des prestations sociales automatiques, précisément sur le modèle des prélèvements automatiques.

Mme Nadège Havet, rapporteure. - La comparaison avec Amazon que vous avancez dans votre livre m'a interpellée. Vous écrivez qu'Amazon, qui promet à chacun de recevoir ce qu'il veut, quoi qu'il veuille, et tout de suite, a fait du citoyen un consommateur exigeant envers l'État et les élus locaux, même lorsqu'il dépose un permis de construire par exemple. Quelle est la conséquence de ce changement de mentalité sur les élus locaux ? Ne pensez-vous pas que de véritables engagements de service, avec des délais de réponse affichés et davantage de transparence, pourraient améliorer la situation ?

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Dans ce chapitre de mon livre, où il est question des maires, j'évoque l'arrêt Blanco, fondateur du droit administratif et bien connu des étudiants en droit. Cet arrêt date de 1873, après que les parents d'une fillette renversée par un wagonnet de la manufacture des tabacs, à l'époque exploitée par l'État, ont réclamé des dommages et intérêts à l'État. Il établit que la responsabilité de l'administration ne s'apprécie pas comme celle des personnes privées, en raison de l'intérêt général qu'elle sert, et appelle une forme de clémence.

Les jeunes générations ne comprennent plus cette différence d'appréciation. Au contraire, elles considèrent désormais que les institutions publiques financées par l'impôt devraient être encore plus responsables que les entreprises privées. C'est là que je dresse dans mon livre un parallèle avec Amazon, en rapportant des propos entendus dans mon cercle familial : « quand je pense qu'il faut des mois pour obtenir une réponse à un permis de construire... Sur Amazon, on peut commander n'importe quoi et être servi en deux jours. Pourquoi ça ne marche pas pareil ? ». Je pense que cette réflexion révèle combien la bienveillance sur laquelle reposait la République a disparu.

Autrefois, on exonérait le maire pour les nids de poule sur la route, parce que l'on prenait en compte la destination de son action, c'est-à-dire l'intérêt général, et la multitude des intérêts qu'il doit servir. Désormais, le concitoyen contribuable est consommateur des biens publics et se comporte vis-à-vis des autorités publiques, vis-à-vis du maire, comme face au directeur du supermarché qui ne vend pas sa marque de yaourt préférée.

La fonction de maire est devenue un sacerdoce parce que cette exigence de résultat peut même se traduire par de la violence envers les élus. Or si le rapport entre la commune et les citoyens est malade, c'est toute la démocratie qui est malade. Sans la bienveillance républicaine, la machine démocratique déraille.

C'est pourquoi il ne faut jamais faire croire aux citoyens qu'il existe quelque part une solution miracle, et que l'on ne l'aurait pas mise en oeuvre simplement par manque de courage. C'est une approche dévastatrice, même si elle est efficace sur le plan électoral, comme on le voit outre-Atlantique. Il convient au contraire de faire savoir qu'il n'existe pas de solution unique, mais une série de mesures qui progressivement peuvent améliorer la situation. C'est une position plus difficile à défendre médiatiquement et politiquement.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Des indicateurs avaient été mis en place vers 2007 pour mesurer l'efficacité des décisions publiques. Aujourd'hui, il n'en est plus question ?

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Aujourd'hui, on parle plutôt de politiques prioritaires gouvernementales. Chaque ministère a quatre ou cinq objectifs précis - par exemple, pour le ministère de la justice, la réduction les délais de la justice civile. Ces politiques sont suivies par la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), sous la supervision du secrétaire général de l'Élysée et du directeur de cabinet du premier ministre. Les directeurs de cabinet doivent régulièrement rendre compte des résultats concrets, ce qui constitue un exercice difficile. Lorsqu'elle était première ministre, Élisabeth Borne avait proposé que l'un de ses objectifs engage personnellement le ministre. Vous le voyez, ce système n'a pas été abandonné ; au contraire, il est suivi de près par l'Élysée et Matignon, et à mon sens il conviendrait de le renforcer.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Le guichet unique que vous avez évoqué tout-à-l'heure fournit un exemple de mauvaise pratique : sa mise en place a été précipitée, alors que le dispositif n'était pas encore opérationnel, et en parallèle on a réduit dans les chambres consulaires le personnel dédié au conseil des usagers.

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Le choix d'organisation du déploiement du guichet unique était une profonde erreur. On a oublié l'importance de placer des personnes qui se sentent responsables vis-à-vis des entrepreneurs, des élus locaux, des artisans. Une structure bureaucratique qui ne se sent pas responsable envers les publics auxquels elle s'adresse est condamnée à échouer.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - J'ai vu, dans les chambres consulaires de mon département du Rhône, notamment à la chambre des métiers, des personnes passionnées qui veillaient à ce que les dossiers des futurs artisans soient correctement remplis. Cela illustre parfaitement votre propos.

Je retiens en tout cas de votre discours que la responsabilité de l'inflation normative et de la complexité est partagée, et en même temps, à quand un ministre des formulaires ?

M. Hugues Saury. - Un ministère de la certification et de la norme aurait-il du sens, selon vous ?

M. Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État honoraire - Un ministre qui serait chargé uniquement de la simplification administrative risquerait à mon avis d'être déconnecté et marginalisé. Il me semblerait préférable qu'un ministre influent prenne en charge ce sujet. La simplification de l'administration demande davantage qu'un titre ministériel, et je pense que la formation peut jouer un rôle clé dans cette transformation. Pour cela, il est nécessaire de modifier l'enseignement dispensé aux futurs fonctionnaires, notamment en tirant profit de la disparition de l'ENA.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je vous remercie pour cet échange.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible  en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 30.