Ce webinaire, organisé par la Fondation pour la Recherche Stratégique, visait à échanger sur les conséquences de la place croissante du blé dans l’alimentation africaine, en termes de dépendance aux importations et de souveraineté alimentaire.

I. Présentation de M. Jérémy Denieulle, Doctorant en géopolitique à l’Université de Reims (laboratoire Habiter), spécialiste de la géopolitique et de la géoéconomie du blé en Afrique

1. Le contexte géopolitique du blé à l’échelle mondiale

  • L’Union européenne et neuf autres États produisent 83 % du blé mondial.

  • L’Afrique est quasiment absente de cette production (hormis l’Égypte, l’Algérie, le Maroc et l’Éthiopie), le climat n’étant pas adapté.

  • Le flux d’importations-exportations de blé le plus important au monde est celui entre l’Égypte et la Russie.

2. L’évolution de la consommation et des importations de blé en Afrique

  • Le blé n’est pas une céréale historiquement et culturellement centrale dans l’alimentation d’Afrique subsaharienne, mais sa consommation a fortement augmenté.

  • La production de blé en Afrique subsaharienne n’a pas suivi cette augmentation : le taux d’autosuffisance recule depuis 1960. Le potentiel d’augmentation de la consommation de blé est très fort (sauf en Afrique du Nord où la consommation est déjà élevée, le blé étant la principale source de calories). L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale enregistrent une hausse de la production qui reste insuffisante pour la consommation.

  • Le Bénin est devenu totalement dépendant des importations russes.

3. Les conséquences géopolitiques de la structure des importations africaines

  • Depuis le début des années 2000, le marché mondial des céréales est marqué par des crises fréquentes. Les prix n’ont jamais retrouvé leur niveau d’avant la crise de 2007-2008.

  • La hausse des prix alimente la contestation sociale : les émeutes du pain en Égypte (1977), les émeutes de la faim après la crise 2007-2008 et le slogan « du pain, des libertés » lors des Printemps arabes le montrent.

II. Présentation de M. Abdoul Fattah Yaya Tapsoba, Responsable d’études à la Fondation FARM et coordonnateur de l’Observatoire mondial des soutiens publics à l’agriculture, spécialiste des politiques agricoles

1. Relativiser la dépendance alimentaire africaine aux importations

  • L’Afrique n’est pas totalement dépendante des importations : seuls 15 à 20 % de la nourriture consommée est importée.

  • 85 % du commerce alimentaire en Afrique de l’Ouest repose sur des circuits informels qui échappent aux statistiques officielles.

  • La dépendance aux importations concerne surtout les populations urbaines et les classes moyennes.

  • Malgré l’augmentation des importations de blé, l’essentiel de l’alimentation des populations d’Afrique subsaharienne repose sur d’autres céréales : le riz en Afrique de l’Ouest ; le manioc, le sorgho et le mil en Afrique centrale.

2. L’intégration des vulnérabilités dans les politiques agricoles africaines

  • Les politiques agricoles africaines intègrent les vulnérabilités et cherchent à assurer la souveraineté alimentaire des pays concernés.

  • Depuis 2008, plusieurs politiques agricoles sont conduites afin de permettre au Sénégal d’atteindre l’autosuffisance en riz.

  • Dès 2005, le Malawi crée un programme de subventions agricoles pour le maïs. Il est très coûteux, mais a permis l’autosuffisance du pays qui est même devenu exportateur.

  • Après des investissements dans les infrastructures et des subventions, l’Éthiopie annonce avoir atteint l’autosuffisance en blé depuis 2023.

3. Les enseignements des politiques agricoles africaines

  • La plupart des pays conduisent des politiques visant à réduire leur dépendance alimentaire en développant la production locale. Leur exécution et leur durabilité peuvent être freinées par des contraintes budgétaires et structurelles, malgré une volonté politique forte.

  • Au-delà de l’augmentation de la production, ces politiques agricoles doivent renforcer les chaînes de valeur et s’adapter aux attentes des consommateurs, tant en matière de prix que de qualité.

  • L’amélioration des échanges régionaux est une piste intéressante pour diversifier les sources d’approvisionnement en riz et en blé.

  • Certaines politiques se distinguent par leur innovation, comme les cantines scolaires alimentées en circuit court au Sénégal et le lancement du forum sur le développement agricole par les pays du Sahel.

III. Étude de cas du Nigeria (M. Jérémy Denieulle) et comparaison avec l’Inde (M. Abdoul Fattah Yaya Tapsoba)

1. Le cas du Nigeria entre souveraineté alimentaire et dépendance structurelle 

Géant démographique de l’Afrique, le Nigeria illustre les difficultés des États dépendants aux importations de blé. Sa géographie est complexe, avec un Nord principalement désertique et un Sud plus humide.

     a) Retour historique sur l’agriculture nigériane

  • Après son indépendance dans les années 1960, le Nigeria est un exportateur agricole net. Le secteur représente une part essentielle de son économie. Au Nord, on cultive le sorgho, le mil, le riz et un peu de blé (lié à la tradition islamique) ; au Sud, on cultive le maïs, les tubercules (manioc et igname) et le riz.

  • Le choc pétrolier de 1973 fait basculer le pays dans la dépendance à l’exportation de pétrole brut. La valeur des exportations est multipliée par 15 grâce aux pétrodollars entre 1972 et 1981.

  • Le pays devient totalement dépendant aux importations de blé en raison de l’inflation, des problèmes de redistribution et faute de conditions climatiques favorables. Le taux d’autosuffisance devient nul.

     b) Les tentatives politiques pour endiguer cette dépendance aux exportations

  • Les dirigeants nigérians tentent d’interdire d’importer du blé (wheat ban) pour stimuler la production locale.

  • L’inflation liée au choc pétrolier pousse à la consommation de pain et accélère l’exode rural, diminuant la main-d’œuvre agricole.

  • Le pain se démocratise dans les grandes villes et la production nigériane ne peut pas répondre à la demande, en raison de faibles rendements et du coût lié à l’irrigation. Les consommateurs préfèrent le blé importé, notamment américain, meilleur et moins cher.

  • Aujourd’hui, près de 100 % du blé consommé au Nigeria est importé.

  • Le Nigeria a tenté de valoriser d’autres cultures vivrières et a imposé une substitution d’une partie de la farine de blé par le manioc dans le pain. Cette politique a échoué, les consommateurs préférant le pain blanc de blé importé.

  • Le secteur agricole nigérian est désormais exsangue et les groupes terroristes (Boko Haram, État islamique) dans le Nord du pays recrutent au sein de la paysannerie appauvrie et marginalisée.

     c) La comparaison avec l’Inde, exemple de réussite de politique agricole

Le parallèle entre le Nigeria et d’autres pays aux caractéristiques comparables, tels que l’Inde, est intéressant.

  • Les deux pays sont comparables par leur taille et diversité climatique, mais ils ont suivi des trajectoires très différentes.

  • L’Inde a atteint la sécurité alimentaire en développant des politiques agricoles volontaristes et en investissant dans le secteur agricole. Environ 26 % de la valeur de la production agricole indienne provient de subventions et de soutiens budgétaires, contre 5 % au Nigéria.

  • Le choix stratégique de l’Inde a été de maintenir un investissement important dans son agriculture et de mener une politique commerciale liée à sa propre sécurité alimentaire (pas d’exportations tant que la consommation nationale n’est pas couverte).

  • Les politiques d’ajustement structurel imposées par les bailleurs de fonds internationaux (Banque mondiale, FMI) ont poussé les pays africains à réduire les dépenses publiques consacrées à l’agriculture.

  • Le secteur agricole s’est retrouvé sous-investi, pesant sur la capacité des États africains à mettre en place des politiques ambitieuses. Beaucoup ont préféré s’approvisionner sur les marchés mondiaux qui semblaient moins coûteux, alimentant un cercle vicieux.

IV. Session de questions-réponses

1. Le riz, important pour le Sénégal, connaît-il la même crise que le blé ?

La production intérieure sénégalaise de riz ne couvre qu’un tiers de ses besoins, le reste est importé, principalement d’Inde. En 2008 et 2022, l’Inde a suspendu ses exportations de riz pour stabiliser son marché intérieur, ce qui a entraîné une forte inflation des prix en Afrique de l’Ouest. Le Sénégal est ainsi très vulnérable vis-à-vis du riz.

2. Les États-Unis ont-ils poussé à la consommation de blé au Nigeria ?

Il n’y a pas eu de programme volontariste des États-Unis pour pousser à la consommation de blé au Nigéria qui a toujours importé du blé. Néanmoins, les États-Unis ont joué un rôle par l’intermédiaire des bailleurs de fonds internationaux qui ont fait pression pour libéraliser le commerce (notamment lors du wheat ban). Ils ont aussi soutenu l’industrie minotière nigériane.

3. Les États sahéliens suivent-ils la même trajectoire que le Nigéria ?

À l’inverse du Nigeria, les États sahéliens ont massivement investi dans l’agriculture depuis les années 1970-80, avec des ambitions d’autosuffisance alimentaire. Ils développent les filières locales et les subventions aux producteurs. Ces efforts se heurtent, néanmoins, à des limites structurelles et des chocs exogènes comme les crises de 2007, la Covid-19 et la guerre en Ukraine.

À l’échelle régionale, l’Union africaine a lancé le Plan de Développement Agricole Africain, avec l’engagement de consacrer 10 % des budgets publics à l’agriculture, mais peu de pays respectent réellement cet engagement.

4. Quelles perspectives pour les cultures hybrides et sous serre en Afrique ?

Les cultures hybrides présentent un potentiel intéressant, en particulier avec l’énergie solaire. Néanmoins, l’accès aux financements et aux technologies reste limité pour les producteurs. Les politiques publiques tiennent un rôle-clef dans leur démocratisation. L’enjeu est aussi de prendre en compte les externalités, tant positives que négatives (par exemple, la surexploitation des nappes phréatiques en Afrique du Nord par l’irrigation).

5. La guerre en Ukraine a-t-elle marqué un tournant stratégique pour l’agriculture mondiale ?

Non, parce que le blé est, depuis toujours, une ressource stratégique.

Oui, parce que la guerre en Ukraine (comme les crises précédentes) a remis en cause la confiance dans le commerce international comme garant de sécurité alimentaire. Cela a renforcé un changement de paradigme dans les agendas politiques, de la « sécurité » alimentaire à la « souveraineté » alimentaire, ce qui entraîne une approche souverainiste dans les politiques.

Plus encore, les exportations agricoles deviennent un vecteur de compétition et de stratégie d’influence pour certains États, notamment la Russie.