Le mercredi 14 juin 2023, M. Antoine LEFÈVRE (Les Républicains – Aisne), président du groupe interparlementaire d’amitié France-États-Unis, s’est entretenu avec Mme Eglé de RICHEMONT, directrice générale de l’AmCham (American Chamber of commerce in France), M. Benoît BERGERET, directeur exécutif du Metalab de l’ESSEC, M. Julien MALAURENT, directeur académique du Metalab de l’ESSEC et Mme Célia BESNIER, analyste politique senior de l'AmCham, au sujet de l’intelligence artificielle (I.A.).

Étaient également présents MM. Jérôme DURAIN (Socialiste, Écologiste et Républicain – Saône-et-Loire) et Fabien GENET (Les Républicains – Saône-et-Loire).

M. Antoine LEFÈVRE, président, a présenté les activités du groupe d’amitié et a souligné l’attention que celui-ci porte aux conséquences sociales qui accompagnent les progrès technologiques et l’innovation. Il a rappelé qu’une délégation du groupe d’amitié s’est rendue à Washington, Chicago et New-York en 2022 pour échanger sur les nombreux volets auxquels touchent l’intelligence artificielle : l’agriculture, la santé, la sécurité, la culture, les réseaux sociaux mais aussi la défense ou le sport.

M. LEFÈVRE a par ailleurs évoqué le champ des possibilités couvertes par l’intelligence artificielle et la nécessité d’un cadre réglementaire pour éviter certains travers et concilier au mieux les bénéfices potentiels et les dérives possibles. Il a interrogé ses interlocuteurs sur la forme que pourrait prendre une « éthique de l’I.A. », la définition de règles de fonctionnement et l’usage qui pourrait être fait de l’intelligence artificielle dans certains secteurs de l’économie.

  1. Présentation au groupe d’amitié de l’AmCham et du Metalab de l’ESSEC

En premier lieu, Mme de RICHEMONT a présenté les activités de l’AmCham, la plus vieille chambre de commerce américaine dans le monde – créée en 1894 –, qui représente plus de 200 entreprises françaises et américaines dans l’ensemble des secteurs économiques. L’AmCham est une association type « loi 1901 », à but non lucratif, apolitique et indépendante. S’appuyant sur un réseau de partenaires institutionnels (ambassades, structures telles que Business France et Choose France, agences de développement économique régionales, etc.), elle s’attache à accompagner les politiques d’attractivité dans les territoires en formulant des propositions à l’égard des entreprises et des décideurs publics.

Mme de RICHEMONT a rappelé que les entreprises américaines figurent parmi les premiers investisseurs étrangers en France, en nombre de projets, en montants d’investissement et en nombre d’emplois créés. Elle a souligné le caractère crucial de la transition numérique des territoires pour le maintien de l’attractivité française, citant en exemple la métropole d’Aix-Marseille, devenue une référence pour les entreprises américaines de la Tech.

Cette transition est un enjeu au sein même des entreprises. Alors que les entreprises de taille intermédiaire (ETI) éprouvent souvent des difficultés à prendre le virage du numérique et de l’intelligence artificielle, l’AmCham et le Metalab de l’ESSEC ont publié un livre blanc sur le thème Getting companies onboard with responsible AI (« Embarquer les entreprises dans l’utilisation d’une intelligence artificielle responsable »). Ce livre blanc a vocation à replacer l’intelligence artificielle dans son contexte, à répondre aux craintes que celle-ci peut susciter et à présenter aux dirigeants d’entreprise des exemples concrets d’utilisation.

M. BERGERET a présenté le Metalab comme un « centre d’expertise et d’influence » doté de trois missions :

  • adapter les programmes de formation afin que l’ensemble des étudiants de l’ESSEC acquièrent les compétences nécessaires dans le domaine de la donnée et de l’intelligence artificielle ;
  • contribuer à la recherche sur les nouveaux enjeux induits par l’intelligence artificielle et, en parallèle, utiliser les moyens de l’IA comme outils de recherche ;
  • contribuer au débat public sur l’impact de l’adoption de l’intelligence artificielle par la société et par les entreprises.
  1. Principaux apports du livre blanc Getting companies onboard with responsible AI

Les défis de l’adoption de l’I.A. par les entreprises de taille intermédiaire

Les ETI représentent 0,2 % des entreprises françaises, mais près de 25 % de l’emploi salarié et 30 % du chiffre d'affaires. Elles reçoivent aussi environ 29 % des investissements. Plus de 95 % d’entre elles possèdent leur production en France, ce qui en fait un enjeu majeur de la ré-industrialisation. Cette tranche d’entreprise connaît des difficultés dans l’adoption de l’intelligence artificielle : en 2021, seuls 9 % des dirigeants d’ETI déclarent bien appréhender ce sujet. Au-delà des ETI, en Europe, 45 % des entreprises déclarent avoir adopté l’intelligence artificielle     , et 14 % disent en tirer des bénéfices, contre respectivement 76 % et 29 % en Chine. Or les ETI constituent souvent un angle mort de l’accompagnement des politiques publiques de soutien à la diffusion de l’IA dans l’économie     , les aides s’adressant pour l’essentiel soit aux grands groupes, soit aux plus petites entreprises, au niveau local[1]. Le risque de perte de compétitivité des ETI est donc réel.

Ces difficultés d’adoption et le faible taux de numérisation des ETI françaises tiennent à plusieurs facteurs. Ce retard français est dû au manque de personnels compétents, à la trop faible propension au risque des personnels dirigeants, à un écosystème informationnel concentré sur les risques de l’I.A., les bénéfices n’étant que très peu mis en avant, et à  une culture de la donnée encore naissante – celle-ci étant envisagée en premier lieu sous l’angle des risques et des coûts.

Comment favoriser l’adoption de l’intelligence artificielle par les ETI ?

L’I.A., et particulièrement l’intelligence artificielle générative (qui désigne les types de systèmes d'intelligence artificielle capables de générer du texte, des images ou d'autres médias en réponse à des demandes), est une technologie que chacun peut s’approprier. Elle est dotée d’un fort potentiel de redéfinition de l’organisation des entreprises et de la société. Elle ne peut donc pas être considérée comme un outil technologique parmi d’autres ni comme un projet technique ponctuel, mais au contraire comme un projet d’entreprise global. L’adoption de l’I.A. nécessite donc une vision stratégique claire, tandis qu’une une mise en œuvre responsable est indispensable à son succès, même si ce caractère raisonnable et l’éthique qui lui est associée varient substantiellement d’une culture à une autre.

Afin d’éviter des réactions émotionnelles détrimentales, toute stratégie d’adoption de l’I.A. doit prendre en compte le facteur humain à travers une compréhension collective approfondie de sa nature, de ses mécanismes, de ses cadres réglementaires et de ses risques. Le caractère responsable de l’I.A. représente ainsi une demande forte des collaborateurs formés sur ce sujet en France et en Europe – ce qui n’est pas toujours le cas dans d’autres pays. La confiance doit être développée, tant à l’égard des collaborateurs que des clients, par des mesures de sécurité, une communication transparente, des formations adaptées et une utilisation éthique tenant compte en particulier de la protection de la vie privée. Les nouvelles normes encadrant l’utilisation de l’I.A. ont fréquemment pour but de renforcer la confiance dans ces systèmes ; c’est par exemple le cas de l’adoption d’un projet de régulation par le Parlement européen le 14 juin. À cet égard, l’exigence d’une I.A. responsable ne freinera pas son développement en Europe.

Par ailleurs, le recours à l’intelligence artificielle nécessite, en amont, une réflexion sur les données,  sans lesquelles aucun projet d’I.A. ne peut être mis en œuvre : évaluation de leur maturité, de leur gouvernance et maîtrise de leur cycle de vie (acquisition, préparation, exploration, utilisation, stockage et maintenance). Leur gouvernance nécessite des adaptations organisationnelles et une véritable culture d’entreprise : les données constituent en effet une nouvelle forme de capital qui influence la structure même des entreprises, celles-ci devant l’appréhender par une approche « data first » (les données d’abord), quels que soient le secteur et la taille de l’entreprise.

Le dernier enjeu majeur de l’adoption de l’I.A. est celui des compétences : la pénurie de personnels qualifiés est estimée à 60 % pour les ETI. Au-delà des évolutions nécessaires de la formation initiale, les entreprises doivent envisager la montée en compétence de leurs employés à travers la formation continue, ainsi que la diversification des approches de recrutement. Ces évolutions ne doivent pas seulement concerner les personnels techniques, mais l’ensemble des collaborateurs, afin de permettre la formation d’équipes « hybrides » efficaces.

  1. Les conséquences sociales de l’adoption de l’intelligence artificielle par les entreprises

Le caractère responsable de l’I.A. est aussi déterminé par son impact social, en particulier sur l’emploi. Une réflexion doit être menée sur la reconversion des ressources humaines libérées par l’accroissement de l’efficacité. À cet égard, la question se pose non seulement en termes d’emploi, mais aussi d’adoption d’une nouvelle identité professionnelle pour les salariés, voire de projet de vie. Interrogé par M. LEFÈVRE à propos des types d’emplois qui seront affectés, à moyen terme, par l’intelligence artificielle, M. BERGERET a estimé que la moitié des emplois qui existeront dans dix ans concerneront des métiers qui n’ont pas encore été inventés, ou qui auront été profondément transformés dans les compétences requises et les outils mis en œuvre. Parmi ces nouveaux métiers, il pourrait par exemple s’agir de métiers techniques, tels que des gestionnaires métiers dont le rôle serait de surveiller l’utilisation et les performances des systèmes d’intelligence artificielle, ou encore d’aider à l’écriture des prompts, c’est-à-dire des demandes formulées dans un système d’intelligence artificielle générative. Pour autant, les compétences métier resteront indispensables pour les fonctions telles que la surveillance de la qualité des systèmes d’intelligence artificielle.

M. BERGERET a fait valoir qu’une partie des effectifs dont l’emploi aura été affecté par l’intelligence artificielle pourrait être redirigée vers les métiers du relationnel – par exemple de la relation client –, financés par les gains de productivité permis par l’I.A. Ils pourraient également se reconvertir dans les métiers pour lesquels les besoins sont appelés à augmenter, en particulier ceux du soin aux personnes (“care” en anglais), à la condition de les rendre plus attractifs. L’I.A. pourrait enfin contribuer à redonner du sens au travail dans certaines professions, par exemple les professions libérales, en réduisant le temps consacré aux tâches administratives au détriment du cœur de métier. De façon plus générale, les enjeux de l’intelligence artificielle rejoignent la réflexion sur le temps de travail.

MM. LEFÈVRE et GENET ayant fait valoir que cette transition nécessitera des financements importants, M. BERGERET a mis en lumière le défi que constitue une temporalité différenciée entre les besoins et les ressources : les besoins en investissement sont immédiats, afin d’anticiper la reconfiguration de l’emploi par l’intelligence artificielle, tandis que les bénéfices tirés de l’augmentation de la productivité ne seront disponibles qu’à moyen-long terme. La remise en cause des emplois existants concernera principalement le niveau hiérarchique intermédiaire entre la direction et les employés (« middle management »), et souvent des jeunes diplômés ou des seniors ; les métiers manuels seraient, à l’inverse, moins menacés. Interrogé par M. LEFÈVRE  à propos des effets actuels de l’IA sur l’emploi, M. BERGERET a indiqué que les secteurs concernés voyaient leurs recrutements stagner, mais non pas diminuer. Paradoxalement, la transformation numérique n’a, jusqu’à aujourd’hui, selon l’OCDE, pas amélioré la productivité en Europe, contrairement à ce qui s’observe sur d’autres continents. Ce constat tient tant à des phénomènes de distraction de l’attention (liés notamment aux réseaux sociaux) qu’à des réticences culturelles à l’augmentation de la productivité individuelle au-delà d’un certain niveau     .

Enfin, l’adoption de l’intelligence artificielle pose la question du partage de la valeur. Elle risque ainsi de créer un fossé entre les individus ayant acquis les compétences académiques ou techniques, et la socialisation nécessaire pour maîtriser les nouvelles technologies, et ceux ne disposant pas de ces compétences.

Contact(s) :

  • M. Benoit HAUDRECHY
    01.42.34.26.03 – Courriel : b.haudrechy@senat.fr

 


[1]Postérieurement à la présente audition, le Gouvernement a annoncé l'initiative « IA BOOSTER », pilotée par Bpifrance, destinée précisément aux dirigeants d'ETI et de PME.