Le mercredi 1er mars 2023, Mme Véronique GUILLOTIN (Rassemblement Démocratique et Social Européen – Meurthe-et-Moselle), présidente du groupe d’amitié France-Moldavie, s’est entretenue avec M. Florent PARMENTIER, secrétaire général du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), chercheur-associé au centre de géopolitique de HEC, puis en visioconférence avec M. Graham Paul, Ambassadeur de France en Moldavie.
Entretien avec M. Florent PARMENTIER
M. Florent PARMENTIER a d’abord évoqué la prochaine élection du gouverneur de la région autonome de Gagaouzie (« Bashkan »), qui doit avoir lieu le 30 avril 2023 et est soumise à un seuil minimum de participation de 33 %.
Il a noté que l’opinion publique moldave était relativement fragmentée. Les sondages – qu’il convient de prendre en compte avec la précaution requise – indiquent par exemple que 54 % des personnes interrogées sont favorables à une entrée de la Moldavie dans l’Union européenne (UE), mais qu’une majorité s’oppose à l’adoption de l’euro comme monnaie, tandis que seuls 25 % se déclarent favorables à une entrée dans l’Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Alors que le pays connaît de graves difficultés économiques en raison d’une inflation de l’ordre de 35 % et de la crise énergétique, 60 % de la population estime que la présidente de la République, Maia SANDU, devrait se rendre à Moscou afin de demander à la Russie la fourniture d’un gaz à un tarif moins élevé. Enfin, 58 % de la population estime que le pays va actuellement dans « la mauvaise direction » – soit un retournement assez complet par rapport à juillet 2021, date des dernières élections législatives, où 52 % déclarait que le pays allait dans « la bonne direction ».
S’agissant des prochaines échéances électorales, l’analyse politique diffère selon le niveau national ou local. Comme en France, l’élection présidentielle est fortement personnalisée. À ce stade, Maia SANDU semble la plus susceptible de l’emporter en 2024. Elle est toujours appréciée pour sa compétence et son honnêteté et dispose du soutien de la diaspora, qui lui est très favorable. En revanche, son parti, le Parti Action et Solidarité (PAS), verra probablement sa majorité considérablement affaiblie lors du renouvellement du Parlement, en 2025, ce qui devrait entraîner davantage de diversité politique au sein de l’Exécutif, l’hypothèse d’un gouvernement de coalition n’étant pas à exclure. Les prochaines élections municipales, à l’automne 2023, ne devraient pas non plus bénéficier au PAS, en particulier à Chisinau et Balti, actuellement entre les mains respectivement du Mouvement national alternatif[1] et du parti Şor[2].
Aujourd’hui, les partis susceptibles de profiter de l’affaiblissement de la popularité du Gouvernement sont le Parti démocrate de Moldavie (PDM – aujourd’hui Parti social-démocrate européen), de centre gauche, qui pourrait faire un retour, mais surtout le Bloc électoral des communistes et des socialistes[3] et le parti Şor. Ce dernier parti, qui est le plus actif de l’opposition, serait en position d’obtenir 17 à 18 députés sur 101 (contre 6 aujourd’hui) si les élections devaient se tenir aujourd’hui.
M. Florent PARMENTIER a ensuite abordé la question du changement de gouvernement, qui est intervenu à la suite de la démission de la Première ministre, Natalia GAVRILIȚA, le 10 février 2023[4]. Le nouveau Gouvernement, dirigé par Dorin RECEAN, est entré en fonctions le 16 février 2023 et s’est placé dans la continuité du précédent, avec une reconduction de l’ensemble des ministres régaliens, à l’exception de la ministre de la Justice. Le changement de gouvernement a été analysé par M. Florent PARMENTIER comme un évènement de politique intérieure destiné à détourner l’attention de l’inflation et de la crise économique. Le nouveau Premier ministre, Dorin RECEAN, a un profil plus régalien que Natalia GAVRILIȚA. Il était, avant sa nomination, conseiller présidentiel pour les questions de défense et de sécurité et a été ministre de l’Intérieur de 2012 à 2015, notamment dans le Gouvernement de Vlad FILAT.
M. Florent PARMENTIER a estimé à ce sujet que ce choix de nomination pouvait apparaître comme une forme de « dissonance » par rapport à la présidente Maia SANDU, qui a bâti sa campagne présidentielle sur la lutte contre la corruption et reste perçue dans l’opinion publique comme intègre, en raison de la condamnation de Vlad FILAT pour corruption et abus de pouvoir. Par ailleurs, Dorin RECEAN dispose d’une faible aura européenne ou internationale. En revanche, il a probablement été choisi pour son expertise sur les sujets de sécurité intérieure, et en raison de la confiance que lui porte la présidente moldave. Son image publique se distingue également de celle de sa prédécesseure, qui apparaissait essentiellement comme une personnalité « technocrate » compétente mais peu populaire et faisant parfois preuve d’un manque de discernement dans sa communication.
À propos de la guerre en Ukraine, M. Florent PARMENTIER a estimé que la ligne de front étant éloignée de la frontière moldave, le risque d’une extension du conflit à la Moldavie demeure, à l’heure actuelle, faible. De même, une mobilisation des troupes russes stationnées en Transnistrie semble peu probable : ces troupes n’ont pas été mobilisées en février 2022, alors que la Russie avait attaqué l’Ukraine sur l’ensemble de ses autres fronts, et tant leur nombre – environ 1 500 hommes – que leur niveau d’entraînement seraient trop faibles pour réaliser une jonction avec la ligne de front actuelle, ou atteindre le port d’Odessa. Il a par ailleurs estimé que la Russie se livrait à un jeu de déstabilisation en prétendant que l’Ukraine avait l’intention d’envahir la région. Le Kremlin s’est notamment appuyé sur une déclaration de l'ancien conseiller du président ukrainien, Oleksiy ARESTOVYTCH, affirmant que l’Ukraine pourrait prendre la Transnistrie « en trois jours » si la Moldavie venait à le lui demander. A l’inverse, la Moldavie chercherait actuellement à préserver le statu quo en Transnistrie.
L’hypothèse d’un coup d’État fomenté par la Russie, émise notamment par Maia SANDU dans une déclaration télévisée le 13 février 2023, semble elle aussi peu probable à court terme. La Russie ne dispose pas de troupes en nombre suffisant sur le territoire moldave, ni de la possibilité d’en faire venir davantage ; la population ne soutiendrait pas un potentiel coup d’État, pas plus que les deux voisins de la Moldavie, la Roumanie et l’Ukraine – cette dernière pourrait par ailleurs empêcher les livraisons de gaz depuis la Russie, alors que les prix de l’énergie constituent la principale préoccupation de la population. En revanche, certaines mesures prises par le Gouvernement pour contrer l’influence russe, telles que l’interdiction des portails d’informations pro-russes et l’interdiction du port du ruban de Saint-Georges, symbole du patriotisme russe, ou des manifestations pro-russes, ont contribué à affaiblir sa popularité.
La déclaration de Mme SANDU selon laquelle il était nécessaire d’« ouvrir le débat » de l’adhésion à l’OTAN a par ailleurs été en dissonance avec sa posture durant la campagne présidentielle de 2020, durant laquelle elle avait adopté une posture non-centrée sur la question géopolitique, mais axée sur la nécessité de réformes internes (État de droit, corruption).
Entretien avec M. Graham PAUL
M. Graham PAUL a indiqué que les mois de novembre et décembre avaient été particulièrement difficiles : les livraisons d’électricité depuis la centrale thermique de Kuchurgan, située en Transnistrie et alimentée par Gazprom, ont été quasiment interrompues ; de même que celles en provenance d’Ukraine, en raison des bombardements par la Russie des infrastructures énergétiques ukrainiennes. Les capacités de production locales ne couvrant que 20 % de ses besoins, la Moldavie a eu besoin de s’approvisionner sur le marché européen via la Roumanie, à des coûts bien plus élevés : le prix du gaz avait été multiplié par six, et celui de l’électricité par quatre. Depuis décembre, un accord avec la Transnistrie a facilité la reprise des livraisons : si cet accord a été critiqué en ce qu’il ne résolvait pas le problème de la dépendance énergétique, il a cependant constitué un soulagement pour le pays. La réunion à Paris de la plateforme internationale de soutien à la Moldavie, en novembre, a également contribué à apaiser la situation : un soutien budgétaire de 671 millions d’euros (dont 75 millions par la France) a été réuni pour 2022, permettant à la Moldavie de mettre en place un mécanisme de compensation de l’augmentation des prix de l’énergie.
Au sujet du nouveau Gouvernement, M. Graham PAUL a estimé qu’il s’agissait d’un changement limité, plus de tonalité que de fond. Considéré comme un « homme à poigne », un « bon manager », le nouveau Premier ministre connaît bien les secteurs de la sécurité et de la défense mais aussi de l’économie grâce à son expérience dans le secteur privé. La démission du Gouvernement précédent peut être attribuée à l’essoufflement de sa popularité auprès de l’opinion publique. On relèvera également la recrudescence d’attaques hybrides orchestrées par la Russie : cyberattaques ciblant des membres du Gouvernement ou des médias – deux radios ont été visées en Transnistrie encore récemment – ; manifestations antigouvernementales dont les participants sont rémunérés par les organisateurs, en particulier le parti Şor ; rumeurs d’un coup d’État ; et plus généralement, une « stratégie de la tension » qui maintient un climat d’anxiété malgré une situation assez stable, ce qui n’est pas sans effet. La compagnie aérienne hongroise Wizz Air a ainsi suspendu sa desserte de Chisinau pour des raisons de sécurité, les passagers devant désormais atterrir à Iasi, à l’Est de la Roumanie.
Selon l’ambassadeur, l’Unité territoriale autonome de Gagaouzie, qui continue de demander davantage de représentation au niveau national, reste un sujet d’inquiétude. Cependant, l’accord signé à la suite de l’établissement d’une commission de conciliation entre le Parlement moldave et l’Assemblée populaire de Gagaouzie a satisfait la partie gagaouze, en réaffirmant l’obligation, qui existe depuis 1994, de consulter l’Assemblée populaire sur les sujets pouvant affecter ses compétences. Les dernières semaines ont également vu des initiatives des deux parties visant à réamorcer le dialogue, par exemple sur le sujet des langues.
M. Graham PAUL a indiqué que l’année 2023 serait particulièrement importante pour la Moldavie. En juin, le pays sera l’hôte de la réunion de la Communauté politique européenne. L’accueil de 47 chefs d’État et de gouvernement constituant un défi logistique très important pour l’État moldave, la France a proposé son soutien à travers deux missions menées par le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères (MEAE) avec la participation du Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE).
En outre, le pays attend en octobre prochain, avec une certaine inquiétude, le rapport de la Commission européenne sur sa candidature à l’Union européenne. Parmi les réformes devant être mises en œuvre, la réforme de la justice s’avère particulièrement difficile et ferait l’objet « d’actions de sabotage » des juges.
Le système judiciaire moldave est en effet affecté par une corruption extrêmement enracinée. Il constituait, avec les milieux politiques et économiques, l’un des piliers du système de corruption systémique en place depuis les années 2000. Les procédures de contrôle et de sélection des magistrats ont pris beaucoup de retard. Ainsi, la commission chargée de l’évaluation des candidats au Conseil supérieur de la magistrature et au Conseil supérieur des procureurs[5] a considéré que 23 candidats sur 28 ne remplissaient pas les critères d’intégrité et de professionnalisme. De manière significative, les cinq candidats retenus ont été les plus jeunes et les moins gradés. Ce chiffre correspond aux estimations habituelles, selon lesquelles 80 % des magistrats seraient corrompus. En réaction, la quasi-totalité des membres de ces deux conseils ont démissionné en signe de protestation contre le processus d’évaluation. En conséquence, ces deux conseils ne peuvent actuellement plus se réunir faute de quorum, ce qui bloque les nominations et les promotions.
L’ambassadeur a indiqué que le Gouvernement hésitait actuellement à faire juger certains dossiers importants de corruption, car il craint des décisions défavorables politiquement motivées. En revanche, la Moldavie a réalisé des progrès sur le plan des saisies judiciaires – certains fonds virés par des États étrangers ont récemment été saisis – et a modifié la loi pour permettre une instruction par contumace. La France coopère avec la Moldavie sur ce plan, en organisant des séminaires avec l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et le Parquet financier, auxquels des partenaires roumains sont associés.
[1] Parti créé en 2022 par le maire Ion CEBAN, qui appartenait précédemment au Parti des socialistes de la république de Moldavie (PSRM).
[2] Parti fondé par l’oligarque Ilan ŞOR, proche de Moscou et résidant actuellement en Israël. Condamné pour avoir participé au détournement d’un milliard d’euros de plusieurs banques moldaves, il financerait les manifestants qui participent aux rassemblements contre le Gouvernement à Chisinau.
[3] Qui réunit le PSRM et le Parti des communistes de la république de Moldavie (PCRM), conservateurs sur les questions de société et russophiles.
[4] Journée marquée par le survol du territoire moldave par un missile russe.
[5] Cette commission est composée de six membres, trois nommés par le Parlement (deux membres de la majorité et un membre de l’opposition) et trois (dont le président) nommés sur proposition de l’Union européenne et deux autres partenaires internationaux.
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