Réuni le mardi 19 mars 2024, sous la présidence de M. Hugues SAURY (Les Républicains – Loiret), président, le groupe d’amitié France – Pays de la Corne de l’Afrique s’est entretenu, par visioconférence, avec Mme Raja RABIA, Ambassadrice de France au Soudan.
Ont également participé à la réunion : Mme Colombe BROSSEL (Socialiste, Écologiste et Républicain – Paris), présidente déléguée pour le Soudan, et M. Raphaël DAUBET (Rassemblement Démocratique et Social Européen – Lot), président délégué pour l’Éthiopie.
Mme Raja RABIA a précisé qu’elle s’adressait au groupe d’amitié depuis Addis-Abeba en Éthiopie, à la suite de l’évacuation, le 27 avril 2023, de l’ambassade de France à Khartoum, bombardée depuis lors. Le conflit au Soudan avait éclaté de façon soudaine, le 15 avril 2023, entre le Général AL-BURHAN, Président du Conseil de souveraineté et chef des Forces armées soudanaises (FAS), et le Général HEMEDTI, Chef des Forces de soutien rapide (FSR), dans un contexte où la communauté internationale, à savoir les Nations Unies, l’Union africaine et l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) appuyées par les pays occidentaux, s’apprêtait à trouver une solution entre les deux généraux et à rétablir un pouvoir civil et de transition démocratique dans le pays, dans le prolongement de la conférence de Paris du 17 mai 2021 qui avait contribué au retour du Soudan sur la scène internationale. L’exigence de l’opposition civile d’un désarmement complet des milices sans participation des militaires au futur pouvoir avait raidi ces derniers, dans un contexte de tensions aigues, contribuant ainsi au déclenchement du conflit. Les premières fusillades avaient éclaté au matin du 15 avril 2023 et avaient provoqué un effet de surprise piégeant les habitants de Khartoum qui comptait alors 8 millions d’habitants, contre moins de 3 millions aujourd’hui.
L’Ambassadrice a indiqué que le conflit opposait aujourd’hui 160 à 200 000 hommes des FSR et 120 à 130 000 hommes des FAS. Les FSR avaient conquis une grande partie du territoire soudanais, dont 90 % de la capitale et quatre régions sur cinq du Darfour. Les FAS ont certes repris le contrôle du siège de la radio et de la télévision, mais cette victoire n’était guère significative, dès lors que, dès décembre dernier, les FSR s’étaient emparées de la partie utile du pays, notamment les zones agricoles dans l’État d’el Gezirah.. Le Général AL-BURHAN, enfermé à l’état-major des armées de Khartoum jusqu’en août, est désormais replié à Port-Soudan. À ce stade, l’équilibre des forces était donc en faveur des FSR, bien que les FAS aient repris l’initiative ces dernières semaines probablement grâce à l’arrivée de nouveaux équipements militaires fournis par la Chine, la Turquie et l’Iran.
La situation humanitaire au Soudan était devenue catastrophique. Selon l’ONU, il s’agissait de la plus grande crise de personnes déplacées au monde actuellement. Ces déplacements de populations s’accompagnent de violences sexuelles systématiques envers les femmes et les enfants, de la part de l’ensemble des belligérants. Les déplacés intérieurs seraient au nombre de 6,5 millions, tandis que près de 2 millions de Soudanais se seraient réfugiés dans les pays limitrophes. La situation des enfants, en particulier, était dramatique : 3 millions d’entre eux étaient déplacés et 19 millions seraient privés d’accès à l’éducation, de très nombreuses écoles et les vingt-six universités du pays ayant été fermées. Le Programme alimentaire mondial avait récemment lancé une alerte : au moins 25 millions de Soudanais prendraient à peine un repas par jour, faisant craindre un risque élevé de famine d’ici le mois de mai en raison notamment de l’absence d’ensemencement et d’engrais. Une conférence, organisée à Genève en juin dernier et destinée à mobiliser l’aide internationale, avait collecté 1,4 milliard de dollars, dont un tiers fourni par l’Union européenne, alors qu’il en aurait fallu au moins 3 milliards. Outre sa contribution au titre de l’UE, la France avait fourni aux pays voisins (Tchad, Soudan du Sud et Égypte en particulier) 55 millions d’euros pour les aider à gérer les flux de réfugiés, et a accru sa contribution au budget du Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés. La situation humanitaire critique appelait un élan de solidarité internationale, ce qui était escompté par la prochaine conférence humanitaire à Paris, le 15 avril.
L’Ambassadrice a évoqué ensuite les médiations existantes pour mettre fin au conflit. Les Américains et les Saoudiens avaient lancé un cycle de négociations à Djeddah en 2023, de mai à juillet puis en octobre et novembre ; ces négociations avaient permis la signature d’un accord sur des paramètres par les deux délégations représentant les FAS et les FSR à un niveau technique, mais les négociations ont fini par être suspendues du fait du non-respect du cessez-le-feu par les deux parties. La poursuite des combats compliquait l’acheminement de l’aide humanitaire : fin janvier, 70 camions étaient bloqués à Port-Soudan, les stocks de médicaments et de matériels médicaux de l’ONU avaient été pillés mi-décembre lors de l’avancée des FSR à Wad Madani. Les milices refusaient le passage des convois, les FAS avaient interdit durant des semaines tout passage de camions humanitaires à la frontière avec le Tchad, etc. Toutes ces questions avaient été abordées lors des deux cycles de négociation à Djeddah.
De son côté, le président djiboutien, Ismail Omar GUELLEH, avait cherché à faciliter une rencontre entre les deux généraux soudanais à l’occasion du sommet de l’IGAD, le 9 décembre puis le 18 janvier, à Kampala, mais la rencontre annoncée ne s’est finalement pas produite – le Général AL-BURHAN allant jusqu’à faire sortir le Soudan de l’IGAD pour protester sur les ingérences de l’organisation régionale. Le président égyptien, Abdel Fattah AL-SISSI, avait également pris l’initiative, en juillet, d’un sommet des pays voisins pour gérer la question des réfugiés, suivi d’une réunion ministérielle en août, au Tchad. Enfin, des réunions, à Bahreïn, entre le commandant des FSR, Abdulrahim DAGALO et le général KABASHI, chef d’État-major des FAS, avaient permis, courant janvier, des discussions substantielles sans toutefois déboucher sur une signature, faute d’assentiment du Général AL-BURHAN. En raison de ces échecs successifs, la communauté internationale privilégie désormais le retour au format de Djeddah. L’Union africaine, de son côté, restée longtemps inaudible, a désigné en janvier un panel de haut niveau, dirigé par un Ghanéen, Dr Mohammed Ibn CHAMBAS, chargé de suivre le conflit soudanais et de travailler avec l’ONU, dont le Secrétaire général avait nommé un envoyé personnel pour le Soudan, Ramtane LAMAMRA, l’ancien ministre algérien des affaires étrangères.
C’est dans ce contexte que la France, qui a toujours été en appui aux différentes médiations de paix, organisera, le 15 avril prochain, un an jour pour jour après le déclenchement du conflit, une conférence humanitaire à Paris, qui comportera deux volets : d’une part, une réunion politique ministérielle, comprenant des représentants des pays voisins du Soudan et affinitaires, de l’ONU, de l’Union africaine et de l’IGAD et, d’autre part, une conférence humanitaire, rassemblant des représentants des agences de l’ONU et d’ONG soudanaises. En parallèle, l’Institut du monde arabe accueillera un séminaire inter-soudanais, comptant des représentants de la société civile intervenant sur le terrain, ainsi que quelques grandes figures politiques soudanaises en exil. C’est un rendez-vous international très attendu, car il placera au premier plan le Soudan, une crise éclipsée par d’autres conflits internationaux.
Enfin, l’Ambassadrice a abordé les relations bilatérales. La présence économique française au Soudan était très faible avant le conflit (échanges à hauteur de 92 millions d’euros et 11e partenaire commercial). Deux entreprises françaises étaient leaders mondiales sur la gomme arabique et continuaient d’opérer malgré des difficultés avec l’appui de leurs partenaires soudanais du secteur privé. Notre coopération en matière agricole était ambitieuse, mais le conflit l’avait interrompue. Il existait également une coopération archéologique et culturelle très ancienne et nous avions réussi à relocaliser la section française des antiquités soudanaises du musée de Khartoum vers l’Institut français d’archéologie orientale. Enfin, l’Institut français de Khartoum avait fermé et, sur les trois Alliances françaises qui opéraient dans le pays, deux continuaient de fonctionner difficilement et sans personnels expatriés (el Obeid et Port-Soudan).
En réponse à des questions de Mme Colombe BROSSEL, présidente déléguée pour le Soudan, l’Ambassadrice a indiqué que l’ensemble de la communauté française – soit 260 personnes enregistrées à l’ambassade, mais plus probablement 300 à 320 personnes – avait été évacuée entre le 15 et le 27 avril 2023 via Djibouti. La plupart des Français du Soudan étaient des binationaux familiers du pays et de ses crises ou bien des employés de l’ONU, de l’Union européenne et de l’ambassade de France. Cette évacuation s’était bien déroulée en dépit de la violence des combats. Il était même miraculeux qu’il n’y ait eu aucune victime parmi la communauté française (un blessé parmi les forces spéciales). Au total, cette évacuation avait permis de faire sortir plus d’un millier de personnes de 80 nationalités différentes. Port-Soudan accueillait encore le directeur français du Comité international de la Croix-Rouge, tandis que des personnels de Médecins sans frontières continuaient d’opérer dans certains hôpitaux au Darfour. La qualité de l’accueil des réfugiés soudanais différait selon les pays. Il était plutôt satisfaisant en Éthiopie, qui en avait accueilli environ 130 000, même si des craintes apparaissaient en raison de la persistance de tensions au Tigré. Le Soudan du Sud accueillait 400 000 déplacés, ce qui était source de préoccupations en raison de la grande fragilité de ce pays. La situation la plus difficile se rencontrait au Tchad où se trouvaient entre 600 000 et 800 000 réfugiés soudanais. L’Égypte, où 5 millions de Soudanais vivaient déjà avant le conflit, accueillait entre 350 000 et 400 000 nouveaux réfugiés ; confrontées à l’irritation de la population provoquée par la hausse des loyers et la pression sur les systèmes scolaire et hospitalier, les autorités locales ont instauré un visa pour les ressortissants soudanais. De nombreux réfugiés soudanais étaient aussi présents dans les pays du Golfe, qui ont toutefois instauré des quotas par profession. Aux frontières européennes, les Soudanais constituaient désormais la première nationalité à demander l’asile dans la région parisienne, tandis que de nombreux demandeurs d’asile soudanais arrivaient à Lampedusa, en Italie, via la Tunisie et la Libye. La France avait accordé l’asile à des Soudanais faisant l’objet de menaces réelles, ainsi qu’à des membres de l’élite du pays – 360 jeunes soudanais étudiaient en France – conformément à son souci de ne pas couper tous les liens avec la population civile et l’élite soudanaise.
À M. Raphaël DAUBET, président délégué pour l’Éthiopie, l’Ambassadrice a fait observer que la Russie était gagnante sur tous les plans, quel que soit le général soudanais qui sortirait victorieux de ce conflit. De sources informelles, environ 200 à 300 éléments du groupe paramilitaire Wagner – qui avait pénétré en Afrique grâce au Président EL-BECHIR, via le Darfour puis la République centrafricaine en 2017– se trouveraient dans le pays où ils sécuriseraient les mines d’or du Darfour, exploitées par les FSR (et première source de leur financement). Des diplomates russes se trouvaient à Port-Soudan et la Russie n’avait pas renoncé à son vieux rêve d’installer une base maritime sur les côtes soudanaises – le Soudan était un allié militaire de l’Union soviétique dans les années 1960 et 1970. Si le Président EL-BECHIR avait donné son accord à une telle base en 2017, cet accord de principe n’était jamais entré en vigueur. Les Russes seraient également soupçonnés d’alimenter en armes le conflit. Par ailleurs, l’Iran constituait une source de fortes préoccupations : le général AL-BURHAN avait rétabli les relations diplomatiques avec l’Iran en octobre 2023, tandis que son ministre des affaires étrangères s’était rendu à Téhéran le mois suivant. L’Iran fournirait des équipements militaires aux FAS. Les actions des Houthis en mer Rouge accroissaient encore le risque d’encerclement du Golfe arabique par l’Iran et ses alliés, du côté du Soudan.
En réponse à une question de M. Hugues SAURY, président, l’Ambassadrice a estimé que le conflit soudanais s’inscrivait dans une longue durée, d’autant plus que le territoire était immense (1,8 million de km2) faisant du Soudan le troisième pays le plus grand d’Afrique avec une grande diversité tribale et ethnique (plus d’une centaine de tribus, de nombreuses langues vernaculaires, etc.). La domination historique des populations nilotiques du Nord du pays sur les populations d’origine africaine dans les régions de l’Ouest et du Sud était au cœur de la crise soudanaise. La survenue de 17 coups d’État depuis l’indépendance en 1956 et la férocité des affrontements, récurrents au Darfour et dans la région qui allait devenir le Soudan du Sud en 2011, avaient causé la mort de 2,3 millions de personnes ces dernières décennies. Ces conflits chroniques démontraient l’absence de tout contrat social et politique au Soudan et de profondes divisions entre les populations arabes et africaines du pays, entre le Centre et ses périphéries. Il était fort probable que plus le conflit se poursuivait sans perspective politique et plus les groupes armés et milices islamistes foisonneraient en se nourrissant d’une économie de guerre. L’absence de pouvoir central solide et légitime au Soudan portait les germes d’une exacerbation et d’une pérennisation de ce conflit, selon un scénario « à la libyenne » ou « à la yéménite », se traduisant par un partage territorial de facto du pays. C’est pourquoi la communauté internationale devrait se mobiliser pour un règlement de paix et assurer dans les meilleures conditions l’aide humanitaire.
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