FONDATION NATIONALE DES SCIENCES POLITIQUES

COLLOQUE SUR GASTON MONNERVILLE

(26 janvier 1996)

La personnalité et la pensée politique de Gaston MONNERVILLE

(en quelques aspects)

par

Philippe MARTIAL

(alors) Directeur de la Bibliothèque et des Archives

du Sénat

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La personnalité et la pensée politique de Gaston MONNERVILLE (en quelques aspects)

Au risque de paraître affecté, je commencerai par une réserve sur mon propre témoignage.

La personnalité et la pensée politique de Gaston MONNERVILLE (en quelques aspects)

Au risque de paraître affecté, je commencerai par une réserve sur mon propre témoignage.

- Certes, durant un demi-siècle, je fus un proche du Président Monnerville. Mon père et lui étaient amis d'enfance. Condisciples à Toulouse par la suite, ils sont restés intimes, jusqu'à la mort de mon père en 1939.

Tous deux étaient "maçons" et peut-être furent-ils initiés le même jour. Gaston Monnerville assuma la défense maçonnique "de la veuve et de l'orphelin". J'en suis une preuve : se déclarant mon parrain, il me traita comme le fils qu'il n'avait pas eu et j'ai passé à ses côtés bien des jours et des temps de vacances. Et j'ai beaucoup écouté.

- Cependant, rien ne m'assure que l 'homme ait tenu à se révéler et que je doive me flatter d'être le vrai confident du vrai Monnerville. Il a très bien pu choisir de ne se montrer que partiellement, en ajustant ses propos à l'auditeur que j'étais. Car il savait très bien s'adapter pour plaire. Deux exemples.

S'il songea quelque peu à m'entraîner en politique, devant mon scepticisme foncier, il n'insista pas. De sorte que, tout en ne se privant pas de juger les hommes, il me parlait peu de carrières et de programmes, (thèmes obsédants et révélateurs des ambitieux). Il me communiquait plutôt ses réflexions sur les lois fonctionnelles et les constantes de la vie publique, car il m'en voyait curieux.

De même, encourageant mes goûts, il ne m'a pas caché, bien au contraire, sa passion pour les lettres et les arts, alors qu' il la dissimulait avec soin, comme je le dirai tout à l'heure.

Je ne peux parler que de ce que j'ai vu. Ou cru voir.

*

1 - J'évoquerai tout d'abord la personnalité

Si je m'aventure au plus profond, dans la psychologie de Monnerville, jusqu'à ses ressorts primordiaux, il me semble discerner une image centrale, un mythe énergétique essentiel : la figure de l'esclave libéré.

Différent de bien des mulâtres, Monnerville rappellera, sa vie durant, qu'il a du sang noir. Sa race est celle des affranchis de 1848. Il revendique cette lignée. Il la proclame. L'origine ethnique n'explique sûrement pas tout, mais elle assigne au futur Président une ligne de conduite. Je crois y voir la clef de l 'homme et aussi du politique. Les deux sont liés.

N'est-elle pas à la source de l'ambition sociale ? Monnerville tiendra à s'affirmer : il visera et saura gagner le premier rang.

Surtout, cette origine me parait déterminer un parti : celui de prouver à soi-même et aux autres, qu'un descendant de noirs peut devenir le plus civilisé des hommes. Monnerville construira sa personnalité sur ce dessein : être exemplaire. Il va illustrer un type : celui du "sang mêlé", boursier et méritant : il se condamne à la perfection.

Cette civilisation délibérée, Monnerville la montrera dans la discipline de son caractère comme dans son goût pour la culture.

- De sa race, Monnerville tient une grande énergie vitale. Physiquement, il est petit, mais très musclé. Il professe et pratique une rigoureuse hygiène de vie : exercices, régime alimentaire strict, horaires surveillés... Il se couche tôt et, par système, refuse les invitations à diner. Il ne s'autorise le soir que pour le théâtre ou l'opéra. L' entraînement sportif sera quotidien. Jusqu'à un âge avancé, il ne prend pas l'ascenseur, marche une heure au bois, fait du ski...

Il n'est jusqu'au cerveau dont Monnerville sait que cet organe requiert une gymnastique permanente ; il l'entretient avec soin, lisant beaucoup, écrivant un nombre incalculable de lettres. Et il m'invite à en faire autant.

Résultat : une longévité et une lucidité exceptionnelles. Un cancer abattra Monnerville, mais à quatre-vingt quinze ans.

- Cette solidité physique se double d'une grande force morale. Monnerville est un homme sûr de lui, conscient de sa valeur. Et cela, dès l'enfance. Autorité et volonté s'affirment tôt. On devient ce que l'on croit être.

S'il faut en croire Napoléon, le préféré de Laetitia, "C'est sa mère qui fait l'avenir d'un homme". Monnerville a la chance d'être le "petit dernier" et sans doute, le plus choyé de la famille. Là naissent les certitudes initiales sur la supériorité que l'on s'attribue et le rôle auquel on aspire, en apprivoisant l'art de demander et d'obtenir.

- L'école va confirmer Monnerville dans l'idée qu'il a de ses capacités. Les palmarès du lycée de Toulouse montrent que ce brillant élève excelle en mathématiques comme en lettres ; le cas n'est pas fréquent, et révèle une grande intelligence formelle dominant un champ mental étendu.

- Civilisé, Monnerville le sera par la maîtrise de sa vitalité. Il dompte sa fougue. Il s'impose un tempérament, au sens propre du terme. C'est un "faux calme", un nerveux qui se surveille, sujet à des colères rares mais glacées.

"Le sourire est un système" disait Valéry. Monnerville se montre affable, enjoué, charmeur toujours en verve, conteur disert et spirituel. Sa courtoisie soignée sera très appréciée au Sénat, qui se veut une assemblée de bonne compagnie.

Monnerville se domine, mais le fond exigeant demeure : Monnerville ne pardonne pas à qui déçoit ou le blesse et ne le reverra plus. Le nom est rayé. J'ai connu à Monnerville des mépris définitifs.

Tant de rigueur dresse un homme de caractère et de pugnacité. La résignation n'est pas son fort. Comme il repousse les religions consolatrices qui appellent à l'obéissance, pareillement il se défie des intentions sans effet. L'incantation ne lui suffit pas. Monnerville aimera les circonstances où "les mots sont des balles". Et, quand il le faudra, il s'engagera, les armes à la main.

Qu'il prise l'énergie et choie la lutte, le parti est franc, dès le début de la carrière. Suivant le conseil de son père, Monnerville prétérera le barreau à la fonction publique, car l'avocat ne dépend que de lui-même et de son talent. Il lui faut prouver, convaincre, se battre. Et non servir en exécutant des ordres.

- Fidèle à son idéal de maîtrise, Monnerville fit toujours preuve d'une scrupuleuse dignité. Sa vie privée fut aussi intègre que sa carrière politique. Il jugeait naturellement que la fonction oblige. Soucieux d'être un exemple irréprochable, il n'oubliait rien des devoirs de son rang. Vers la fin de la IVè République, je l'ai entendu blâmer un grand personnage de l'Etat. Ce dignitaire sans dignité se vantait de ses conquêtes, s'affichait dans les "night-clubs", défrayait la chronique scandaleuse, se faisant pincer en position galante. Un tel manque de tenue choquait Monnerville. Quand il figurait, lui, dans un magazine, c'était lors d'une soirée culturelle et sans escorte de "girls" emplumées. Il mettait ailleurs son panache !

Un dernier mot sur cette éthique : Monnerville sut quitter ses hautes fonctions, avec élégance, sans se cramponner à son fauteuil présidentiel.

*

Civilisé, Monnerville le fut aussi d'une autre façon. Mais seulement pour lui-même. Car l'amateur sensible s'entoura de secret.

Gaston Monnerville m'enseigna qu'il ne faut pas révéler ses appétits artistiques. Aussi, je relève un net contraste entre cette stricte consigne de silence et le souci qu'avait Gaston Monnerville de me cultiver, de me faire lire les bons auteurs, de m'entraîner au théâtre ou à l'opéra.

Gaston Monnerville savait que la classe politique a surtout l'instruction que dispense l'école : c'est-à-dire les lettres bien plus que les arts. Nombre d'hommes publics manquent des sensibilités qui s'acquièrent au sein de la famille et n'ont ni oeil, ni oreille. Il est même arrivé que certains d'entre eux fussent ennemis des arts : la "France défigurée" en sait quelque chose.

A vrai dire, depuis quelques années, la culture est devenue un enjeu électoral : entre temps, le mépris a fait place à l'intérêt.

Quoi qu'il en soit, un penchant marqué pour les arts "ne fait pas très sérieux" dans ce milieu-là, où il y a encore du ridicule à goûter la peinture ou l'opéra. Monnerville cachait donc son exception.

L'amour de la musique

Tout au début de ses "mémoires", Gaston Monnerville narre ses premières rencontres avec l'art lyrique : J'entendais mon père chanter sous la douche à Cayenne... le "Miserere" du Trouvère ou les modulations vocalisées des Huguenots "Plus blanche que la blanche hermine".

Etudiant à Toulouse, il fréquente assidûment le "Capitole", coutume banale dans cette capitale du "bel canto". Avec des amis, dont mon père, il s'adonne même au chant.

Monnerville m'a raconté que, dans leur chambre d'étudiant, ces amateurs s'attaquaient aux airs d'opéra qu'ils avaient admirés. Monnerville est basse profonde ; à lui les pères nobles, les traîtres et les diables ; Martial ténorise les emplois de jeune premier; un troisième tient plaisamment en "falsetto" les rôles féminins. Ils chantent les compositeurs à la mode : Meyerbeer, Gounod et Massenet. Ils s'essaient quelque peu à Wagner dont la musique se répand alors.

Toute sa vie, Monnerville gardera le goût de l'art lyrique. Il a sa loge au Palais-Garnier et souvent m' y invite, surtout lorsqu'une vedette internationale est à l'affiche.

C'est Monnerville qui m'a fait découvrir le Mozart des opéras, en salle ou sur disque. Sa collection d'enregistrements est considérable. Il m'initie aux oeuvres lyriques du maître de Salzbourg. Mesdames Schwarzkopf, Della Casa et Stih-Randall deviennent mes cantatrices favorites. Il se plaisait aussi aux écoles italienne et russe et chérissait particulièrement "Boris Godounov" dont le livret s'inspire de Pouchkine, un de ses auteurs de prédilection. Je me souviens d'avoir écouté avec Monnerville l' "Alceste" de Gluck avec Flagstadt et la "Tétralogie" de Wagner, mais jamais Strauss, très peu joué dans les années cinquante.

Monnerville allait souvent au concert. Ses choix sont éclectiques. Certes Beethoven est le préféré, mais Monnerville aime Schubert, Schumann, Brahms, Debussy, Ravel... En revanche, Monnerville n'a pas été touché par les modes de l'après-guerre, et ne prisait particulièrement ni Mahler, ni Bruckner. De même, je n'ai jamais vu qu'il ait été, comme moi, séduit par Monteverdi. Du XVIIème siècle, il appréciait Lulli, quoique rarement exécuté jadis. Les "baroqueux" n'avaient pas encore lancé leur mode de restitution "authentique".

Comme beaucoup d'amateurs dont l'oreille ne cesse de se raffiner, Monnerville goûtera de plus en plus la musique de chambre, et d'abord celle du cher Beethoven dont il écoutait beaucoup les fameux quatuors à cordes, mais aussi les formations avec piano, sans parler des sonates pour clavier. Madame Monnerville avait, elle aussi, étudié la musique et s'essayait à la composition.

Monnerville jouait de la flûte traversière. Il me souvient de soirées, en 1945, dans la maison campagnarde de Mortefontaine. Monnerville travaillait la partie pour solo de la "suite en Si" de Bach. Il me fit admirer le brio volubile de la "badinerie" finale. De Bach, je connaissais l'orgue, mais pas les "Brandebourgeois" qui vinrent à la mode, peu après la guerre, et que je découvris chez Monnerville.

Je dirai enfin que les concerts du Sénat ont débuté sous sa présidence et avec son appui total. "Je vois que tu veux cultiver mes Sénateurs", me dit-il en souriant.

L'architecture

Monnerville était "auditif' plus que "visuel" et n'était pas trop sensible à l'élégance du mobilier, comme aux grâces de la toilette. Mais il aimait l'architecture. Monnerville était féru d'art roman et gothique. Il arrêtait la voiture devant une église de village : "Du XIVe. Si on allait voir ?", disait-il. Il était moins friand de baroque et de néo-classique ; sa génération honnissait (et confondait) ces deux styles sous le nom infâmant de "style jésuite".

La peinture

Monnerville prisait beaucoup la peinture, particulièrement la "Renaissance italienne" et "Le Siècle d'or espagnol", mais aussi le XIXe siècle de Goya, de Delacroix (bien représenté par deux chefs d'oeuvre au Palais du Sénat) et Manet, Van Gogh et Cézanne. Les "impressionnistes" le séduisaient : Sisley, Pissaro et Monet, familier du cher Clemenceau. Parmi les "modernes", Bonnard, Vuillard et Matisse étaient ses élus. Il possédait un tableau d'Othon Friesz.

Sait-on que Monnerville aimait peindre ? Et comme il aimait aussi beaucoup la nature, il peignait surtout des paysages. Il m'est arrivé de planter mon chevalet à côté du sien, devant le lac du Bourget.

La littérature 

Monnerville aimait à dire que, tout jeune avocat, il avait été, contre toute attente, engagé par un illustre maître du barreau, César Campinchi, à la suite d'une conversation sur la littérature. Tous deux l'avaient en passion.

Ce ne sera pas une révélation de dire que l'homme qui usa si bien de sa plume était un lettré, formé par les auteurs latins. Assurément, il n'était pas de ceux dont la seule culture vient de l'école et se réduit à trois fables de La Fontaine ou cent vers de Victor Hugo. Monnerville, lui, avait une bibliothèque énorme et, quand il le pouvait, il y passait des heures.

*

Lui, si peu dupe, révérait les hommes de l'esprit. Il me souvient de l'avoir vu, une seule fois, intimidé et c'était devant un écrivain.

Monnerville conte dans "Témoignage" ses enthousiasmes d'enfant découvrant Alexandre Dumas, l'illustre "sang mêlé" dont l'enchantèrent les romans de cape et d'épée. Il y gagna même, dit-il, le goût de l'escrime. Les instituteurs de Jules Ferry pressaient leurs élèves de "s'approprier" la culture métropolitaine. Victor Hugo, Alexandre Dumas, Anatole France seront les premières amours. Il y en aura beaucoup d'autres ; les "classiques" : La Fontaine, Racine, Molière et puis Voltaire et Rousseau, et les contemporains, surtout les essayistes et penseurs, Alain, Gide et Valéry.

Le Président appréciait moins les romanciers, à l'exception de Balzac, de Flaubert et bien sûr d'Anatole France, trois auteurs qu'il me faisait lire. Les romans de France comportent une leçon : ils éclairent les ressorts de l'âme. J' y vois la source de l'intérêt que Monnerville nourrissait pour cet auteur. La fiction pure l'intéressait peu, me semble-t-il. Il ne parlait pas non plus de Proust, ni de Mauriac. La psychologie de la jalousie, comme celle du péché, ne l'attiraient pas.

Il eut un faible pour Claudel et j'ai vu "Tête d'Or" à ses côtés à l'Odéon, un théâtre où Monnerville se rendait souvent en voisin. De même j'ai assisté auprès de lui aux "Caves" de Gide, que le "Français" joua à l'époque même où mourut l'écrivain. Je me souviens aussi que Monnerville présida la "première" du film que Marc Allégret consacra à ce prix Nobel.

Enfin, la curiosité de Monnerville dépassait largement notre littérature nationale; et je signale qu'il se passionnait pour Pouchkine, sans doute parce que cet immense poète était lui aussi un "sang mêlé".

Le goût du verbe

L'orateur est célèbre. Monnerville improvisait avec une éloquence et un brio exceptionnels. Je ne vous apprends rien.

Il rédigeait de sa main, inlassablement. Ses archives conservent les brouillons successifs de bien des textes pour lesquels un homme politique ordinaire aurait passé commande, avant de se contenter de signer.

C'est un écrivain né, grand connaisseur des ressources et des beautés du langage. Il a une conscience aiguë du style. Même en causant -avec quelle diction soignée ! - il est extrêmement soucieux de pureté et d'élégance; la syntaxe est simple, clairement articulée... Monnerville m'enseignait à proscrire les parenthèses, les circonstancielles "à la Proust", qui rompent le fil de l'idée. Et me conseillait Voltaire.

*

Il. La pensée politique

Le programme du colloque prévoit que j'évoque aussi la pensée politique. Quelle imprudence! Il est des voix plus autorisées que la mienne. Et puis, Monnerville n'aura pas fait mystère de ses opinions autant que de ses goûts culturels: les options radicales sont connues. De nombreuses conversations me donnent. tout au plus le droit d'esquisser.

Sur la philosophie intime, je commencerai, si j'ose dire, par un silence. Disons plutôt une absence: je n'observe en Monnerville aucune angoisse métaphysique. Pas d'inquiétude avouée.

Il n'affichait nulle curiosité pour les questions sans réponse qui tourmentent l'humanité. C'est qu'il dédaignait les pensées sans efficace, les problèmes insolubles et vains. Très jeune, il écarte les dogmes sans preuves, les mythes religieux, les croyances conformistes qu'on acquiert ou contracte par ce que j'appellerai une contagion de proximité. Il n'était pas de ces esprits faciles qui sont catholiques dans les pays catholiques, musulmans dans les contrées musulmanes...

Monnerville n'est pas fasciné par les philosophes dont les spéculations prétendent répondre à une demande métaphysique, car pour lui, une philosophie, c'est un corps de principes guidant l'action. Les manoeuvres mentales de cette intelligence positive ne s'égarent pas dans les emplois sans conséquence. Homme d'énergie plus que de méditation, il lit Alain et peu Bergson ; le signe est clair.

Quant à la croyance pure, Monnerville est agnostique, au sens propre du terme. Dans cette tête incrédule (ou tout au plus déiste à la manière des maçons) domine l'idée qu'il est impossible et absurde de se prononcer sur les connaissances inaccessibles. Les hommes ne parlent que par ouï-dire de vérités traditionnelles improuvées ou se transmettent de vieux et dangereux grimoires, qui fondent des dogmes ennemis et des fanatismes inconciliables. Lui, prône la tolérance.

Pareillement, Monnerville repousse les superstitions, dont la télévision et les "médias" de masse lancent aujourd'hui la mode. Ce sceptique récuse l'occultisme, la parapsychologie ou les extra-terrestres. Seule a sa faveur la science fondée sur des méthodes objectives. Il se moque de l'astrologie, mais connaît bien l'astronomie. Je me rappelle une nuit du mois d'août sur la butte de Tresserve, au-dessus d'Aix-Ies-Bains. Toutes les étoiles au ciel. Je ne savais reconnaître que le "baudrier d'Orion". Monnerville me détaillait les constellations. Je lui dis que je n'avais jamais vu d'étoile filante. "Une étoile filante ? Attends quelques minutes et tu en verras une". Il ajouta en riant: "Tu fais un voeu, c'est l'usage ". Et il m'apprit qu'au mois d'août, la terre traversait l'essaim des Perséides.

*

Que dire de la pensée politique elle-même ? 

Pour tenter de saisir l'essentiel, je dirai que cette pensée était gouvernée par une conviction où s'unissaient deux cultes, celui du droit et celui de l'action.

Je l'indique, en passant. C'est sur l'insistance de Monnerville que j'abandonnerai les mathématiques, qui m'attiraient, pour les études juridiques.

Pourquoi le culte du droit ? Je vais dire des banalités, mais il faut voir comme elles tiennent à cette énergie auto contrôlée qui me parait caractériser Monnerville.

- Tout d'abord, le droit civilise : il garantit contre l'arbitraire et les abus. Loin d'être un ingénu, Monnerville sait, depuis l'enfance, que le monde est dur et sauvage et qu'il le sera toujours. Par la contrainte de ses normes, le droit corrige le pur rapport des forces. L'obligation juridique discipline l'animal humain.

- Le droit libère. Si je ne me trompe, l'épisode historique qui marque et détermine le plus Monnerville est l'abolition de l'esclavage. Cet exemple va guider toute sa vie publique.

En 1848, un gouvernant persévérant et courageux, Victor Schoelcher réussit à convaincre le Pouvoir, et d'un trait de plume, bouleverse le destin de milliers d'hommes, en brisant leurs chaînes. Un décret peut changer la vie. Voilà qui justifie l'action politique. Ce grand moment de l 'histoire de France, ce moment phare, sera pour Gaston Monnerville le modèle de tous les programmes.

D'où une véritable mystique du droit. Monnerville a foi dans les vertus de la loi tutélaire. Mais en législateur, plus encore qu'en légiste.

- Car ce droit, quoique sacralisé, est loin d'être statique. Il n'a rien d'un immuable décalogue voué aux seules délices byzantines d'un exégète de cabinet. Pour l'énergique Monnerville, le droit est vivant et la loi, motrice : elle entraîne, elle transforme. Elle redresse la bête. Le législateur se doit d'être vigilant, car la tâche n'est jamais terminée. Hormis les temps de guerre où elle inclut la violence pure, l'entreprise politique, pour Monnerville, est avant tout une lutte sans fin pour poser et réformer des règles. Bref, la loi est une arme pour homme d'action. Et l'avocat entrera au Parlement.

Donc la loi est garde-fou contre la sauvagerie. Donc la loi est sacrée. Le respect de la règle du jeu est chose capitale. Activisme juridique et légalisme font un tout.

Rien de plus clair que la position du Président du Sénat : il défend le pacte suprême qu'est la Constitution. Le légaliste intransigeant vole au secours de la Loi fondamentale. Et c'est le conflit avec le Général de Gaulle.

*

Assurément, Monnerville admirait l'homme énergique du 18 juin, le héros qui avait dit non à la défaite et au déshonneur du pays. Mais campé sur sa conception quasi fétichiste du Droit, Monnerville se méfie du goût inquiétant pour le pouvoir qu'il observe chez le Général. Au mois d'août 1962, je fais lire à Monnerville "Le Fil de l'Epée", que j'avais mis dans ma valise : je ne suis pas sûr que cette lecture ait diminué les soupçons du Président du Sénat.

Au fond, tout oppose ces deux hommes de caractère. Ce n'est pas insulter les hommes de guerre que de reconnaître qu'ils sont faits pour la guerre. (Fils et petit-fils d'officiers, je m'en voudrais d'en dire du mal !) Professionnellement, un militaire n'est pas instruit dans l'obsession mystique du droit, mais formé, au contraire, pour employer la violence et imposer la raison du plus fort. Le soldat jette son glaive dans la balance en criant "Malheur au vaincu !". Deux , enseignements, deux conceptions, deux types d'esprit, vont s'affronter.

*

Déjà la question se pose en 1944 : pour de Gaulle, Vichy n'a jamais eu d'existence légale, quoique en même temps, à ses yeux, ce qui est contradictoire, la IIIème République soit morte. Pas de continuité constitutionnelle pour le Général.

Quatorze ans plus tard, le Chef de l'Etat envoie les deux présidents d'Assemblée rencontrer, en pleine nuit, le Général. Monnerville veut convaincre de Gaulle de fonder son retour au pouvoir sur les procédures légales. Il plaide. Et le Général s'inclinera cette fois-là.

Monnerville approuvera la nouvelle Constitution, bien qu'elle altère des traditions centenaires, car elle modernise le régime. En revanche, il sera fortement choqué en 1962, car le Général, pour son référendum, utilise l'article Il, contre l'avis de presque tous les juristes.

Donc, le Général ne respecte pas la règle du jeu. Un, il  viole le texte suprême ; deux, il ruine l'équilibre des pouvoirs entre exécutif et législatif. La réaction de Monnerville ne peut être que vive et spectaculaire. Le référendum aura lieu, mais les charges critiques du Président du Sénat ne seront pas oubliées : les révisions ultérieures de la Constitution seront fondées sur la seule procédure qu'il jugeait juridiquement irréprochable, celle de l'article 89. Est-ce un hasard ?

*

J'ai commencé par une réserve. Je termine par une autre.

Tous les groupes tendent à se magnifier et la classe politique n'échappe pas à cette loi. Elle se glorifie de ses illustrations : elle célèbre, elle commémore. Beaucoup. (Un peu trop à mon goût, qui répugne à la magie des simulacres).

- Monnerville a pris sa part de ces rites cérémoniels. Et la classe politique lui sut gré de vanter sans relâche les qualités et les mérites des Grégoire, des Schoelcher, des Clemenceau... .

Faut-il en faire de même pour lui ?

- Ses cendres sont dispersées. Elles n'iront pas au Panthéon. Monnerville n'a pas voulu être changé en Saint patron ou en idole.

Pourtant, ici et là, et peut-être surtout là-bas, outre-mer, je crois voir se dessiner une figure idéale, qui me semble dilater le vrai. Monnerville l'exemplaire mérite mieux que le mythe et l'amplification hagiographique. .

Pour ma part, j'ai tenté le portrait de l 'homme attachant que j'ai connu. En dégageant ce que je crois ses idéaux les plus intimes. (C'est ma façon d'être fidèle à sa mémoire et d'acquitter une dette de reconnaissance). Qu'il ait été exceptionnel, tout le monde peut en convenir. Le dire n'est pas abuser la gloire. Mon témoignage se veut modeste. Je ne tiens pas, surtout devant des historiens, à fabriquer de la légende.

Philippe MARTIAL.

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