M. Pierre Manent (à gauche) et M. Dominique de Legge (à droite)

Le groupe d’amitié France-Saint-Siège, présidé par M. Dominique de Legge (Les Républicains – Ille-et-Vilaine), a reçu, le 13 avril 2021, M. Pierre Manent, ancien membre de l’Académie pontificale des sciences sociales, directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Étaient en outre présents M. Bruno Belin (LR – Vienne), Mme Jacky Deromedi (LR – Français établis hors de France), MM. Bernard Fournier (LR – Loire), M. Loïc Hervé (Union Centriste – Haute-Savoie), Jean-Michel Houllegatte (Socialiste, Écologiste et Républicain – Manche), M. Jean-Marie Janssens (UC – Loir-et-Cher), Daniel Laurent (LR – Charente-Maritime), Mme Marie Mercier (LR – Saône-et-Loire), MM. Louis-Jean de Nicolaÿ (LR – Sarthe) et André Vallini (SER – Isère).

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M. Dominique de Legge, président, a rappelé le parcours de M. Pierre Manent, professeur de philosophie politique, ancien assistant de M. Raymond Aron au Collège de France, puis directeur d'études à l'EHESS, fondateur de la revue Commentaire et actuellement président de l’association des amis de Raymond Aron. Il l’a invité à présenter son analyse politique et philosophique de l’encyclique Fratelli tutti.

M. Pierre Manent s’est d’abord réjoui que le groupe France-Saint-Siège permette de donner une place à la parole religieuse et qu’elle fasse l’objet d’intérêt public, dans un lieu comme le Sénat car il peut être difficile de la porter dans un espace public neutre. C’est encore plus délicat pour une parole catholique qui aspire à exprimer une vérité ultime dans une société dominée par le relativisme comme l’avait souligné Benoît XVI.

M. Pierre Manent a formulé deux séries d’observations sur l’encyclique Fratelli tutti, d’abord d’ordre religieux puis d’ordre politique. D’un point de vue religieux, il a relevé que le Pape François semble plus s’exprimer au nom des différentes religions dans leur ensemble qu’en tant que chef de l’Église catholique, considérant qu’elles seraient porteuses d’une même perspective sur le monde. Cela le conduit à des approximations dommageables. Par exemple, comme l’avait également souligné Rémi Brague, au paragraphe 271, le Pape soutient que « les différentes religions, par leur valorisation de chaque personne humaine comme créature appelée à être fils et fille de Dieu offrent une contribution précieuse à la construction de la fraternité et pour la défense de la justice dans la société ». Pourtant l’Islam n’appelle pas Dieu « Père », parmi les 99 « plus beaux noms et attributs de Dieu ». Il a donc regretté que le Pape s’appuie sur une idée inexacte de l’Islam et donne au Grand Imam Ahmad Al‑Tayyeb de l’université Al‑Azhar, au Caire, une autorité qui ne s’impose pas.

Autre exemple, au paragraphe 258, le Pape récuse toute idée de « guerre juste » estimant qu’elle relève de « critères rationnels, mûris en d’autres temps » et s’oppose à toute forme de guerre. Pourtant, cette notion, développée par Saint Augustin, puis par Saint Thomas d’Aquin, a été reconnue par l’Église pendant des siècles, avec des conditions très strictes. M. Pierre Manent a ainsi craint que le Pape, en criminalisant toutes les guerres, n’aboutisse à les légitimer en privant les croyants et les citoyens de critères de jugements moraux et politiques.

MM. Loïc Hervé, André Vallini, Pierre Cuypers (1er rang de gauche à droite), Bernard Fournier, Jean‑Marie Janssens et Daniel Laurent (2nd rang)

Sur le plan politique, M. Pierre Manent a regretté que le Pape François donne une idée partiale de la Nation, critiquant le nationalisme, ce qui est parfaitement juste, mais sans reconnaître à la forme nationale son rôle de communauté politique et d’éducation qui permet de vivre dans la paix et la prospérité. De ce fait, il lui ôte le droit de se gouverner et notamment de se fixer des limites en termes d’immigration. La démocratie repose pourtant sur la capacité des peuples à s’administrer eux-mêmes et donc à maîtriser l’environnement dans lequel ils souhaitent évoluer. Le Pape semble manquer de compréhension et d’affection pour les vielles nations européennes, traditionnellement chrétiennes, alors qu’elles mettent en œuvre des politiques d’accueil et d’ouverture inédites. C’est, selon M. Pierre Manent, la manifestation de l’idéologie qui s’affirme dans les institutions internationales et à travers le « Pacte de Marrakech »[1], et qui souhaite faciliter la migration. En effet, M. Pierre Manent a rappelé que les migrations internationales touchaient une faible partie des populations et qu’il serait préférable de favoriser la construction de nations viables et solides pour tous les citoyens dans le monde.

Abordant les aspects éthiques, M. Pierre Manent a enfin fait valoir que les migrants ne peuvent être l’objet exclusif de la charité ou de notre sollicitude. Si le Pape a raison d’appeler à la charité et à une vision généreuse de nos sociétés, il n’apparaît pas juste d’en faire un absolu, la Nation, en tant que corps politique, restant garante de l’équilibre à trouver pour le respect de l’ensemble des droits humains.

À la suite d’une question de M. Pierre Cuypers quant au sens donné au terme de « Nation solide » énoncé précédemment, M. Pierre Manent a précisé qu’il lui semblait imprudent d’affaiblir la capacité des Nations à se gouverner, alors même qu’elles sont les premières à pouvoir agir en faveur de l’accueil des migrants.

M. André Vallini s’est ensuite interrogé sur la lecture de l’encyclique proposée par M. Pierre Manent, estimant plus modérés les propos du Pape, qui se borne à inviter les pays à accueillir les migrants « dans la mesure de leurs moyens ». M. Pierre Manent a indiqué que c’est effectivement l’expression que le Pape avait utilisée mais parmi ses « moyens », il n’inclut pas la possibilité de prendre en compte la volonté légitime de préserver les valeurs, les mœurs et « l’amitié civique » pour évaluer la capacité d’accueil de nos pays. Qu’est-ce qu’une communauté politique ? Quelle forme veut‑elle se donner ? Ces questions pourraient être utilisées de manière excluante et sans générosité, ce qui nous serait antipathique, mais la manière dont le Pape en parle exclut la possibilité de les poser.

Répondant à M. Dominique de Legge, M. Pierre Manent a estimé qu’on pouvait peut‑être expliquer le sentiment d’absence d’affection pour l’Europe par la culture latino‑américaine du Pape, mais qu’il révèle plutôt la volonté de mettre en avant des périphéries par rapport aux centres dominateurs.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ, Mmes Jacky Deromedi et Marie Mercier (de gauche à droite au 1er rang) et M. Bruno Belin (2nd rang)

Mme Marie Mercier a interpellé M. Pierre Manent sur la place de l’Évangile dans ses propos, faisant référence à la mise en pratique du précepte d’amour du prochain à l’occasion de l’accueil des migrants. M. Pierre Manent a rappelé, d’une part, que les populations migrantes n’étaient bien souvent pas les plus démunies de ces pays et que, d’autre part, la promotion de l’émigration revenait à encourager le départ des travailleurs qualifiés de pays qui en ont besoin pour se développer. En outre, il a souligné que si la charité devait bien évidemment s’appliquer au profit des migrants dans le dénuement, elle n’impliquait pas nécessairement de les introduire dans un parcours de citoyenneté. Pour M. Pierre Manent, le Pape est dans son rôle lorsqu’il invite chacun à la charité à titre personnel, à l’image du bon Samaritain de l’Évangile, mais la question de la citoyenneté relève de chaque État.

M. Dominique de Legge a conclu en soulignant le caractère atypique de cette lecture de l’encyclique, différente de la ligne du Vatican, qui est source de réflexion pour le groupe d’amitié.


[1] Le pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, dit « Pacte de Marrakech » est un texte international émanant des pays membres de l’ONU. Il a été adopté en décembre 2018.

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