Le groupe interparlementaire d’amitié France-Espagne, présidé par Mme Michelle MEUNIER (SER – Loire-Atlantique), s’est entretenu, jeudi 7 octobre 2021, avec Mme María Felisa HERRERO PINILLA, magistrate de liaison espagnole en France, à propos du dispositif juridique espagnol de lutte contre les violences faites aux femmes dans le cadre conjugal. Cette audition était également ouverte à la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes (DDF).

Étaient également présents : Mme Annick BILLON (UC – Vendée), présidente de la DDF, M. Laurent BURGOA (LR – Gard), Mme Nadège HAVET (RDPI – Finistère), vice-présidente de la DDF, Mme Gisèle JOURDA (SER – Aude), M. Jacques MICHAU (SER – Ariège) et Mme Dominique VERIEN (UC – Yonne), vice-présidente de la DDF.

De gauche à droite : Mme Annick BILLON, Mme Michelle MEUNIER,
Mme María Felisa HERRERO PINILLA, Mme Gisèle JOURDA,M. Laurent BURGOA,
Mme Nadège HAVET et M. Jean-Jacques MICHAU

Introduisant l’entretien, Mme Michelle MEUNIER, présidente, a souligné que l’organisation de la justice en Espagne concernant la lutte contre les violences faites aux femmes dans le cadre conjugal pouvait constituer une source d’inspiration pour la France compte tenu des résultats significatifs et concrets obtenus, en particulier la diminution du nombre de féminicides, tout en soulignant qu’on ne pouvait se contenter de « progresser » sur un sujet aussi grave.

Mme Annick BILLON a rappelé que le sujet des violences faites aux femmes n’était plus réservé aux seules militantes mais que la société française tout entière s’en était emparé, amorçant ainsi en France un mouvement initié dès le début des années 2000 en Espagne. Par ailleurs, elle a souligné le renforcement de l’arsenal législatif en citant l’exemple de la loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille. Elle a par ailleurs souligné le déploiement de plusieurs dispositifs, comme la suspension de l’autorité parentale à partir du moment où des faits de violence sont allégués. Le « Grenelle » de lutte contre les violences faites aux femmes, lancé en septembre 2019 par le Gouvernement français, a permis un début de coopération entre les différents acteurs impliqués. Toutefois, la coordination demeure insuffisante, le cloisonnement des acteurs empêchant une avancée réelle en la matière.

En réponse à ces éléments liminaires, Mme María Felisa HERRERO PINILLA a reconnu que les avancées initiées en France lui semblaient aller dans le bon sens, tout en soulignant que l’étape suivante pour la France pourrait consister en une réforme globale en la matière, plutôt que par touches successives comme ce fut le cas jusqu’alors, et en un élargissement du périmètre de lutte contre les violences conjugales aux violences sexistes dans leur ensemble.

Elle a rappelé les étapes successives ayant mené au cadre législatif espagnol actuel de lutte contre ce type de violences. À la suite du meurtre tragique d’une femme victime de violences physiques, une première loi a été votée en 2003, puis une deuxième en 2004, constituant, conjointement avec le pacte d’État de 2017, le socle du dispositif législatif actuel. La loi de 2004 traite de façon globale les violences faites aux femmes en englobant différents leviers vers tous les secteurs où peut s’exercer cette violence : l’éducation, les médias, la santé, les droits des victimes, en plus du volet répressif, lequel comprend tout autant un dispositif pénal puissant que des moyens conséquents afin d’assurer l’effectivité des peines et des mesures préventives prononcées.  

Cette loi a servi de fondement à la création de tribunaux spécialisés en violence à l’encontre des femmes. Leurs compétences sont élargies et les volets pénal et civil peuvent être associés. Ainsi, une protection immédiate, ample et efficace peut être garantie. Mme HERRERO PINILLA a par ailleurs souligné que la législation espagnole ciblait bien la lutte contre les violences faites aux femmes, en tant que violences sexistes, et non pas les violences conjugales dans leur ensemble : ces dispositifs spécifiques ne visent pas les violences faites aux hommes dans le cadre conjugal.

Face aux interrogations du groupe d’amitié sur le nombre de tribunaux spécialisés en violences conjugales en Espagne, Mme HERRERO PINILLA a expliqué qu’il en existait actuellement 476 sur le territoire espagnol : 106 tribunaux disposent de compétences exclusives en la matière, tandis que 370 ne traitent que partiellement des violences conjugales. S’y ajoutent 32 tribunaux correctionnels sont spécialisés en violences conjugales et certaines cours d’appel sont dotées de sections spécialisées.

S’agissant de la répartition géographique de ces juridictions, les communautés autonomes réunissant le nombre le plus important de juridictions dotées d’une compétence en la matière sont l’Andalousie (91), la Catalogne (53), la Galice (45) et Madrid (31). Mme HERRERO PINILLA a justifié cette répartition en précisant que l’Andalousie était la région la plus peuplée d’Espagne. Le nombre de tribunaux dépend donc de la population et de l’évolution des besoins, tout comme évolue le nombre de juges d’instruction aux compétences exclusives, passé de 14 en 2004 à 106 en 2021.

S’agissant de l’étendue exacte des compétences des juridictions spécialisées, Mme HERRERO PINILLA a fait observer qu’elle était particulièrement large. D’un point de vue pénal, les compétences du juge recouvrent le jugement des délits, des crimes, de toute violence ou intimidation, de l’avortement contraint, des homicides ou encore de toute menace relative à l’honneur d’une femme. Aussi la cohabitation n’est-elle pas une condition nécessaire à la prise en charge intégrale de la victime. La notion de violences conjugales est donc entendue avec une acception très large en Espagne : un ancien conjoint ou un prétendant violent sont considérés comme agissant dans un cadre « conjugal ».

D’un point de vue civil, l’étendue des compétences du juge s’avère tout aussi importante puisqu’elle recouvre les affaires de filiation, de maternité et de paternité, d’annulation de mariage, de divorce, de séparation et même d’adoption. La situation d’inégalité entre femmes et hommes nécessite la mise en place de mesures fortes, allant de la prévention à la sanction.

En ce qui concerne le nombre d’affaires traitées chaque année par les juridictions, Mme HERRERO PINILLA a constaté une nette  augmentation entre 2006 et 2020. 158 883 affaires pénales ont été traitées en 2006 tandis que 203 379 l’ont été en 2020. Quant aux affaires jugées au civil, l’Espagne est passée de 13 038 à 20 218 jugements sur la même période.

S’agissant de la formation dispensée aux magistrats exerçant dans ces juridictions, Mme HERRERO PINILLA a estimé qu’elle était particulièrement complète dans la mesure où il s’agissait d’un élément essentiel de l’efficacité de la chaine de lutte contre les violences. À l’issue d’un concours sélectif et d’une formation en école, les juges sont généralement affectés dans les tribunaux de villes de petite ou de taille moyenne, qui ne disposent pas de juridictions spécialisées. Pour exercer dans l’une de ces juridictions, le suivi d’une formation spécifique est obligatoire pour tous les magistrats. Il s’agit d’activités de spécialisation en matière de violence sexiste établies par le Conseil général du pouvoir judiciaire, l’équivalent du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en France. Cette formation initiale se déroule sur une semaine complète et permet aux magistrats d’être sensibilisés à des notions basiques conduisant à identifier les violences domestiques, alternant entre ateliers théoriques et de nombreuses mises en pratique. Les intervenants, professeurs ou psychologues pour la plupart, viennent d’horizons très variés. Là encore, la notion de globalité prévaut.

Face aux interrogations du groupe d’amitié sur les ordonnances de protection, Mme HERRERO PINILLA a fait valoir qu’il s’agissait principalement d’accorder à la victime un statut de protection comprenant des mesures civiles et pénales, d’assistance et de protection sociale. Si l’on fait abstraction,  au premier trimestre de 2021, de la diminution du nombre d’ordonnances de protection sollicitées en raison du contexte très particulier, l’Espagne prononce en moyenne 35 000 ordonnances chaque année. À titre de comparaison, en 2019, 4 145 ordonnances de protection ont été sollicitées en France, contre 40 720 en Espagne, dont 70,44% ont été accordées. Cette situation est d’autant plus remarquable que les moyens concrets dont disposent les magistrats pour faire respecter les ordonnances de protection sont importants.

Mme HERRERO PINILLA a résumé les différentes étapes permettant la prise en charge immédiate, automatique et systématique de la victime. Dès lors que la victime a porté plainte au commissariat, ou qu’une suspicion de violences existe à l’encontre d’une femme, les données afférentes sont inscrites dans le système « VioGen », un système informatique de suivi et de protection des victimes au sein du ministère de l’Intérieur. Le logiciel « VioGen  » est consultable par l’ensemble de la chaîne d’acteurs : il est accessible aux forces de l’ordre, aux établissements pénitentiaires, aux tribunaux et parquets, aux instituts de médecine légale, aux bureaux administratifs d’aide aux victimes, aux délégations du gouvernement, aux services sociaux, aux organismes d’égalité des différentes communautés autonomes et même aux municipalités. Les ordonnances de protection prononcées sont envoyées au registre central pour la protection des victimes et également renseignées dans le logiciel. Ainsi, des rapprochements entre la suspicion émanant de plusieurs acteurs sont possibles.
 
S’ajoutent à ce dispositif la possibilité pour le juge de recourir aux bracelets anti-rapprochement qui permettent de surveiller électroniquement le suspect ainsi qu’à un service d’assistance téléphonique aux victimes de violence sexiste (ATENPRO). Les deux dispositifs connaissent une augmentation d’utilisation : en 2021, 2 394 bracelets anti-rapprochement étaient actifs, contre 871 dix ans plus tôt. Quant au service ATENPRO, il comptait 2 374 utilisatrices en 2005 et 14 474 en 2020. Sans disposer de chiffres précis sur les dispositifs équivalents en France, Mme HERRERO PINILLA a souligné que leur utilisation en Espagne était aujourd’hui massive et assortie des moyens nécessaires à leur exécution effective.

L’objectif du système « VioGen » est de réunir les différentes institutions publiques compétentes en matière de violence sexiste, de conduire une prévention policière des risques, de fournir à la victime un « plan de sécurité personnalisé » avec des mesures d’autoprotection et de faire du travail préventif par le biais d’un sous-système de notifications automatisées.

Mme HERRERO PINILLA a fait observer que toute femme portant plainte pour violences sexistes, ou fortement suspectées d’être victime de violences sexistes, par exemple à la suite d’un examen par un professionnel de santé, était inscrite dans le système « VioGen » et bénéficiait automatiquement d’un agent protecteur. Il s’agit de policiers nationaux ou territoriaux, ou de membres de la garde civile, spécialisés, joignables 24 heures sur 24. Leur degré d’intervention dépend du risque auquel est exposée la victime, qui est évalué au moment de la plainte. Deux formulaires spécifiques permettent d’évaluer ce niveau. L’évaluation policière des risques (VPR), d’une part, l’évaluation policière d’évolution du risque (VPER), d’autre part.
 
Cinq niveaux de risques peuvent ainsi être attribués : « non apprécié », « faible », « moyen », « élevé » et « extrême ». En cas de risque extrême, l’agent protecteur devient l’équivalent d’un garde du corps pour la victime et l’accompagne dans ses tâches quotidiennes. Le cas échéant, il peut endosser le rôle d’un proche. En Catalogne, dès lors qu’aucun risque extrême n’a pu être constaté, un policier a vingt femmes sous sa garde. Le degré de protection dépend donc du risque attribué et une réévaluation est effectuée toutes les 72 heures. Par ailleurs, un téléphone portable est attribué à la victime, lui permettant de contacter son agent protecteur à tout moment.

S’agissant des données saisies dans le logiciel « VioGen », Mme HERRERO PINILLA a souligné la diversité des acteurs impliqués dans la prise en charge de la victime, entraînant ainsi une collecte importante de données. En effet, le système « VioGen » est alimenté par tous les acteurs cités préalablement. Seules les polices locales ne sont pas encore complètement intégrées au système. Ainsi, toutes les données renseignées proviennent de plaintes, de procès-verbaux de la police, de décisions rendues par les tribunaux, des services pénitentiaires, etc. Chaque acteur est habilité à alimenter la partie pour laquelle il est compétent.

En 2018, 52 635 femmes étaient surveillées ou protégées par le logiciel « VioGen ». Ce logiciel relève de la compétence exclusive du ministère de l’Intérieur, même si les données sont collectées bien au-delà de son champ de compétence et toutes les décisions prises par les juridictions spécialisées sont automatiquement envoyées au registre central du ministère. La coordination entre les ministères de l’Intérieur et de la Justice semble donc particulièrement poussée.

Mme HERRERO PINILLA a insisté sur le bilan positif de ce système intégré : le nombre de féminicides a considérablement baissé entre 2003 et 2021, passant de 71 à 35. En France, 102 femmes ont été tuées par leur partenaire en 2020, contre  148 en 2006, ce qui, amené à la population, signifie qu’une femme a deux fois plus de risques de mourir en raison de violences sexistes en France qu’en Espagne.

S’agissant de l’objectif « zéro féminicide », Mme HERRERO PINILLA s’est exprimée de manière très claire : selon elle, il serait illusoire de croire que les mesures adoptées puissent empêcher tout meurtre, car les situations de violence, de dépendance et d’inégalité subsisteront. Toutefois, les chiffres montrent qu’une réelle avancée est possible et nécessaire dans les domaines de la sensibilisation et de la prévention : sur un total de 35 femmes tuées en 2021, 27 n’avaient pas porté plainte préalablement et 3 n’avait pas souhaité, à l’issue de leur plainte que la procédure se poursuive. Mme HERRERO PINILLA en a conclu que 30 victimes, soit 77 % des 35 femmes assassinées, auraient pu être sauvées si le dispositif existant les avaient « repérées ».

Réagissant à une question de Mme Michelle MEUNIER, présidente, Mme HERRERO PINILLA a estimé qu’il était extrêmement difficile d’évaluer le coût annuel du dispositif dans son ensemble, tant les études sont divergentes et approximatives. Certaines incluent les coûts d’utilisation des locaux lors des auditions de suspects, de victimes ou de témoins, d’autres adoptent une démarche ne ciblant que les lignes de crédits directement consacrées au dispositif. Par ailleurs, Mme HERRERO PINILLA a fait valoir qu’une comparaison entre la France et l’Espagne sur ce sujet présentait des limites importantes, l’organisation des tribunaux divergeant beaucoup dans les deux États. Les juges d’instruction espagnols spécialisés en violences conjugales disposent d’une équipe de 10 à 12 personnes, composée de fonctionnaires et de greffiers, contre des moyens plus limités pour les juges français. Elle a toutefois estimé inéluctable une hausse des coûts dès lors que la France souhaiterait passer à une lutte globale contre les violences sexistes. 

À l’issue de cette présentation approfondie, Mme Dominique VERIEN a souhaité obtenir des précisions sur le ratio entre le nombre de juges et de tribunaux spécialisés sur l’ensemble des juridictions en Espagne. Elle s’est également interrogée sur l’évolution des mentalités suite à la mise en place de ces nouveaux dispositifs législatifs.

Mme HERRERO PINILLA a assuré que les juridictions spécialisées couvrent l’ensemble du territoire national. Chaque capitale de province dispose au moins d’un juge spécialisé en violences conjugales avec une compétence exclusive ou partagée selon les cas. Sa juridiction s’étend à toute la province. En dehors de cette jurisdiction spésialisée, dans les villes de petite taille, les juges sont compétents à la fois sur le volet civil et sur le volet pénal (juges de « primera instancia e instrucción ») Il y en a environ 1 500 juges d’instruction en Espagne, dont un peu plus d’un tiers sont compétents exclusivement en matière pénale  et non sur le volet civil.  

En réponse à une question de Mme Nadège HAVET sur le recours éventuel à l’externalisation de la protection des victimes, Mme HERRERO PINILLA a souligné que seules les forces de l’ordre (police nationale ou territoriale et garde civile), étaient sollicitées dans cette prise en charge, excluant de facto tout recours à des sociétés privées.  
En conclusion, Mme Michelle MEUNIER, présidente, s’est félicitée de ces échanges approfondis au sujet de l’organisation judiciaire espagnole dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes et a particulièrement remercié Mme HERRERO PINILLA, laquelle s’est montrée très précise sur le sujet alors même que son activité de magistrate de liaison l’amène à connaitre d’affaires très variées. 



 De gauche à droite : Mme Annick BILLON, Mme Michelle MEUNIER
et Mme María Felisa HERRERO PINILLA

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