PROSTITUTION : La Délégation demande la mise en place d’une véritable politique publique.

 Problème complexe, voire insoluble, sujet politiquement peu " porteur ", la prostitution est rarement abordée par la classe politique.

La Délégation du Sénat aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes l’a pourtant choisie comme thème de réflexion de son premier rapport annuel.

l Il lui a semblé en effet important, presque symbolique, que ses premiers travaux s’intéressent à des situations d’exclusion sociale dont les femmes sont les principales victimes. Ces situations étant hélas très nombreuses, et leur champ trop vaste et trop divers pour être embrassé en un seul rapport, elle a souhaité privilégier l’une des plus douloureuses et considéré que la prostitution entrait dans cette catégorie.

Cette raison n’est pas la seule.

l La prostitution constitue un sujet d’étude particulièrement intéressant pour une délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes en ce qu’elle touche directement au rapport hommes/femmes dans nos sociétés, au problème de l’égalité ou plutôt de l’inégalité des sexes. Certes, les femmes ne sont pas les seules à se prostituer et les hommes entrent même de plus en plus nombreux dans la prostitution. Mais les femmes y restent largement majoritaires tandis que "clients", proxénètes et trafiquants appartiennent à l’univers masculin dans une écrasante proportion...

Il n’est pas rare d’entendre que les prostituées sont libres, qu’elles ont choisi leur état. Cette vision, certainement confortable et déculpabilisante pour la société, est parfaitement fausse : d’une part, la prostitution sans proxénétisme est très marginale, d’autre part, qui opterait sciemment pour un destin d’aliénation ?

Peut-être plus grave encore, par sa perversité, est l’invocation du droit à disposer de son corps. L’utilisation d’une des plus grandes conquêtes des femmes pour justifier la prostitution est particulièrement insultante : où les femmes disposent-elles moins de leur corps que dans la prostitution ?

l La prostitution est ensuite un sujet mal connu de l’opinion publique. Alors qu’elle devrait conduire, à la fois chacun de nous individuellement et la société tout entière, à s’interroger, elle se voit la plupart du temps traitée avec indifférence, fatalisme, ou jugée au travers de clichés.

Dans un sondage réalisé en mai 2000 par la SOFRES à la demande du ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 52 % des Français interrogés estimaient ainsi impossible de faire reculer la prostitution au motif qu’elle a toujours existé (" le plus vieux métier du monde "...). On s’est ému du sort des prostituées lors de leur révolte de 1975 pour les oublier aussitôt après et l’opinion réserve son indignation au cas où les mineurs sont concernés, accréditant l’idée qu’il y aurait un âge où il serait acceptable de se prostituer...

Grivoiserie et folklore aveuglent. Il faut ouvrir les yeux de la société sur la réalité de la prostitution : derrière les images toutes faites qu’elle colle sur l’ " amour marchand ", il y a des femmes qui souffrent et au sort desquelles on ne peut rester insensible.

On doit tordre le cou aux poncifs comme l’existence de besoins sexuels différents selon les sexes ou la prostitution/" mal nécessaire, rempart contre le viol " qui permettrait aux femmes " honnêtes " de sortir en toute tranquillité.

La prostitution n’est ni un métier, ni un mal nécessaire. C’est une atteinte à la dignité humaine, une violence –et la délégation est reconnaissante à Mme Nicole Péry, secrétaire d’Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle, de l’avoir dénoncée comme telle.

Les médias éclairent peu l’opinion publique sur la prostitution. Leur traitement du dossier est rarement satisfaisant –certes, il y a des exceptions. La sanction de l’audimat conduit à flatter l’instinct de voyeurisme qui sommeille chez de nombreux téléspectateurs... N’est-il pas à ce propos révélateur que l’intérêt de la télévision pour le sujet se soit renouvelé ces derniers mois avec la multiplication des réseaux internationaux de prostitution qu’on sait particulièrement violents... ? On préférerait voir les médias s’arrêter sur le phénomène prostitutionnel pour ce qu’il est en lui-même.

l La prostitution est un thème d’actualité à l’échelon international, avec la négociation récente à Vienne, puis la signature à Palerme, du Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. L’importance des enjeux explique la passion et la dureté des débats qui ont été menés pendant près de deux ans.

l La prostitution est enfin un sujet difficile et passionné. La difficulté n’a pas échappé à la délégation, mais elle a voulu s’écarter de la passion.

La délégation savait en abordant le dossier de la prostitution qu’il était compliqué, délicat. Elle en est plus convaincue encore au terme des auditions auxquelles elle a procédé et du colloque qu’elle a organisé au Sénat, salle Clemenceau, le 15 novembre 2000, et qui a rassemblé des représentants tant des pouvoirs publics que du milieu associatif.

Le phénomène, récent dans son ampleur, de la multiplication des trafics internationaux d’êtres humains est venu ajouter à la complexité, en risquant dans le même temps de priver la prostitution de l’approche spécifique qui lui est pourtant nécessaire.

La délégation a voulu mener sa réflexion en dehors de toute démarche " idéologique " et, notamment, dépasser le débat traditionnel et très passionné entre " abolitionnistes " et réglementaristes ", pour tenter de déboucher sur des propositions concrètes d’amélioration des politiques actuelles.

Même si ses recommandations contiennent quelques propositions de modification de nature législative, son but n’est pas tant de voir changer la loi. La nôtre n’est pas la plus mauvaise, les personnalités que la délégation a entendues l’ont pratiquement toutes reconnu. L’objectif est d’inviter les pouvoirs publics à une réflexion approfondie sur le phénomène de la prostitution afin que puissent être dégagées des lignes d’action plus cohérentes.

Ce que la délégation a souhaité faire, c’est examiner si les politiques que la France met en œuvre pour faire face à la prostitution sont conformes à sa position abolitionniste, c’est repérer les " manques " pour proposer des voies éventuelles d’amélioration. Tel est l’esprit qui l’a animée.

En tout état de cause, elle considère ce rapport comme un rapport d’étape. En raison de la complexité des problèmes posés, l’étude du dossier de la prostitution doit être poursuivie ; certains chapitres restent à explorer, d’autres méritent d’être approfondis (l’approche de la santé publique, celle de la justice, ou encore la prostitution occasionnelle pour ne citer que quelques exemples...)

recommandations adoptées par la délégation

 – Considérant que les prostituées sont des victimes et doivent être traitées comme telles par l’ensemble des services de l’Etat,

– Considérant qu’il est primordial de s’attaquer à la prostitution en tant que telle, car faute de l’avoir fait suffisamment on a alimenté le phénomène de la traite, ce " mal qui l’accompagne ", selon les termes de la Convention de l’ONU du 2 décembre 1949,

– Considérant que la France apporte la preuve de son attachement et de sa fidélité à sa position abolitionniste tant dans la lutte contre le proxénétisme que dans les débats internationaux sur la traite des êtres humains,

– Mais considérant aussi que la dimension sociale de sa politique, autrement dit la prévention de la prostitution et la réinsertion des personnes prostituées, est loin d’avoir mobilisé l’énergie des pouvoirs publics, au point d’apparaître à ce jour comme un échec,

– Et considérant enfin que notre pays ne peut différer davantage la réflexion globale sur la prostitution dont elle s’est jusqu’à aujourd’hui dispensée et qui pourtant s’imposait,

La délégation a adopté les recommandations suivantes :

1.- Il est en tout premier lieu impératif de doter la politique de lutte contre la prostitution des structures qui lui manquent et qui devraient la rendre plus cohérente.

La création d’un observatoire, comité ou haut conseil –peu importe son appellation– permettrait de disposer tout à la fois d’un réel outil statistique, d’un instrument de recensement et de diffusion des actions mises en œuvre qui serait utile tant aux pouvoirs publics qu’aux associations, et d’une capacité d’expertise des besoins.

Afin de faciliter l’échange d’informations sur la traite des femmes, suite devrait par ailleurs être donnée à la recommandation de la récente Conférence mondiale sur les femmes, qui s’est tenue à New-York en juin 2000 (" Pékin plus cinq "), de nommer dans chaque pays un rapporteur national.

2.- Il est nécessaire que les politiques publiques ne restent pas cantonnées à la prostitution de rue et s’intéressent à l’ensemble des formes d’activité prostitutionnelle, y compris les moins visibles (salons de massages, bars à hôtesses).

3.- En ce qui concerne l’approche de la police et de la justice, il est indispensable :

a)- d’augmenter les moyens de l’OCRTEH : il existe en effet un fossé important entre les possibilités offertes à la lutte contre le proxénétisme par notre droit et les capacités opérationnelles de mise en œuvre ;

b)- de faire de la lutte contre le proxénétisme une priorité de la police : les textes et les équipes sont performants, mais trop souvent encore le combat est considéré comme secondaire par rapport à d’autres ;

c)- de renforcer la politique de coopération afin de parvenir à une collaboration dynamique entre les différents pays, de mobiliser les maires des capitales et grandes villes européennes qui sont tous confrontés aux mêmes problèmes, de favoriser les échanges d’informations quant aux expériences menées, de faciliter l’accueil, d’un pays à l’autre, des victimes des réseaux afin qu’elles puissent entamer leur " reconstruction " à l’abri des représailles.

4.- En ce qui concerne la prévention et la réinsertion, points faibles de la politique française :

a)- il faut d’abord agir au niveau des politiques générales : la prévention de la prostitution passe par l’amélioration de la situation de droit et de fait des femmes et l’égalité des chances entre hommes et femmes ;

b)- l’accent doit être mis sur l’information : la prostitution prospère sur un fond général d’ignorance et d’indifférence. Il faut travailler sur le long terme au changement des mentalités.

Des campagnes nationales et régulières de sensibilisation doivent être entreprises et une mise en garde des jeunes doit être assurée dans le cadre de l’enseignement scolaire. Les personnels éducatifs devraient eux-mêmes être informés, notamment pour attirer leur attention sur la prostitution occasionnelle à laquelle certains jeunes en situation de précarité sont exposés ;

c)- il convient d’intégrer l’approche de la prostitution dans la formation des travailleurs sociaux et des agents des services publics qui ont en charge l’application de la législation et de la réglementation en la matière (police, justice, notamment) ;

d)- l’Etat doit cesser de compter aussi chichement son soutien aux associations qui oeuvrent dans le domaine de la prostitution et font un travail souvent remarquable. L’augmentation et la pérennisation des crédits budgétaires accordés au milieu associatif s’imposent, tout comme le contrôle a posteriori de leur utilisation ;

e)- les pouvoirs publics doivent prendre leurs responsabilités en matière de prévention et de réinsertion où ils ont à jouer un rôle d’impulsion et de cohésion. Les commissions départementales prévues par la circulaire du 25 août 1970 doivent être mises en place partout. Par ailleurs, directement ou par voie conventionnelle, l’Etat doit être un acteur " social " de la lutte contre la prostitution dans tous les départements.

f)- tout doit être fait pour aider les prostituées à quitter la prostitution. Le nombre des foyers susceptibles de les accueillir, spécifiquement, doit être augmenté. Un numéro vert largement diffusé devrait les diriger vers les organismes publics et privés susceptibles de les aider dans leurs démarches de réinsertion. Des dispositifs de formation adaptés devraient être mis sur pied. Un moratoire devrait être systématiquement accordé s’agissant des poursuites fiscales, dès lors que la volonté d’abandonner la prostitution a été manifestée, à charge pour les services fiscaux de vérifier a posteriori la réalité de la démarche. Les prostituées qui amorcent une réinsertion devraient pouvoir bénéficier sans délai des minima sociaux et d’un logement ;

g)- au même chapitre de la fiscalisation, le problème de l’opportunité de l’imposition des revenus de la prostitution mérite débat ; cependant, le danger qu’emporterait la suppression de cette dernière en termes d’incitation à la prostitution suggère la prudence. Il est à tout le moins impératif, si l’on ne tranche pas aujourd’hui la question, de ne pas présumer sur le plan fiscal que la prostitution est une profession ; il est en conséquence souhaitable de " sortir " ses revenus de la catégorie des bénéfices non commerciaux, voire de celle des traitements et salaires –et le produit du proxénétisme de la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux– et de les imposer dans une nouvelle catégorie qui accueillerait les gains de nature indéterminée étrangers aux notions de bénéfices ou de revenus professionnels. On ne peut s’accommoder par ailleurs de la perception choquante de la TVA sur les revenus du proxénétisme pour la raison évidente que la valeur ajoutée est, dans le cas d’espèce, l’exploitation de la prostitution d’autrui... On doit en revanche condamner systématiquement les proxénètes à verser des dommages-intérêts aux prostituées.

5.- La France doit ratifier au plus vite la Convention sur la criminalité transnationale organisée et ses protocoles additionnels, en premier chef le protocole relatif à la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants, afin de donner une expression complète à la détermination dont elle a fait preuve lors des négociations de Vienne.

6.- Deux problèmes méritent une réflexion approfondie.

Celui du "client" d’abord. Faut-il le responsabiliser par l’éducation ou la pénalisation ? Il ne saurait en tout cas être plus longtemps ignoré.

Celui de la protection des victimes de la traite ensuite. Faut-il leur accorder des titres de séjour provisoire ? Faut-il le faire sans condition, à titre humanitaire, ou doit-on le faire en échange d’une collaboration avec les services de police pour démanteler les réseaux ? Notre position abolitionniste nous commande en tout état de cause de prendre des mesures en faveur de ces victimes et les textes internationaux nous le recommandent désormais.

Le rapport sur internet : www.senat.fr/rap/r00-209/r00-209.html