E) LA FUITE DES HUGUENOTS
Pour Trevor-Roper, on l'a vu, l'esprit d'entreprise est
davantage lié à la propension à émigrer qu'à
la religion calviniste.
A condition que la société d'accueil soit ouverte,
tolérante et stimulante - note Alain Peyrefitte -
" La migration
crée une dynamique de rupture ; elle libère ".
Car,
" Par elle-même la situation du migrant le contraint à
déployer son pouvoir d'adaptation, à valoriser ses talents, ses
ressources mentales, son courage... Le migrant est un entrepreneur
obligé, un innovateur qui doit justifier sa nouvelle place au soleil
".
Cependant, pour le pays d'accueil, l'essentiel réside dans la composante
qualitative de l'émigration. L'émigrant qualifié est ainsi
" un vecteur de développement technique "
, et cela
d'autant
plus que son effort d'intégration renforce son aptitude à
propager ses connaissances.
" Au total parce que l'émigration est une innovation
géographique et que l'innovation est une émigration mentale, les
migrations qui, à partir des guerres de religion, ont parcouru l'Europe
du XVI
e
siècle au XVIII
e
siècle ont fourni
un appoint décisif au renouvellement des pays d'accueil ".
En outre, l'émigration, qui, historiquement concernait presque quasi
exclusivement des protestants, a permis aux calvinistes de s'affranchir de ce
que les dogmes de leur religion pouvaient avoir, eux aussi, d'inhibiteur.
" Retrempé dans l'émigration -
observe Peyrefitte -
le
calvinisme n'est plus une société close. Par gré ou par
force, il devient individualiste, plus porteur encore d'innovation,
d'adaptation, d'effort, que le protestantisme dont il est issu ".
A l'enrichissement, dans certaines conditions, du pays d'accueil des
émigrés, ne devrait-il pas logiquement correspondre un
appauvrissement de leur pays d'origine ?
C'est la question que suscite l'examen du cas des Huguenots français.
Malgré son apparente simplicité, elle réussit pourtant
à diviser, elle aussi, les historiens.
Warren C. Scovielle, le premier, a ainsi réfuté la thèse
fort répandue selon laquelle la fuite des Huguenots aurait porté
un coup fatal au développement économique français.
D'autres lui ont emboîté le pas pour dénoncer ce qu'ils
estimaient
" n'être finalement qu'un mythe aussi persistant qu'ancien
".
A cet égard, Pierre Chaunu développe même un point de vue
paradoxal en estimant que le protestantisme français a été
sauvé
in extremis
par la révocation de l'Edit de Nantes.
" On peut se demander, en effet, -
écrit-il -
ce qui en aurait
subsisté si la politique d'étouffement des années
1679-1682 avait été poursuivie méthodiquement ".
Ces objections inspirent à Alain Peyrefitte une certaine prudence : il
se fonde sur l'évidence selon laquelle
" vu de la France, le dommage
de la Révocation n'est pas énorme, mais vu de l'étranger,
l'apport du Refuge est immense ".
En somme, si
" la France n'a sans doute pas perdu autant que ses
voisins ont
gagné ",
il n'en demeure pas moins que la politique de Louis XIV a
abouti à mettre le dynamisme huguenot au service de l'étranger.
L'impact de la Révocation est d'autant plus difficile à mesurer
avec précision que l'événement n'inaugure pas les
persécutions qui suivent (reprises par Richelieu en 1624 et
accentuées sous Louis XIV de 1679 à 1682) et que d'autre part, il
est précédé et suivi de diverses crises conjoncturelles
(famines, disettes, hivers rigoureux ; crise, plus longue, des années
1680-1690).
Succédant donc à cinquante années de brimade, la
Révocation témoigne -selon Peyrefitte- du triomphe dans notre
pays d'un esprit d'intolérance, synonyme de fermeture à
l'innovation et de refus de la compétition. De sorte qu'
" il n'y
aurait pas, entre la Révocation et le déclin économique et
social de 1680-1690, une relations immédiate de cause à effet,
mais une relation différée, de crise durable à
symptôme soudain ".
L'exil est interdit aux protestants, sanctionné (par l'annulation des
ventes des biens des émigrants) et sa dénonciation
récompensée.
Bien qu'il s'agisse donc d'un acte de rébellion, 12 % environ des
réformés français prendront le chemin de l'exode. Il ne
s'agit certes que d'une faible partie (moins de 1 %) de la population du
royaume mais cette fraction s'avère nettement plus importante parmi ses
élites.
Les effets du refuge vus de France sont inégaux : le trafic du port de
La Rochelle est évidemment touché ainsi que certains secteurs
manufacturiers (beaucoup de libraires et d'imprimeurs protestants
français avaient déjà pris, au XVI
e
siècle, le chemin de la Suisse ou de la Hollande) ; à son tour,
la papeterie est affectée, l'imprimerie française étant
soumise à un régime corporatiste de numerus clausus ; la
chapellerie souffre aussi.
Mais c'est surtout à l'aune du succès des Huguenots à
l'étranger que la perte représentée par leur départ
pour la France peut être estimée. Ainsi, ils contribuent au
développement de la soierie, des toiles de lin, de la tapisserie, du
papier et de l'horlogerie en Grande-Bretagne et en Irlande et jouent - selon
François Crouzet - un rôle décisif dans la
révolution financière anglaise en participant notamment, à
la naissance de la Banque d'Angleterre.
A Francfort, ils sont fortement représentés dans les secteurs
avancés (industrie textile, médecine). Ils auraient, selon un
témoin de l'époque, cité par Rudolf von Thadden,
hâté d'un demi siècle les progrès économiques
de la Prusse. A tout le moins, ils ont contribué à reconstruire
l'économie des Allemagnes, ruinée par la guerre de trente ans.
Bon nombre se sont réfugiés en Hollande où ils ont
facilement trouvé leur place.
On les retrouve jusqu'en Amérique où ils fondent notamment, New
Rochelle, près de New York.
Ainsi donc la France, incapable de peupler et de développer ses propres
colonies, s'est privée, au profit de l'étranger, d'une partie
appréciable des éléments les plus dynamiques de sa
population, et cela par son manque d'ouverture d'esprit.