RESPONSABILITÉ
DU FAIT DES PRODUITS DÉFECTUEUX

Discussion d'une proposition de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi (n° 260, 1996-1997), adoptée par l'Assemblée nationale, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux. [ Rapport n° 226 (1997-1998) ].
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, l'Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 13 mars dernier, la proposition de loi relative à la responsabilité du fait des produits défectueux.
Je n'entends pas revenir en détail sur la genèse de ce texte destiné à transposer la directive n° 85/0374 du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.
Cependant, je souhaite souligner certains aspects propres à éclairer l'importance fondamentale du débat d'aujourd'hui.
Je tiens d'autant plus à le faire que le texte qui vous est aujourd'hui soumis a été voté et amendé par l'Assemblée nationale lors de la précédente législature, sans que ses enjeux essentiels, si j'en juge par le compte rendu des débats, aient été véritablement discutés.
M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel et d'administration générale. C'est le moins que l'on puisse dire !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Certes, le Parlement a déjà eu à connaître, au début des années quatre-vingt-dix, d'une tentative de transposition de la directive, qui, au demeurant, fut un échec.
Mais les choses ont sensiblement évolué depuis, je pense notamment au développement des risques dits « sériels », c'est-à-dire de masse, et à la spécificité de certains produits, aspects qui n'avaient sans doute pas été complètement perçus il y a dix ans.
Une autre raison m'incite également à mettre l'accent, au seuil de cette discussion générale, sur plusieurs dispositions du texte qui suscitent des controverses, comme l'a mis en évidence le rapport de votre commission des lois.
Le Gouvernement que je représente ne partage pas en effet tous les choix reflétés par la proposition de loi.
Sans doute aurait-il été préférable pour les débats parlementaires que la Chancellerie dépose un nouveau texte, mais vous n'ignorez pas l'importance qui s'attache, pour la France, à ce que cette proposition de loi soit votée avec la plus grande célérité et en parfaite conformité avec la lettre de la directive qu'elle transpose.
Je rappellerai seulement à cet égard que la transposition aurait dû être opérée avant le 30 juillet 1988 et que la France n'a échappé, au mois de décembre dernier, à la saisine de la Cour de justice en vue d'une condamnation à une astreinte pouvant atteindre 4 millions de francs par jour, qu'en échange d'un engagement formel de transposer la directive au cours du premier trimestre de cette année.
Je puis vous dire, étant personnellement intervenue sur ce point auprès de la Commission européenne et du commissaire compétent, qu'il s'agit là de la dernière chance à saisir.
La France, qui a pourtant été à l'origine des travaux communautaires en la matière, est aujourd'hui le seul Etat membre à ne pas s'être acquitté de son obligation de transposition.
Ce contexte particulièrement délicat a conduit le Gouvernement à souhaiter la poursuite des travaux parlementaires sur la base de la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale au printemps dernier, tout en lui apportant un certain nombre de correctifs.
Votre commission des lois suggère elle-même plusieurs modifications substantielles.
Sur divers points, nos préoccupations se rejoignent, et je m'en félicite. Je pense, en particulier, à la préoccupation manifestée par votre commission des lois de ne pas figer la notion de faute de la victime en recherchant une définition textuelle et, par là même, réductrice de celle-ci, ou encore à son souci de différer la discussion de certains articles relatifs au régime spécifique de la garantie due par le vendeur de meubles. Cette question, au demeurant annexe à la responsabilité du fait des produits défectueux, fait en effet l'objet d'une directive en négociation à Bruxelles, et certains choix opérés par le texte qui vous est aujourd'hui soumis seraient de nature à gêner le Gouvernement français dans les discussions communautaires qui se poursuivent actuellement.
Sur d'autres points, en revanche, l'approche de votre commission des lois et celle du Gouvernement, sans être identiques, ne s'opposent pas sur le fond.
Tel est le cas, pour ce qui concerne le louage, de l'exclusion du champ d'application du texte des opérations de type purement financier, sans détention matérielle du produit.
Il en est de même de la préoccupation de votre commission de mieux voir clarifier le principe dit du cumul des responsabilités à l'égard du gardien de la chose.
Il en est, enfin, ainsi de l'exclusion du champ de la loi de transposition, des constructeurs dont la responsabilité est recherchée sur le fondement des articles 1792 et suivants du code civil.
Dans l'ensemble de ces cas, la position du Gouvernement et celle de votre commission des lois ne divergent réellement que sur la formulation.
En revanche, je ne peux souscrire à d'autres propositions formulées que je souhaite maintenant aborder.
Pour éclairer pleinement le débat, je crois qu'il est, au préalable, utile de rappeler les principes fondamentaux de la directive.
Ce texte institue une responsabilité de plein droit des producteurs pour les dommages corporels et matériels causés par les biens qu'ils mettent en circulation.
Je n'insisterai pas sur ce point, car ce régime est déjà, comme vous le savez, celui du droit français, qui est très avancé dans le domaine de la sécurité des consommateurs.
L'originalité du mécanisme vient plutôt de l'édiction d'un corps de règles spécifiques et uniformes à la responsabilité des producteurs.
Par la même se trouve dépassée la distinction, traditionnelledans notre droit, entre responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle. La victime n'aura plus à se préoccuper du fondement de son action et le droit applicable devrait être plus simple, plus clair, plus homogène.
Toutefois, cette simplification est loin d'être totale.
En effet, le nouveau régime issu de la directive ne se substitue pas au droit national, il s'y ajoute, c'est là un aspect essentiel, car les règles de la directive ne sont pas, dans leur intégralité, plus favorables à la victime que celles du droit national.
M. Jean-Jacques Hyest. Très bien !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Si la victime le souhaite, elle pourra donc toujours se prévaloir des régimes traditionnels du droit français, notamment de la responsabilité objective du gardien ou de l'obligation de sécurité absolue du fournisseur professionnel.
J'insiste particulièrement sur cet aspect, que traduit l'article 19 de la proposition de loi. Il me semble en effet propre à relativiser un certain nombre d'objections que la commission des lois a émises à l'encontre de la proposition de transposition.
M. Jean-Jacques Hyest. Très bien !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. C'est notamment à la lumière de l'option dont dispose ainsi la victime qu'il faut envisager la question de l'exonération pour « risque de développement ». Il s'agit incontestablement du point central du texte.
Cette notion est inconnue du droit français. Elle exprime l'impossibilité pour le producteur de connaître, en l'état des connaissances scientifiques et techniques, le vice dont est atteint le produit qu'il met en circulation.
Il ne s'agit malheureusement pas d'une hypothèse d'école et les drames de la contamination, par transfusion sanguine, des virus du sida et de l'hépatite C sont là pour le démontrer.
La directive, vous le savez, laisse une option aux Etats membres pour faire du risque de développement une cause d'exonération de la responsabilité du producteur. La réponse à cette question est loin d'être simple.
D'un côté, l'exonération trancherait avec la jurisprudence française, qui a toujours considéré que le caractère indécelable d'un vice ne permet pas au producteur, pas plus qu'au vendeur professionnel, de s'exonérer de l'obligation de sécurité absolue qui pèse sur lui.
De l'autre, les milieux économiques font observer à juste titre que la consécration dans nos lois d'une responsabilité pour vice indécelable jusqu'alors issue de la jurisprudence ne manquerait pas, par l'effet d'affichage qui en résulterait, de pénaliser les producteurs français en leur imposant, s'agissant du régime de garanties, des charges supérieures à celles de leurs concurrents européens. En effet, tous les Etats membres, à l'exception du Luxembourg, de la Finlande et de l'Espagne pour partie, ont prévu l'exonération du producteur pour « risque de développement ».
Votre commission des lois estime qu'il s'agit là d'un faux problème puisque les entreprises étrangères sont soumises, sur le marché national, aux mêmes règles que les entreprises françaises en application des principes de droit international privé. Je ne puis la suivre sur ce point.
La plupart des entreprises commercialisent leurs produits à la fois sur le territoire où elles sont implantées et sur ceux d'Etats voisins ou autres. Les charges auxquelles elles sont soumises en application de leur droit national pèsent donc, d'une manière globale, sur le coût de leur production.
Or on ne saurait nier que les industriels français - soumis, à la différence de bon nombre de leurs concurrents étrangers, à un régime de réparation intégrale incluant l'ensemble des chefs de préjudice, sans plancher ni plafond de responsabilité - ont d'extrêmes difficultés à s'assurer contre le risque de développement et ne peuvent pas toujours, de ce seul fait, commercialiser leurs produits avec les mêmes facilités que leurs partenaires européens.
Je relève une contradiction entre l'affirmation d'une responsabilité intégrale et les obstacles économiques à une indemnisation effective.
C'est pourquoi le Gouvernement, après avoir - croyez le bien - analysé de manière particulièrement approfondie cette délicate question et mûrement pesé sa décision, ne croit pas pouvoir vous suivre dans la voie d'une consécration législative générale de la responsabilité pour risque de développement.
Il n'est en effet pas possible de dire que la solution de l'exonération pénalise les victimes dès lors qu'il y a maintien pour celles-ci de la possibilité d'invoquer notre droit national et notre jurisprudence qui consacrent l'obligation de sécurité absolue du producteur même en cas de vice indécelable.
M. Marcel Charmant. Eh oui !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. De même, il n'est absolument pas possible, pour les mêmes raisons et compte tenu des difficultés qu'auront les producteurs à prouver que l'état des connaissances scientifiques et techniques ne leur permettait pas de déceler l'existence du défaut, de dire que cette exonération équivaut à une irresponsabilité.
M. Marcel Charmant. Très bien !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Il n'en reste pas moins que j'ai conscience que l'insertion dans le code civil d'un nouveau principe de non-responsabilité, même tempérée par le droit d'option de la victime, peut apparaître particulièrement choquante lorsque, par son ampleur et sa gravité, le dommage ne peut manquer d'avoir des répercussions sociales. Je pense aux risques sériels que peuvent générer certains produits par leur nature spécifique et leur origine.
Il en est d'abord ainsi des éléments et produits du corps humain.
L'Etat s'est engagé, vous le savez, par la loi du 31 décembre 1991, à indemniser les personnes contaminées par le virus de l'immunodéficience humaine, le VIH, à la suite de transfusions sanguines. Tel est l'objet de la loi du 31 décembre 1991.
Mais d'autres risques de masse demeurent. Je pense, dans l'immédiat, à l'hépatite C. Demain, hélas ! d'autres encore se révéleront peut-être dans l'utilisation de certaines thérapies.
La difficulté avait paru pouvoir être contournée, sous la précédente législature, par l'exclusion des produits du corps humain du champ d'application du texte de transposition de la directive. L'Assemblée nationale s'est rangée à ce point de vue au printemps dernier.
Votre commission des lois n'y souscrit pas, et je partage son analyse à cet égard car je ne crois pas - même si ce type de produits présente une spécificité « éthique », pourrait-on dire - que la directive ait entendu les exclure de son champ.
Le texte de l'Assemblée nationale ne me paraît donc pas respecter nos obligations communautaires.
En revanche, il me semble à la fois possible et souhaitable de ne pas soumettre ces produits à l'exonération pour risque de développement.
Sur le plan juridique, cette exclusion apparaît à l'abri de toute critique au regard des impératifs de transposition de la directive. La technique a d'ailleurs été utilisée, pour d'autres produits, par l'Espagne dans sa loi de transposition du 6 juillet 1994.
L'exclusion apparaît évidemment tout autant justifiée au regard des attentes de la société.
Le drame de la contamination sanguine a profondément marqué notre pays.
Il y a une force symbolique à afficher dans la loi un principe de responsabilité absolue, fût-il déjà admis par la jurisprudence.
Tel est incontestablement le cas, dans le contexte actuel, pour les produits du corps humain.
Mais tel me paraît être également le cas pour les autres produits de santé à finalité préventive, diagnostique ou thérapeutique.
Comme les premiers, ils sont susceptibles de générer des risques de masse : des exemples comme le distilbène ou les prothèses mammaires le révèlent, hélas ! tragiquement.
Comme les produits du corps humain, ils comportent intrinsèquement un risque que les progrès de la science limitent, certes, mais ne peuvent totalement exclure.
Comme eux, ils touchent à un domaine, la santé publique, pour lequel chacun se sent profondément concerné et pour lequel les exigences sont légitimement fortes.
Comme eux, enfin, les dommages qu'ils occasionnent sont d'autant plus douloureusement ressentis et jugés inacceptables que la finalité de soin qui est la leur est à l'opposé même des conséquences préjudiciables à la santé qu'ils génèrent.
Pour l'ensemble de ces motifs, le Gouvernement a déposé un amendement excluant formellement de l'exonération pour risque de développement les produits et éléments du corps humain et, plus généralement, les produits de santé.
Par cette démarche, le Gouvernement rejoint, mais sans doute trop partiellement à ses yeux, les préoccupations de la commission des lois en consacrant pour les cas jugés les plus inacceptables, c'est-à-dire les risques sériels, un mécanisme de sécurité absolue à deux volets alternatifs, l'un jurisprudentiel issu du droit national existant, l'autre textuel résultant du droit communautaire transposé.
Mais je voudrais rappeler une fois encore que, s'agissant de tous les autres produits, la sécurité n'est pas moindre pour la victime puisqu'il lui sera toujours loisible de se prévaloir du droit interne.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Merci !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. En conséquence, son droit à indemnisation sera en toutes circonstances préservé.
Je terminerai, mesdames, messieurs les sénateurs, en évoquant deux autres dispositions de la proposition de loi que votre commission des lois souhaite amender dans un sens qui s'écarterait sensiblement, à mes yeux, de son texte et, donc, des impératifs de transposition.
Il s'agit d'abord de la proposition de la commission des lois d'exclure du champ du texte non seulement les constructeurs dont la responsabilité est recherchée sur le fondement de la garantie décennale ou biennale, mais encore leurs sous-traitants.
Je ne vois aucune raison à cette assimilation puisque ces derniers ne relèvent pas du régime de cette garantie.
En second lieu, la commission des lois entend supprimer la notion d'unicité de mise en circulation du produit en considérant que chaque dessaisissement de celui-ci par les membres successifs de la chaîne de commercialisation opère mise en circulation. Je vois dans ce choix une source d'insécurité juridique et, au surplus, une transposition inexacte de la directive.
Tels sont, mesdames, messieurs les sénateurs, les observations que je souhaitais formuler devant vous, au début de cette discussion générale.
Le texte dont vous avez à débattre, nous en sommes tous conscients, soulève des questions extrêmement délicates qui débordent très largement le cadre juridique.
Dans ce débat, les enjeux éthiques, sociaux, économiques et, il faut le dire, médiatiques s'entremêlent.
La dimension européenne en renforce encore l'importance.
Par ses travaux, la commission des lois - et j'en remercie son président, Jacques Larché, comme son rapporteur, Pierre Fauchon - a mis en évidence les impératifs de sécurité et de protection des consommateurs auxquels, bien évidemment, le Gouvernement souscrit pleinement.
Mais, pour y satisfaire, la voie choisie n'est pas nécessairement uniforme.
C'est parce que le Gouvernement n'entend occulter aucun des éléments du débat qu'il vous propose la position équilibrée et respectueuse des droits des victimes que je viens d'exposer.
C'est dans les termes d'une version ainsi amendée que le Gouvernement vous demande d'adopter la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous voici donc - je ne doute pas que ce soit une joie, en tout cas pour les juristes - à nouveau aux prises avec la directive européenne relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, que le présent texte veut transposer dans notre droit positif, conformément - cela a été rappelé - à une obligation dont le non-respect fait peser sur notre pays la menace de graves sanctions financières.
On me permettra de rappeler - je suis peut-être plus à mon aise pour le faire, puisque j'étais là en 1993 - qu'il n'eut pas été nécessaire de reprendre ce travail si le gouvernement du début de l'année 1993 - le ministre de la justice était alors M. Vauzelle - avait bien voulu nous inviter à voter le texte sur lequel une commission mixte paritaire avait abouti à un accord, texte qui eut été alors adopté sans la moindre difficulté.
Pourquoi ne l'a-t-il pas fait à l'époque ? Je n'ose pas vous poser la question, madame la ministre, puisque vous n'êtes pas concernée : vous n'étiez pas aux affaires, en tout cas pas à ces affaires-là ! Mais enfin, il est permis de poser la question et il est même permis de penser - je le dis en passant et à mi-voix - que les responsables de cette abstention n'ont aucunement lieu de s'en vanter.
C'est déjà de l'histoire un peu ancienne, mais cela explique sans doute, en tout cas pour partie, la mauvaise humeur témoignée par la commission des lois de l'Assemblée nationale - dans sa composition du début de l'année 1997 - à l'égard de la proposition de loi de Mme Catala, qui reprenait assez largement les conclusions de cette fameuse commission mixte paritaire.
Quoi qu'il en soit, l'Assemblée nationale est passée outre à la question préalable imaginée par sa commission des lois, et elle a voté le texte qui nous est maintenant soumis après un débat qu'il est permis de qualifier - j'utilise une formule un peu différente de la vôtre, madame le garde des sceaux, mais ellle revient au même - de quelque peu sommaire.
S'agissant d'un problème de santé et de sécurité publique qui dépasse largement ce qu'il est convenu d'appeler le consumérisme - je le dis au passage - s'agissant du danger potentiel créé par des produits en un temps où l'innovation galopante rend ceux-ci de plus en plus sophistiqués et donc de plus en plus porteurs de risques - les exemples sont quasi quotidiens, et jamais, en ce qui concerne les innovations humaines, l'expression « jouer avec le feu » n'a été aussi justifiée - et s'agissant, enfin, d'un domaine de notre droit, le droit de la responsabilité, qui a un rôle essentiel dans le développement de notre société et qui présente une complexité technique particulière en même temps qu'un aspect social auquel le Gouvernement ne peut pas être indifférent - vous venez d'en apporter dans votre propos, madame le garde des sceaux, la preuve, au moins une preuve relative -, la commission des lois du Sénat ne saurait réduire cette transposition à un simple exercice, à une simple formalité.
Elle a eu à coeur de confronter la directive à notre droit positif actuel, de la respecter - parce que nous avons l'obligation de la respecter là où elle est impérative - et de vous proposer une transposition dont le caractère innovant ne produise que des effets positifs et ne comporte pas, autant que possible, ces éléments de contradiction qui livrent les justiciables aux aléas si couteux et si longs de la jurisprudence.
Elle a eu aussi à coeur de maintenir équitable le rapport entre les professionnels et le public.
M. Marcel Charmant. Oh !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. L'examen des amendements apportera le témoignage de cette préoccupation d'équilibre.
Sous le signe des aspects positifs de la directive, je citerai en premier lieu le principe même d'une responsabilité de plein droit, encore que la formule ne soit pas totalement élucidée.
Ce principe correspond en fait à l'état de notre droit - vous l'avez rappelé, madame le ministre - qui, après un siècle de construction jurisprudentielle, a clairement admis la responsabilité pour « risque » - employons la terminologie traditionnelle pour les juristes français - créée, inaugurée en 1896 et théorisée, à l'époque, par les illustres juristes Saleilles et Josserand.
Sans entrer trop avant dans l'analyse juridique, il convient de rappeler le second considérant de la directive selon lequel : « seule la responsabilité sans faute du producteur permet de résoudre de façon adéquate le problème, propre à notre époque de technicité croissante, d'une attribution juste des risques inhérents à la production technique moderne ; ».
En second lieu, il convient de saluer la fusion des approches contractuelle et extracontractuelle de la responsabilité, ce qui correspond d'ailleurs aussi à l'évolution de notre droit en permettant à la victime d'un dommage causé par un produit de ne pas voir modifiées les conditions de son recours selon qu'elle se trouve ou non à titre personnel dans la situation de client à l'égard du producteur.
Il convient de rappeler à cette occasion qu'un aliment dangereux, par exemple, peut causer un dommage non seulement à celui qui l'a acheté et qui est le consommateur au sens juridique du terme, mais aussi à toutes les personnes invitées à sa table, qui sont dans une situation différente puisqu'elles n'ont pas acheté le produit.
En réalité, nous sommes donc dans un domaine qui relève non pas du droit de la consommation, au sens strict du terme, mais plutôt de la santé publique, puisque les produits peuvent, en certaines circonstances, atteindre des gens qui n'en ont pas été les acquéreurs et qui n'ont donc pas choisi ces produits.
On peut aussi considérer comme positives, ou en tout cas comme simplificatrices, les dispositions qui concernent la définition du produit. Nous suggérons, à cet égard, que celle-ci soit aussi extensive que possible afin d'opérer une simplification réellement efficace, et nous rejoignons sur ce point les préoccupations du Gouvernement.
On peut également considérer comme positive la définition du défaut de sécurité du produit, notion essentielle - c'est peut-être la notion la plus importante du texte, mais sur laquelle, me semble-t-il, on n'a pas suffisamment attiré l'attention - dont j'aurai l'occasion à plusieurs reprises de rappeler l'importance puisqu'il s'agit non d'une sécurité abstraite et absolue, mais, beaucoup plus concrètement, de la « sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre » compte tenu de « toutes les circonstances », en particulier « du moment de la mise en circulation ».
Par cette formulation, la directive se trouve ici en filiation directe et littérale avec notre loi du 21 juillet 1983 - comme avec la convention de Strasbourg de 1977 - et répond par avance aux inquiétudes de ceux qui craignent qu'un excès d'exigences n'aboutisse à une paralysie de l'innovation, si tant est que l'on puisse jamais la paralyser.
Telles sont les principales dispositions que l'on peut considérer comme positives, dans la mesure où, par leur précision, elles limitent les débats éventuels, encore que, sur le fond, il faut le rappeler sans cesse, elles n'améliorent pas significativement la situation actuelle de notre droit. Je crois que nous sommes bien d'accord sur ce point. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces dispositions, quelquefois pour les amender, mais le plus souvent pour les approuver.
Signalons cependant dès maintenant le problème du double délai institué par la directive : dix ans pour le principe même de la responsabilité, et trois ans pour l'exercice de l'action.
Si le second délai paraît raisonnable, le premier est beaucoup plus contestable, dans la mesure où le caractère dangereux de certains produits peut ne se révéler que plus de dix ans après leur mise en circulation et même leur consommation. Rappelons l'exemple du distilbène, dont les très graves effets nocifs frappent non pas les femmes auxquelles ce médicament a été administré, mais leurs enfants, donc la génération suivante. On pourrait de même citer le cas de l'amiante.
Cependant, le caractère impératif de la directive ne laisse place ici qu'à des regrets, qu'il est nécessaire d'exprimer avec force étant donné ce que l'on est en droit de craindre du caractère de plus en plus artificiel de certains produits, en particulier de ceux qui intéressent directement le corps humain en matière d'alimentation, d'hygiène ou de santé.
Il reste que la disposition qui prévoit expressément le maintien du système légal en vigueur et donc la juxtaposition des deux systèmes apporte une compensation importante puisque, dans notre système actuel, la responsabilité civile extracontractuelle se prescrit aussi par dix ans, mais à compter de la manifestation ou de l'aggravation du dommage et non pas à compter de la mise en circulation du produit, ce qui est évidemment tout différent.
Je viens de rappeler le caractère impératif de la directive. Celle-ci ménage cependant diverses hypothèses dans lesquelles s'ouvre une option pour les Etats membres, et c'est précisément ces facultés d'option, il faut le rappeler, qui ont permis la signature de la directive après de longs débats auxquels j'ai eu l'honneur d'être quelquefois associé dans les années quatre-vingt.
Cette marge de choix concerne principalement la fameuse question dite du risque de développement ainsi que la faculté d'exclure les produits du sol du champ de la directive. Ce sont les deux principaux problèmes posés dans ce débat.
La question de l'exonération, disons de l'irresponsabilité - appelons les choses par leur nom - pour risque de développement suscite un intérêt, voire une certaine tension, qui traduit son importance au niveau des principes généraux du droit et même de la philosophie du droit, mais non, je tiens à y insister, sur le plan des réalités concrètes. Je m'en tiendrai, pour le moment, dans cet exposé liminaire, à ces considérations d'ordre général, me réservant bien enten du d'entrer dans le détail de l'argumentation au moment de la discussion des articles.
De quoi s'agit-il ?
Il s'agit de savoir si, dans un texte qui pose le principe général d'une responsabilité sans faute des produits - j'ai rappelé tout à l'heure le texte de la directive - il y a lieu ou non de poser un principe diamétralement contraire, c'est-à-dire une exonération de responsabilité à l'égard des produits les plus sophistiqués, c'est-à-dire potentiellement les plus dangereux, au motif - je cite l'article 12 - que « l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où a été mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ».
Ce dispositif exonératoire figure dans la directive, mais celle-ci, simultanément, reconnaît aux pays membres la faculté de ne pas l'imposer, et cela à la demande expresse de la France.
D'une manière générale, le principe d'exonération - vous l'avez rappelé, madame la ministre - a été adopté sauf au Luxembourg mais avec des exceptions, et notamment pour ce qui concerne les médicaments en Espagne et en Italie, mais aussi en Allemagne, celle-ci ayant institué une loi spéciale pour la responsabilité du fait des médicaments qui va dans le sens de notre position ; je me permets de le signaler en particulier aux représentants du corps médical qui nous font l'honneur de participer à nos débats.
M. Jean-Jacques Hyest. Ici, il n'y a que des sénateurs !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Il n'est donc pas tout à fait exact de dire que l'ensemble des pays n'a pas adopté cette option. Je rappelle d'ailleurs qu'aux Etats-Unis - ce n'est pas un petit pays - les exigences de stricte sécurité des produits sont extrêmes ; il est même question de les réduire tellement elles sont extrêmes et créent une présomption tout à fait absolue. A supposer qu'on puisse invoquer certains Etats européens, j'invoquerai, à mon tour, les Etats-Unis d'Amérique, qui comptent tout de même plus de 200 millions d'habitants.
M. Marcel Charmant. Ce n'est pas un exemple à suivre !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Disons encore que la jurisprudence française a fermement écarté cette cause d'exonération, notamment par un arrêt de 1995 concernant le sang contaminé, position qui, il faut bien le dire, n'était pas aussi clairement connue lors de nos débats de 1993.
M. Jean-Jacques Hyest. Raison de plus !
M. Marcel Charmant. Cela n'a pas empêché les indemnisations !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Sans analyser les raisons de fond qui justifient cette jurisprudence - nous y reviendrons - il convient de poser au préalable la question suivante : pouvons-nous délibérément contredire l'état actuel de notre droit par une disposition évidemment réductrice du niveau de sécurité alors que l'article 13 de la directive qu'il s'agit de transposer dispose qu'elle « ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extra-contractuelle ou au titre d'un régime spécial de responsabilité existant au moment de la codification de la présente directive » ?
M. Jean-Jacques Hyest. Raison de plus !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Le problème ainsi posé ne relève pas seulement du Parlement français, il relève aussi du contrôle que pourra exercer la Cour de justice des Communautés saisie d'un recours en manquement par voie d'action ou par voie d'exception devant n'importe lequel de nos tribunaux, ce qui ne manquera pas d'arriver si nous adoptons une disposition qui abaisse, en fait, le niveau de protection des Français.
Il semble que l'Assemblée nationale n'ait pas ignoré cette difficulté mais que, dans sa précipitation, elle se soit rassurée en considérant que l'article 19 de la proposition de loi, qui transpose l'article 13 que je viens de citer, pose le principe auquel je faisais allusion tout à l'heure, principe selon lequel notre droit national actuel est intégralement maintenu, ce qui signifie que les victimes qui se verraient opposer cette exception d'irresponsabilité pourraient mettre en oeuvre les dispositifs juridiques classiques de notre droit pour y échapper. Vous avez rappelé cette éventualité tout à l'heure, madame le garde des sceaux, et vous l'avez présentée comme une garantie.
Cependant, madame le garde des sceaux, est-il possible de ne pas se rendre compte de ce que notre système juridique aurait d'incohérent si le risque de développement était admis comme principe général d'irresponsabilité dans les actions fondées sur le présent texte mais non dans les actions fondées sur l'actuel droit de la responsabilité ?
Une telle contradiction - je me permets de le souligner en tant que juriste et praticien - me paraît impensable alors précisément que nous sommes dans le domaine des risques les plus graves. Elle nous ramènerait - les historiens du droit ne manqueront pas de faire le rapprochement - au premier droit romain fondé sur la spécificité et la diversité des actions ; selon les actions ou les procédures choisies on débouchait sur telle ou telle règle de droit et l'on prenait un aiguillage. Voilà qui est d'un archaïsme affligeant ! Le droit français fondé sur la raison et sur des principes généraux n'admet pas de telles contradictions.
En tout cas, la commission des lois vous demandera de ne pas entériner une telle incohérence d'autant plus que la situation de contradiction qui en résulterait risquerait d'être résolue à terme - et vous ne l'avez pas envisagé dans votre propos, madame la ministre - par un effacement de notre droit actuel, parce qu'il est jurisprudentiel, devant la loi nouvelle, qui, elle, serait écrite. On se rassure en évoquant l'état actuel du droit français, mais celui-ci est évolutif puisqu'il est jurisprudentiel. A partir du moment où sera introduite dans une autre partie du code une disposition positive admettant l'exonération pour risque de développement, on risque de voir notre droit jurisprudentiel évoluer. Cette évolution est d'ailleurs sur d'autres points déjà commencée. Dès lors, quand, plus tard, car il faudra attendre plusieurs dizaines d'années - merci pour les plaideurs ! - l'article 13 de la directive, qui a pour effet d'exclure que la transposition puisse porter atteinte au droit dont la victime peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité existant, prendra effet, on constatera qu'en réalité, à la suite de l'évolution de la jurisprudence, le niveau de protection des consommateurs s'est abaissé.
On assistera alors à un rebondissement de contentieux et à des recours pour manquement qui interviendront après une période, sans doute longue, de jurisprudence contradictoire, l'expérience nous montre que, dans le domaine de la responsabilité, il faut calculer en dizaine d'années.
Les observateurs les plus indulgents - et que dire des victimes qui n'ont pas de raisons d'être indulgentes ! - penseront que nous avons fait un bien mauvais travail.
Cependant - et je rassure immédiatement ceux dont les préoccupations sont apparemment différentes - en vous demandant de ne pas entrer dans cette voie, la commission ne méconnaît pas, je tiens à l'affirmer fortement, la préoccupation des producteurs de ne pas être paralysés par la crainte du risque, bien que ce risque soit évoqué d'une manière quelque peu artificielle, comme je le démontrerai le moment venu.
La commission a d'abord constaté que, contrairement à ce que l'on avance quelquefois - il faut savoir ce qui est vrai et ce qui relève du fantasme - ce risque est couvert par l'assurance. En préparant ce dossier, j'ai demandé que l'on veuille bien me communiquer des polices d'assurance qui excluraient ce risque, mais on ne m'a rien communiqué. Le risque de développement des producteurs est bien couvert par l'assurance, ce qui signifie qu'il est mutualisé entre tous les clients et tous les acquéreurs du produit.
Une difficulté est apparue récemment en ce qui concerne le sang et la transfusion sanguine pour les receveurs, mais je pense qu'elle devrait trouver une solution. En tout cas, je ne peux pas traiter d'un problème qui n'a surgi que depuis quelques semaines. Pour tout le reste, je le répète, les polices d'assurance couvrent bien - je l'ai vérifié soigneusement auprès des intéressés eux-mêmes - ce que l'on appelle actuellement le risque de développement.
Surtout, la commission a pris en compte l'article 5 de la proposition de loi, selon lequel le juge saisi d'un cas concret devra apprécier si le produit présente, non pas une sécurité absolue, mais « la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre ».
Ce même texte précise que cette appréciation tiendra compte de toutes les circonstances, notamment « du moment de la mise en circulation ». Il est évident qu'il y a là une allusion transparente au risque de développement.
D'ailleurs, la doctrine n'a pas manqué de le relever puisque le nouveau manuel de Mme Viney, professeur de droit, dit expressément que, à travers cette appréciation concrète du juge de la notion de sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre en fonction de la date de mise en circulation du produit, on verra réapparaître, non pas en règle générale, mais ponctuellement, la prise en compte du risque de développement.
Autrement dit, en résumé, la commission des lois vous demandera de ne pas inscrire le principe général d'irresponsabilité pour risque de développement parce qu'il est contradictoire avec notre droit actuel, qu'il ne manquerait pas en tant que principe général d'engendrer des dérives redoutables et qu'il aurait un effet pédagogique très négatif, étant entendu que rien ne s'oppose à ce que, dans une espèce déterminée, ce risque soit concrètement intégré dans l'appréciation du degré de sécurité auquel on peut légitimement s'attendre.
Voilà très exactement ce que je croyais pouvoir appeler tout à l'heure la position équilibrée et responsable - doublement responsable, à l'égard des uns et des autres - de la commission des lois.
Une autre difficulté tient au champ d'application de la directive.
Cette dernière autorise en effet les Etats à exclure de ce champ les produits du sol, de l'élevage, de la chasse et de la pêche. Cependant, à la suite de l'affaire dite de la vache folle, une nouvelle directive invite les Etats à opter pour l'inclusion. Telle était déjà l'option du Sénat en 1993, et le texte qui nous est soumis, que nous vous demandons d'adopter et sur lequel j'ai compris que le Gouvernement était d'accord, va dans ce sens.
En revanche, il prévoit curieusement une exception non prévue par la directive : il s'agirait d'exclure les éléments du corps humain et les produits qui sont issus de celui-ci.
C'est le garde des sceaux de l'époque, M. Jacques Toubon, qui avait demandé cette exclusion, compte tenu de la nature très particulière de ces produits et dans le souci de les maintenir dans le champ plus protecteur de nos règles de droit traditionnelles ; cela s'explique par le fait que le Gouvernement était favorable, à l'époque, comme il l'est aujourd'hui, à l'exonération du risque de développement dans le présent texte.
Votre commission n'a jugé ni possible ni nécessaire cette exclusion puisqu'elle est contraire à la directive et ne paraît pas justifiée sur le fond. Nous reviendrons sur ce point s'il y a lieu, mais la question a été très bien traitée tout à l'heure par Mme le garde des sceaux.
Je dois enfin, pour être complet, annoncer la position générale prise par la commission à l'égard des articles 21 à 24 du texte. Il s'agit là de dispositions étrangères à la directive et au problème de la sécurité des produits puisqu'ils concernent les articles 1641 et suivants du code civil, c'est-à-dire le droit de la vente.
Ce sont là des questions très différentes, et elles feront l'objet d'une nouvelle directive, qui devrait normalement être adoptée en mai prochain. Nous serons donc appelés à nous intéresser à ces questions à l'occasion de la transposition de cette autre directive.
Dans ces conditions, et bien que certaines de ces dispositions soient fort utiles - je pense en particulier à celle qui tend très opportunément à régler le problème de la notion de « bref délai » en matière de vice caché - la commission des lois a préféré, du moins au stade de cette première lecture, proposer le rejet provisoire de ces articles, ce qui n'implique évidemment aucune prise de position sur le fond.
Telles sont les réserves sous lesquelles la commission des lois vous propose, mes chers collègues, d'adopter ce texte afin de mettre un terme à une situation irrégulière dans laquelle notre pays se trouve depuis trop longtemps. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et du RPR.)
M. le président. La parole est à M. Huriet.
M. Claude Huriet. Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, j'interviens ce matin devant vous dans un domaine qui, à dire vrai, ne m'est pas familier. En effet, je ne suis ni avocat ni même juriste ; vous voudrez bien me pardonner ! (Sourires.) Mais je suis médecin et, surtout, coauteur, avec notre collègue M. Franck Sérusclat, de la proposition de loi dont est issue la loi du 20 décembre 1998 relative à la protection des personnes dans la recherche biomédicale, ainsi que coauteur d'une proposition de loi, actuellement en cours de discussion, relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme.
Voilà pourquoi mon propos ne portera que sur le 4° de l'article 12, qui constitue, ainsi que Mme le ministre et M. le rapporteur l'ont précisé, l'un des points importants du texte sur lequel nous débattons.
Cet alinéa, tel qu'il a été adopté par l'Assemblée nationale, prévoit une cause d'exonération relative au « risque de développement » ; M. le rapporteur vient de souligner à l'instant la difficulté devant laquelle nous risquons de nous trouver pour trouver la solution la plus équilibrée.
Aux termes de cet alinéa, le producteur est exonéré de sa responsabilité s'il prouve que l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment où il a mis le produit en circulation ne lui a pas permis de déceler le défaut.
Cette cause d'exonération est prévue par le point e de l'article 7 de la directive.
Cependant, le point b du paragraphe 1 de l'article 15 de la directive ouvre aux Etats membres la faculté de maintenir la responsabilité du producteur dans ce cas. Or ledit article 15 exige par ailleurs de l'Etat qui souhaite faire usage de cette faculté qu'il communique au préalable le texte de la mesure envisagée et que la Commission en informe alors les autres Etats membres.
Cela suppose que nous fassions connaître à nos partenaires le texte envisagé avant son adoption. Autrement dit, renoncer aujourd'hui à cette cause d'exonération sans avoir respecté la nécessité, prévue par la directive, d'en avertir nos partenaires de l'Union européenne me paraît difficilement envisageable.
Pour ma part, je voudrais examiner cette question pour une catégorie de produits que je considère comme spécifiques, à savoir les produits de santé soumis à autorisation de mise sur le marché, produits qui sont exclus du champ de l'exonération, si j'ai bien compris les propos de Mme la ministre et de M. le rapporteur.
Concernant ces produits, la France s'est en effet dotée d'un ensemble de procédures extrêmement rigoureuses et complexes, qui vise à en garantir la qualité et la sécurité.
Aux termes de l'article L. 601 du code de la santé publique, aucun médicament ne peut être mis sur le marché sans avoir obtenu une autorisation administrative.
S'agissant de ladite autorisation, cet article dispose :
« Elle n'est accordée que lorsque le fabricant justifie :
« 1° Qu'il a fait procéder à la vérification de l'innocuité du produit dans des conditions normales d'emploi et de son intérêt thérapeutique, ainsi qu'à son analyse qualitative et quantitative ;
« 2° Qu'il dispose effectivement d'une méthode de fabrication et de procédés de contrôle de nature à garantir la qualité du produit au stade de la fabrication en série. »
Par conséquent, l'autorisation est accordée au regard de critères d'efficacité, d'innocuité et de qualité, le critère principal demeurant le rapport bénéfice-risque pour le patient.
Monsieur le rapporteur, dans votre propos, vous avez indiqué qu'il paraissait contradictoire d'appliquer l'exonération à des recherches extrêmement pointues, dans lesquelles, dites-vous à juste titre, peut exister un risque particulier.
Mais ce risque, monsieur le rapporteur, est le prix à payer pour l'innovation. Encore faut-il que ce risque soit calculé et que soit apprécié aussi rigoureusement que possible le bénéfice que l'on attend du progrès par rapport au risque que toute innovation comporte.
Nos procédures sont reconnues sur le plan international pour leur efficacité ; certaines ont même largement inspiré les législations d'Etats voisins, ainsi que la réglementation européenne.
L'ensemble des contrôles ainsi mis en place reçoit la sanction de l'Etat dans la mesure où c'est ce dernier qui, par l'intermédiaire de l'Agence du médicament, délivre une autorisation de mise sur le marché, laquelle atteste que le produit autorisé présente les garanties maximales de sécurité.
Cette autorisation de mise sur le marché est accordée en général après de très longs travaux de recherche et de développement : pour certaines molécules, ils peuvent atteindre une quinzaine d'années.
Autant que l'industriel qui en fait la demande, l'autorisation de mise sur le marché engage donc l'autorité de l'Etat, qui valide, en bout de chaîne, la qualité et l'efficacité du produit.
Etant donné cette spécificité, il me semble que le texte adopté par l'Assemblée nationale, en exonérant l'industriel de la responsabilité d'un défaut qu'il ne peut en aucune manière maîtriser, alors même que, pour s'assurer de l'absence de risques, il a mis en oeuvre tous les moyens qui sont à sa disposition en l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise sur le marché - ce dont l'Etat, en lui donnant son autorisation, se porte garant - représente une solution équilibrée.
En effet, d'une part, même si les risques de développement entrent dans le champ de l'exonération de responsabilité, l'appréciation des connaissances scientifiques et techniques permettant d'être exonéré reste sous le contrôle des tribunaux qui sont, d'une manière générale, très sensibles à la défense des victimes.
M. Philippe Marini. Tout à fait !
M. Claude Huriet. D'autre part, dans certains secteurs de la recherche - je pense tout particulièrement à celle qui porte sur les maladies dites « orphelines », ces maladies rares pour lesquelles le retour sur investissement de recherche est très aléatoire du fait du faible nombre de patients par pathologie - l'alourdissement du risque de responsabilité pourrait entraîner un ralentissement des travaux de recherche, ce qui serait, à terme, extrêmement préjudiciable aux malades, qui espèrent la découverte de nouveaux traitements.
M. Philippe Marini. Très bien !
M. Claude Huriet. Je rappellerai en outre que la majorité des Etats membres ont retenu la cause d'exonération liée au risque de développement et que la France ferait, si elle y renonçait, cavalier seul, ce qui ne manquerait pas d'avoir des effets négatifs en termes de délocalisation d'activités.
Monsieur le rapporteur, évoquant tout à l'heure les Etats membres qui ont exonéré les producteurs de la responsabilité liée à ce risque, vous avez toutefois précisé que, selon vous, en Allemagne, l'exonération ne s'appliquait pas aux médicaments.
En Allemagne, l'exonération des risques de développement a été retenue dans le cadre de la transposition de la directive mais une loi spéciale, ne prévoyant pas une telle exonération, s'applique effectivement aux médicaments. C'est ce qui vous permet d'affirmer que la France ne ferait pas cavalier seul.
Cependant, il convient de souligner que cette absence d'exonération est atténuée par une limitation de responsabilité des fabricants à 200 millions de deutsche Mark. Un pool d'assureurs a en outre été mis en place pour garantir cette responsabilité à l'intérieur des plafonds de responsabilité définis par la loi. Il ne faut surtout pas perdre de vue que le contexte est très différent. En Allemagne, il existe, pour le médicament, un régime non administré, c'est-à-dire que règne la liberté des prix. Cela permet aux fabricants de répercuter dans leurs prix les charges induites par les primes d'assurance. On ne peut pas faire l'impasse sur de telles considérations.
Monsieur le rapporteur, vous vous êtes ému à juste titre du sort des victimes de ce genre d'accidents et de drames. Comment ne pas souscrire à de tels propos ? Toutefois, la solution que vous évoquez ne peut pas recevoir mon soutien.
En effet, le maintien de la cause d'exonération ne signifie pas que les victimes d'un fait imprévisible ne seraient pas indemnisées, ainsi qu'elles doivent l'être en toute justice. Se pose simplement la question de savoir qui doit prendre en charge la réparation de certains dommages, en dehors du champ de la responsabilité pour faute. Chacun s'accordera ici à reconnaître qu'elle ne doit pas entrer dans le champ de nos préoccupations.
Cela m'amène à plaider une nouvelle fois, madame la ministre, pour l'adoption d'une législation sur l'aléa thérapeutique,...
M. Marcel Charmant. Très bien !
M. Claude Huriet. ... qui me paraît de plus en plus indispensable et qui, seule, représente la bonne réponse à la question de la protection des victimes dans toutes les situations où prévaut la responsabilité sans faute,...
M. François Autain. Très bien !
M. Claude Huriet. ... telle que nous l'avons rencontrée si souvent, au cours des dernières années, dans le domaine de la sécurité sanitaire. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Calmejane.
M. Robert Calmejane. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la France, en tant que membre de l'Union européenne, se doit de respecter et d'appliquer l'article 189 du traité de Rome, qui nous impose de transposer les directives européennes en droit interne.
La directive du 25 juillet 1985 vise à rapprocher les législations des Etats membres en matière de responsabilité du producteur pour les dommages causés par le caractère défectueux des produits, afin d'éviter que les disparités ne faussent la concurrence, n'affectent la libre circulation des marchandises et n'entraînent des variations dans la protection des consommateurs.
Pourquoi un pays comme la France a-t-il tant de mal à transposer cette directive ?
Les raisons de ce retard semblent provenir du fait que la directive, d'une part, prévoit, pour les producteurs et les fournisseurs, l'exonération de la responsabilité liée au risque de développement et, d'autre part, inclut les produits issus du corps humain dans son champ d'application. La complexité du sujet ne constitue pas le moindre des écueils sur lesquels achoppe notre réflexion, et le juridisme ne doit point faire oublier la réalité sociale et économique des enjeux.
J'en veux pour preuve la divergence d'interprétation entre l'Assemblée nationale et la commission des lois du Sénat à laquelle donne lieu l'article 4, s'agissant de l'opportunité ou non d'inclure les éléments du corps humain. Alors que la directive les considère, en droit, comme des produits, on peut arguer, comme l'a fait le professeur Mattéi, s'exprimant au nom du Comité consultatif national d'éthique, que le corps humain ne peut en aucun cas donner droit à patrimonialité, être introduit dans le commerce ou donner lieu à brevet. C'est là un sujet qui en appelle à la conscience de chacun, mais sur lequel le présent texte nous interpelle.
Par ailleurs, madame le garde des sceaux, le régime de responsabilité prévu par la proposition de loi doit-il être étendu aux matières premières agricoles ?
En effet, par rapport au système fermé de la production industrielle, la production agricole, avant la première transformation, est dans une large mesure tributaire des éléments de l'environnement, tels que le climat, l'eau et la nature du sol, sur lesquels il n'est guère possible d'influer. Vous semble-t-il opportun que la responsabilité des agriculteurs soit engagée pour des défauts provenant de facteurs qui échappent à leur influence, selon des enchaînements de causes qui sont encore largement inexplorés ?
De surcroît, le paiement des primes d'assurance permettant de couvrir une responsabilité ainsi étendue représentera une charge pour l'agriculteur.
Contrairement à l'industriel et au commerçant, qui déterminent les prix à la consommation, l'agriculteur n'est pas en mesure de répercuter ses coûts sur les prix à la consommation.
J'aimerais connaître votre sentiment sur ce sujet, madame le garde des sceaux.
L'article 10 de la proposition de loi, tel qu'il a été voté par l'Assemblée nationale, prévoit que la charge de la preuve concernant le dommage, le défaut et le lien de causalité appartient au demandeur, conformément à l'article 4 de la directive.
La commission, en requérant l'existence d'un lien de causalité entre le dommage et le produit, et non le défaut du produit - dans le souci, louable au demeurant, de mieux protéger les consommateurs - ne propose pas, nous semble-t-il, une transposition correcte de la directive, qui lie explicitement le dommage au défaut du produit.
La directive institue un régime de responsabilité sans faute et prévoit que tout producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit lorsque la victime fournit des preuves sur l'existence du dommage, du défaut et du lien de causalité entre le défaut et le dommage.
L'article 12 de la proposition de loi dispose que le producteur est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut.
Cette exonération pour risque de développement signifie qu'un producteur, en ce cas particulier, peut s'exonérer de sa responsabilité.
La commission souhaite la suppression de cette disposition afin de préserver plus largement les droits des consommateurs.
Mais, en allant dans le sens de la commission, ne risque-t-on pas d'aller contre le droit communautaire ?
En effet, cette cause d'exonération a été consacréé par la Cour de justice de l'Union européenne, qui a reconnu la nécessité de sauvegarder « une éventualité effective d'une exonération du producteur » dans un arrêt du 29 mai 1997, Commission contre Royaume-Uni.
D'après la Cour, « ne pas tenir compte des possibilités réelles de connaissance du producteur eût été irréaliste et déraisonnable et reviendrait à nier l'accessibilité des connaissances au moment de la mise en circulation ».
On est en droit de se demander si cette disposition n'est pas primordiale pour certains secteurs de notre économie. Je pense en particulier aux industries de la chimie et de la parachimie, mais aussi de la pharmacie et de la cosmétologie, compte tenu de la spécificité de leurs produits, qui sont appelés à des usages très divers et qui sont marqués par la rapidité d'évolution des techniques et du niveau des connaissances qui s'y rapportent.
Comment une entreprise prendrait-elle le risque d'innover si sa responsabilité n'était pas dégagée en fonction des connaissances scientifiques et techniques accessibles au moment où le produit a été mis sur le marché ?
L'exonération pour risque de développement soulève un problème de poids.
En effet, elle n'est actuellement pas reconnue par notre jurisprudence.
Comme le fait remarquer le rapporteur, M. Fauchon, nous devons être prudents et ne pas amoindrir les droits des victimes.
L'obligation de sécurité pèse sur tout fabricant ou vendeur d'un produit et elle est indissociable de la liberté de créer et de vendre ; le fabricant ou le vendeur ne peut s'exonérer de sa responsabilité qu'en faisant la preuve de l'existence d'une cause étrangère.
Cependant, la transposition de la directive de 1985 nous permet de conserver les deux régimes de réparation, donc les deux régimes de responsabilité civile : celui qui ressortit à la directive et celui que nous connaissons aujourd'hui.
L'exonération pour risque de développement est une innovation en droit français. Elle n'est pas pour autant préjudiciable aux victimes.
Si, comme le propose la commission, la France se singularisait en refusant cette cause d'exonération, ses entreprises devraient supporter seules des risques qu'elles n'ont les moyens scientifiques et techniques ni de connaître ni de maîtriser.
Comme le soulignait en effet récemment le délégué général de la Fédération française des sociétés d'assurances, « l'absence totale de prévisibilité et de possibilité d'évaluation, liée à l'énormité des dommages en cause, rend ces risques inassurables ».
M. Pierre Fauchon. Elles les assurent quand même !
M. Jean Chérioux. Ça dépend !
M. Robert Calmejane. C'est ma version !
Qu'adviendrait-il alors des intérêts du consommateur face à des indemnisations théoriques que seules quelques multinationales pourraient assumer, alors que de nombreuses PME, insolvables à hauteur des sommes en cause, se verraient contraintes de se saborder ?
Quant à l'article 12 bis, qui a été introduit en première lecture par l'Assemblée nationale et qui concerne l'obligation de suivi des produits, il a pour effet une atténuation de la cause d'exonération du producteur pour les risques de développement, prévue par l'article 12.
En effet, l'exonération ne pourra jouer que si le producteur établit que, « en présence d'un défaut qui s'est révélé dans le délai de dix ans après la mise en circulation du produit », il a pris toutes les mesures propres à en prévenir les conséquences dommageables.
Cette précaution, alors même que la directive communautaire n'en fait pas une obligation, répond judicieusement aux intérêts des consommateurs pour autant que soient clairement précisées les conditions constitutives du défaut.
Sans le maintien de cette cause d'exonération, la proposition de loi irait non seulement à l'encontre du droit communautaire en vigueur, mais aussi de l'objectif qu'il vise et qui est d'assurer l'indemnisation des victimes de dommages résultant de produits défectueux en rendant impossible toute couverture de ce risque et en menaçant de ce fait la survie même de la compagnie à l'origine du dommage.
Permettez-moi d'insister sur le fait que, si nous ne voulons pas nous trouver dans une situation telle que celle connaissent aujourd'hui les Etats-Unis,...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Ils ne sont pas malheureux de leur situation !
M. Robert Calmejane. ... nous devons sauvegarder cette cause d'exonération.
Aujourd'hui, il ne reste plus qu'un seul laboratoire américain ! Résultat, le prix du vaccin contre la polio, par exemple a doublé du fait du retrait des autres producteurs.
Dans un tel cas, qu'en est-il du consommateur ? Il ne lui reste qu'un seul choix, et ce choix est-il sans risque ?
Dès lors, permettez-moi de m'interroger : voulons-nous qu'un tel scénario se déroule en France ?
Si tel était le cas, nous risquerions d'assister impuissants à la montée de la crainte, puis à la frilosité d'entreprises qui pourraient être conduites soit à retarder, soit à renoncer à l'innovation ou au lancement de nouveaux produits.
Une telle perspective serait inquiétante, notamment dans les secteurs de pointe comme l'industrie pharmaceutique, à une époque où l'apparition de pathologies graves nécessite la mobilisation de toutes les compétences en vue de la fabrication de produits actifs et innovants. Cela ne pourrait qu'aller à l'encontre de l'intérêt général.
Par ailleurs, nous pouvons nous demander si cela n'aurait pas un effet négatif sur l'emploi et l'investissement.
En effet, les grands groupes déjà implantés en France pourraient être tentés de délocaliser leur recherche dans les autres pays de l'Union européenne, qui, à l'exception de l'Espagne et du Luxembourg, ont tous conservé cette cause d'exonération.
Jusqu'à aujourd'hui, aucun industriel n'agissait dans ce sens, car il considérait que tôt ou tard nous serions obligés de nous conformer au droit communautaire, et donc de transposer la directive de 1985. Mais qu'adviendra-t-il demain si nous supprimons la cause d'exonération ?
La réponse est assez simple : les entreprises iront s'installer ailleurs. Il faudra alors, d'une part, expliquer sereinement aux personnes concernées pourquoi nous les avons laissées partir et, d'autre part, assumer la responsabilité politique de leur départ.
C'est, par-delà la défense d'un secteur important de notre économie, la préservation de tout un pan de notre recherche qui est en cause.
Il ne s'agit donc pas d'opposer industrie et consommateur de manière stérile, comme certains élus de la gauche plurielle seront sans doute tentés de le faire demain à l'Assemblée nationale. (Protestations sur les travées socialistes.)
M. Marcel Charmant. Tout de suite des procès d'intention !
M. Robert Calmejane. Notre tâche de législateur, avec la sagesse qui caractérise le Sénat, consiste à rechercher un juste équilibre sauvegardant les intérêts de tous, comme avaient su le faire, en première lecture, nos collègues députés du RPR, de l'UDF et du groupe socialiste réunis, pour une fois, dans une vision constructive de l'avenir. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, et de l'Union centriste.)
M. Marcel Charmant. Vous voyez que la gauche n'est pas toujours telle que vous la décrivez !
M. le président. La parole est à M. Charmant.
M. Marcel Charmant. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je ne reviendrai pas sur les péripéties qui ont entouré, jusqu'à ce jour, la transcription dans notre droit de la directive européenne relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, élaborée le 25 juillet 1985.
Il devient urgent que la France, pays moteur de la construction européenne, respecte ses engagements, d'autant qu'elle est sous le coup d'une condamnation !
La présente proposition de loi, déposée à l'initiative de Mme Catala, a pour finalité de relancer la procédure législative. Elle reprend pour l'essentiel les termes de la directive et les travaux de l'Assemblée nationale et du Sénat lors de la première lecture en 1991.
Lors de la deuxième lecture, les deux chambres ont adopté des positions très différentes et, bien qu'un texte ait pu être élaboré en commission mixte paritaire, le Gouvernement n'y a pas donné de suite législative.
Le droit français, en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, se caractérise par une très grande complexité, généralement dénoncée par l'ensemble des spécialistes.
En effet, la matière ne fait pas l'objet d'un régime spécifique, mais elle est couverte par diverses dispositions législatives et par des constructions jurisprudentielles très élaborées. Nous avons déjà eu l'occasion d'aborder ce sujet ; il n'est donc pas nécessaire de s'y attarder.
Il est manifeste que l'exonération possible de la responsabilité du producteur pour risque de développement constitue le point le plus délicat. C'est d'ailleurs sur ce point que le désaccord qui a empêché la transposition de la directive est né.
Il convient de noter que la transposition de la directive n'a pas pour effet de substituer la notion de responsabilité de plein droit qu'elle institue à notre droit positif puisque la victime conserve la possibilité de se fonder, selon son choix, ou sur la directive transposée, ou sur le droit français. C'est là, je crois, la cause de l'ambiguïté qui entoure notre discussion.
Si le droit français est, comme le prétendent certains, plus protecteur, il sera de l'intérêt de la victime - et ses défenseurs sauront la guider - de l'utiliser. Si, au contraire, la victime trouve dans la transposition de la directive une meilleure solution, elle sera libre d'y recourir.
En 1985, la Chancellerie avait constitué un groupe de travail sous la présidence du professeur Ghestin, dont les travaux avaient guidé la réflexion du législateur lors de l'examen en première lecture. C'est ainsi que M. Thyraud, rapporteur au Sénat, et moi-même, rapporteur à l'Assemblée nationale à l'époque, étions parvenus à un accord sur l'essentiel.
Concernant le risque de développement, le groupe de travail proposait de conserver en l'état notre droit positif et les nuances de la jurisprudence.
En effet, la question ne se pose que rarement et la définition contenue dans l'article 1387-1 du code civil, repris de la directive, pourra conduire dans certains cas à une exonération pour risque de développement : le plus souvent, pour apprécier la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, on se référera à l'état des connaissances scientifiques et techniques.
Lors de la première lecture, les parlementaires, suivant en cela les conclusions du groupe de travail, n'ont pas voulu préciser expressément que le producteur ne saurait en aucune manière invoquer le risque de développement pour s'exonérer.
Si le législateur revenait aujourd'hui sur ce principe, comme le propose M. le rapporteur, nous empêcherions les producteurs d'invoquer cette cause d'exonération. Je ne suis pas convaincu que tel soit le résultat que nous recherchons !
L'Assemblée nationale a, dans la présente proposition de loi, fait du risque de développement une cause d'exonération. M. le rapporteur s'y oppose. Il semble que le Gouvernement proposera, quant à lui, d'exclure cette cause d'exonération pour les produits de santé et les produits du corps humain, à l'instar de l'Espagne, qui a adopté cette même attitude.
Je me rallierai volontiers à cette dernière proposition dans l'état actuel des débats. Toutefois, s'agissant des produits soumis à homologation, je m'interroge : qui, du producteur ou de l'autorité qui a délivré l'autorisation, assumera la responsabilité ? En l'occurrence, l'autorité sera l'Agence du médicament. Si cette dernière était mise en cause, l'Etat se trouverait responsable.
En effet, l'article 7, paragraphe c de la directive précise que le producteur n'est pas responsable s'il prouve que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives émanant des pouvoirs publics.
Peut-être est-il imprudent de vouloir donner une réponse précipitée à un problème aussi délicat et qui interpelle tant l'opinion publique !
Si la directive impose la transcription d'un certain nombre de règles, elle laisse aux Etats membres la possibilité d'inclure ou non les produits du sol et les produits de la chasse et de la pêche dans le champ d'application du nouveau dispositif.
Si cette question était préoccupante lors de l'examen du premier projet de loi, une nouvelle directive a eu précisément pour objet d'étendre le champ d'application de la directive de juillet 1985 aux produits agricoles. Il n'y a donc plus de débat à avoir sur ce point.
Il s'agit de trouver un équilibre satisfaisant entre les exigences de la directive, les droits des consommateurs et les devoirs des professionnels. Je ne doute pas que nous y parvenions. (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes et sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.) M. le président. La parole est à M. Othily.
M. Georges Othily. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui vise à transposer, dans notre droit national, une directive communautaire du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux.
Cette directive introduit un principe fondamental de responsabilité sans faute des producteurs, responsabilité dite objective, entraînée par l'existence d'un défaut du produit ayant occasionné un dommage. Le défaut du produit est entendu comme un « défaut de sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre ». Le pronom indéfini « on » comprend l'opinion publique en général, et non la victime elle-même ou un groupe de personnes déterminé. L'évaluation de la sécurité attendue doit être faite en fonction de « toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation ». On peut d'ores et déjà craindre que la notion de « raisonnable » ne fasse l'objet d'interprétations différentes selon les juridictions lors de contentieux à venir.
Le produit considéré pourra être tout meuble, même incorporé dans un immeuble. La proposition de loi y inclut aujourd'hui, conformément à l'intention exprimée par l'Union européenne, les produits agricoles et les produits de la chasse. Une modification de la directive sur ce point est en effet actuellement en cours ; elle sera examinée par le Parlement européen dans les mois à venir. Prendre de l'avance au niveau national par cette disposition semble donc souhaitable.
Par ailleurs, l'Assemblée nationale avait choisi, en mars dernier, d'exclure les éléments et produits issus du corps humain du domaine d'application de la proposition de loi, au motif qu'un texte plus approprié devait être ensuite élaboré pour tenir compte de la spécificité de ces produits. La proposition de loi dans sa rédaction actuelle ne mentionne plus cette exclusion, la commission des lois ayant rappelé que la directive communautaire ne comprend pas une telle dérogation.
Sur ce point précis, on peut cependant craindre l'application du principe de responsabilité pour risque de développement dans le cadre de techniques médicales telles que des transplantations. En cette matière, étant donné l'origine humaine de ces produits particuliers, les risques sont par définition imprévisibles. Le transfert d'un organe se révélant par la suite « défectueux » au sens de la directive, c'est-à-dire comportant un gène « perturbateur », par exemple, entraînerait-il la responsabilité du donneur ou de ses ayants droit, ou bien celle du praticien qui a conduit l'intervention chirurgicale permettant la transplantation ?
Enfin, le dommage vise les atteintes à la personne sous forme de lésions corporelles ou de décès, ainsi que celles qui sont portées aux biens autres que le produit lui-même, conformément au texte communautaire.
Le producteur est défini de façon assez large. En effet, il peut s'agir du fabricant du produit fini ou d'une partie composante du produit, ou de celui qui se présente comme tel en apposant son nom, sa marque ou un autre signe distinctif sur le produit, ou encore de l'importateur du produit dans l'Union européenne. Toutefois, sont exclus du champ de la responsabilité les constructeurs et leurs sous-traitants, ainsi que les crédits-bailleurs.
En vertu du texte communautaire initial, la victime doit prouver le dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre les deux. La commission des lois propose cependant de retirer la preuve du défaut du produit des obligations du demandeur. Cette nouvelle rédaction, si elle devait être entérinée, serait donc contraire aux termes de la directive. Rappelons ici qu'une telle décision serait de nature à exposer la France à de nouvelles poursuites de la part de la Commission de l'Union européenne pour avoir mal transposé la directive, à l'instar de ce qui s'est produit pour certains autres Etats membres, par exemple le Royaume-Uni, poursuivi devant la Cour de justice depuis le 20 septembre 1995, et l'Italie. Il ne paraît pas souhaitable de s'exposer à un tel risque dans la mesure où cette transposition, qui aurait dû intervenir depuis longtemps, devra être faite rapidement et correctement.
Toutefois, s'agissant de ce texte, la discussion la plus importante porte sur l'exonération ou non de la responsabilité du producteur pour risque de développement, notion qui couvre les défauts imprévisibles, indécelables en l'état de la science et de la technique au moment de la mise en circulation du produit.
Lancée dès le début de l'élaboration de la directive communautaire, cette discussion a fait l'objet d'une controverse importante et durable qui a finalement conduit à proposer une option aux Etats membres entre exonérer ou non les producteurs pour les risques de développement, lors de l'acte de transposition.
Les enjeux considérés étaient importants. Pour leur part, les associations de consommateurs se prononçaient en faveur de l'inclusion dans le texte de ce nouveau degré de responsabilité du producteur, estimant qu'on ne pouvait leur faire supporter individuellement les risques nés d'un produit. Face à elle, les fabricants invoquaient les surcoûts d'assurance et leur répercussion sur les prix des produits, les freins à l'innovation qu'une telle disposition ne manquerait pas d'entraîner et le déséquilibre qu'elle instaurerait entre les consommateurs et les producteurs.
Les institutions communautaires ont alors choisi de ne pas trancher elles-mêmes et d'obliger les Etats membres à effectuer un choix sur l'imputabilité de la responsabilité pour risque de développement.
Ainsi, tous les Etats de l'Union européenne se sont prononcés sur cette option de la directive. Seuls trois pays ont choisi de ne pas exonérer le producteur de la responsabilité pour risque de développement : le Luxembourg, la Finlande et, dans une moindre mesure, l'Espagne, qui en a limité la portée aux seuls produits pharmaceutiques et alimentaires.
La France se propose aujourd'hui de rejoindre ce petit groupe de pays car la commission des lois a supprimé, dans l'article 12 de la proposition de loi, l'alinéa tendant à exonérer le producteur « s'il prouve que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ». Pour ma part, je ne peux adhérer à une telle aggravation de la situation des producteurs, tant sur le plan juridique que sur le plan économique. Il me semble en effet que certains produits, tels que les médicaments, ne devraient pas y être soumis. Ces produits sont expérimentés, autorisés puis mis sur le marché sur la base d'un rapport bénéfice-risques dont le consommateur est le premier bénéficiaire. Les effets indésirables qui accompagnent parfois le traitement sont ainsi considérés comme des désagréments inévitables, plus ou moins importants, qui participent de la guérison.
Dans ces conditions, exiger que les fabricants se protègent, en souscrivant des assurances très onéreuses, contre les indemnisations qui pourraient être exigées du fait d'un de leurs médicaments reviendrait automatiquement à freiner les investissements en recherche et, par voie de conséquence, à limiter les progrès de la lutte contre les maladies. En croyant protéger le consommateur, nous ne parviendrions, à terme, qu'à nuire à la santé publique. J'ajoute qu'une telle disposition entraînerait, pour les producteurs français, une distorsion de concurrence avec les autres producteurs de l'Union européenne non soumis à cette responsabilité.
Enfin, il ne semble pas inutile de rappeler la procédure particulière qui est prévue par la directive au cas où un Etat membre souhaite opter pour la non-exonération du producteur de la responsabilité pour risque de développement. L'article 15 dispose, en effet, que l'Etat membre, après avoir informé la Commission de son intention de procéder à ce choix en lui communiquant le texte de la mesure envisagée, doit surseoir à sa décision pendant une certaine durée, de l'ordre de quelques mois, afin de permettre à la Commission d'en informer les autres Etats membres, mais aussi d'envisager de présenter une abrogation de l'exonération sur le plan communautaire. Je souligne que cette dernière possibilité n'a pas été utilisée jusqu'à présent, eu égard au succès limité rencontré par le principe de responsabilité du producteur pour risque de développement dans l'Union européenne.
Enfin, la disposition relative au suivi des produits constitue une nouveauté par rapport au texte original de la directive. Elle consiste à faire peser sur le producteur une véritable obligation de réagir si l'existence d'un défaut de ses produits a été constatée au cours des dix années qui suivent leur mise en circulation. En effet, au cas où il n'aurait pas pris les mesures propres à en prévenir les conséquences dommageables, il se verrait dans l'impossibilité d'invoquer la cause d'exonération pour risque de développement, si elle devait subsister.
Une fois de plus, le texte national se propose d'aggraver la situation du producteur, et s'écarte ainsi des dispositions de la directive. Toutefois, en ce cas précis, l'exigence imposée au producteur paraît de bon aloi. En effet, en cas de révélation d'un défaut, il se doit d'intervenir de façon proportionnée au danger, soit pour en informer le public, mais aussi les professionnels concernés et éventuellement les autorités de l'Etat, soit pour retirer des lots de produits à risques, soit, enfin, pour retirer totalement le produit du marché. Sont à ce prix la protection du consommateur mais aussi la réputation du fabricant. Rappelons-nous, à cet égard, le coup d'éclat de Perrier, qui, voilà quelques années, avait procédé de façon massive à un retrait de ses produits du marché.
Pour conclure, je rappellerai l'urgente nécessité, pour la France, de procéder à la bonne transposition de la directive de 1985. Notre pays s'y est engagé, nous y sommes contraints par le droit communautaire. Sur ce plan, nous sommes soumis à une véritable obligation, à laquelle nous ne pouvons plus nous dérober. Cependant, sur le plan du droit, il ne me semble pas que la transposition apportera une vraie nouveauté. En effet, l'obligation de sécurité imposée à nos producteurs couvre d'ores et déjà les exigences de la responsabilité objective. L'invocation d'une meilleure protection du consommateur, notamment par la responsabilité pour risque de développement, ne me paraît pas fondée : un risque vraiment imprévisible le restera, et le dommage occasionné ne pourra que donner lieu à l'octroi d'une indemnité à la victime. Celle-ci sera donc non pas mieux protégée, mais seulement mieux indemnisée.
En définitive, nous entrons dans des considérations économiques qui me paraissent bien proches de l'esprit américain. Je forme le voeu que notre pays ne s'expose pas aux dérives judiciaires que l'on constate outre-Atlantique et qu'il conserve l'équilibre qui a prévalu jusqu'à présent entre les intérêts bien compris des producteurs et ceux des consommateurs. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste. - M. Marini applaudit également.)
M. Marcel Charmant. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme Terrade.
Mme Odette Terrade. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, comme l'a rappelé M. le rapporteur, la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui reprend largement les conclusions issues des travaux de la commission mixte paritaire qui s'était réunie en 1992. Elle tend à transposer une directive européenne adoptée en 1985.
Alors que la France dispose, en matière de protection des consommateurs, d'une législation parmi les plus évoluées, nous sommes contraints de transposer, dans notre droit interne, une directive plus laxiste, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux. M. Fauchon note d'ailleurs dans son rapport que « cette directive n'améliore guère le droit français de la sécurité des produits, déjà très protecteur ».
Nos réserves face à cette directive ne sont donc pas une position de principe. Nous ne sommes pas hostiles, de façon systématique, à la transposition d'une directive européenne dans notre système juridique, dès lors qu'elle le complète, l'enrichit ou l'approfondit. En revanche, s'il s'agit d'introduire des dispositions qui marquent une régression de notre droit, nous nous y opposons catégoriquement.
Tous les intervenants s'accordent à le reconnaître, le système juridique français en matière de responsabilité du fait des produits défectueux offre un niveau de protection très élevé au consommateur, malgré sa complexité.
Ainsi, la prévention est mise en oeuvre par la loi du 21 juillet 1983 et organisée par le code de la consommation. Les sanctions sont, elles, prévues par la loi du 1er août 1905, par le code de la consommation et par le code pénal. Quant à la réparation, elle est couverte par plusieurs dispositions législatives du code civil et diverses jurisprudences.
Sous couvert d'une transposition de directive, cette proposition de loi conduit à réduire et à désavouer notre dispositif juridique et son principe de protection.
S'agissant de l'exclusion du champ d'application de la loi des éléments et produits du corps humain, ajoutée par nos collègues de l'Assemblée nationale, nous souhaitons réaffirmer notre attachement à cet alinéa, et ce pour des raisons éthiques évidentes.
Les éléments et produits du corps humain ne doivent pas être considérés comme des marchandises. Ils ne doivent pas donner lieu à un quelconque commerce. Ce point est primordial. Je tiens d'ailleurs à rappeler que deux directives européennes, prises depuis 1985, ont déjà exclu le sang, les cellules sanguines et le plasma d'origine humaine d'un tel dispositif.
Au-delà des raisons théoriques, que nous a exposées M. le rapporteur, notre fermeté sur ce point pourrait être un message fort adressé à Bruxelles : la France sera intransigeante sur le respect de la dignité de la personne, ce qui passe par l'exclusion du marché des éléments et produits du corps humain.
La directive à laquelle il nous est demandé de conformer nos textes laisse à chaque Etat membre, selon l'article 189 du traité de Rome, toute liberté « quant à la forme et aux moyens » nécessaires pour atteindre les objectifs fixés.
Or, cette liberté, cette marge de manoeuvre est-elle suffisamment exploitée dans la proposition de loi qui nous est soumise ? Nous pensons que non.
L'article 15 de la directive du 25 juillet 1985 précise que chaque Etat membre peut, par dérogation à l'article 7, maintenir ou non la disposition concernant l'exonération de la responsabilité du producteur sur le risque de développement.
C'est l'une des principales faiblesses de ce texte. Comme M. le rapporteur, nous ne sommes pas favorables à cette possibilité d'exonération. En effet, elle pourrait conduire à des dérives technologiques et scientifiques sans que les victimes aient les moyens de se défendre réellement.
La responsabilité du producteur nous paraît être l'un des facteurs de moralisation de notre économie. Notre devoir de législateur est de protéger avant tout les victimes tout en respectant les droits des producteurs. Nous pouvons donc contribuer à assainir les relations entre producteur et consommateur, car ce rapport, aujourd'hui, n'est pas équilibré. Pour un certain nombre de fabricants peu scrupuleux, l'important est moins l'acte de consommer que l'acte d'acheter le produit.
La défectuosité d'un produit résulte, le plus souvent, d'une volonté de baisser au maximum les coûts de fabrication : on choisit des matières premières de moins bonne qualité, on ne vérifie pas la mise aux normes des produits, on diminue non seulement les budgets de recherche-développement, mais aussi le coût du travail et les salaires.
Le nombre des produits défectueux augmente du fait des records de productivité : il s'agit là de deux éléments d'une même logique, celle du libéralisme sauvage.
Nous jugerons du texte final au regard du droit français en vigueur et non sur la base d'une directive européenne dont la transposition pure et simple contribuerait à léser les consommateurs.
Si le texte aboutit à atténuer notre système juridique en matière de responsabilité du producteur et de droit de la victime, nous nous y opposerons.
Madame la ministre, mes chers collègues, nous sommes résolus à préserver et à développer le niveau de protection des consommateurs.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je formulerai simplement quelques remarques à la suite des interventions des différents orateurs.
Monsieur le rapporteur, il ne s'agit bien entendu pas d'instaurer l'irresponsabilité. En effet, si la directive ne s'applique pas, le droit national et notre jurisprudence mettent à la charge des producteurs une obligation de sécurité absolue.
M. Marcel Charmant. C'est sûr !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Si la directive s'applique, les producteurs devront prouver l'impossibilité de connaître le vice en l'état des connaissances techniques et scientifiques.
Le Gouvernement doit bien évidemment veiller à la protection des consommateurs, mais il lui faut aussi prendre en compte l'intérêt général de l'économie française.
Le texte proposé opère des choix tout en essayant de préserver un équilibre. Il n'instaure pas une irresponsabilité, et ce pour deux raisons : tout d'abord, en ce qui concerne les assurances, la question ne s'est posée que pour les transfusions sanguines, et les assureurs ont refusé d'assurer les risques encourus par les receveurs.
M. Marcel Charmant. Tout à fait !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. D'une façon générale, il est impossible de s'assurer contre un risque non déterminé et, par conséquent, illimité.
M. Marcel Charmant. Absolument !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Actuellement, l'assurance visant à couvrir sa responsabilité civile comporte des plafonds. Il faut bien avoir conscience de ces problèmes.
M. Huriet a déclaré avec raison que ce texte mêlait étroitement des enjeux de nature très différente. En effet, cette proposition de loi comporte des enjeux éthiques, sociaux et économiques. C'est pourquoi il est difficile de prendre une décision et d'instaurer un équilibre.
M. Huriet a mentionné l'innovation en matière de recherche. L'exonération de responsabilité est-elle le prix à payer pour permettre de trouver des traitements pour les malades ? Tel n'est pas le choix opéré par le Gouvernement, car les dommages causés par l'application d'une thérapie sont jugés d'autant plus inacceptables qu'ils sont opposés à la finalité du soin.
M. Calmejane a notamment souhaité une exonération totale du producteur pour les risques de développement. La spécificité des produits du corps humain et des produits de santé a justifié, pour le Gouvernement, la solution proposée, qui me paraît constituer un bon équilibre entre les intérêts de chacun.
M. Calmejane est favorable à l'exonération du risque de développement dans tous les secteurs confrontés à l'impossibilité de s'assurer. Le Gouvernement a procédé à un autre choix, car il estime être en charge non pas des intérêts des uns ou des autres, mais de l'intérêt général. C'est pourquoi il a choisi l'exonération du risque de développement pour tous les produits, à l'exception des produits à hauts risques.
Monsieur Charmant, je vous remercie d'avoir, à juste titre, souligné que la directive ne se substitue pas à notre législation nationale et qu'elle apporte une protection supplémentaire aux consommateurs victimes.
Vous avez tenu compte raisonnablement de la spécificité des produits du corps humain. Il est exact que la question de l'indemnisation pour les produits de santé soumis à autorisation se pose.
Des discussions sont en cours concernant aussi bien la veille sanitaire que l'aléa thérapeutique.
Madame Terrade, ce texte ne peut en aucun cas constituer une régression, puisqu'il vise non à une substitution de législation mais à l'ajout d'un nouveau dispositif de protection pour les consommateurs victimes. L'exclusion du champ d'application des produits du corps humain est conforme à notre obligation de transposition.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.

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