HOMMAGE SOLENNEL
A` VICTOR SCHOELCHER

M. le président. Monsieur le ministre, mes chers collègues, il y a cent cinquante ans, la France devenait enfin la patrie des droits de l'homme, de tous les hommes. Le décret du 27 avril 1848 mettait fin à l'horreur légale qui les divisait jusqu'alors en esclaves et asservisseurs.
Tout au long des jours à venir, nous le rappellerons, avec émotion et solennité.
Mais nous irons au-delà.
Commémorer les grandes dates de notre histoire, c'est, bien sûr, invoquer la mémoire. C'est aussi et surtout ressourcer nos convictions, pour mieux travailler au présent et préparer l'avenir.
C'est loin devant qu'il nous faut porter le regard, forts d'un passé assumé et analysé, mais pleins de l'espoir qui a inspiré les grands acteurs de la vie politique de la France.
L'histoire de l'humanité, dans laquelle notre pays a su occuper une grande place, est jalonnée de ces dates, dont l'abolition de l'esclavage fut l'une des plus décisives. La libération de l'homme s'est gagnée, et se gagne toujours, étape après étape.
Je suis de ceux qui pensent que la société ne peut et ne doit être conçue qu'autour de la personne humaine, son respect, sa liberté, sa promotion et son développement.
La personne, ce n'est pas seulement l'individu, avec sa condition matérielle, c'est d'abord et avant tout un être d'esprit et de pensée, c'est l'homme avec sa dimension spirituelle.
Dans une perspective historique, au-delà des difficultés du moment, je serais tenté d'affirmer que rarement le genre humain a eu autant de raisons de croire en de formidables avancées pour la liberté.
Les dictatures ont reculé, les découvertes technologiques connaissent un extraordinaire développement et nous libèrent peu à peu des tâches les plus ingrates. Le monde dans lequel vivront nos enfants devrait être meilleur parce que notre civilisation aura encore progressé.
Mais rien n'est figé ni conquis une fois pour toutes. Des principes et axiomes qu'on croyait établis sont aujourd'hui remis en cause.
Aussi les parlementaires que nous sommes doivent-ils transmettre la foi en l'avenir, être guidés par l'élan de générosité et être inflexibles chaque fois qu'une liberté est menacée.
La personne humaine doit être au centre de toute notre action.
En leur temps déjà, Victor Schoelcher et l'abbé Grégoire concevaient ainsi leur mission. Sénateurs courageux et enthousiastes, ils surent s'extraire du quotidien de leur époque pour se projeter, avant les autres, dans un futur qu'ils voulaient meilleur, plus juste et plus humain.
Ils étaient animés par les valeurs qui fondent la République : le respect de l'homme, l'égalité de tous devant la loi commune, la fraternité, qui exclut toute forme de racisme et de ségrégation. En somme, ils avançaient en regardant cette « boussole morale » si chère à Victor Schoelcher.
Ces valeurs sont les nôtres. Elles forgent notre éthique de législateur. Elles régissent nos règles de vie en commun.
Que le Sénat de la République s'associe à ces cérémonies était donc légitime. L'ensemble des groupes a apporté sa pierre à la commémoration voulue par le bureau et mise en oeuvre par le comité de parrainage, présidé par mon ami Gérard Larcher.
Chaque fois que la France est à la croisée des chemins, il y a des sénateurs pour prendre la tête des combats les plus nobles.
Chaque fois que la République les appelle, des sénateurs sont aux avant-postes des libertés publiques et individuelles.
C'est notre fierté, mais c'est aussi notre vocation.
Je suis sûr, mes chers collègues, que nous saurons y être fidèles. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Larcher, président du comité de parrainage.
M. Gérard Larcher, président du comité de parrainage pour la commémoration de l'abolition de l'esclavage. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, 1598, édit de Nantes, 1848, abolition de l'esclavage, 1948, Déclaration universelle des droits de l'homme : trois dates, trois temps de mémoire, trois « lumières » pour la dignité des hommes.
Le 27 avril 1848, quelques lignes - oui, seulement quelques lignes - parce qu'elles avaient la force de la loi, bouleversaient le destin de dizaines de milliers d'hommes et de femmes, des mots enfin brisaient des fers !
Ils étaient des esclaves, ils deviennent libres. Ils étaient sans droits, ils deviennent juridiquement égaux à leurs maîtres. C'était il y a cent cinquante ans, seulement cent cinquante ans !
Oui, grâce à ce décret, le 27 avril 1848 est une date majeure dans l'histoire de notre pays tant il est rare qu'un acte politique apporte la preuve qu'entre les mains du législateur le droit est une arme qui affranchit, qui garantit, qui protège.
De tels actes politiques gravés dans les tables de la loi ne marquent-ils pas la vertu de la norme et la vocation du Parlement ? Aujourd'hui même, dans cette enceinte, si nous suspendons un instant - sur votre initiative, monsieur le président - notre travail habituel pour saluer une date, n'est-ce pas pour que le souvenir éclaire le sens de notre mission de législateur ? Celle-ci ne nous apparaît-elle pas plus clairement dans sa grandeur et dans sa responsabilité ?
1848 symbolise une victoire éclatante dans un combat de tous les temps, un combat sans fin, le combat contre la servitude pour la dignité dans l'égalité, où, premiers parmi d'autres, trois sénateurs se sont illustrés d'une manière exceptionnelle.
Le Sénat de la République a de solides raisons de célébrer cet anniversaire.
Son message, le message de la loi qui libère, le message de l'actualité permanente du combat pour la dignité, le message des valeurs de la République, c'est celui, mes chers collègues, que le bureau du Sénat et le comité de parrainage voudraient faire partager au-delà de cette enceinte, non par instinct conservateur de la mémoire ou par instinct médiatique transitoire, mais par volonté de continuer à être, ensemble, dans nos différences, des semeurs de liberté.
Certes, ce combat n'a pas commencé un jour d'avril 1848.
En 1788, Brissot fonde la Société des amis des Noirs. Condorcet, Mirabeau, La Fayette, Robespierre, y participeront, tout comme l'abbé Grégoire, futur sénateur.
L'abbé Grégoire, notre collègue Pierre Fauchon l'évoquera avec science et passion. Cet homme d'église courageux puise dans l'Evangile la force de sa conviction. « Dieu crée tous les hommes à son image. » Et, par là même, Il leur donne pour premiers droits l'égalité et la dignité. Pour Grégoire, il n'y a ni doute, ni conformisme, ni compromis.
Malgré toutes les oppositions, Grégoire plaide et convainc, et la Convention vote l'abolition le 4 février 1794. Ainsi, premier pays abolitionniste, la France est aux avant-postes de la liberté.
Hélas, nous le savons, l'affranchissement ne durera que huit ans. Bonaparte, premier consul, sensible aux pressions du parti colonial et peut-être à l'influence de Joséphine, commet une de ses erreurs majeures : en 1802, il rétablit la traite et l'esclavage dans leur état antérieur à 1789.
Ainsi, tout comme l'édit de Nantes, la décision de la Convention fut donc rapportée. Quelles leçons à méditer ! Rien n'est donc irréversible. Nul progrès n'est acquis. Nulle conquête n'est assurée. Il n'est pas de liberté acquise sans risque de retour !
Oui, le sinistre « code noir » s'impose de nouveau aux colonies en 1802.
Mais, alors, les Antilles se soulèvent, Haïti s'enflamme. Toussaint Louverture, général français, est le premier homme politique noir. Bonaparte ne perçoit pas cette énergie du désespoir. Il pense briser les esclaves, les esclaves briseront alors eux-mêmes leurs chaînes : en 1804, les noirs, victorieux, proclament l'indépendance. La France perd ainsi Haïti et une partie de ce qui sera la République dominicaine.
Grégoire, sénateur en 1802, sera l'un des rares à tenir tête à l'empereur. Impressionné par ce caractère, Napoléon lui rendra hommage dans le Mémorial .
Mais le vrai hommage à l'abbé Grégoire, bien plus émouvant celui-là, viendra du peuple : à la mort de Grégoire, c'est tout Haïti qui prendra le deuil.
Par malheur donc, durant un demi-siècle, l'esclavage sévira encore sur des terres françaises ; il sévira comme un attentat permanent à la dignité des hommes et aux valeurs de 1789.
Mais d'autres abolitionnistes se lèvent.
Victor Schoelcher est le continuateur, Victor Schoelcher, ici même représenté en effigie sur le pupitre du président du groupe du Rassemblement démocratique et social européen.
Schoelcher a Grégoire pour modèle. Il en a d'ailleurs le caractère indomptable. Ainsi, il écrit à son ami Legouvé : « J'ai toujours dit que la résignation est une vertu d'invalide. »
La gloire de Schoelcher est assurément ce décret du 27 avril 1848, qui abolissait l'esclavage.
Mais ce décret est aussi une des gloires, avec le rétablissement du suffrage universel, de la IIe République, qui, à peine née, reprenait le flambeau de la Ire République, faisant de la liberté des esclaves une de ses priorités. Là aussi, l'histoire nous le confirme : « En France, c'est la République qui libère et l'autoritarisme qui asservit. » On ne le dit sans doute pas assez.
Ce que l'on ne dit pas assez non plus, c'est que Schoelcher ne jugeait pas qu'il avait par là terminé sa tâche.
Instruit par ses enquêtes sur place, en homme de terrain, il a compris que l'affranchissement n'était que la première phase de l'entreprise. La question juridique des droits une fois réglée, il faut maintenant veiller à l'économie : il faut soutenir le développement des colonies, indemniser les planteurs, assurer la subsistance des esclaves libérés. L'abolition serait sans portée si des mesures complémentaires n'étaient pas prises, telles que donner des terres aux affranchis, créer des emplois, organiser la continuité de la production agricole.
Malgré les plaidoyers lucides de Schoelcher, cette part capitale de son programme restera lettre morte. Là encore, il y a matière à alimenter nos réflexions de législateur.
Décembre 1851 : Louis-Napoléon Bonaparte. Schoelcher, républicain convaincu, affronte l'exil, comme Hugo ! Il ne regagne la patrie que dans la tourmente de 1870.
Elu sénateur inamovible en 1875, il continue le combat pour défendre les droits des hommes d'outre-mer, l'égalité civique des femmes, l'abolition de la peine de mort, mais aussi les droits des minorités opprimées partout dans le monde.
Alors, aujourd'hui, honorer dans cette enceinte la mémoire de Grégoire et de Schoelcher n'est que justice. Tous deux sont exemplaires, au même titre que ces grands serviteurs de l'Etat dont l'effigie de marbre domine nos débats et guide notre inspiration.
Ce devoir de mémoire accompli, je me pose simplement la question suivante : de quels hommes et femmes la France aurait-elle été privée si le racisme l'avait emporté ? Combien de femmes et d'hommes de couleur, fils et filles d'outre-mer, manqueraient à notre histoire, à notre grande histoire ?
Je n'entends pas distinguer ceux d'outre-mer pour les séparer des autres. Ce serait succomber à une forme de racisme à rebours.
Je veux seulement rendre attentif à un phénomène remarquable, dont je m'étonne qu'il soit trop peu remarqué : nos concitoyens d'outre-mer présentent une qualité originale et, je vais le dire, une spécificité supérieure qui leur est propre.
Depuis deux siècles, des hommes et des femmes de couleur, esclaves ou affranchis, tels Delgrès, Ignace, la mulâtresse Solitude, Ogé ou Eboué, nous donnent des exemples de vertu républicaine que nous avons le devoir d'enseigner à nos enfants, à tous les enfants de France, en cessant de les gommer de nos programmes scolaires.
Je m'explique.
Tout d'abord, le patriotisme de ces hommes me paraît bien moins instinctivement attaché au territoire, à la terre, que celui des métropolitains.
Quand le patriote vole au secours de la patrie, c'est tout d'abord pour sauver la terre, sa terre, la terre des pères, cultivée par les pères, transmise par les pères. Mais outre-mer, l'image traditionnelle du paysan qui, se levant du sillon, brandit sa fourche et défend son bien contre l'envahisseur est dénuée de sens. La terre patrimoniale, quelle est-elle pour lui ? Sûrement pas la lointaine Afrique, où les ancêtres furent capturés, voire vendus par d'autres Africains, eux-mêmes esclavagistes ; pas davantage la terre de la plantation qui les a connus enchaînés à la canne. Pour ces « déracinés », le sol sacré, c'est la France, patrie de la République émancipatrice.
Oui, républicains, ils le sont farouchement. Leurs ancêtres, lorsqu'ils se révoltent en Haïti, en Martinique, en Guadeloupe, contre la France institutionnelle, se réclament des principes de 1789. Ils invoquent la République qui les libéra en 1794. Ils prennent les armes au nom de ses valeurs et de ses idéaux : liberté, égalité, fraternité. Oui, plus qu'un territoire, leur patrie est la République.
Aussi, depuis, quand la République est attaquée, ils mettent tout leur coeur à la défendre.
Un autre trait les marque : l'esprit de résistance, qui les anime par nature. Jamais leurs ancêtres captifs n'ont accepté leurs chaînes. Jamais ils ne se sont résignés à leur sort : fuites et révoltes, « nègres marrons », n'ont jamais cessé. Chants, danses et rituels, n'étaient-ils pas déjà, dans leur solidarité et leur expression, une émancipation virtuelle ?
Voilà pourquoi tant de ces hommes viendront combattre sur le sol métropolitain dans les tranchées de la Grande Guerre, et que plus tard, avec Leclerc ils prendront part à la reconquête de la terre de France.
Descendants d'esclaves libérés, ils se veulent eux-mêmes libérateurs. Egaux par le droit, ils versent eux aussi l'impôt du sang.
Un autre trait me paraît caractériser la mentalité des filles et des fils d'outre-mer. Nés sur un territoire éloigné de la République, ces Français pensent à l'échelle du monde. Cette capacité n'a-t-elle pas manqué à bien des métropolitains, et même à d'illustres chefs de guerre ?
L'année 1940 dans son drame n'en apporte-t-elle pas le témoignage ?
Le maréchal Pétain est un rural, un homme de la glèbe. Dans la tourmente de la défaite, quitter le territoire métropolitain, pour lui, ce serait trahir. Que la raison d'Etat commande d'emmener le Gouvernement - et la flotte - à Londres ou à Alger, Pétain n'y pense même pas. Sa vision est restreinte, enfermée qu'elle est dans l'Hexagone, sur la terre de l'Hexagone. Il lui manque une idée stratégique capitale : en 1940, seule la dimension de l'empire est à la dimension du conflit que, lui, n'a pas perçu comme mondial.
Le général de Gaulle, lui, ne se trompe pas. Il appréhende l'échelle pertinente. Si la France est vaincue à Verdun, elle résiste à Alger, elle peut être invincible à Dakar ou à Fort-Lamy.
Eh bien, « cette hauteur de vue, je dirai qu'elle est naturelle aux fils d'outre-mer, qui ont une lucidité par nature géopolitique.
Tous ces traits que j'ai relevés - l'esprit de résistance, la vision de dimension planétaire, l'exaltation des valeurs républicaines - rapprochez-les, associez-les, vous reconstituez la psychologie, le style de réaction politique d'un Félix Eboué, et peut-être tenons-nous là la clé de sa personnalité.
Il n'est donc pas étonnant que le gouverneur Eboué soit le premier « outre-mer » à se rallier au général de Gaulle. Il mesure tout de suite l'enjeu ; il juge Vichy ; il consulte les cartes ; il pressent d'où viendra la victoire. Grâce à lui, la reconquête de la France partira d'une terre française. « Félix Eboué a coupé court à l'esprit de capitulation », ainsi lui rendait hommage le général de Gaulle, le 18 mai 1944.
De Gaston Monnerville - monsieur le président, vous allez, tout à l'heure, dévoiler une médaille à l'effigie de votre prédécesseur, je dirai simplement quelques mots, en saluant ici les membres de la Société de ses amis, notre ancien collègue, Roger Lise et Gabriel Lizette.
Tout d'abord, je le citerai : « Le fils d'outre-mer que je suis doit tout à la République. C'est elle qui, dans ma Guyane natale, est venue m'apporter la dignité et la culture ; c'est elle qui m'a tout appris et qui a fait de moi ce que je suis. »
1939-1940 : comme Eboué, Monnerville répondra présent. Pas plus que pour Eboué, il n'est question d'aller défendre une terre natale. Ni la Guyane ni la Guadeloupe ne sont occupées par l'Allemagne. Non, tous deux défendent la France, patrie républicaine. L'un comme l'autre ont une même conviction : « L'Empire seul peut sauver la France. »
Mais avril 1848 nous a apporté plus encore que l'élan de l'outre-mer : il a contribué à forger le miroir de notre identité nationale et à ciseler les traits du visage de celle que le général de Gaulle, comme Péguy, appelait parfois « Notre-Dame la France ».
En effet, comment ne pas voir dans la réalité du métissage apaisé et partagé, dans la rencontre entre anciens maîtres et esclaves libérés au sein de la même citoyenneté, de la même nation, l'un des fondements caractéristiques de notre pacte national ? Comment ne pas entendre comme un écho assourdi du décret « Schoelcher » le choix du droit du sol comme pierre angulaire de notre code de la nationalité ?
Non, l'action de Schoelcher nous le rappelle, notre nation n'est pas construite sur une conception raciale illusoire. Elle ne peut pas non plus, nous venons de le rappeler, se réduire à une vision métropolitaine du territoire. Dans la France républicaine, l'idée nationale est d'abord un idéal partagé de valeurs sur lesquelles on ne transige pas et où les droits de l'homme occupent une place centrale, tout comme les devoirs des citoyens. Mais ces valeurs, si elles sont ouvertes à la diversité, excluent tout à la fois le communautarisme et le tribalisme. Oui, la citoyenneté républicaine, c'est essentiel.
Voilà sans doute l'un des enseignements les plus brûlants d'actualité que le décret de 1848 nous amène aujourd'hui à méditer.
Clemenceau proclamait à la tribune de la Chambre en novembre 1918 : « La France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de la Liberté, sera toujours soldat de l'Idéal. » Mais l'hommage solennel que nous rendons aujourd'hui à la mémoire des grands combattants de l'Idéal n'épuise pas notre tâche. Si le devoir de mémoire s'impose, comme le disait, la semaine passée, le Président de la République, c'est qu'il nous rappelle l'impératif de la vigilance.
Si l'esclavage est aboli en France, il subsiste encore dans nombre de pays, sous des formes renouvelées, insidieuses, souvent clandestines, mais tout aussi hideuses.
Ici, ce sera un contrat qui lie pour trente ans un travailleur à l'employeur, ou l'enchaînement de générations à la dette. Dans d'autres régions, ce sont des enfants jetés à la rue, qui, pour survivre, passent de la mendicité à la prostitution, quand ils ne sont pas directement vendus aux proxénètes. Ailleurs, ce sont des femmes... Sans compter les pays où l'esclavage « classique », si j'ose dire, est une tradition qui continue à être pratiquée à l'abri des regards.
Les droits de l'homme sont bafoués chaque jour dans le monde !
Il est dans les missions de la France de rappeler haut et fort le caractère imprescriptible de ces droits, ce qui peut ne pas aller sans difficultés dans les relations internationales. Mais la République ne peut transiger avec ces droits, pas plus qu'avec ses propres valeurs.
Mes chers collègues, l'émancipation sera toujours un combat. C'est l'honneur de notre pays, c'est l'honneur de l'esprit républicain d'y être aux avant-postes, tout comme c'est l'honneur du Sénat, et tout particulièrement du Sénat de la République, qui fait aujourd'hui des libertés le socle de son action, d'avoir compté hier parmi ses membres bien des héros de cette libération. « République veut dire libération. On ne pourrait pas plus comprendre qu'ils ne fussent pas républicains qu'on ne peut comprendre qu'un fils ne respecte pas sa mère. » Ainsi s'exprimait Victor Schoelcher parlant des Français créoles des Antilles.
Alors, mes chers collègues, de l'escalier des esclaves de Petit Canal au Fort Saint-Charles, de la forêt de Guyane aux sables du Tchad, d'une Bastille de juillet 1789 à Valmy, d'un clairon du 11 novembre 1918 à un Te Deum à Notre-Dame en août 1944 ou à un drapeau tricolore flottant sur Strasbourg, il y a, en partage, les mêmes stigmates des combats pour la liberté. Ce sont sur eux que se forgent sans cesse nos valeurs républicaines. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Michaux-Chevry.
Mme Lucette Michaux-Chevry. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, en montant à cette tribune pour m'adresser à vous, je ne puis m'empêcher d'avoir une pensée émue et de profonde tristesse pour tous ceux des nôtres, des miens, qui vécurent cette tragédie dont nous commémorons aujourd'hui, cent cinquante ans après, l'abolition.
Oui, en cet instant précis, je pense, comme l'a dit Aimé Césaire, « à ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel... à ceux qui n'ont connu des voyages que le déracinement... à ceux que l'on domestiqua. »
Oui, je pense à ceux qui payèrent, en monnaie de chair, une lourde contribution à la folie humaine. Si le crime contre l'humanité est, comme l'a rappelé un témoin lors du procès de Klaus Barbie, « le meurtre de quelqu'un sous le seul prétexte qu'il est né », alors, l'esclavage est le plus grand crime contre l'humanité. (Très bien ! sur les travées du RPR.)
Oui, ce fut un gigantesque et effroyable acte de barbarie commis contre des femmes, des enfants et des hommes, que l'on s'employa méthodiquement à déshumaniser, avant d'en extraire toute la substance au profit d'un mercantilisme sans âme et sans retenue aucune.
Mes pensées vont également à toutes celles et à tous ceux d'ici et de là-bas qui se sont dressés dans cette longue nuit tragique pour dire, au nom des valeurs humaines, non à l'indicible forfait.
Nous devons rendre un hommage particulier à Victor Schoelcher, qui a su voir, entendre et mesurer la douleur de ces êtres déchirés, soutenir leur révolte, justifier leur insurrection.
Le nom de Victor Schoelcher s'identifie à l'émancipation des esclaves dans les colonies françaises et est l'un de ceux qui, en outre-mer, émergent de l'oubli organisé pour ignorer ce triste passé.
Vous me permettrez enfin de voir dans cette commémoration un signe et une volonté : un signe à l'attention des populations issues de l'esclavage, qui attendaient avec beaucoup d'impatience la reconnaissance de ce drame dans tout son aspect tragique ; une volonté, celle du Gouvernement, de contribuer à ce que s'inscrive dans la mémoire de chaque citoyen le souvenir d'un traitement de l'individu qui doit être à tout jamais banni de la civilisation des hommes.
Si nous célébrons aujourd'hui le cent-cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage, les mécanismes qui ont engendré ces événements tragiques remontent à bien plus longtemps, en fait à l'Antiquité.
En effet, les Egyptiens eurent l'idée d'établir un trafic fructueux entre le golfe Persique et la côte occidentale de l'Inde. En 622, les tribus de l'Arabie saoudite firent commerce dans leurs bagages avec, non seulement des articles de la foi coranique, mais aussi de la soie et... des esclaves.
A la fin du xve siècle, Christophe Colomb va ouvrir au monde occidental l'accès au monde américain. Dès lors, les Européens comprirent la nécessité non seulement de contrôler les routes maritimes, mais aussi d'exploiter les terres conquises, d'où le besoin en main-d'oeuvre.
Les Pays-Bas créèrent la Compagnie hollandaise des Indes. La France expédia 500 hommes, à la tête desquels L'Olive et Duplessis, qui débarquèrent en Guadeloupe le 28 juin 1635.
Mais, monsieur le secrétaire d'Etat, ne l'oubliez jamais, c'est l'introduction de la culture de la canne à sucre qui donna le véritable signal de départ de la « traite des noirs ». C'est ainsi que des millions d'hommes furent arrachés de force à leur terre d'Afrique, déportés dans le Nouveau Monde pour y être exploités, humiliés et rayés de la race humaine. Les récits historiques ne manquent pas sur le déroulement de ce commerce humain.
Je rappellerai simplement ce qu'écrivait le révérend père du Tertre du cérémonial de la vente des noirs : au son des cloches, après examen de la marchandise, le marché conclu, les hommes étaient marqués au fer rouge de façon indélébile.
La France va être la première puissance coloniale à codifier l'esclavage des Noirs.
Le « code noir », en effet, avec l'aridité qui convient à la rédaction des lois, règle la vie et la mort de ceux qui ne connaissent pas d'existence. En quelques articles, il fixe le sort tragique de millions d'hommes, de femmes et d'enfants dont le destin est le néant.
L'esclave n'a pas d'existence.
La Déclaration des droits de l'homme ne le concerne pas. Sa vie, sa destinée, sont fixées dans les dispositions de l'article 44 du code noir, qui dispose : « Déclarons les esclaves être des meubles et, comme tels, entrer dans la communauté. »
L'article 12 décide du sort des enfants.
La dignité, la liberté, sont des mots bannis pour l'esclave, car toute tentative de fuite est sanctionnée, selon l'article 38, par la mutilation ou la mort.
Mais l'esclave, mes chers collègues, n'accepte pas sa condition ; il n'accepte pas son sort. C'est ce que vont découvrir et Grégoire et Schoelcher.
Les esclaves se révoltent. Ils s'enfuient. Ce sont les « nègres marrons », vivant dans la clandestinité, qui organisent la révolte, l'insurrection, la résistance.
Heureusement, pour ces êtres humains confrontés à cette logique criminelle fondée sur la haine raciale, en 1789, éclate la Révolution, et, en 1794, l'esclavage est aboli.
C'était sans compter, hélas ! avec les pouvoirs et la ténacité des colons. Malgré la résistance, incarnée en Guadeloupe notamment par Louis Delgrès, qui préféra, mes chers collègues, périr dans la dignité avec ses hommes plutôt que d'accepter l'inacceptable, l'esclavage fut rétabli.
« C'est dans les plus beaux jours un siècle à jamais célèbre par le triomphe des Lumières et de la philosophie, qu'une classe d'infortunés qu'on veut anéantir se voit obligée d'élever la voix vers la postérité pour lui faire connaître son innocence et ses malheurs ». Telles furent les dernières paroles que prononça Delgrès avant de se donner la mort avec ses hommes.
Ces paroles sont à tout jamais inscrites dans les esprits. Dans les îles comme en métropole, des hommes indignés par ces violations insupportables des droits de la personne humaine entreprirent de protester.
Je voudrais à ce stade de mon propos saluer la mémoire de l'un d'entre eux, Victor Schoelcher, parti faire du commerce dans les îles au nom de son père et dont l'action fut déterminante pour l'abolition définitive de l'esclavage sur toutes les terres de France, le 27 avril 1848, soit deux années après la création de la société protectrice des animaux.
Sur les terres où s'est déroulée cette douloureuse histoire, des commuautés se sont forgées - je parle particulièrement au nom de celles de l'archipel guadeloupéen. De nos origines européennes, africaines et caribéennes, de ces racines éparses qui ont fusionné parfois dans le sang, nous avons su tirer une synthèse, nous avons fait une communauté volontaire, tournée vers l'avenir. Nous ne devons rien ignorer de notre passé douloureux, mais nous ne devons pas non plus demeurer accrochés à lui. Nous sommes différents, mais nous revendiquons cette différence, source d'enrichissement pour la nation entière.
La France ne peut se contenter d'un devoir de mémoire. Le moment est venu d'impulser à l'espace géographique historique français sa vraie dimension et non de persister dans cette vision restrictive limitée à l'hexagone et à la Corse. La France, c'est beaucoup plus !
Le moment est aussi venu d'en finir avec toutes les attitudes de paternalisme généreux, trop évocateur de domination.
La France ne peut se satisfaire d'une commémoration sans jeter sur les sociétés d'outre-mer un regard lucide. La République ne serait pas fidèle à ses valeurs si elle continuait à accepter que des communautés qui ont été aussi durement frappées par l'histoire restent confinées dans le sous-développement et l'exclusion sociale.
La célébration de ce cent-cinquantenaire doit être le point de départ de rapports d'un type nouveau avec la métropole et l'Union européenne.
Plus que toute autre chose, il nous importe d'être reconnus pour ce que nous sommes : des citoyens majeurs qui ne quémandent pas, mais ne réclament que leur place, mais toute leur place, dans la maison commune, des citoyens qui ont besoin, pour surmonter les stigmates de cette histoire tragique et que les mots liberté, égalité et fraternité prennent tout leur sens. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, on ne peut arrêter sérieusement son esprit sur l'esclavage tel que l'ont connu les Temps modernes sans éprouver un sentiment d'effroi, effroi devant l'homme livré par ses propres frères, il faut bien le dire, arraché à sa famille, à son pays, effroi du voyage, de la mise à l'encan, du travail forcé, de ses rigueurs, l'angoisse de l'évasion et de ses suites, l'angoisse du vide, de la solitude, de la nuit. C'est d'abord l'esclavage qui est une abolition !
Une civilisation telle que la nôtre, nourrie de l'Evangile et de l'humanisme des Lumières, a-t-elle pu laisser un si petit nombre des siens profiter des règlements de comptes africains pour mettre ainsi en coupe réglée la race noire, pour son avantage personnel et le profit de quelques financiers ?
Nous sommes cependant mal placés pour juger, nous, hommes du xxe siècle, dès lors que cette même civilisation - tout à fait la nôtre cette fois - a pu, un siècle plus tard et beaucoup plus massivement, pousser à l'extrême, sous diverses longitudes et sous divers drapeaux, non plus l'asservissement profitable, mais le martyre gratuit de l'homme par l'homme.
Notre xxe siècle n'a guère de leçons à donner. Nos esprits délicats et volontiers oublieux doivent plutôt mesurer l'ambiguïté et la fragilité de ce qu'il est convenu d'appeler le progrès de l'humanité.
Il importe donc de sacrifier au souvenir, puisque c'est le seul moyen de ne pas oublier. Pour autant, il nous faut dépasser les incantations verbales, un peu faciles peut-être, pour prêter une oreille attentive à ceux qui ont été la voix de la conscience humaine, à ces quelques voix bien peu nombreuses et déjà lointaines qui ont traversé le temps pour atteindre notre propre conscience comme autant de flèches porteuses de mémoire pour le passé et d'exigence pour le présent. Telle est la démarche du Sénat, et, ai-je besoin de le dire ? le groupe de l'Union centriste s'y associe pleinement.
Victor Schoelcher est au premier rang de nos grands témoins, par la dignité, par l'intelligence, par le désintéressement et l'authenticité de son combat, plus encore peut-être que par les circonstances historiques qui lui ont permis de formaliser la décision de 1848 que nous célébrons aujourd'hui.
Il relaie ainsi et fait aboutir l'impulsion donnée dès le début de la Révolution par les Brissot, Condorcet, Raynal, Robespierre et Grégoire, agissant au sein de la société des amis des Noirs, d'abord pour la reconnaissance de leurs droits civiques, ensuite pour l'abolition de l'esclavage, fugitivement proclamée en 1794 et révoquée par le Consulat quelques années plus tard.
De ces précurseurs, Grégoire est le seul qui ait pu rencontrer Schoelcher, celui-ci étant né après la mort de tous les autres.
Lorsque, en 1829, Schoelcher, après un voyage effectué aux Caraïbes, dénonce ces Américains « qui ne vivent et n'entretiennent leur luxe qu'avec un trafic de nègres aussi singulier que rebutant », Grégoire vit et agit dans un Paris qui prépare alors la révolution de 1830. Il mourra en 1832. Se sont-ils rencontrés ? Je n'en ai nulle preuve, mais il est permis de le supposer étant donné l'activité de Schoelcher et l'immense réputation de Grégoire, qui apparaissait à l'époque dans tous les milieux libéraux comme le porte-parole de cet esprit d'émancipation des noirs.
Depuis son premier mémoire en 1789, intitulé En faveur des gens de couleur et de sang mêlé - alors que jeune curé de campagne il arrive de sa Lorraine lointaine où l'on ignorait complètement ces problèmes - jusqu'à la publication vers la fin de sa vie d'un livre sur la « littérature des nègres » en 1808 et d'un autre sur la « noblesse de la peau » en 1826, la vie de Grégoire est jalonnée d'écrits, de correspondances - avec Jefferson notamment - d'initiatives concrètes en faveur des noirs, non seulement de leur libération formelle, mais plus encore de leur affranchissement moral, culturel, religieux.
Se sont-ils rencontrés ? Je n'en sais rien. Mais ce qui est certain, c'est qu'une circonstance les réunit, celle créée par Grégoire, qui institue par son testament un concours sur le thème : « Quels seraient les moyens d'extirper le préjugé injuste et barbare des blancs contre la couleur des Africains et des sangs mêlés ? »
Le jeune Schoelcher composa deux fois sur ce sujet de concours : une première fois en 1833, après son premier voyage aux Antilles, auquel il a été fait allusion tout à l'heure, une seconde fois en 1840.
Ainsi, le relais passe entre le modeste curé de campagne, pour qui les droits de l'homme procèdent directement de la fraternité évangélique, et le grand bourgeois parisien, franc-maçon, pénétré des « lumières » de la droite raison.
Ainsi s'offre tout naturellement à notre esprit un parallèle entre Schoelcher et Grégoire, que tout sépare en apparence, mais que les plus grandes causes unissent dans notre histoire dans un style commun fait de rigueur, d'austérité - l'austérité des républicains de la grande époque - et d'indifférence aux ambitions carriéristes, au prix, volontairement consenti, de la solitude, d'une certaine incompréhension, sinon d'une sourde hostilité, qui sont la récompense ordinaire de tels mérites parmi les hommes.
Trois de ces combats nous intéressent particulièrement.
Le premier, c'est celui de la lutte pour l'émancipation des noirs. Je viens d'en parler ; je n'y reviens donc pas.
La deuxième, c'est aussi une abolition : celle de la peine de mort. Grégoire la demandait dès le début de la Convention, en 1792, à l'occasion du procès de Louis XVI, ce qui lui épargna de figurer au nombre des régicides, en dépit de ce que ses détracteurs tentèrent de faire croire lors de la Restauration.
Schoelcher devait adopter la même position dès 1851, en publiant deux brochures sur l'abolition de la peine de mort, puis en 1873, au Sénat où il tenta en vain de convaincre ses propres amis politiques.
Le troisième combat est d'une portée plus générale, et peut-être plus actuelle : c'est la résistance à l'autoritarisme, qui s'incarnait pour eux dans le régime impérial, le Premier Empire pour Grégoire, le Second pour Schoelcher.
Sous le Premier Empire, Napoléon dut se résoudre à laisser le Sénat coopter Grégoire, le Corps législatif ne se lassant pas de le proposer. Il savait à quoi s'en tenir sur la fermeté des convictions de ce nouveau sénateur, moins docile que la plupart des autres, le président Sieyès en tête, car il s'y était heurté en maintes occasions, en particulier lors du Concordat ou du rétablissement de l'esclavage, précisément.
Il se souvenait aussi de Grégoire bravant la Convention dans la défense de son sacerdoce, au plus fort de la Terreur. On en trouve le témoignage dans le Mémorial de Sainte-Hélène.
Grégoire sénateur fut en effet fidèle à lui-même - et presque lui seul, il faut bien le reconnaître - en désapprouvant expressément les excès du régime : l'empire héréditaire en 1804, la reconstitution d'une noblesse en 1808, le divorce impérial l'année suivante, les conscriptions, l'annexion des Etats pontificaux et la création de juridictions d'exception.
Un demi-siècle plus tard, face au prince-président, le neveu, Schoelcher montrera, d'une autre façon, la même fermeté. Insurgé contre le coup d'Etat de 1852, il doit s'exiler, comme Victor Hugo, mais après avoir manqué de peu de perdre la vie sur une barricade ! Comme Victor Hugo aussi, il refusera hautement de solliciter l'autorisation d'un retour, attendant la fin du régime pour retrouver sa patrie et prendre sa place au Sénat de la République - en qualité de sénateur inamovible - aux côtés de Scheurer-Kestner - autre inamovible - son vieil ami, qui devait à son tour prendre le relais de la défense des droits de l'homme dans l'affaire Dreyfus.
Abolition de l'esclavage, abolition de la peine de mort, résistance à l'autoritarisme, tels sont les grands combats qui montrent que la République a, elle aussi, ses héros, dont nous pouvons être fiers.
Nous le pouvons d'autant plus que ceux-ci ont appartenu à notre assemblée et qu'à travers eux c'est la mission de contre-pouvoir du Sénat qui s'affirme, mission essentielle dans toute démocratie digne de ce nom, oserai-je dire dans toute démocratie « normale ».
Puissent leur exemple et leurs leçons demeurer vivants parmi nous, au-delà de cette journée, comme des témoins de nos combats passés et comme des lumières pour ceux du présent et de l'avenir. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Habert.
M. Jacques Habert. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, il est tout à fait légitime que le Sénat marque par une séance solennelle le cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage puisque l'homme qui obtint cet acte de justice et en rédigea lui-même plusieurs articles, Victor Schoelcher, siégea par la suite dans notre assemblée : sa place est marquée dans notre hémicycle, comme elle l'est dans nos coeurs et dans la reconnaissance que lui doit la nation.
Cet acte de justice si longtemps attendu fut promulgué par le premier gouvernement de la IIe République. C'est le décret du 27 avril 1848, et son texte est si beau, si clair dans la brièveté de ses neuf articles, qu'il mérite qu'on en entende au moins le début dans cette enceinte :
« Au nom du peuple français,
« Le Gouvernement provisoire,
« Considérant que l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine ;
« Qu'en détruisant le libre arbitre de l'homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ;
« Qu'il est une violation flagrante du dogme républicain : liberté, égalité, fraternité...
« Décrète :
« Art. 1er. - L'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d'elles. A partir de cette promulgation, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront absolument interdits. »
Il ne faut pas croire que ce décret reflétait des opinions partisanes, qu'il marquait le succès d'une opinion sur une autre, bref, qu'il s'agissait d'un différend franco-français enfin tranché. Ramener ce geste d'humanité à de prétendues analogies avec aujourd'hui serait faire injure à l'idéal d'universalité qui animait les hommes de 1848 et ignorer que la fin d'un mal qui tourmentait depuis longtemps les consciences européennes fut très vite unanimement approuvée en France comme dans les colonies et que, depuis, il n'a jamais été remis en question.
L'esclavage avait existé de tous temps. Si loin que l'on remonte dans l'histoire, on trouve la servitude établie dans l'organisation sociale. Les plus grands penseurs de l'Antiquité en témoignent : Platon, Aristote, ne concevaient pas une cité privée d'esclaves ; Cicéron l'admettait comme un fait naturel, nécessaire. C'est le christianisme qui, à partir du Ve siècle, l'élimina de l'Occident, mais pas d'autres régions du monde.
On sait dans quelles conditions cette pratique odieuse, hélas ! réapparut dans notre sphère mille ans plus tard, après la découverte du Nouveau Monde et le besoin d'hommes pour son exploitation. Les Européens, au demeurant, n'eurent pas à pénétrer en Afrique pour se les procurer : on venait offrir sur les plages des centaines de malheureux, hommes, femmes et enfants, capturés dans des razzias ou des guerres tribales, tandis que d'autres, d'ailleurs, continuèrent à être dirigés vers les pays arabes ou d'autres régions.
Il est reconnu que nous n'avons pas, nous Français, à rougir particulièrement car, dans nos colonies, les esclaves étaient - nul ne le nie - mieux traités que dans les possessions espagnoles, portugaises, hollandaises ou anglaises. Le « code noir », préparé par Colbert et édicté en 1685, leur accordait des droits qui ne leur furent jamais consentis aux Etats-Unis, par exemple, avant la guerre de Sécession, c'est-à-dire cent cinquante ans plus tard.
On sait ce que furent, au XVIIIe siècle, les opinions de Montesquieu et de Rousseau - il n'est malheureusement guère possible de citer ici le nom de Voltaire. Mais nul ne fit la critique de l'esclavage avec plus de véhémence que l'abbé Raynal, ce jésuite aveyronnais dont l'Histoire politique et philosophique du commerce des Européens dans les deux Indes , un véritable brûlot, constitue une ardente plaidoirie pour l'abolition.
La Société des amis des Noirs, fondée par le futur girondin Brissot en 1788, et à laquelle La Fayette, Mirabeau, La Rochefoucauld, Volney, Lavoisier, Condorcet s'associent, travaille dans le même sens. Ils sont bientôt rejoints, en 1789, par l'abbé Grégoire, auteur d'un Mémoire en faveur des gens de couleur de Saint-Domingue et des autres îles françaises d'Amérique.
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, dont l'article Ier stipule expressément que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », constitue la reconnaissance légale du droit des noirs à être libérés. Cependant, la Constituante n'osa pas aller si loin, de crainte de sanglantes révoltes.
La Convention eut cette audace : le 4 février 1794, l'esclavage est aboli. A ceux qui objectent que cette décision entraînera la ruine des colonies, Robespierre répond : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! »
M. François Autain. Vive Robespierre !
M. Jacques Habert. Pendant la Terreur, l'abbé Grégoire s'éloigne. Mais il n'est pas oublié : en 1801, avec l'aval du Premier consul, Bonaparte, il entre au Sénat, créé en décembre 1799 par la Constitution de l'an VIII, dont il nous faudra bientôt fêter le bicentenaire.
M. Emmanuel Hamel. Bonne idée !
M. Jacques Habert. Cependant, comme le montre l'excellent ouvrage de notre collègue Pierre Fauchon, l'abbé Grégoire n'a plus aucun rapport avec le général, bientôt empereur, lorsque celui-ci, en 1802, a la funeste idée de rétablir l'esclavage.
La fin de l'ère napoléonienne donne à l'Europe une nouvelle conscience. Le Congrès de Vienne, en 1815, condamne la traite des noirs. Suivant l'exemple de l'Angleterre, une nouvelle Société pour l'abolition de l'esclavage est fondée en 1834. Lamartine y siège, aux côtés des personnalités remarquables de la Restauration, dont plusieurs pairs de France et de futurs membres de l'Académie française, comme le duc de Broglie, Hippolyte Passy, Montalembert, Rémusat. Tocqueville s'y joint au retour de son voyage en Amérique.
Dans de mémorables séances à la Chambre des députés, en 1835, 1836, 1838, Lamartine plaide pour « l'émancipation entière, immédiate, universelle des esclaves et de leurs familles, pour le présent et pour l'avenir ».
C'est alors qu'apparaît Victor Schoelcher.
Né à Paris en 1804, fils d'un riche fabriquant de porcelaine, « grand bourgeois, dandy, autodidacte, collectionneur averti, critique d'art, musicologue », comme le décrit sa biographe Nelly Schmidt, il utilise la vaste fortune que lui a laissée son père pour voyager, observer, s'informer. Dans les îles des Caraïbes - à Saint-Domingue, à Cuba, à la Jamaïque, à la Martinique, à la Guadeloupe - comme au Mexique et dans le sud des Etats-Unis, il découvre, cachée par des paysages paradisiaques, l'horreur de l'exploitation de l'homme par l'homme. Il en revient anti-esclavagiste convaincu et militant. Il publie des articles dans la Revue de Paris, puis plusieurs livres dénonçant les affres du travail forcé.
Victor Schoelcher s'inscrit à la Société pour l'abolition de l'esclavage et y travaille bénévolement. C'est là qu'il rencontre, en 1840, Alphonse de Lamartine. La scène nous a été contée par notre ancienne collègue Janine Alexandre-Debray, qui fut sénateur de Paris et siégea dans notre assemblée - au groupe des non-inscrits, d'ailleurs - pendant un an, de 1976 à 1977. Elle signa, en 1989, un excellent livre intitulé Victor Schoelcher ou la Mystique d'un athée, dans lequel elle raconte que Lamartine, très impressionné par le travail de Schoelcher, vint à lui la main tendue et lui dit : « Monsieur, nous ne vous remercions pas : Dieu seul peut récompenser de tels dévouements. » Schoelcher lui prit la main, mais lui répondit froidement : « Dieu, monsieur, je n'y crois pas ! » Un peu interloqué, le député poète se retira en se demandant, en bon croyant, « comment un homme si profondément charitable et bon pouvait tirer tant de vertus de lui-même seulement et non pas de la foi en un être supérieur ».
Mais l'idée de l'émancipation progresse dans l'opinion, comme au gouvernement. En 1846, Louis-Philippe signe trois ordonnances apportant de sensibles améliorations à la vie des noirs ; en juillet, il affranchit tous les esclaves des domaines royaux à la Martinique et à la Guadeloupe.
En 1847, Schoelcher rassemble ses articles dans un ouvrage virulent, qu'il intitule Histoire de l'esclavage, puis part pour le Sénégal. Il en revient en 1848 : la République est proclamée !
Plusieurs des onze membres du nouveau gouvernement sont des amis de Schoelcher.
C'est d'abord Lamartine, ce grand tribun qui a le courage, le 25 février, de faire face aux émeutiers brandissant des drapeaux rouges et de leur lancer l'apostrophe célèbre : « Votre drapeau rouge n'a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, traîné dans le sang du peuple ; le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie. »
On remarque aussi François Arago, le savant astronome, nommé ministre de la marine et des colonies, un peu éberlué, comme la plupart de ses collègues, de se trouver soudain dans un poste d'où il peut doter le pays des utopies dont il peuplait ses rêves. C'est lui qui appelle Victor Schoelcher.
Celui-ci arrive le 3 mars. Il propose qu'une commission soit immédiatement constituée. Lui-même est chargé de rédiger le décret :
« Le gouvernement provisoire de la République,
« Considérant que nulle terre française ne peut plus porter d'esclaves,
« Décrète :
« Une commission est instituée auprès du ministre provisoire de la Marine et des Colonies pour préparer dans le plus bref délai l'acte d'émancipation immédiate dans toutes les colonies de la République. »
Le 4 mars, tous les membres du gouvernement provisoire signent ce texte. Le 5 mars, « le citoyen Victor Schoelcher est nommé sous-secrétaire d'Etat chargé des mesures relatives à l'abolition de l'esclavage ». Il lui faudra près de cinquante jours pour vaincre les réticences, calmer les craintes et persuader ses collègues.
La discussion tournait autour de plusieurs questions. Ne fallait-il pas attendre la nouvelle constitution ? N'était-il pas nécessaire de débattre de ce sujet devant la nouvelle assemblée ?
Les expériences précédentes montraient à quel point il était difficile de faire voter un texte d'abolition en séance publique. Schoelcher, avec une obstination extraordinaire, assura qu'un décret suffisait et réussit, selon ses propres termes, à « arracher » celui-ci au gouvernement.
Nous voici donc revenus au décret du 27 avril 1848. Je vous en ai lu tout à l'heure le premier article. Mais il en est un autre, l'article 8, que je veux citer, car il nous concerne tout particulièrement, nous, Français de l'étranger.
« A l'avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout Français de posséder, d'acheter ou de vendre des esclaves et de participer soit directement, soit indirectement à toute traite ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînera la perte de la qualité de citoyen français. »
Ainsi, le gouvernement légiférait aussi dès cette époque pour les Français résidant à l'étranger. Il leur interdisait de posséder des esclaves, de s'occuper de traite ou d'exploiter les noirs, édictant les mêmes réglementations que celles qui étaient imposées à nos compatriotes vivant dans les colonies. Cette disposition originale méritait d'être mentionnée, dans une assemblée au sein de laquelle les Français établis hors de France sont représentés.
Mes chers collègues, d'autres intervenants vont continuer à vous parler de Victor Schoelcher. Pour ma part, je vais arrêter ici mon propos, mon temps de parole étant presque achevé. Il serait fastidieux, de plus, que les vertus de ce grand homme si modeste soient répétées à six reprises à la tribune.
Cependant, je ne veux pas conclure sans rendre hommage à d'autres hommes dont la plupart sont aujourd'hui oubliés, mais qui méritent qu'on se souvienne d'eux. Ce sont les onze ministres signataires du décret du 27 juin 1848.
J'ai déjà cité les deux plus notables d'entre eux : Lamartine et Arago. Voici le nom des neuf autres qui ont signé ce décret et qui ont fait qu'il existât réellement : Dupont de l'Eure, un survivant des grands combats de la Révolution, Armand Marrast, réputé plutôt conservateur, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Garnier-Pagès, Albert, Marie, Flocon et Crémieux.
Ces hommes représentaient des opinions politiques différentes. Certes, plusieurs d'entre eux étaient socialistes, militants déjà chevronnés ou néophytes pleins de bonne volonté, comme l'ouvrier Albert. Mais d'autres professaient des opinions modérées, libérales, comme Lamartine. Il est bon de souligner que le décret abolissant l'esclavage fut non pas l'oeuvre d'un parti, mais le fruit d'une certaine unanimité nationale.
Une gravure représentant Lamartine avec ses ministres du premier gouvernement de la IIe République figure dans les vitrines aujourd'hui exposées dans la salle de conférences.
L'exposition que le Sénat consacre à Victor Schoelcher et au cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage est magnifique. Je vous invite, mes chers collègues, à la regarder attentivement. Il faut féliciter les services historiques et la bibliothèque du Sénat d'avoir accompli un si bel ouvrage.
Personnellement, je regrette seulement que le buste de Lamartine se trouve un peu à l'écart, à sa place habituelle, près du salon de départ, et qu'il ne fasse pas vraiment partie de l'exposition. Alphonse de Lamartine mérite une place d'honneur dans la célébration de ce cent cinquantième anniversaire.
Nous devons tous remercier M. le président Monory d'avoir institué cette journée. En effet, comme il l'a écrit lui-même : « Il était juste que cette commémoration soit une occasion de manifester la fraternité du Sénat à l'égard de toutes nos collectivités d'outre-mer représentées en son sein. »
Et il a ajouté, ce qui nous touche particulièrement : « Représentant aussi de tous nos compatriotes établis hors de France, le Sénat ne pouvait qu'être sensible à la nécessité de réaffirmer les valeurs universelles qui sont celles de notre République dans un monde où l'esclavage, hélas ! n'a pas disparu. » Nous garderons le souvenir de ces paroles comme un gage pour l'avenir. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Nachbar.
M. Philippe Nachbar. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, le combat pour l'abolition de l'esclavage, que nous célébrons aujourd'hui à travers l'une des grandes figures de notre histoire politique, est indissociable de l'affirmation des valeurs républicaines.
C'est parce qu'il considérait comme incompatibles le maintien de l'esclavage dans les colonies et l'instauration du suffrage universel en métropole que Victor Schoelcher a mis tant d'acharnement, de volonté et d'ardeur à obtenir l'émancipation des noirs.
Il était de ceux qui pensaient avec force que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen resterait vaine tant que des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants seraient non pas « libres et égaux en droits » mais asservis à raison de leur couleur et de leur condition.
L'abolition de l'esclavage n'était qu'une étape, aussi fondamentale fût-elle, pour cet humaniste nourri des Lumières. Il fallait, de surcroît, donner aux noirs libérés la citoyenneté de la République. « En détruisant le libre arbitre de l'homme, l'esclavage est une violation flagrante du dogme républicain : liberté, égalité, fraternité... », déclarait solennellement, en 1848, le gouvernement provisoire de la République, dans lequel Victor Schoelcher était sous-secrétaire d'Etat à la marine et aux colonies.
Honorer Victor Schoelcher, comme le fait aujourd'hui notre assemblée, c'est constater d'abord que l'abolition de l'esclavage fut un long combat pour l'universalité de la dignité humaine. La République repose sur la citoyenneté. Aux trois ordres de l'Ancien Régime, qui séparaient et cloisonnaient définitivement les êtres humains, les constituants opposèrent le citoyen universel : c'est l'éminente dignité de tout être humain, « libre et égal en droits » à son semblable, qui sous-tend cette notion de citoyenneté née d'un demi-siècle de philosophie des Lumières.
Dès lors, l'esclavage, qui nie la qualité d'être humain à l'esclave pour en faire un objet, un meuble, au sens juridique du terme - c'est ainsi que le « code noir », qui, de 1685 à 1794, a régi le trafic des êtres humains, qualifiait ces derniers - allait devenir l'un des principaux objets des débats philosophiques et politiques de la fin du XVIIIe siècle.
Dès avant 1789, des hommes comme Condorcet, l'abbé Raynal et Brissot, qui fonda, comme d'autres l'ont rappelé avant moi, la Société des amis des Noirs, préparèrent les esprits à l'idée que la couleur de la peau n'ôtait rien de sa dignité à l'être humain et que l'asservissement était un déni d'humanité. « Les âmes ont-elles une couleur ? » s'exclamera l'abbé Grégoire à cette même époque.
Il fallut cependant attendre le 4 février 1794, soit cinq ans après le déclenchement de la Révolution, pour que l'esclavage soit aboli.
Permettez-moi d'évoquer ici brièvement la grande figure d'un précurseur de Victor Schoelcher, qui, comme lui, siégea au Sénat, mon compatriote qu'a si bien évoqué tout à l'heure M. Pierre Fauchon, son biographe. Je veux parler de l'abbé Grégoire. Ce modeste curé de campagne du Lunévillois fréquenta la grande bourgeoisie parisienne. Nourri des Lumières, de la philosophie de Voltaire, de Montesquieu, d'Helvétius, il attacha son nom au combat permanent pour l'émancipation humaine : celle des protestants, des juifs et des noirs.
Pendant cinq ans, en dépit des pressions considérables de ceux qui invoquaient les intérêts économiques de la France dans ses colonies, l'abbé Grégoire, ce modeste curé de campagne, se battit ardemment pour obtenir ce qu'il appela, dans un ouvrage qui connut un immense retentissement et que Pierre Fauchon a cité, « l'émancipation des gens de couleur et sangs mêlés », et ce au nom de l'universalité que devait revêtir le principe de la liberté.
Sa victoire fut de courte durée puisque, dès 1802, soit huit ans plus tard, Bonaparte, alors Premier consul, rétablissait l'esclavage dans nos possessions d'outre-mer. Le temps était venu pour Victor Schoelcher de relayer l'oeuvre de la Révolution et de reprendre le flambeau des mains des conventionnels.
Dès 1824, cet Alsacien, homme de culture, issu d'une famille d'industriels de la porcelaine, dont l'esprit s'était nourri de voyages dans les pays les plus lointains, prit conscience que l'esclavage, pour un pays riche à la fois de la tradition chrétienne et de l'esprit des Lumières, était une atteinte insupportable au droit naturel.
Dès les premiers jours de 1848, quittant précipitamment le Sénégal où il séjournait - quel symbole ! puisqu'il s'agit de cette côte atlantique d'où partaient les convois de « bois d'ébène » et où est situé le comptoir de Gorée, point d'aboutissement de la traite - il rentra à Paris. Il n'eut de cesse alors de peser sur le gouvernement provisoire dont il fait partie afin d'obtenir l'émancipation des esclaves. Les obstacles étaient immenses ; la volonté de Victor Schoelcher ne l'était pas moins.
Nommé le 3 mars 1848 sous-secrétaire d'Etat à la marine, il déclarait dès le lendemain, au nom du gouvernement : « Nulle terre française ne peut plus porter d'esclaves. »
Le 27 avril suivant, soit quelques semaines seulement pour une telle révolution juridique, il faisait adopter le décret d'abolition que nous célébrons aujourd'hui et qui prohibe l'esclavage dans toutes les colonies et possessions françaises.
Ce texte ne sera plus jamais remis en cause. Mais son application ne se fera pas sans combats d'arrière-garde. Les dispositions prises pour lier la citoyenneté à l'émancipation, essentielles aux yeux de Victor Schoelcher, seront atténuées, voire supprimées pour certaines, par le Second Empire. Mais l'idée que l'homme ne peut être un bien aliénable, celle que l'homme naît libre et qu'il a un droit absolu à le rester, ne sera plus jamais remise en cause.
C'est en cela que l'oeuvre de Victor Schoelcher est immense et que le Sénat de la République est fondé à honorer celui qui, de 1851 à 1870, s'exilera volontairement, au nom de la fidélité aux valeurs républicaines, qui ne reviendra, comme d'autres, qu'avec la démocratie et qui siégera ici même comme sénateur inamovible.
Célébrer cet événement, comme nous le faisons, avec solennité, c'est d'abord sacrifier à l'impérieux devoir de mémoire. C'est célébrer ceux à qui la qualité d'homme fut niée, ceux qui furent arrachés à leur terre et à leurs proches, vendus, condamnés à la solitude, à l'angoisse et à la souffrance.
Mais c'est aussi dénoncer avec force, en cette fin de siècle, les survivances de l'esclavage et dire que, dans de nombreux pays, des hommes, des femmes et des enfants sont asservis et enchaînés, au nom parfois de la tradition, de la nécessité économique ou de l'implacable droit du vainqueur.
Les formes revêtues par l'esclavage des temps modernes sont multiples - Gérard Larcher les évoquait tout à l'heure - qu'il s'agisse du travail forcé, de la prostitution ou du travail des enfants - ils seraient plus de 200 millions dans le monde, nous a révélé la conférence d'Oslo en 1997.
Elles sont dénoncées sans relâche par les organisations non gouvernementales et les associations qui ont fait de la défense des droits de l'homme leur vocation. Pourtant, elles durent, se développent et se multiplient, en dépit des conventions internationales qui les prohibent.
Le droit, nous le savons tous, est une arme nécessaire. Les résolutions internationales peuvent être efficaces, mais elles ne suffiront pas à éradiquer les formes contemporaines de l'esclavage, pas plus qu'elles ne peuvent, à elles seules, assurer la paix.
C'est l'éducation des hommes qui permettra de briser le cercle infernal de la servitude. Comme l'avaient compris les philosophes des Lumières, les législateurs de la Convention, les hommes de 1848, c'est le combat permanent pour les droits de l'homme qui garantira l'émancipation de ceux qui, aujourd'hui encore, sont entravés par les fers.
Ces valeurs de la République, dont la France a longtemps été le flambeau, ont pour socle le respect de l'autre et le souci de la dignité humaine. Tel doit être le sens que nous devons donner à la célébration de ces valeurs.
« Le seul combat qui vaille, disait André Malraux, est le combat pour l'homme. » Le Sénat, celui de l'abbé Grégoire, celui de Victor Schoelcher, celui de Gaston Monnerville - nous honorerons dans un instant le souvenir de ce grand homme - c'est la maison des droits de l'homme, celle des libertés, celle du combat pour la dignité humaine.
C'est en affirmant haut et fort ces convictions qui sont les nôtres et qui sont le fondement de notre engagement que nous resterons fidèles à la mémoire de Victor Schoelcher et que sera pérennisé le combat pour l'émancipation de l'homme qu'il a mené et qui rend sa mémoire éternelle. (Applaudissements.)
M. le président. Mes chers collègues, M. Badinter m'a fait savoir qu'il ne pouvait être présent cet après-midi pour des raisons médicales et qu'il a demandé à M. Dreyfus-Schmidt de le remplacer.
La parole est donc à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je vous remercie, monsieur le président, de me permettre de donner connaissance au Sénat du texte de M. Robert Badinter.
Victor Schoelcher a eu un destin singulier. Il n'a jamais exercé de grandes fonctions ni assumé de grandes responsabilités politiques. Pourtant, son nom est inscrit dans l'histoire. En effet, Schoelcher a eu le mérite et le privilège d'incarner une victoire morale : l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises.
Rien pourtant, dans ses origines ou son milieu social, ne paraissait vouer Victor Schoelcher à ce destin. Il était né en 1804, au coeur de Paris, dans le faubourg Saint-Denis. Son père exploitait une manufacture de porcelaine. Sa mère tenait commerce de lingerie.
Du bourgeois parisien, Schoelcher suivit la voie. Il fut interne au lycée Louis-le-Grand. Puis il entra dans l'entreprise familiale. Mais sa vocation n'était pas de vendre des porcelaines, même si elles portaient la marque « Schoelcher et fils ». Après la mort de son père, il ferma boutique, en 1834. En 1839, sa mère décéda, en lui laissant un substantiel héritage : 40 000 francs - or de rente annuelle.
Du bourgeois, Schoelcher avait les manières et la tenue, marquée cependant d'une touche de dandysme. Un contemporain le décrit « vêtu d'une redingote noire boutonnée jusqu'en haut, le collet rabattu sur un col de satin noir, les poignets ornés de grandes manchettes, la tête coiffée d'un chapeau à larges bords, et tenant à la main, suivant les indications du baromètre, une canne surmontée d'une pomme d'or ou un parapluie surmonté d'une tête antique en bronze. »
Le mode de vie de Schoelcher, dans son époque romantique, est, à l'instar de son élégance, discret et raffiné. Il écrit des articles sur les salons de peinture. Il est passionné de musique, se lie avec Berlioz, écoute Chopin chez George Sand, applaudit Liszt chez Marie d'Agoult. Il collectionne livres et gravures. Il pourrait être un personnage de la Comédie humaine , mais, à coup sûr, ni Rubempré ni Rastignac. En effet, Schoelcher ne témoigne d'aucune ambition politique. De surcroît, sa vie conserve une part de mystère. Il n'eut ni épouse ni enfant, et on ne lui connaît aucune liaison durable, ni même de maîtresse identifiable.
A considérer cette longue vie, si solitaire au sein d'une société brillante, si discrète au sein de la vie publique, Schoelcher s'avère l'homme voué au seul service des grandes causes : la justice, la République, l'humanité.
Ce ne furent pas, chez Schoelcher, des considérations abstraites, une conviction morale ou philosophique, qui firent de lui un militant de l'abolition. Son père l'avait envoyé, en 1829-1830, prospecter le Mexique, Cuba et le sud des Etats-Unis pour y placer les services de porcelaine Schoelcher. « Là, écrit son ami Ernest Legouvé, lui apparut, pour la première fois, l'esclavage. A cette vue, jaillirent, comme par explosion des plus intimes profondeurs de son être, toutes ses vertus naturelles, la haine de l'injustice, la passion pour la liberté, la sympathie pour tout ce qui souffre. Il était parti commis voyageur, il revint abolitionniste. »
Dès 1833, il rédigea son premier ouvrage : De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale . De ce séjour, il rapporta des cahiers de notes, des documents, des objets symboles, fouets, fers et entraves destinés aux châtiments des esclaves. Il rapporta aussi la matière de deux livres : Des colonies françaises. Abolition immédiate de l'esclavage et, publié en 1842, Des colonies étrangères et Haïti . Il apparaissait dorénavant comme le champion de l'abolition en France.
Le 30 août 1847, Schoelcher adressa une pétition à « messieurs les membres de la Chambre des députés et messieurs les membres de la Chambre des pairs ». Sa péroraison traduit, à la veille de la Révolution de 1848, sa position face aux réformistes qui soutenaient la thèse d'une abolition prudente et progressive de l'esclavage :
« Nous demandons, Messieurs, l'abolition complète et immédiate de l'esclavage dans les colonies françaises.
« Parce que la propriété de l'homme sur l'homme est un crime.
« Parce qu'on ne peut détruire les vices de la servitude qu'en abolissant la servitude elle-même.
« Parce que les notions de justice et d'humanité se perdent dans une société d'esclaves.
« Parce que, en vertu de la solidarité qui lie tous les membres de la nation entre eux, chacun de nous a une part de responsabilité dans les crimes qu'engendre la servitude. »
Schoelcher se trouvait au Sénégal quand éclata la révolution de 1848. Son voyage africain avait pour objet « d'étudier les nègres chez eux », pour « démontrer que la nature les a doués de facultés semblables aux nôtres ».
Début mars 1848, Schoelcher est de retour à Paris. Le 3 mars, il a un long entretien avec Arago, devenu ministre de la marine et des colonies dans le gouvernement provisoire. Le nouveau ministre, comme les plus ardents républicains, était favorable à l'abolition de l'esclavage, mais il hésitait devant la crainte d'une explosion de violences aux Antilles, brandie par les colons si l'abolition était immédiatement proclamée, sans mesures transitoires.
Il est des moments privilégiés où une grande cause soutenue par la conviction inébranlable d'un homme voit s'ouvrir les portes que la pesanteur du passé tenait closes. Grâce à Schoelcher, Arago et le gouvernement provisoire comprirent que la République ne pouvait, sans se renier, accepter que l'esclavage subsiste sous son autorité dans les colonies françaises. Le 4 mars, le principe de l'abolition fut adopté. Le même jour, Schoelcher entra au gouvernement, en qualité de sous-secrétaire d'Etat aux colonies. Le 27 avril, fut publié le décret d'abolition, dont le superbe texte vous a été rappelé.
Schoelcher fut moins heureux dans son autre combat.
Militant de l'abolition de la peine de mort, il refusait de la voir cantonner au seul domaine politique. En octobre 1848, il signait, avec d'autres députés de gauche - Ledru-Rollin, Proudhon, Félix Pyat, Raspail - la Déclaration des représentants de la Montagne, qui condamnait l'oeuvre de l'Assemblée constituante, qui avait « admis la peine de mort et repoussé le droit au travail ». En février 1851, Schoelcher déposait une proposition de loi en faveur de la suppression de la peine de mort dans tous les cas. Elle fut repoussée par l'Assemblée nationale.
Avec la même conviction, Schoelcher intervint à la tribune pour améliorer la condition pénitentiaire et changer le régime de la déportation.
L'amour de la justice avait fait de ce bourgeois fortuné un militant du progrès social, de cet esthète raffiné un républicain intransigeant. Il siégeait à l'extrême gauche, sur les bancs de la Montagne, aux côtés des plus engagés des républicains, des « rouges ».
Pour les républicains, l'heure de vérité sonna avec le coup d'Etat du 2 décembre. A ce moment décisif, alors que certains se ralliaient ou se rendaient, les républicains de la Montagne créèrent un comité de résistance.
Schoelcher en fit partie, aux côtés de Hugo, de Carnot, de Jules Favre, de Michel de Bourges. On vit Schoelcher, le matin du 2 décembre, dans le faubourg Saint-Antoine, appelant, avec son collègue Victor Baudin, à la résistance. La troupe survint, Schoelcher s'avança vers les soldats. L'un d'entre eux le bouscula. Des coups de feu furent tirés de la barricade pour protéger Schoelcher. Les soldats ripostèrent. Baudin fut mortellement atteint. Schoelcher réussit à s'échapper. Des prêtres cachèrent le républicain athée pendant quelques jours.
Déguisé en ecclésiastique, Schoelcher gagna, à travers mille difficultés, la Suisse, puis l'Angleterre. Pendant dix-huit ans, tout au long du second Empire, Schoelcher, comme Hugo, demeura inébranlable. « Je ne rentrerai en France, écrivait-il en 1852, qu'avec tous mes amis proscrits de la même manière, ou je n'y remettrai jamais les pieds. Je regarderai comme une mortelle insulte toute exception favorable à mon égard. Je ne tiens qu'à des exceptions de rigueur. »
Il tint parole. Comme Hugo, il ne regagna la France qu'à la chute de Napoléon III, et s'engagea dans la garde nationale. En lui, comme au temps de l'An II, la passion de la République se confondait avec l'amour de la nation. Patriote intransigeant, élu député de Paris, le 8 février 1871, il vota contre les préliminaires de paix avec les Prussiens et l'abandon de l'Alsace-Lorraine, dont sa famille était issue.
En avril 1871, élu à nouveau par la Martinique et par la Guyane, il choisit de représenter la Martinique. Le soulèvement de la Commune de Paris, l'affrontement entre l'Assemblée et la Commune le déchirèrent. Il prêcha la négociation, la cessation du combat fratricide. Il devint suspect aux yeux des deux parties et fut même emprisonné trois jours, du 10 au 13 mai 1871, sur ordre de la Commune. « Traître » pour les uns, « ganache » pour les autres, cette guerre civile qui résonnait comme un écho des journées tragiques de juin 1848 lui était odieuse.
Dorénavant, Schoelcher n'était plus qu'un survivant, comme Louis Blanc, Edgar Quinet, Victor Hugo. Les temps nouveaux appelaient des hommes nouveaux. L'élection de Schoelcher, le 15 décembre 1875, comme sénateur inamovible apparut autant comme un témoignage de reconnaissance que comme le signe d'une retraite honorable. Il était devenu un symbole, une référence morale, plus qu'un acteur de la vie politique. Ses convictions n'en étaient pas moins fortes. Il siégeait au Sénat à l'extrême gauche. Il continuait de soutenir les justes causes auxquelles il avait tant donné de lui-même.
En juin 1876, il saisit le Sénat d'une nouvelle proposition d'abolition de la peine de mort. En vain. Il dénonça les rigueurs des bagnes en Guyane. Il présida la commission sénatoriale chargée d'examiner un projet de loi sur la protection des enfants abandonnés. Il lutta pour les droits civils des femmes et fut nommé président d'honneur de la Ligue française pour le droit des femmes. Et, surtout, il demeura, jusqu'à sa mort, le combattant inlassable de l'amélioration de la condition des noirs aux colonies. « Ma politique coloniale a toujours été la même, écrivait-il en 1882, toujours basée sur les principes de la France, qui n'admet, pas plus aux Antilles que dans la métropole, de distinction entre ses enfants, qui leur reconnaît à tous les mêmes droits et leur impose les mêmes devoirs. »
Il mourut le jour de Noël 1893. Depuis un an, il ne quittait plus sa maison de Houilles, se plaignant de la grande fatigue qui l'empêchait de se rendre au Sénat. Il avait donné sa bibliothèque, plus de 10 000 livres, au conseil général de la Martinique. Il avait aussi légué à des musées les plus belles pièces de ses collections. Son parcours achevé, ses affaires en ordre, le vieux combattant de la République pouvait partir.
Laïc intransigeant, franc-maçon, il avait interdit toute cérémonie religieuse. Le 5 janvier 1894, par un froid glacial, le cortège funèbre se rendit au cimetière du Père-Lachaise. Georges Clemenceau a donné de cet enterrement un récit saisissant : « Un froid dur, coupant, à travers Paris glacé, un cortège de deux cents vieilles barbes démodées, piqué de quelques têtes noires, trois couronnes portées à bras, tous les landaus du Sénat parfaitement vides, des voitures des pompes funèbres, quelques fiacres, voilà l'enterrement de Victor Schoelcher. Nous étions bien trois cents au départ, pas plus de soixante à l'arrivée.
« Des bourgeois, rien que des bourgeois... En regardant quelques ouvriers indifférents qui passaient, je me disais : le bourgeois Schoelcher est allé à eux quand il n'y avait, pour la République, que des balles à recevoir. Pourquoi ne viennent-ils pas à lui aujourd'hui ?...
« L'abolition de l'esclavage paraît, aux réactionnaires eux-mêmes, une chose toute simple aujourd'hui.
« Mais si l'on faisait revivre, dans un tableau tragique, les haines féroces, aiguisées jusqu'à la folie, que suscita la lutte de l'homme blanc pour la possession de l'homme noir à titre de bétail avili, on saurait ce qu'il fallut de noblesse de coeur, d'implacable énergie, de mépris des clameurs, d'insouciance des périls, pour accomplir l'oeuvre de Schoelcher...
« Que Schoelcher soit une leçon. Rien n'a pu le lasser, le décourager, le rebuter et, obstinément attaché à travers tout à sa revendication de justice, au prix d'une action incessante, il a triomphé. »
Cet hommage d'un grand républicain, qui a siégé dans cet hémicycle, à un autre grand républicain qui a siégé, avant lui, sur les mêmes travées, il était juste que notre assemblée l'entende. Car c'est par de tels exemples, pieusement rappelés de génération en génération, que demeure vivante la flamme qui éclaire le seul Panthéon qui vaille, le Panthéon de la mémoire républicaine. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Othily.
M. Georges Othily. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, il fallait une belle inconscience pour accepter la responsabilité de présenter un tel hommage. D'autres avant nous n'avaient-ils pas déjà tout dit et sans doute mieux que nous ?
Et pourtant, l'amitié du président Guy Cabanel, la confiance de mes collègues du Rassemblement démocratique social et européen m'ont conduit à commettre ce discours.
Quelle violente émotion, en effet, pour un descendant d'esclave et quelle gratitude envers la République que d'avoir à parler ici et maintenant, dans cette enceinte où la voix du sénateur Victor Schoelcher résonna plus d'une fois.
« Victor Schoelcher ! un nom qui brillera toujours d'un exceptionnel éclat pour les femmes et les hommes de l'outre-mer français », disait le président Gaston Monnerville.
Aussi comprendrez-vous que, en ce jour particulier, votre serviteur se soit autorisé quelques « libertés » avec les formes accoutumées.
Liberté, égalité, fraternité, et le gouvernement provisoire de considérer l'esclavage comme attentat contre la dignité humaine.
Liberté, égalité, fraternité, et la République décrète le 27 avril 1848 que l'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises.
Liberté, égalité, fraternité, et un nom retentit tel l'écho de la devise républicaine : celui du citoyen Victor Schoelcher, secrétaire d'Etat chargé spécialement des colonies et des mesures relatives à l'abolition de l'esclavage.
Liberté, égalité, fraternité, et c'est à jamais que la République et le nom de Victor Schoelcher seront liés aux droits civiques et politiques des hommes et des femmes de l'outre-mer français.
Au risque de choquer, affirmons qu'en ce jour il n'est commémoré ni l'abolition de l'esclavage ni même son cent-cinquantenaire. En effet, une première décision d'abolir l'esclavage avait déjà été prise le 16 pluviôse de l'an II, soit en 1794 : « Tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. Les hommes naissant et demeurant libres et égaux en droit. »
Et il fallut attendre huit années pour que le Premier Consul Napoléon Bonaparte rétablisse, en 1802, l'esclavage dans les colonies et en Guyane, dans des conditions particulièrement dramatiques. Quelle douleur pour des hommes libérés d'apprendre qu'il y avait eu maldonne et que tout allait recommencer comme avant !
Ironie de l'histoire, le haut fonctionnaire chargé de « réesclavagiser » la Guyane, en l'occurrence Victor Hugues, n'était autre que celui-là même qui avait « désesclavagisé » la Guadeloupe dans le sang des colons.
Et c'est dans la même violence sanglante que les nègres de Guyane, victimes d'un véritable guet-apens, ont été remis dans les fers par Victor Hugues, qui repose aujourd'hui au cimetière de Cayenne dans l'oubli et l'indifférence générale.
La décision d'abolir l'esclavage dont il s'agit ici fut prise en Angleterre en 1833, au Venezuela en 1854, à Cuba en 1866, à Puerto Rico en 1884 et au Brésil en 1888.
Elle le fut aussi formellement en France aux termes du décret de 1848 que prit le gouvernement provisoire de la République.
Cela ne put néanmoins empêcher la pratique clandestine de la traite, qui conduisit l'Angleterre à déclencher une répression maritime impitoyable contre les navires négriers français à travers la Caraïbe.
Par ailleurs, le système de contrat de travail instauré par la France après 1848, en direction des coolies des comptoirs de l'Inde et des Africains, notamment du Congo, ne fut qu'une forme d'esclavage déguisé qui se prolongea jusqu'au début du XXe siècle.
Ces faits confèrent donc au décret d'abolition du 27 avril 1848 en France une portée toute relative.
Nous ne célébrons pas le cent-cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage, puisque la disparité des dates d'abolition nous l'interdit.
Nous ne commémorons pas l'abolition définitive de l'esclavage, puisque la poursuite clandestine de ce dernier sous les formes indiquées nous en empêchent.
Commémorons donc, conformément au sens du décret d'abolition, un temps fort de l'histoire de la République française dans son combat pour la libération des hommes.
Il fallait, monsieur le président, mes chers collègues, que cette vérité fût dite.
Et l'« Ami de la vérité » que fut Victor Schoelcher ne nous aurait sans doute pas pardonné de ne pas jeter un regard lucide sur ces réalités de l'abolition de l'esclavage.
André Malraux disait de l'homme « qu'il n'est que ce qu'il a fait ». Si telle est la condition humaine, alors l'histoire retiendra de Victor Schoelcher qu'il fut un humaniste éclairé.
Reçu très tôt franc-maçon chez « les Amis de la vérité », membre de la société « Aide-toi et le ciel t'aidera », il fera de la solidarité entre les hommes son credo majeur.
Grand voyageur, Victor Schoelcher se rendra tour à tour au Moyen-Orient, en Afrique, au Mexique, aux Etats-Unis d'Amérique, à Cuba, aux Antilles françaises, affinant ainsi sa connaissance des hommes, sa connaissance de tous les hommes.
Ecrivain de talent, Victor Schoelcher laisse des écrits et des ouvrages en grand nombre, dans lesquels l'expérience du terrain côtoie heureusement la réfutation systématique des thèses esclavagistes.
Homme d'engagement et d'opiniâtreté, VictorSchoelcher, né en 1804, mettra tout son être au service de la cohérence d'une vie exemplaire. Il marque de son empreinte le siècle qu'il quittera en 1893.
Mais, au regard de l'histoire, Victor Schoelcher est bien plus que Victor Schoelcher.
Il est, à notre sens, Camille Mortenol, Guadeloupéen, né le 29 novembre 1859 et donc fils d'esclaves, premier étudiant noir issu de l'Ecole polytechnique, à qui fut confiée avec succès la mission de défendre le ciel de Paris contre les attaques allemandes pendant la Première Guerre mondiale.
Il est Bissette, premier député martiniquais, qui entre au Parlement en 1848 et qui siégera aux côtés de Victor Schoelcher. C'était un homme « libre de couleur ».
Il est Gaston Monnerville, premier député guyanais, descendant d'esclave, qui a laissé dans cette grande maison qu'est le Sénat l'image d'un grand homme d'Etat.
Il est aussi le gouverneur général Félix Eboué, Guyanais, dans son refus de la capitulation de Vichy, dans son soutien au général de Gaulle dans la lutte de libération.
Il est, enfin, la communauté des terres françaises ultra-marines tout entière qui demande et obtient du Parlement le transfert des cendres de Victor Schoelcher au Panthéon, aux côtés de Félix Eboué, un siècle après l'acte d'abolition.
Bien sûr, d'aucuns diraient que cette abolition est prioritairement l'oeuvre des actes de résistance des Nègres marrons, ces esclaves fugitifs Alukus, Djukas, Paramakas ou Saramacas organisés en communauté de survie sur les bords du fleuve Maroni, dans mon pays. Rendons-leur aussi l'hommage qu'ils méritent en ce jour où nous commémorons ici le décret d'abolition de l'esclavage.
D'autres privilégieraient les facteurs économiques et les nouvelles contraintes d'un développement en mutation qui firent poser la question de l'abolition de l'esclavage en termes d'utilité et de rentabilité dès la fin du XVIIIe siècle.
D'autres, enfin, souligneront l'influence du contexte idéologique global, les idéaux révolutionnaires, la pression des nations voisines ayant rompu avec l'esclavage.
Mais la recevabilité de ces facteurs explicatifs n'ôtera rien à la valeur et au combat d'un homme qui refusa de donner du temps au temps de la honte, d'un homme qui fit décréter l'abolition de l'esclavage sans délai, sans transition et sur tout le territoire national, conférant ainsi aux anciens esclaves tous les attributs de la citoyenneté, y compris l'école communale élémentaire gratuite et obligatoire.
Victor Schoelcher aurait été certainement aujourd'hui un militant de grandes causes humanitaires internationales. Sans doute aurait-il combattu pour que l'esclavage soit reconnu juridiquement comme crime contre l'humanité, lui qui, en son temps déjà, l'avait qualifié d'« attentat contre la dignité humaine ».
Pour la jeunesse du monde entier - c'est à elle, en ce moment, que je pense - redisons le message fort d'André Malraux inscrit au pied de la statue du gouverneur général Félix Eboué, place des Palmistes, en Guyane : « Passant, va dire aux enfants de notre pays, de ce qui fut le visage désespéré de la France, les yeux de l'homme qui repose ici n'ont jamais reflété que les traits du courage et de la liberté. »
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, soucieux du réalisme, assignons une signification symbolique à notre solennelle manifestation de ce jour. Qu'elle soit une halte de réflexion et d'approfondissement pour nous permettre de prendre l'exacte mesure de nos devoirs d'homme. Qu'elle concrétise enfin notre foi en un avenir de liberté, d'égalité et de fraternité. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Luc.
Mme Hélène Luc. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen souhaitaient vivement que leur camarade et ami Paul Vergès, sénateur de la Réunion, soit aujourd'hui leur représentant à cette tribune pour célébrer le cent-cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage, acte émancipateur majeur de notre histoire. Malheureusement, et bien qu'il eût souhaité ardemment être présent aujourd'hui, la réunion des pays de l'océan Indien à l'île Maurice le retient loin de nous. Mais il est avec nous par la pensée.
Notre République est faite de moments intenses, de symboles qu'il nous faut absolument perpétuer, au risque de voir se diluer les valeurs fondatrices qui font l'identité de la France.
Ce cent-cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage constitue un moment fort, plein d'émotions et d'hommages particuliers rendus à celui qui nous a précédés au sein même de cet hémicycle, Victor Schoelcher. Il est tout à l'honneur de notre Haute Assemblée de l'avoir organisé, et je suis persuadée que nous l'apprécions ici unanimement.
Mais, au-delà des mots, de la douleur et des souffrances sans nom des millions d'hommes et de femmes qui furent tenus en esclavage, peut-être faudra-t-il tenter d'expliquer, d'analyser en profondeur ce phénomène afin qu'il ne puisse jamais être réinscrit d'aucune manière que ce soit dans le cours de l'histoire de notre pays.
Ce devoir de connaissance, de vérité et de mémoire, nous l'assumons d'abord et en premier lieu pour ceux qui moururent sous les chaînes de l'esclavagisme, pour ceux qui connurent des souffrances inouïes, pour ceux qui s'en libérèrent, pour leurs descendants.
Mais nous le devons aussi aux générations futures qui renforceront le socle de notre communauté nationale. Nous le devons à notre jeunesse, pour qu'elle construise sa citoyenneté future à partir de quelques repères clairs et actuels sur cette période historique décisive, au moment où certains osent prôner à nouveau l'idéologie abjecte de l'inégalité des races et des peuples, c'est-à-dire le fondement théorique même de l'esclavage.
Nous avons à coeur de contribuer, au travers des nombreuses initiatives qui marquent cet anniversaire, à la réflexion sur l'ensemble du processus qui conduisit à l'abolition de l'esclavage.
Le 27 avril 1848, le gouvernement provisoire de la IIe République proclamait l'abolition immédiate de l'esclavage. Derrière cette décision promptement exécutée après l'abdication de Louis-Philippe, un siècle de combats fut nécessaire.
Au travers de l'hommage à Victor Schoelcher, il nous semble utile de démontrer comment se sont conjuguées, au fil des années, à la fois l'influence des Lumières, l'action des abolitionnistes républicains, mais aussi - je tiens à le rappeler - la résistance multiforme des peuples africains, les révoltes d'esclaves, notamment dans les Caraïbes, pour aboutir à la loi de 1794, au décret de 1848 que nous célébrons aujourd'hui, à l'abolition de cette forme barbare d'assujettissement humain.
De Jean-Jacques Rousseau, qui écrivit : « Ces mots esclaves et droits sont incompatibles », à Montesquieu, pour qui : « Ce droit de vie et de mort, ce droit de s'emparer de tous les biens qu'un esclave peut acquérir, ces droits si barbares et si odieux ne sont point nécessaires pour la conservation du genre humain ; ils sont donc injustes. Condamner à l'esclavage un homme né d'une certaine femme est une chose aussi injuste que la loi des Egyptiens qui condamnait à mort tous les hommes roux... », en passant par Robespierre, qui, dès 1791, déclarait à la Constituante son remarquable : « Périssent les colonies si les colons veulent nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts » - que Victor Schoelcher reprendra sous la forme plus connue : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe » - sans oublier les luttes et les résistances héroïques des esclaves eux-mêmes, plusieurs siècles furent nécessaires pour aboutir à la fin d'un système économique ancré, au-delà de l'exploitation de l'homme par l'homme, sur le principe de la propriété de l'homme par l'homme, celui-ci étant monstrueusement considéré comme une simple chose, un simple meuble qui peut être vendu, acheté ou échangé dans le but premier de bâtir des fortunes immenses.
Quand on se rend, comme je l'ai fait, à la maison des esclaves de Gorée, l'appréhension pleine et entière de cette réalité éclate. L'émotion envahit chaque visiteur, et elle ne le quitte plus.
A de multiples reprises, durant ces siècles d'avilissement, comme le disait Aimé Césaire, « l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture, on pouvait à tout moment le saisir, le rouer de coups, le tuer - oui parfaitement, le tuer - sans avoir de compte à rendre à personne, sans avoir d'excuse à présenter à personne ». Cet homme noir s'est révolté.
Des multiples tentatives d'émeutes à Saint-Domingue, menées notamment par Toussaint-Louverture en 1791, aux tentatives individuelles de fuite, réprimées le plus souvent par la mort, des millions d'hommes et de femmes de couleur ont permis, par leur combat, d'aboutir à l'abolition d'un système d'anéantissement, fondé sur le choix de la négation de la personne humaine au profit de l'argent.
Cent cinquante ans après l'abolition de l'esclavage, il nous faut nous retourner et nous demander où nous en sommes aujourd'hui.
Hélas, l'oeuvre de Victor Schoelcher ne peut effacer aujourd'hui encore les stigmates de l'esclavage et de l'asservissement qui conservent, mutatis mutandis , une grande actualité dans le monde aujourd'hui.
Qui nierait ainsi, à l'heure des mutations technologiques qui font exploser le potentiel créatif de l'humanité, que l'existence de plus d'un milliard d'êtres humains privés de tout et la précarisation de beaucoup d'autres - et tous les continents sont concernés - constituent, pour reprendre l'expression de la pétition des ouvriers parisiens réclamant l'abolition de l'esclavage, « une lèpre qui n'est plus de notre époque » ?
Et, de notre point de vue, ce désordre mondial d'aujourd'hui ne saurait être plus « naturel » ni plus fatal que celui d'il y a cent cinquante ans.
Et comment seront jugés, dans quelques siècles, le système mondial et l'appropriation par les pays les plus riches des principales ressources et des principaux potentiels technologiques et financiers ?
Aux commémorations, aux repentances et symboles nécessaires, il nous faut aussi associer une réflexion plus large sur notre « nouvel ordre mondial », ainsi que le président Mandela l'exprima au président Clinton en ces termes : « Alors que nous entrons dans le nouveau millénaire, nous, en tant que pays, que partie d'un continent en renaissance et du monde en développement, continuons à appeler avec force à la démocratisation des Nations unies et de ses agences en faveur d'une considération plus humaine des pays les plus pauvres et les plus lourdement endettés et en faveur de l'introduction d'un ordre dans ce qui est, pour le moment, un système financier global porteur de désordre et de prédation. »
Ce sont les intérêts économiques, les intérêts de certains qui présidèrent aux choix du système criminel de l'esclavage et de l'asservissement, mais nous constatons que ce phénomène perdure sous des formes contemporaines dont, hélas ! les enfants sont les premières victimes. Plus de 300 millions d'entre eux, selon l'UNICEF, sont en situation de dépossession du droit élémentaire à vivre leur propre vie, du droit de posséder leur corps. Ils sont travailleurs forcés, esclaves sexuels, soldats malgré eux, mutilés à des fins de mendicité, victimes d'exécutions extrajudiciaires, du commerce de l'adoption, du trafic d'organes ; rien ne leur est épargné sur ces nouveaux marchés d'esclaves, dont même Internet peut être un vecteur.
Aujourd'hui, dans le monde, près de 40 % des enfants de moins de onze ans n'achèvent pas le cycle primaire, ils ont la rue, l'exploitation par le travail manuel pour unique horizon.
Dans de nombreuses régions du monde, les filles sont plus encore que les garçons astreintes à ce sort servile, car elles sont souvent vendues, cédées ou abandonnées par leur famille, souvent en situation d'extrême pauvreté, et n'ont plus pour seul destin que la prostitution ou la domesticité.
On observe également une résurgence en Europe et au sein des pays les plus industrialisés du phénomène des « enfants au travail » : ils sont près de 5 millions aux Etats-Unis, 2 millions au Royaume-Uni, entre 200 000 et 300 000 en Italie, en Espagne et au Portugal. En France même, des cas d'employés de maison venant des Philippines, de Madagascar, d'Indonésie ou d'ailleurs, sequestrés par de riches familles se comportant en véritables tortionnaires, ont été révélés par une association constituée à la suite de l'« évasion » courageuse de certaines de ces jeunes filles - comme Odile, de Madagascar, qui travaillait pour cent francs par mois -, lesquelles voulaient retrouver leur liberté et leur identité.
A la fin du mois de mai, des marches mondiales devant converger vers Genève à l'occasion de la conférence de l'Organisation internationale du travail passeront par notre pays. Solidaires de leur lutte de libération, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen iront à la rencontre de ces enfants et de leurs accompagnateurs, qui reprennent le flambeau de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes héroïques dont nous commémorons aujourd'hui le souvenir à travers cet hommage solennel.
Cette célébration doit être le point de départ pour une infinité de rencontres, d'échanges, de passerelles humaines, en particulier entre notre pays, l'Afrique et les autres continents. Favorisons la mondialisation de la solidarité et des initiatives pour éradiquer toute forme d'asservissement de la femme et de l'homme.
Ainsi, cette journée pourrait donner lieu, à l'avenir, à une journée annuelle de célébration ; c'est la proposition que nous faisons aujourd'hui.
Permettez-moi de conclure mon propos par cette citation de Victor Schoelcher, ce Français qui non seulement mena ce grand combat pour l'abolition de l'esclavage mais fut aussi un grand progressiste militant pour la République, le suffrage universel, le droit au travail, l'égalité entre les sexes et la disparition de la peine de mort : « La violence commise envers le plus infime de l'espèce humaine affecte l'humanité entière ; chacun doit s'intéresser à l'innocent opprimé, sous peine d'être victime à son tour, quand viendra un plus fort que lui pour l'asservir. La liberté d'un homme est une parcelle de la liberté universelle, vous ne pouvez toucher à l'une sans compromettre l'autre tout à la fois. »
Ces paroles ont gardé toute leur force ! (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement a décidé de donner un éclat particulier à la célébration du cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage.
Je suis heureux de constater que cette volonté est partagée par la Haute Assemblée, et je veux vous remercier, monsieur le président, d'avoir pris l'initiative de nous inviter à consacrer quelques heures de réflexion à la signification de cet événement en rendant hommage à Victor Schoelcher.
La célébration de ce cent cinquantième anniversaite est d'abord l'occasion de rappeler à la nation tout entière son devoir de mémoire. La réalité de ce que fut, pendant trois siècles, l'esclavage des noirs dans ce que l'on appelait alors « le Nouveau Monde », singulièrement dans les territoires sous domination française, constitue l'un des chapitres les plus sombres de notre histoire.
Bernardin de Saint-Pierre a décrit cette réalité dans son Voyage à l'Isle de France, en avril 1768, avec des mots terribles : « Je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l'Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l'Amérique afin d'avoir une terre pour les plantes ; on dépeuple l'Afrique afin d'avoir une nation pour les cultiver. » Cette Afrique dont les hommes et les femmes furent traités « comme des bêtes, afin que les Blancs puissent vivre comme des hommes », dit encore Bernardin de Saint-Pierre.
Cette page de notre histoire, la République l'a définitivement tournée en adhérant, un siècle plus tard, à la Déclaration universelle des droits de l'homme, cette Déclaration dont nous célébrons le cinquantenaire et qui stigmatise expressément, dans son article IV, toutes les formes d'esclavage : « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. »
Hier comme aujourd'hui, l'esclavage constitue une atteinte intolérable à la dignité de la personne humaine.
Au-delà de l'hommage rendu aux victimes de l'esclavage, il est nécessaire aujourd'hui de rappeler le traumatisme qu'a constitué l'esclavage pour les sociétés d'outre-mer. Ce traumatisme continue a marquer ces sociétés de façon plus ou moins inconsciente, notamment dans leurs rapports de dépendance vis-à-vis de la métropole.
On cite souvent, en cette année de commémoration, la phrase célèbre de Frantz Fanon : « Je ne suis pas esclave de l'esclavage qui déshumanisa nos pères. » Est esclave de l'esclavage celui qui vit dans le refoulement du traumatisme qu'ont vécu ses ancêtres. Le devoir de mémoire est le passage obligé pour exorciser définitivement les effets du traumatisme passé.
Etre citoyen, ce n'est pas seulement attester de sa nationalité, c'est prendre en main ses propres affaires et participer à l'élaboration du projet collectif pour l'outre-mer et pour le pays tout entier. Le devoir de mémoire peut, en ce sens, contribuer à la construction dynamique d'une citoyenneté pleinement assumée.
Le devoir de mémoire exige aussi l'attention vigilante contre toutes les formes d'esclavage contemporain, contre les dangers que font courir à l'humanité les idéologies négatrices des droits de l'homme, contre les dangers d'un retour de la barbarie.
Rappelons-nous aussi que l'accession des esclaves à la citoyenneté, le fait donc que les anciens esclaves et les maîtres deviennent égaux en droits, ne signifie pas pour autant que cette égalité soit réalisée dans les faits. Dans les départements d'outre-mer, l'esclavage fut un temps remplacé par le travail obligatoire, l'instauration d'une police de vagabondage chargée d'arrêter ceux qui ne pouvaient présenter le livret de travail certifiant leur embauche. L'abolition de l'esclavage eut aussi pour conséquence le recours à une nouvelle immigration de travailleurs venant d'Afrique, de Madagascar, puis de l'Inde.
Un siècle et demi après l'abolition, force est de reconnaître que se sont perpétuées certaines des formes anciennes de la domination. Aujourd'hui encore, la couleur de la peau reste, outre-mer comme ici, un indice, voire un facteur, de la position de l'individu dans l'échelle sociale.
Commémorer l'abolition de l'esclavage, c'est donc marquer la nécessité de continuer à transformer la société - l'outre-mer n'est pas seul à être concerné - vers plus d'égalité et de solidarité.
Rappeler à la nation son devoir de mémoire, c'est aussi se souvenir que l'abolition de l'esclavage est le résultat de la puissante résistance des esclaves à leur condition et du soutien que lui ont apporté les abolitionnistes, conduits par Victor Schoelcher.
La France, et tout particulièrement le Parlement français, peut s'honorer à juste titre d'avoir compté Victor Schoelcher parmi les grands républicains.
Il faut rappeler la volonté du président Monnerville, qui a souhaité et obtenu qu'en 1949, un siècle après l'abolition de l'esclavage, Victor Schoelcher, avec Félix Eboué, entre au Panthéon, aux côtés de l'abbé Grégoire, figure emblématique de la première abolition, celle de 1794.
Vous avez évoqué la figure et la vie de Victor Schoelcher. Celle-ci pourrait être placée sous cette maxime : « Il faut espérer jusque dans la désespérance. »
Aimé Césaire lui rendait, voilà cinquante ans, cet hommage à l'occasion du centième anniversaire de l'abolition : « Victor Schoecher, un génie ? Peut-être. A coup sûr, un caractère. Mieux encore, une conscience. »
Le combat pour l'abolition, en 1848, n'était pas gagné d'avance. Nombreux, y compris chez les républicains, étaient ceux qui mettaient en avant le réalisme économique pour retarder l'abolition ou défendre le projet d'une disparition progressive de l'esclavage.
Victor Schoelcher, rentré des Antilles, obtint très vite d'Arago, au départ hésitant, la création, par un décret du 4 mars, d'une commission d'abolition, qu'il présida avec le titre de sous-secrétaire d'Etat de la marine et des colonies. Cette commission siégera sans interruption jusqu'à la mi-avril et préparera le projet de décret adopté par le Gouvernement provisoire le 27 avril 1848.
Vous le savez aussi, l'information concernant la révolution de 1848 parvint aux Antilles et en Guyane très vite. Les esclaves se mobilisèrent pour obtenir sans attendre leur libération.
Le décret du 27 avril devait entrer en application dans les possessions françaises deux mois après l'arrivée du texte. Mais, dès le 22 mai, en Martinique, à Saint-Pierre, l'arrestation d'un esclave déboucha sur une émeute. Sous la pression populaire, le général Rostoland, gouverneur de la Martinique, décida d'anticiper sur les instructions du Gouvernement et proclama, dès le 23 mai, l'abolition de l'esclavage. Le 27 mai, les autorités de la Guadeloupe, craignant la réédition des émeutes de la Martinique, proclamèrent à leur tour l'émancipation des esclaves.
Ce rôle des peuples dans leur libération, je veux ici le souligner, car l'exercice de la citoyenneté se nourrit de la conscience de chaque femme et de chaque homme de leur capacité à être les acteurs de leur histoire. Le Premier ministre le soulignait dimanche, à Champagney, en rappelant qu'« aujourd'hui encore, aucune loi, aucune décision en faveur des droits de l'homme ne peut avoir de réalité si elle n'enracine sa légitimité dans la volonté du peuple ».
Episode exemplaire de la lutte pour les droits de l'homme, le combat pour l'abolition de l'esclavage qu'a conduit Victor Schoelcher s'identifie donc au combat pour la République.
Ce combat, cent cinquante ans après, mesdames, messieurs les sénateurs, a une dimension culturelle évidente.
Etre réduit en esclavage, au-delà de la contrainte brutale exercée par le maître, c'est se voir dépossédé de son identité, c'est perdre sa dignité d'être humain.
Le combat de l'esclave, privé du nom de ses ancêtres, exprime la volonté de reconstruire un moi personnel et collectif, mutilé, dispersé, coupé de ses origines.
L'émancipation a comme premier effet l'attribution d'un patronyme. Elle est la réappropriation d'une identité et l'affirmation du droit à l'expression ; d'où sa résonnance culturelle, qu'exprime notamment l'écrivain antillais Edouard Glissant : « Toute la souffrance de l'esclavage a enfanté, dans la Caraïbe, une nouvelle conception de l'homme. Ici, il ne peut plus y avoir ni génocide ni purification ethnique parce que notre enracinement ne repose pas sur une racine unique. La racine unique, cela produit l'exclusivisme. »
La célébration de l'abolition de l'esclavage doit être ainsi l'occasion de rappeler que l'accession des esclaves à la citoyenneté a créé les conditions de la créativité culturelle contemporaine des mondes de l'outre-mer, créativité qui, de la Caraïbe à la Réunion, s'est nourrie des apports, imposés ou choisis, venant de quatre continents.
Ces sociétés et ces cultures apportent un éclairage particulièrement riche sur des questions importantes pour la France et le monde d'aujourd'hui, comme celles de la citoyenneté et de l'identité culturelle.
L'identité de notre pays s'est construite, et se construit encore, dans le dialogue avec les cultures du monde, dans un processus dynamique de métissage aux formes multiples : ethnique, sociale, culturelle. L'identité de notre pays s'enracine dans la reconnaissance que le pluralisme culturel né du brassage de populations d'origines multiples est inséparable d'une aspiration à l'égalité. C'est le message fondamental de notre République.
Je veux saluer ici les initiatives prises dans les départements d'outre-mer comme en métropole pour donner à cette célébration l'éclat qu'elle mérite.
Le Gouvernement a marqué cet anniversaire, dimanche dernier, à Champagney, petite commune de Haute-Saône, où, pour la première fois, en 1789, les cahiers de doléances évoquaient l'abolition de l'esclavage. Hier, avec M. Gérard Larcher, vice-président du Sénat, nous nous sommes associés, au Sénat, à l'hommage rendu à Toussaint Louverture et à Louis Delgrès.
Le Gouvernement sera également présent aux manifestations organisées dans les départements d'outre-mer à chacune des dates d'entrée en vigueur du décret d'abolition : le 23 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane et le 20 décembre à la Réunion.
Je souhaite, enfin, vous faire part de la volonté du Gouvernement que cette célébration ne reste pas sans lendemain.
Le 30 juin 1983, le Parlement avait adopté une loi instituant cette commémoration dans les quatre départements d'outre-mer, à Mayotte et en métropole. Il faut reconnaître que, depuis, les dispositions prévues par la loi n'ont été appliquées en métropole que très partiellement. Cette date anniversaire tranchera. Le Gouvernement en tirera tous les enseignements pour donner le relief indispensable à cet événement dans les prochaines années.
Je veux, pour conclure, me référer au travail réalisé par les jeunes de nombreux établissements scolaires sur l'initiative de l'association de prévention pour une meilleure citoyenneté des jeunes. Parmi les panneaux choisis lors des expositions, j'ai retenu celui des élèves du lycée professionnel Léonard-de-Vinci de Nantes, ville où, justement, le port négrier a été très actif au cours du XVIIIe siècle.
Ces élèves écrivaient, voilà quelques jours, une lettre à Victor Schoelcher qui se terminait par ces mots, importants quand on connaît la persistance de l'esclavage un peu partout dans le monde : « Nous continuerons votre combat afin qu'un jour la chaîne se brise à jamais. » (Applaudissements.)
M. le président. Mes chers collègues, je vous informe que le bureau du Sénat a décidé, à l'unanimité, d'adresser à toutes les communes de France une affiche du Sénat sur le 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage et aux élèves des écoles primaires et secondaires une documentation.
Je pense que le Sénat fera sienne cette décision.
En conséquence, j'adresserai en votre nom ces documents, qui seront également accessibles sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la décision du bureau, nous allons, après la séance, dévoiler une médaille à l'effigie de Gaston Monnerville, président de la Haute Assemblée de 1947 à 1968, à la place qu'il occupa dans l'hémicycle.

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