Séance du 17 juin 1998






EFFICACITÉ DE LA PROCÉDURE PÉNALE

Discussion d'un projet de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 434, 1997-1998) relatif aux alternatives aux poursuites et renforçant l'efficacité de la procédure pénale. [Rapport n° 486 (1997-1998).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen et sur certaines travées du RDSE.) Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi relatif aux alternatives aux poursuites et renforçant l'efficacité de la procédure pénale que vous examinez aujourd'hui constitue l'un des sept textes nécessaires à la mise en oeuvre de la réforme de la justice dont nous avons débattu au mois de janvier dernier.
Cette réforme a fait l'objet d'une communication en conseil des ministres le 29 octobre. Il m'apparaît important d'en tracer les grandes lignes au moment où le Parlement est conduit à examiner les textes qui en sont issus.
Ce texte s'inscrit dans une réforme globale de la justice tendant, tout d'abord, à placer la justice au service des citoyens.
Les études qui ont été conduites sur la justice montrent toutes que les principaux reproches qui sont formulés contre ce service public sont sa lenteur, sa complexité, son caractère inaccessible et l'inégalité des réponses qu'il donne.
Le projet de loi dont nous allons débattre aujourd'hui s'inscrit pleinement dans ce premier objectif - une justice au service des citoyens - même s'il n'épuise pas à lui seul ce sujet. L'Assemblée nationale est d'ailleurs saisie d'un projet de loi sur l'accès au droit, qui doit être débattu à l'occasion de la présente session.
Par-delà ces textes, des actions ont été entreprises dans tous les domaines d'intervention de la justice pour en améliorer le fonctionnement. Je n'en citerai que quelques-unes.
Des décrets sont en cours de préparation sur l'accélération et la simplification de la procédure civile. La mission que j'ai mise en place sur la carte judiciaire a engagé ses travaux. J'ai renforcé les structures de gestion des cours d'appel. En outre, des pôles spécialisés dans la délinquance économique et financière sont en cours de création : le premier est réalisé à Paris et d'autres suivront dans les cours d'appel d'Aix-en-Provence, de Lyon et de Bastia.
Par ailleurs, une réflexion globale sur le droit de la famille est engagée. Un groupe de travail sera très prochainement constitué. Il aura pour mission de réfléchir à l'ensemble du droit de la famille et il s'inscrira dans la perspective des orientations qui ont été fixées lors de la récente conférence sur la famille, la semaine dernière.
Mais la réforme de la justice doit tendre également à mettre la justice au service des libertés.
Dans ce domaine aussi des projets sont en cours. Le Parlement sera très prochainement saisi d'un projet de loi sur la présomption d'innocence et sur la détention provisoire. Le Gouvernement travaille en outre à la transposition de la directive européenne sur le traitement des données à caractère personnel à la suite du rapport de M. Braibant.
Enfin, la réforme de la justice doit accroître l'indépendance et l'impartialité de la justice.
Ce troisième volet de la réforme est celui qui nécessitera le plus de textes législatifs. Vous êtes déjà saisi de la réforme de la Constitution relative au Conseil supérieur de la magistrature. Elle sera complétée par le dépôt de deux projets de loi organique. Par ailleurs, l'Assemblée nationale doit évoquer prochainement le texte relatif aux relations entre la Chancellerie et les parquets.
Le projet de loi que nous examinons aujourd'hui est l'un des sept qui seront présentés au Parlement ce printemps ou à l'automne.
Pour disposer d'une justice plus efficace, plus rapide et plus adaptée aux exigences de nos concitoyens, ce texte tend, tout d'abord, à permettre des réponses systématiques aux violations de la loi pénale, notamment à la petite et à la moyenne délinquance, ensuite à simplifier la procédure pénale pour la rendre plus rapide et plus efficace et, enfin, à mettre en oeuvre des dispositifs améliorant la coopération judiciaire internationale.
En premier lieu, ce projet de loi vise à apporter des réponses adaptées à la délinquance quotidienne et à tendre à une réponse judiciaire pour chaque acte de délinquance.
Ce premier point mérite des explications détaillées.
Je sais que le Sénat est particulièrement attaché à la recherche de solutions pratiques pour permettre à la justice d'être plus efficace et de mieux répondre à sa mission.
Ces dernières années, de nombreux travaux ont été conduits par des sénateurs sur ce point. Le texte du Gouvernement s'en inspire. Je tiens à ce titre à souligner le rapport présenté, aujourd'hui même, par M. Haenel, qui aborde notamment le problème des classements sans suite. Nous sommes ici sur le même thème et nous avons le même souci.
Il n'y a rien de plus grave pour notre société que de voir que des actes de délinquance ne sont suivis d'aucune sanction, d'aucune mesure.
La justice ne répond pas aujourd'hui de manière satisfaisante aux actes de petite et moyenne délinquance qui restent malheureusement souvent impunis et qui ne sont pas suivis de réponses judiciaires. On peut citer ici les délits relatifs aux relations de voisinage, les petites dégradations, les coups et blessures sans gravité. Le taux important, dans ces matières, des classements sans suite est l'illustration de la prise en compte imparfaite par la justice de ces actes de petite et moyenne délinquance.
Ce sont ces infractions, notamment dans le cadre de la délinquance urbaine, qui « empoisonnent » la vie de nos concitoyens. Ce sont elles qui portent les germes du sentiment d'insécurité. C'est l'absence de réponses à ces violations répétées de la loi qui sont le terrain de la récidive vers des actes d'ailleurs plus graves et qui nourrissent la défiance vis-à-vis de la justice.
Il nous faut donc agir de manière radicale pour que soit rétablie la confiance qui est nécessaire à la paix sociale dans un Etat de droit.
Cette constatation est encore plus vraie pour les mineurs délinquants : le Gouvernement, comme vous le savez, s'est attaché à prendre des décisions spécifiques sur ce point à l'occasion du conseil de sécurité intérieure du 8 juin dernier. La philosophie qui guide le texte dont vous allez débattre aujourd'hui est la même.
Le présent projet de loi tend à apporter des solutions concrètes et pratiques au problème de la petite et moyenne délinquance.
Il convient en effet d'élargir les possibilités offertes aux magistrats du parquet afin de faire en sorte qu'aucune plainte concernant une infraction constituée et dont l'auteur est identifié ne soit, lorsqu'elle justifie une réaction sociale, purement et simplement classée sans suite.
Dans une telle hypothèse, comme je l'ai indiqué, le citoyen a l'impression d'être l'objet d'un véritable déni de justice, qui entame sa confiance dans le service public de la justice et, plus généralement, dans les institutions de la République.
Les mesures proposées, qui constituent une « troisième voie » entre la mise en mouvement de l'action publique et le classement sans suite, pourront être utilisées par les procureurs de la République pour apporter des solutions appropriées aux faits de délinquance qui ne justifient pas la saisine d'une juridiction.
A cette fin, deux dispositions sont proposées à travers les articles nouveaux, 41-1 et 41-2 du code de procédure pénale.
Le projet de loi apporte d'abord aux faits les moins graves de nouvelles réponses, qui figurent dans le futur article 41-1 du code de procédure pénale.
Il est proposé en premier lieu d'inscrire de façon expresse dans le code de procédure pénale que les parquets pourront mettre en oeuvre, selon la gravité et la nature des infractions commises, des mesures de réparation, de régularisation, d'orientation ou de rappel à la loi.
Ces dispositions concernent les faits qui n'ont pas de caractère de gravité et pour lesquels la saisine des juridictions apparaît inadaptée. Elles pourront être mises à exécution par les magistrats du parquet eux-mêmes, ou par des délégués du procureur habilités à cette fin, ce qui renforcera la justice de proximité.
La mesure de médiation, qui existe déjà à l'article 41 du code de procédure pénale, permet au procureur de faire procéder à une transaction entre l'auteur des faits et sa victime, le classement de l'affaire intervenant en cas d'aboutissement de cet accord. Cette modalité a connu un succès certain. Elle est une bonne réponse au problème posé, mais il convient aujourd'hui d'aller plus loin et d'inscrire dans la loi d'autres alternatives aux poursuites, qui seront mieux adaptées à toutes les formes de délinquance.
C'est ainsi que le projet de texte qui vous est soumis prévoit des mesures diversifiées qui s'ajoutent à la médiation pénale.
La mesure de réparation permet d'inciter l'auteur des faits à réparer le dommage causé : je peux citer ici l'exemple de la dégradation légère d'une porte d'habitation, pour laquelle il sera demandé, soit de dédommager directement la victime, soit de réaliser des travaux de réfection.
La régularisation vise à solliciter du contrevenant qu'il se mette en règle avec la loi. Je peux ici citer l'exemple d'une personne qui n'est pas en règle dans le paiement de sa prime d'assurance automobile. Plutôt que de la poursuivre, il apparaît plus utile d'exiger qu'elle justifie du paiement de cette prime.
La mesure d'orientation permet au procureur de la République de demander à l'auteur des faits de prendre contact avec une structure sociale, sanitaire ou professionnelle. Par exemple, lorsqu'une affection particulière est à l'origine de l'infraction, comme l'alcoolisme, l'auteur des faits pourra être conduit à entreprendre des soins.
Sur ces points, la commission des lois, sur l'initiative de son président, propose de supprimer du texte présenté ce nouveau dispositif alternatif aux poursuites, au motif que les questions qu'il traite relèvent non de la loi, mais d'une circulaire.
Je ne peux, vous le comprendrez aisément, partager cette analyse.
Certes, il existe actuellement des pratiques de classement sans suite sous conditions.
Mais, en l'absence de texte législatif suffisamment précis, elles sont à la fois insuffisamment encadrées et insuffisamment nombreuses.
Pour aller au-devant des préoccupations du Sénat, je propose de supprimer du projet la référence à la possibilité donnée au procureur de procéder à un « rappel à la loi », à côté des mesures d'orientation, de régularisation, de réparation et de médiation. Il me semble que, sur ce point, nous devrions pouvoir trouver un accord, du moins, je l'espère.
C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a proposé un amendement qui modifie l'article 41-1 afin de ne plus faire référence à cette possibilité qui va effectivement de soi et qu'il n'est, dès lors, ni utile ni opportun d'inscrire dans la loi.
Ainsi modifié, le caractère normatif du texte, qui découle également de la précision selon laquelle le recours à ces mesures suspend la prescription de l'action publique, me paraît incontestable. Je souhaite donc très vivement que le Sénat accepte cet amendement et adopte ainsi l'article 41-1.
Le projet de loi qui vous est soumis institue également de nouvelles réponses aux faits plus graves.
Ainsi est-il proposé d'instituer une nouvelle procédure, appelée « compensation judiciaire », qui pourra être utilisée dans les affaires plus graves pour lesquelles les mesures de l'article 41-1 se révéleraient insuffisantes.
Le procureur de la République pourra proposer à l'auteur de certains délits - tels que le vol simple, les dégradations ou les violences entraînant une incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours - des mesures destinées à compenser le dommage causé par l'infraction, comme le versement d'une indemnité de 10 000 francs maximum, la remise temporaire du permis de conduire ou l'exécution d'un travail en faveur de la collectivité.
Ces mesures ayant le caractère d'une sanction, elles devront être validées par le président du tribunal de grande instance, conformément aux exigences posées en cette matière par le Conseil constitutionnel.
L'exécution de ces mesures aura pour effet d'éteindre l'action publique.
Bien évidemment, cette procédure respectera pleinement les droits de la personne, puisque l'auteur des faits pourra être assisté par un avocat et qu'il pourra également être entendu, à sa demande, par le président du tribunal.
Il en sera de même pour la victime, dont les droits seront ainsi intégralement respectés.
La procédure de la compensation judiciaire renforcera le droit à la sûreté, qui constitue, dans un Etat démocratique, une exigence constitutionnellement protégée.
La commission a examiné cette procédure de compensation judiciaire avec une attention toute particulière, qui s'explique sans doute par le fait que le rapporteur, M. Fauchon, est à l'origine de l'adoption, par le Parlement en 1995, de la procédure d'injonction pénale, qui présente d'évidents liens de parenté avec le présent texte.
Dans la droite ligne du texte adopté en 1995, la commission propose plusieurs modifications au projet du Gouvernement. Je puis vous indiquer dès à présent que je suis favorable à la plupart d'entre elles, même si certaines appellent de ma part des réserves ou des objections que je développerai lorsque les amendements viendront en discussion.
Le second objectif de la réforme au service de la justice au quotidien est de rendre plus simples et plus efficaces les procédures de jugement et d'enquête.
La loi du 8 février 1995 a notablement élargi la compétence du juge unique en matière correctionnelle, créant de nouvelles dérogations à la règle du juge unique. Il n'est pas question de revenir sur les acquis de cette réforme, qui a permis d'accélérer le traitement des délits les moins graves.
Néanmoins, il est apparu nécessaire d'améliorer le fonctionnement des audiences tenues par un seul magistrat, en excluant de sa compétence les délits commis en récidive et en permettant au juge de renvoyer une affaire devant la formation collégiale du tribunal correctionnel si elle présente une complexité particulière.
Votre commission accepte d'exclure de la compétence du juge unique les délits commis en récidive. Elle améliore la portée de cette modification en indiquant que seuls les délits qui seront punis en récidive d'une peine de plus de cinq ans d'emprisonnement seront exclus du juge unique. Je suis totalement favorable à cette amélioration.
En revanche, au regard de la difficulté de l'affaire, votre commission a rejeté la possibilité pour le juge unique de renvoyer le dossier à la collégialité. Pour cela, elle estime que cette possibilité, qui a été validée par le Conseil d'Etat, violerait le principe constitutionnel d'égalité des justiciables devant la loi. Je suis, quant à moi, persuadée que tel n'est pas le cas. Je tenterai de vous en convaincre lors de l'examen de cet article.
J'en viens au jugement des contraventions.
Le texte proposé améliore également les procédures de jugement simplifié des contraventions que sont l'ordonnance pénale et l'amende forfaitaire.
Les dispositions retenues permettront au juge de police statuant sur des ordonnances pénales sur « papier » de prononcer non seulement des peines d'amendes, mais également des retraits de permis de conduire, sans avoir à saisir le tribunal en audience publique. Cette faculté nouvelle est de nature à accélérer le cours de la justice et à éviter des déplacements inutiles aux justiciables.
Par ailleurs, la procédure de l'amende forfaitaire, qui est très simple et qui permet d'éviter un contentieux lourd et inutile, pourra plus facilement être utilisée. Cette disposition permettra, je crois, une réponse pénale plus rapide et même immédiate pour nombre de contraventions.
Je me félicite du fait que votre commission accepte ces dispositions qui, au quotidien, faciliteront le traitement des affaires.
Le projet renforce également, sur de nombreux points, l'efficacité de l'enquête, de l'instruction et du jugement. S'agissant des moyens d'investigation supplémentaires pour les parquets, le projet facilite le recours aux examens techniques au cours des enquêtes de flagrance ou préliminaire.
Le texte élargit la possibilité pour les procureurs de la République de recourir, dans le cadre des enquêtes qu'ils conduisent, à des examens qui permettent de faire progresser les investigations : examens médicaux, psychologiques ou psychiatriques, examens de véhicules, d'armes...
Le fait de permettre plus facilement au parquet d'utiliser des moyens modernes d'investigation est de nature à permettre la résolution d'enquêtes sans alourdir inutilement les cabinets d'instruction, qui pourront se concentrer sur les affaires complexes nécessitant un investissement en temps important.
C'est là un point très important du projet sur lequel je reviendrai au cours des débats, car il a suscité certaines questions au sein de votre commission, même si celle-ci, a, en définitive, adopté ces dispositions.
S'agissant de la simplification de l'instruction, le projet permet également un achèvement plus rapide des informations en clarifiant les dipositions qui concernent les réquisitoires supplétifs ainsi que celles qui concernent les disjonctions.
S'agissant de rationaliser la conservation des scellés, le projet permet, dans le même esprit, de simplifier les règles concernant la conservation des objets saisis au cours d'une procédure judiciaire, objets dont la destruction pourra, dans certains cas, intervenir plus facilement qu'aujourd'hui.
Pour prendre un exemple significatif, il est anormal de constater qu'actuellement un juge d'instruction ne peut ordonner la destruction des quantités parfois extrêmement importantes - de l'ordre de plusieurs dizaines de tonnes - de produits stupéfiants saisis par les douaniers ou les officiers de police judiciaire. Le projet de loi mettra fin à cette anomalie.
Ainsi le texte proposé tend à alléger considérablement la tâche des greffes et donc leur permettra de se concentrer sur leurs missions essentielles, notamment l'accueil du justiciable.
S'agissant des procédures d'audience plus simples, le projet améliore les audiences correctionnelles en élargissant les cas dans lesquels est autorisée la représentation du prévenu au cours des débats par un avocat. Une telle modification permettra d'ailleurs de mettre notre législation en conformité avec les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.
S'agissant de la rationalisation des comparutions des prévenus devant les chambres d'accusation, l'article 11 du projet est destiné à limiter les abus pouvant résulter du droit pour un détenu provisoire à comparaître personnellement devant la chambre d'accusation en cas d'appel d'une ordonnance de refus de mise en liberté. Cette disposition découle d'une demande insistante des praticiens, y compris des avocats.
L'article 19 du projet de loi facilite la procédure de renvoi d'une juridiction à une autre au sein d'une même cour d'appel. Il permet au premier président d'une cour d'appel de faire juger une affaire dans un autre tribunal que celui qui est initialement compétent, lorsque ce dernier ne peut se réunir à cause d'impossibilités légales.
Actuellement, ce dépaysement est possible uniquement à la suite d'une décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Le Gouvernement propose de déconcentrer cette compétence aux chefs de cour, de manière à alléger la procédure et à l'accélérer.
De nombreux tribunaux à une chambre, unique dans leur département, ne peuvent juger des affaires de leur compétence du fait des incompatibilités légales. Il convient de permettre une gestion souple, et proche du terrain, de ces difficultés.
Je regrette les propositions de suppression de la commission sur ces deux derniers points. Je note toutefois qu'elles sont en partie liées à la volonté, légitime, des sénateurs de connaître plus précisément les autres volets de la réforme de la procédure pénale proposée par le Gouvernement. Je note donc que la position de la commission est susceptible d'évoluer, d'autant que ces dispositions peuvent, sur le fond comme sur la forme, être sans doute améliorées.
Enfin, le texte prévoit une coopération judiciaire internationale plus facile. Ainsi, il s'attache à mettre en place des procédures de simplification de la coopération.
En permettant que les actes effectués pour le compte des autorités judiciaires étrangères répondent aux impératifs procéduraux de celles-ci et en attribuant aux procureurs généraux, dans une perspective de déconcentration, certaines prérogatives actuellement dévolues au ministère de la justice dans ce domaine, le texte permet une accélération des procédures d'entraide et une meilleure efficacité de celles-ci.
Ces modifications sont l'occasion d'introduire dans le code de procédure pénale, pour la première fois dans notre droit, je tiens à le souligner, un titre spécifiquement consacré à l'entraide pénale internationale, ce qui montre l'importance croissante de cette question dans la pratique quotidienne des juridictions, lesquelles sont de plus en plus souvent confrontées à une délinquance et à une criminalité transfrontières.
Je suis en effet persuadée que la coopération judiciaire internationale doit être développée, simplifiée et accélérée. C'est un enjeu fondamental pour notre procédure pénale, et je tiens évidemment beaucoup à ce que cette disposition puisse recueillir, mesdames, messieurs les sénateurs, votre approbation.
Telles sont les principales dispositions de ce projet de loi dont l'objectif commun est de renforcer l'efficacité de l'action de la justice pénale.
Donner une réponse systématique à tous les actes de délinquance, simplifier l'accès au juge, améliorer le déroulement des enquêtes et des jugements : voilà autant de réponses qui permettront de rapprocher la justice des citoyens.
En adoptant ce projet de loi, votre assemblée apportera une première pierre importante à la réforme globale de la justice que nous devons appeler de nos voeux. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, de suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame le garde des sceaux, vous venez de nous présenter, comme vous l'aviez d'ailleurs fait hier matin devant la commission des lois, les divers textes - qui sont, si j'ai bien compris, au nombre de sept - concernant la justice, et plus spécialement la justice pénale. C'est un vaste chantier.
C'est dans ce vaste chantier que le présent texte nous invite à entrer !
Un regard superficiel pourrait donner à penser que nous n'y entrons pas par la porte triomphale réservée au texte constitutionnel dont s'occupe M. Jolibois ni même par une porte principale, mais plutôt par une sorte de porte de service et peut-être même par une porte de secours.
Les diverses dispositions de procédure pénale que contient ce texte présentent en effet un caractère tout à fait modeste, technique et quelque peu disparate. Il semble qu'elles n'aient d'autre lien entre elles que celui que crée l'état de nécessité dans lequel se trouve la justice.
J'appliquerais donc au présent projet de loi, si j'osais, non la dénomination de patchwork, qui évoque de plus brillantes et harmonieuses compositions, mais plutôt celle de pot-pourri, voire celle de mendiant, dans le sens quelque peu désuet, et gastronomique, du terme ; les mendiants sont d'ailleurs tout à fait agréables à consommer.
La justice en est-elle réduite à la mendicité ? C'est une question qu'il est quelquefois permis de se poser en dépit de ce qu'affirment, avec une hardiesse que j'ai admirée, les premières lignes de l'exposé des motifs du projet de loi, selon lesquelles, « parce qu'elle constitue un service public, l'institution judiciaire doit apporter aux faits dont elle est saisie des réponses rapides et efficaces ».
Voilà qui est sans doute magnifique dans l'énoncé, mais je préfère ne pas commenter cette proclamation. La commission des lois a déjà eu en effet l'occasion de dire ce qu'elle pensait de la triste situation judiciaire de notre pays, et la qualité des efforts, auxquels nous rendons tous hommage, que vous déployez, madame le garde des sceaux, non sans succès d'ailleurs, pour l'améliorer ici ou là ne saurait nous dispenser du devoir de lucidité qui est l'une des raisons d'être majeures de notre assemblée.
C'est d'ailleurs sous le signe de la lucidité que nous avons abordé les diverses mesures proposées, qui ont en commun de tendre à une meilleure efficacité de notre justice pénale.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire, du haut de cette tribune, de faire un commentaire approprié de chacune de ces mesures - vous venez, madame le garde des sceaux, d'en faire la présentation - et je m'en tiendrai donc à l'analyse du système de compensation judiciaire proposé par vous-même, dans lequel nous avons été très intéressés, vous l'avez deviné, de retrouver, en partie du moins, une conception à laquelle nous attachons une assez grande importance.
Vous avez exposé le mécanisme de cette nouvelle « alternative », comme on dit, aux poursuites classiques. Je n'y reviendrai donc que pour en souligner les traits essentiels concernant soit la nature même de cette alternative - c'est le point le plus intéressant - soit ses modalités de mise en oeuvre.
La nature de ce que vous appelez « compensation » - terme qui, vous le savez, nous pose quelques problèmes - est d'introduire dans le mécanisme de la justice pénale le principe du « plaidé-coupable » et d'en faire la pierre angulaire d'une procédure profondément innovante dans la mesure où elle substitue le principe de responsabilité à celui de répression.
Cela résulte de la phrase clé de votre texte, selon laquelle le procureur de la République peut proposer, à titre de compensation judiciaire, à une personne majeure qui reconnaît avoir commis un ou plusieurs délits - ils sont énumérés pour former une catégorie limitée à la délinquance de masse - une ou plusieurs mesures qui comprennent éventuellement la réparation du préjudice causé par le délit.
Il s'agit donc non plus, si l'on veut parler clairement, de prononcer une sanction après avoir « entendu » les parties comme on le fait dans la poursuite classique, mais de déterminer à l'amiable, c'est-à-dire dans une relation humaine toute différente de celle qui caractérise l'audience, la reconnaissance du délit et les modalités des réparations pénales et civiles de celui-ci.
Je crois pouvoir dire que, sous son apparence modeste et pragmatique, cette nouvelle approche - vous avez bien voulu rappeler que je m'étais beaucoup intéressé à ce projet voilà quelques années, je vous en remercie - porte en elle le germe d'une petite révolution dans notre justice pénale, jusqu'ici figée et enfermée dans le concept de la répression et que cette révolution va dans le sens d'une meilleure prise en compte de la dignité humaine, d'une meilleure efficacité, non seulement par la simplification des procédures, mais, beaucoup plus profondément et, à terme, beaucoup plus légitimement, parce que la conscience de la faute et l'acceptation de la réparation sont de meilleures gages d'amendement.
C'est pourquoi, nous accueillons très positivement ce projet, comme nous avions accueilli voilà quelques années son précurseur présenté par M. Méhaignerie. Nous avons regretté qu'il ait été victime d'un recours devant le Conseil constitutionnel, dont les auteurs sont présents dans cet hémicycle, au titre, non du principe que je viens d'évoquer, car ce n'est pas ce principe qui a été contesté, mais pour des modalités de mise en oeuvre dont nous parlerons dans un instant.
Acceptant donc le principe de cette alternative, nous souhaitons seulement qu'elle s'exprime clairement dans un texte dont la rédaction initiale donne quelquefois à penser qu'il n'ose pas annoncer une idée, cependant neuve et intéressante, pour ce qu'elle est, ce qui est en particulier le cas pour la dénomination de cette nouvelle voie ; nous y reviendrons tout à l'heure.
S'agissant de la mise en oeuvre de cette alternative, question bien distincte du concept lui-même, nous éprouvons en revanche inévitablement, après ce qui s'est passé, quelques hésitations, quelques scrupules.
Les scrupules portent sur le fait de confier la gestion de cette nouvelle procédure au parquet, alors qu'il s'agit tout de même et essentiellement d'une mission de juge, sans ignorer pour autant que seuls les parquets peuvent la mettre en oeuvre dans les conditions d'efficacité que nous souhaitons tous.
Nous partageons tous ces scrupules, même s'ils sont très atténués par la considération de la liste des délits concernés et, surtout, par la considération du fait que l'appréciation du parquet conduirait le plus souvent à un classement sans suite des affaires concernées, ce qui est encore pire que le traitement par le procureur. Il faut tout de même établir une hiérarchie entre différents inconvénients ; il le faudrait, du moins.
Nous nous souvenons que le projet mis au point avec M. Méhaignerie avait été condamné par le Conseil constitutionnel pour la raison qu'il permettait à des procureurs d'imposer des mesures privatrices de liberté. Sur le plan des principes, il faut bien le dire, la raison invoquée était parfaitement compréhensible : nous nous sommes donc inclinés.
Il nous semble avec vous, cependant, que cet inconvénient - bien théorique, avouons-le - se trouve corrigé par le fait que la compensation ou la composition sera soumise au président du tribunal pour validation.
Plus regrettable, pour la majorité d'entre nous, est le fait qu'en confiant cette procédure aux procureurs, la Chancellerie semble écarter ce qui reste à nos yeux la seule solution d'ensemble du problème posé par le « contentieux de masse », dont les délits justiciables de la « compensation » font évidemment partie.
Mme le garde des secaux, je crois que c'est M. Mansholt qui disait : « Militer pour une idée, c'est enfoncer de longues pointes dans des planches épaisses ; il faut taper sur le clou sans relâche pendant des années. » Je vais donc taper encore sur le clou pour faire avancer les choses tant bien que mal, au risque de paraître entêté en vous rappelant une nouvelle fois que les difficultés les plus graves de notre justice sont dans son manque de moyens et nulle part ailleurs, j'ose le dire. Elles proviennent de la prolifération d'un contentieux de masse que les processus actuels ne parviennent pas à traiter convenablement ni d'un point de vue quantitatif ni d'un point de vue qualitatif qui est tout aussi important à nos yeux.
La seule réponse, croyons-nous, à ce problème réside dans une restauration et une extension du rôle des tribunaux d'instance, combinant la vieille tradition des justices de paix et les apports des formes judiciaires nouvelles, en particulier celles des maisons de justice, qui nous paraissent tout à fait appropriées à ce type de contentieux,...
M. Jean Chérioux. Très bien !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... avec des effectifs renforcés massivement par la mobilisation des juges à titre temporaire créés en 1995, un peu à l'image de ce qui se passe depuis des siècles en Grande-Bretagne avec les magistrates courts.
Dans ce cadre, la formule de la composition confiée à des juges du siège s'épanouirait pleinement au lieu de s'introduire par une porte dérobée dans la gestion quotidienne des parquets, dont ce n'est pas la vocation première.
Il est clair que le système aujourd'hui proposé n'entre pas dans cette voie, ce qui, joint à une certaine fragilité constitutionnelle, ne nous encourageait pas à l'accepter.
Cependant, le réalisme et le souci d'efficacité nous recommandent de ne pas laisser passer l'occasion de poser le germe d'une voie nouvelle, fondée sur le principe du « plaidé coupable ». La majorité d'entre nous a la conviction que cette voie est non un expédient uniquement destiné à réduire le classement sans suite mais bien l'expression d'un concept nouveau de procédure pénale.
Ce concept, il est urgent de l'expérimenter, en nourrissant l'espoir que, avec le concours actif des magistrats du parquet et de leurs auxiliaires, qui y sont favorablement disposés, cette expérience sera satisfaisante et permettra, dans une étape ultérieure, l'extension de cette nouvelle approche qui fait prévaloir, dans le mécanisme de la procédure pénale, l'idée de responsabilité sur celle de la répression. Ce serait là une profonde modification culturelle de notre système pénal, et je crois qu'elle serait la bienvenue.
C'est pour ces raisons et dans cet esprit, madame le garde des sceaux, que la commission des lois invite notre assemblée à aborder de manière positive votre projet de compensation judiciaire ainsi que l'ensemble des dispositions présentées. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants, et du RPR. - M. Badinter applaudit également.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 44 minutes ;
Groupe socialiste, 37 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 31 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, l'excellente analyse qu'a présentée M. Fauchon, au nom de la commission des lois, me permettra d'être bref, car je suis d'accord avec tout ce qu'il a dit.
Ayant moi-même participé au débat sur l'injonction pénale, je considère que c'est une alternative aux poursuites de même nature qui nous est proposée, mais sous une autre forme et munie de toutes les garanties dont l'absence avait empêché cette injonction pénale de prospérer. Dès lors, je ne peux qu'être favorable, ainsi que mon groupe, aux dispositions qui nous sont présentées.
Madame le garde des sceaux, avec ce projet de loi, vous nous soumettez en fait quelques-unes des pierres de l'édifice qui va être construit, ou reconstruit : la grande maison de la justice.
Ce matin, la commission des lois a été amenée à examiner le projet de loi constitutionnelle concernant le Conseil supérieur de la magistrature, c'est-à-dire le faîte de l'édifice. Cet après-midi, il s'agit plutôt d'un de ses éléments de base.
Cela dit, même si vous avez présenté vos grandes orientations devant le Sénat, il est parfois difficile de savoir exactement ce que sera la construction définitive, et les plans d'exécution ne sont pas nécessairement parfaitement clairs pour les parlementaires.
En vérité, ce texte est constitué de nombreuses pierres, si bien qu'il est difficile d'en faire la synthèse. Du reste, il est de plus en plus fréquent qu'on nous soumette des textes portant diverses dispositions : même si chacune d'elles a sa justification, l'exercice auquel nous sommes contraints est extrêmement délicat. Cette tendance à la « législation en dentelle » ne me paraît pas des plus heureuses, car elle nous amène à modifier nos codes petit morceau par petit morceau, ce qui ne contribue guère à la clarté.
Souvent, les modifications proposées sont dictées par les orientations nouvelles de la jurisprudence, par des rapports de la Cour de cassation, au demeurant toujours parfaitement fondés, mais il serait sans doute préférable que le code de procédure pénale, par exemple, fasse l'objet d'une réforme d'ensemble.
Ces remarques étant faites, j'en viens, madame le garde des sceaux, à l'objet essentiel de votre projet de loi : la compensation judiciaire.
J'ai bien entendu ce que vous avez dit de la médiation, qui existe et qui fonctionne bien. Notre rapporteur a fourni des éléments concernant notamment une juridiction de Seine-et-Marne où le nombre de médiations est important ; cela montre que c'est une voie efficace et qu'on peut la suivre.
A la suite de la censure du Conseil constitutionnel, dans la loi du 8 février 1995, seule la médiation a été retenue. Cette loi n'a donc pu aller jusqu'à ce que vous nous proposez aujourd'hui.
Je crois que la validation par le juge est indispensable et qu'elle donne toutes garanties sur le plan constitutionnel. Cela étant, pour être efficace, cette procédure doit rester souple et simple. Sinon, mieux vaudrait renvoyer tout le monde devant la juridiction ! Il est évident que, si l'on introduit des complications extrêmes dans une telle procédure, on risque fort de ne pas atteindre l'objectif qu'on s'était fixé.
Je note au passage que l'obligation de validation par le juge - c'était l'exigence du Conseil constitutionnel - démontre bien que les magistrats du parquet ne sont pas des juges. Dès lors, confondre les métiers de magistrat du siège et de magistrat du parquet, comme certains semblent vouloir le faire, pour établir une égalité entre les uns et les autres, alors que les fonctions sont différentes, me paraîtrait ne pas aller dans le sens de la nécessaire clarification, surtout aux yeux de l'opinion publique, du fonctionnement de la justice. Mais ce sont là des principes que nous serons sans doute amenés à rappeler à l'occasion d'autres débats.
Face au contentieux de masse, il est évident que, sauf à rêver que les magistrats soient en nombre suffisant, il faut un palliatif. A cet égard, je fais miens les propos qu'a tenus M. Pierre Fauchon concernant les « juges à temps partiels ». Si le système qui est inscrit dans la loi a si peu connu de traductions concrètes, c'est que l'institution judiciaire n'y est manifestement guère favorable.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est pour M. Toubon que vous dites cela !
M. Jean-Jacques Hyest. Je n'ai pas cité de nom, mon cher collègue, j'ai parlé de l'« institution » !
Madame le garde des sceaux, je demeure persuadé que nous manquons de juges en France et qu'il faudrait augmenter leur nombre. Je crois surtout qu'il faudrait revoir la carte judiciaire.
C'est d'ailleurs parce que nous souhaitons une réforme de la carte judiciaire que l'article 19 du projet de loi n'a pas été accepté, si ma mémoire est bonne, par la commission des lois.
J'ai lu récemment dans le Journal officiel qu'un nouveau délégué à la réforme de la carte judiciaire avait été nommé. Je pense qu'il sera aussi efficace que ses prédécesseurs et qu'il pourra bientôt fournir des conclusions qui seront mises en oeuvre !
Par ailleurs, s'agissant des dispositions relatives au juge unique, un problème de constitutionnalité risque de se poser puisque le Conseil constitutionnel avait censuré la possibilité d'avoir ce choix entre le juge unique et la collégialité dans le domaine pénal.
Enfin, pour ce qui est de l'entraide judiciaire internationale, madame le garde des sceaux, votre proposition me paraît extrêmement opportune.
En effet, les procédures actuelles sont extrêmement longues, car les demandes doivent passer par le ministère de la justice. La déconcentration au niveau des procureurs généraux ne peut qu'être la source d'une efficacité plus grande, notamment dans la lutte contre la grande criminalité internationale et pour tout ce qui concerne les accords de Schengen.
Je conclurai cette intervention en évoquant la petite délinquance, qui est de plus en plus le fait de mineurs, car un certain nombre de dispositions paraissent ne s'appliquer qu'aux majeurs. Voilà encore une pierre à ajouter à l'édifice, madame le garde des sceaux !
Bien sûr, il faut réprimer mais il faut aussi songer à la réparation des délits commis par les mineurs. Des alternatives sont, là encore, nécessaires, qui doivent être appliquées plus systématiquement et avec plus de vigueur, afin d'éviter que nos concitoyens ne se considèrent en insécurité permanente face à une délinquance qui s'exerce de plus en plus sur la voie publique et que les forces de police et de gendarmerie ne sont pas, aujourd'hui, en mesure de contrer véritablement. Faute de réponse judiciaire à ces problèmes de société, je crains bien que nous n'allions vers de plus grandes difficultés. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, à juste titre, on a évoqué le caractère vaste des réformes entreprises et l'aspect un peu « mosaïque » du texte qui nous est soumis aujourd'hui.
Pour ma part, j'y distingue tout de même un double fil conducteur : le premier, c'est la volonté politique, que je salue et que je soutiendrai toujours, d'amélioration, si nécessaire, de notre justice au quotidien ; le second, c'est la manifestation de l'excellence technique de la direction des services criminels, qu'il me plaît de souligner. Car je vois bien, au travers de toutes les dispositions techniques composant ce texte, qui n'est qu'en apparence disparate, le souci constant de faire progresser techniquement le fonctionnement de notre procédure pénale.
Cependant, il est un problème qui me semble n'avoir pas été pris en compte, et cela apparaît très nettement dans le rapport de notre éminent collègue M. Fauchon.
S'agissant du sentiment d'insécurité, de l'inquiétude dont témoignent les justiciables au regard d'une délinquance croissante, que la justice ne traiterait ni assez vite ni assez bien, il y a un maillon de la chaîne qui est par trop méconnu.
Dans ce texte, il est beaucoup question du classement sans suite. Pour qu'une réponse soit apportée à la victime d'une infraction, il faut évidemment que l'auteur ait été identifié. Je suis la victime, je porte plainte ; si l'auteur n'est jamais identifié, au terme d'une enquête menée dans des délais raisonnables, j'éprouverai un profond ressentiment face à l'absence de sanction.
L'identification de l'auteur de l'infraction, c'est le maillon méconnu dont je parlais à l'instant, entre l'infraction et la réponse pénale.
Quand on parle de l'accroissement constant du pourcentage des classements sans suite, on ne tient pas compte de cet élément essentiel.
En examinant de près le tableau qui figure à la page 8 du rapport de M. Fauchon, j'ai été frappé par le démenti factuel qu'il apporte aux clichés dans lesquels baigne notre justice pénale.
Nous sommes tous convaincus que nous vivons en état d'inflation de la délinquance, et il est certain que le nombre d'infractions dénoncées ne cesse de croître. Nombre de Français croient donc que nous vivons en état d'inflation judiciaire pénale, c'est-à-dire que le nombre d'affaires pénales qui sont soumises à l'autorité judiciaire ne cesse lui-même de croître, la réponse habituelle étant le classement sans suite. Or, en l'occurence, la réalité est tout à fait différente : dans le domaine pénal, l'institution judiciaire connaît non une inflation mais, au contraire, une légère déflation.
Observons d'abord l'évolution du nombre des procédures transmises au parquet de 1987 à 1996, c'est-à-dire sur dix ans : nous sommes passés de 5 352 624 en 1987 à 5 185 495 en 1996, ce qui veut dire que non seulement ce nombre n'a pas crû, mais encore qu'il marque une légère diminution, de l'ordre de 0,2 %. Evidemment, cette évolution est à comparer à l'inflation de la délinquance sur la même période.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. L'écart s'est, en effet, accru.
M. Robert Badinter. Ainsi, non seulement le nombre d'affaires transmises au parquet n'a pas augmenté, mais il a même légèrement diminué.
J'en viens maintenant au nombre de procédures classées sans suite. Le pourcentage se situe aux alentours de 80 % en 1995 et en 1996, contre 70 % en 1987. On en déduit donc qu'il y a accroissement du nombre des classements sans suite. Là encore, ce n'est pas exact au regard de la réalité.
En effet, lorsque l'auteur d'une infraction n'est pas identifié, on ne peut bien évidemment qu'aboutir à un classement sans suite. Or, mis à part les cas où les faits ne sont pas juridiquement des infractions ou sont couverts par la prescription, le choix du parquet dans sa politique de classement ne s'exerce qu'au regard d'affaires dans lesquelles le ou les auteurs présumés ont été identifiés, interpellés et, si besoin est, déférés.
Mais quel est donc le taux, à cet égard, des affaires avec auteur connu ? C'est là qu'on est véritablement saisi de stupéfaction : en 1987, sur les 5 352 624 procédures transmises, 63 % étaient avec auteur connu, ce qui est tout à fait remarquable, contre 39 % en 1996 !
En revanche, le nombre de procédures avec auteur inconnu était, en 1987, de 37 %, soit un peu plus d'un tiers, contre, aujourd'hui, 61 %, c'est-à-dire près des deux tiers.
En d'autres termes, sur dix ans, lorsque nous examinons la situation du point de vue du parquet, nous constatons qu'il est saisi d'un nombre légèrement inférieur d'affaires mais que, hélas ! dans ces procédures, le taux d'élucidation qui, je le rappelle, conditionne l'exercice de l'action publique, a fléchi, lui, d'une façon considérable.
La situation appelle donc une réflexion approfondie, car ces chiffres signifient, en clair, que la question première, celle qui se pose de la façon la plus sèche à l'institution judiciaire, y compris à la police judiciaire, n'est plus celle de la politique de classement ou de non-classement mais bien celle du taux d'élucidation.
Or, avec une masse croissante d'infractions et une masse croissante de dossiers classés sans suite pour cause d'auteurs non identifiés, vous êtes dans la pire des situations. Car, à l'évidence, ce que le justiciable ne manque pas de ressentir alors, c'est l'ineffectivité non pas de l'institution judiciaire mais, il faut bien le dire, de l'enquête de police judiciaire. Je comprends d'ailleurs qu'au vu de ces données, les chefs de parquet puissent ressentir sinon de l'amertume - mais les magistrats sont des gens courtois - tout au moins une certaine irritation.
Je prends pour témoignage une excellente chronique, toute récente et que l'on trouvera dans l'édition du 6 mars 1998 du Jurisclasseur-Droit pénal, dans laquelle, à l'occasion d'un discours de rentrée solennelle, un procureur général fait état de la situation dans son ressort.
Cet éminent magistrat nous livre les résultats d'une étude à laquelle il a fait procéder et qui est relative à l'activité des cinq parquets du ressort de sa cour, au regard précisément du problème du classement sans suite.
Ces résultats, qui restituent une vision des choses plus objective, plus réaliste et plus gratifiante pour la justice, montrent que les cinq parquets concernés ont classé, en 1997, 82,76 % des affaires enregistrées. Chiffre, se dit-on, effrayant. Cependant, sur ces 82,76 % de procédures classées, 77,4 % représentent des affaires dont les auteurs sont demeurés inconnus. Et je cite « Quant aux affaires dont l'auteur est connu et qui sont cependant classées, elles ne constituent que 14 % de l'ensemble des procès-verbaux enregistrés, 18 % de l'ensemble des classements, 42,47 % de l'ensemble des affaires avec auteurs connus. »
Par conséquent, le taux de classement sans suite lorsque les auteurs sont connus est tout à fait raisonnable et d'ailleurs, je me permets de le souligner, il a diminué au niveau national, cette fois : alors qu'il était de 51 % en 1987, en 1996, il n'était plus que de 45 % !
Il n'y a donc pas eu une politique « inflationniste » du classement sans suite, elle a même été « déflationniste » dans la mesure où l'auteur était identifié.
Le véritable problème, et il est majeur, transparaît au travers des chiffres désolants que je vais maintenant évoqués, chiffres antérieurs, certes, au changement de gouvernement, mais dont la signification réelle mérite d'être méditée.
Ainsi, en 1994, le taux d'élucidation moyen national par les services de police et de gendarmerie pour l'ensemble des vols et des recels dépassait à peine 14 %, contre 13 % pour l'ensemble des destructions et des dégradations de biens, et n'atteignait péniblement que 10 % pour les cambriolages.
Dans ces conditions, quelles que soient les mesures législatives que l'on prendra dans le domaine de la procédure pénale, pour les justiciables, pour les victimes d'infraction, on butte sur ce véritable mur que constituent ces pourcentages : dans 90 % des cambriolages, l'auteur ne sera jamais identifié et il en ira hélas ! de même dans 86 % des vols et des recels !
A la lumière de ces constats, comment ne pas s'interroger sur ce que doit être la première préoccupation, s'agissant de l'exigence de sécurité ? D'ailleurs, je le souligne, il n'y a pas de « droit à la sécurité ». La sécurité est un objectif, de valeur constitutionnelle, certes, mais on comprend pourquoi cela ne peut être qu'un objectif. Il est bien évident que, pour tendre vers cet objectif et pour répondre à ce sentiment que l'on évoque, la première des exigences doit concerner l'utilisation des forces de police judiciaire.
Pour ma part, je pense que le Gouvernement, dont je sais que c'est à juste titre une préoccupation essentielle, doit se pencher sur ces données et s'interroger car, comme le disait notre ami Gaston Defferre, c'est très bien de rassurer la population en mettant des képis dans la rue, mais cela ne sert à rien si pour chaque infraction - cambriolage, vol de moto ou d'automobile - rien ne se passe au-delà du dépôt de la plainte. On comprend alors l'amertume et l'inquiétude de nos concitoyens !
Je constate donc, pour ma part, au regard de ces données, que la politique de classement sans suite pratiquée par les parquets n'est pas laxiste et n'a pas pour objet de faire face à une surinflation judiciaire que ceux-ci ne sauraient pas traiter, faute de moyens. Les parquets ont, au contraire, une politique de classement sans suite qui me paraît raisonnable et qui s'inscrit dans la norme. Ce qui décroît, hélas, c'est le nombre d'affaires élucidées par rapport au nombre d'infractions commises.
Ce rappel étant fait, les mesures que vous nous proposez, madame le garde des sceaux, sont techniquement bienvenues et marquent la volonté d'inscrire fort justement dans la loi des améliorations en matière d'alternatives aux poursuites.
Je n'insisterai pas sur la médiation pénale ; cela va de soi. Elle est née de pratiques du parquet. D'ailleurs, je me souviens très bien de son origine. Entre 1983 et 1985, des procureurs de la République qui l'ont lancée dans la banlieue de Paris étaient venus à la Chancellerie nous parler de cette expérience. Il était tout à fait louable qu'ils entreprennent ainsi spontanément, sur le terrain, la recherche de moyens et de techniques qui permettraient à la fois de satisfaire la victime et, en même temps, de donner au classement une dimension autre que la prise en considération de la personnalité du délinquant à travers également la réparation du trouble causé par l'infraction.
Il est tout à fait pertinent, à cet égard, que la médiation pénale ait été inscrite, en 1993, dans la loi et je vous félicite d'avoir repris les dispositions qui tendent à introduire une composition judiciaire - composition pénale, injonction pénale, peu importe l'expression, cela ne change rien - cette procédure étant souhaitable pour ce type d'affaire.
Le dispositif qui avait été proposé, et adopté, en 1995 répondait à une exigence, mais ne satisfaisait pas aux principes constitutionnels. Le Conseil constitutionnel avait déclaré, comme, je pense, il convenait, que certaines mesures susceptibles de faire l'objet d'une injonction pénale pouvaient être de nature à porter atteinte à la liberté individuelle. Il suffit, pour en juger, de lire la liste des mesures proposées. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 2 février 1995, ajoutait que « dans le cas où elles sont prononcées par un tribunal, elles constituent des sanctions pénales ; que le prononcé et l'exécution de telles mesures, même avec l'accord de la personne susceptible d'être pénalement poursuivie, ne peuvent, s'agissant de la répression de délits de droit commun, intervenir à la seule diligence d'une autorité chargée de l'action publique, mais requièrent la décision d'une autorité de jugement... ».
Je suis surpris que l'on ait attendu trois ans pour tirer les conséquences de ce qui figurait en toutes lettres dans cette décision, à savoir qu'il convenait, une fois le projet d'accord intervenu, de le soumettre à une autorité de jugement.
Si l'on s'oriente dans la direction de ce que les Américains appellent le plea bargaining, au moins faut-il être sûr que cela ne se passera pas en tête à tête entre une partie toute puissante - la partie poursuivante l'est - et un délinquant qui, par définition, ne l'est pas. Il convient, à cet égard, que le contrôle d'un magistrat du siège soit prévu. C'est tout à la fois un rééquilibrage des droits des parties et un contrôle par l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle quand il s'agit de mesures pouvant porter atteinte à celle-ci.
Encore une fois, vous avez tout à fait raison de proposer les dispositions législatives qui sont nécessaires pour que, ainsi, toute inconstitutionnalité étant écartée, on puisse bénéficier de cette procédure née de la pratique.
Il en va de même des autres dispositions que vous nous proposez, madame le garde des sceaux. Les parquets dynamiques y ont déjà recours ; les légaliser est mieux encore, car ces expériences se généraliseront, pour la plus grande satisfaction - je le pense - des justiciables.
Evidemment, et nul doute que cela fera l'objet de débats lors de la discussion des amendements, un certain nombre d'améliorations techniques vous seront soumises, notamment par notre ami M. Dreyfus-Schmidt.
Pour ma part, j'estime que le texte, assurément, doit être voté. Le groupe socialiste vous soutiendra dans votre effort, non sans vous avoir félicitée de votre continuité et de l'énergie que vous apportez à cette amélioration de la justice.
Cependant, madame le garde des sceaux, nous pouvons nous doter des meilleures dispositions législatives en matière de procédure pénale, mais si le taux d'élucidation des affaires ne cesse de décroître, elles ne parviendront guère à apaiser l'inquiétude de nos concitoyens. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Pagès.
M. Robert Pagès. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd'hui constitue le premier des sept textes annoncés à ce jour concernant la première phase d'une réforme de la justice à laquelle le Gouvernement et sa majorité sont particulièrement attachés.
Il n'est pas nouveau d'indiquer que la justice ne se porte pas bien dans notre pays. Voilà des années que ce constat est dressé.
La lenteur des procédures, la complexité de la loi mais aussi la perception par l'opinion d'une dépendance à l'égard du pouvoir politique pèsent sur la confiance des citoyens envers l'institution judiciaire.
Le sondage publié voilà près d'un an par un quotidien du soir est toujours d'actualité : 66 % des Français ont une mauvaise image de la justice, 77 % indiquent qu'elle ne dispose pas de moyens suffisants et 87 % qu'elle est plutôt vieillotte.
Quels étaient les souhaits des sondés ?
Pour 76 % d'entre eux, il fallait accélérer les délais de procédures et de jugements ; pour 47 %, il convenait de renforcer l'égalité des citoyens devant la justice et pour 44 %, il fallait faciliter l'accès des citoyens à la justice et simplifier les procédures. Enfin, 82 % des sondés estimaient que la justice était soumise au pouvoir politique et 73 % jugeaient que l'indulgence est plus grande à l'égard des hommes politiques.
Ce rappel de l'état de l'opinion, avec toute la prudence et la réserve que peut susciter la méthode des sondages, était, selon moi, nécessaire pour souligner l'ampleur du travail à effectuer, son urgence, et donc pour approuver l'engagement du débat sur la réforme que vous proposez, madame la ministre.
Les débats à venir relatifs au Conseil supérieur de la magistrature et au statut du parquet nous permettront d'aborder de manière plus approfondie les rapports entre pouvoir politique et justice, entre presse et justice.
En ce qui concerne notre discussion d'aujourd'hui, un premier regret tient à un manque de lisibilité dû à la multiplicité des textes, que j'évoquais d'entrée, et à leur ordonnancement.
Pourquoi le Sénat aborde-t-il la grande réforme par le biais d'un texte composé de dispositions diverses qui aurait dû clôturer le débat plutôt que l'entamer ?
Cette remarque de pure forme étant formulée, venons-en au projet de loi qui nous intéresse aujourd'hui.
Selon nous, deux aspects du texte se dégagent : d'une part, les alternatives aux poursuites avec la création de la procédure de compensation judiciaire et, d'autre part, la limitation du champ d'intervention du juge unique.
Comme je l'ai indiqué, les Français perdent confiance en leur justice. Mais, dans le même temps, le recours au droit explose. En vingt ans, le nombre d'affaires traitées par la justice est passé de 826 000 à 1 886 000.
Or, dans la même période, le nombre de magistrats, lui, est passé de 5 000 en 1975 à 6 135.
Les délais de jugement se sont bien évidemment accrus, pour atteindre quarante-cinq mois pour les procédures criminelles.
Nous avons souligné et approuvé, à l'occasion du dernier débat budgétaire, l'effort du Gouvernement à l'égard de la justice. Mais cet effort ne sera payant que s'il est maintenu et renforcé dans la durée. Nous comptons sur vous, madame la ministre, pour nous rassurer sur ce point.
La justice est donc engorgée en amont, mais elle l'est également en aval, au regard de la surpopulation pénale.
Aujourd'hui, sont détenues en France près de 55 000 personnes pour une capacité de 50 000 places.
Cette surpopulation carcérale est déjà un problème en soi, mais elle devient insupportable lorsque l'on sait que plus de 40 % de ces détenus sont des prévenus. La durée de la détention provisoire augmente toujours, puisqu'elle est passée de 3,5 mois en 1992 à 4,2 mois en 1996.
Ce constat doit susciter, d'urgence, une réflexion sur les alternatives à l'incarcération et sur une révision du nouveau code pénal qui a trop souvent alourdi les peines de prison.
Au regard de cette analyse, engorgement en amont et en aval de la justice, le développement des alternatives aux poursuites pénales paraît hautement souhaitable.
Nous approuvons pleinement la première phrase de l'exposé des motifs : « Parce qu'elle constitue un service public, l'institution judiciaire doit apporter aux faits dont elle est saisie des réponses rapides et efficaces. »
Le nouveau mécanisme que le projet de loi prévoit en introduisant les articles 41-1 et 41-2 dans le code de procédure pénale suscite cependant des interrogations et des réserves de notre part.
De fait, le rôle du parquet est renforcé par le dispositif prévu. C'est lui qui décide et engage la mise en oeuvre des alternatives. L'autorité de jugement n'est sollicitée que pour valider la procédure. Il est à craindre que cette validation ne soit de pure forme étant donné l'engorgement des tribunaux.
Cette remarque est fondée non pas sur une hostilité de principe au parquet, mais sur une réserve quant à son rôle et à ses rapports avec les pouvoirs publics, dont nous n'avons pas encore précisément débattu dans cet hémicycle.
Notre interrogation porte également sur le devenir du principe du contradictoire dans ce cadre. Du point de vue tant de la défense que des parties civiles, l'absence de poursuites peut nuire aux intérêts de chacun. Je me permets d'insister, madame la ministre, sur le fait que c'est l'action publique qui, souvent, permet aux victimes de peser sur le cours de la justice.
Les droits de la défense sont également quelque peu malmenés, puisque la possibilité, et non pas la nécessité, de la présence de l'avocat n'est qu'effleurée par le projet de loi.
Voilà trois ans, à l'occasion du débat sur la transaction pénale initiée par M. Méhaignerie, relayé par M. Fauchon ici même, mon ami Charles Lederman avait également souligné les dangers à l'égard de la présomption d'innocence.
Cette procédure, qui s'apparente au « plaidé coupable » d'inspiration anglo-saxonne, pousse de fait aux aveux.
Souvent, une personne, pour éviter les tracasseries de poursuites et - qui sait ? - l'erreur judiciaire, avouera et compensera le délit.
Nos interrogations, vous le constatez, madame la ministre, sont réelles. Elles ne sont pas nouvelles, puisque, voilà quatre ans, nombreux avaient été les parlementaires de tous bords à refuser une évolution de la procédure pénale en rupture avec certains principes essentiels de notre droit.
Mais, je le répète, une réforme audacieuse du parquet peut aider à dépasser nos réticences, qui, pour l'instant, sont réelles.
Il est un point sur lequel nous butons, c'est celui de l'indemnité compensatrice.
En 1994, déjà, je m'étais personnellement élevé contre l'introduction de l'argent dans le rendu de la justice. J'avais, avec Charles Lederman, mis en évidence les dangers de marchandage et d'inégalité devant la justice selon les possibilités de paiement.
On m'objectera que le plafond de 10 000 francs n'est pas très élevé et qu'il est en tout cas inférieur à celui de 50 000 francs qui avait été envisagé en 1994.
Certes, mais il est incontestable que, si cette disposition est adoptée, le pli sera pris, et la voie ouverte à une extension du marchandage judiciaire. Cela, nous nous y opposons et nous déposerons un amendement visant à supprimer l'indemnité compensatrice.
Bien entendu, notre attitude est renforcée par la volontée de M. le rapporteur et de la commission d'élever le plafond de la transaction à 50 000 francs.
Pour résumer notre position sur les alternatives aux poursuites, nous approuvons l'objectif concret du projet de loi, à savoir accélérer la justice et désengorger les tribunaux ; nous apprécions l'effort d'adaptation à la violence urbaine qui, de fait, nécessite un traitement particulier en dehors de la mise en route de la procédure pénale la plus lourde.
Cependant, en l'état actuel du texte - ce ne sont pas les amendements proposés par M. le rapporteur et visant à renforcer le mécanisme de la compensation pécuniaire qui nous rassureront ! - nous estimons insuffisantes les garanties en matière de respect du principe du contradictoire et nous refusons l'introduction de l'argent dans le rendu de la justice. Je suis persuadé que la navette parlementaire permettra de dissiper ces premières inquiétudes.
Le second point qui, selon nous, se dégage de ce projet de loi, c'est la limitation, utile et nécessaire, du champ d'intervention du juge unique.
La collégialité constitue la garantie de la sûreté des jugements. Elle permet l'échange et la confrontation des points de vue et des arguments, ainsi qu'une prise de décision collective.
La dérive qui a favorisé l'instauration du juge unique en matière civile, sociale, puis correctionnelle, plonge la justice dans une logique productiviste destinée à gérer la pénurie des moyens au mépris des droits essentiels des justiciables.
Nous approuvons donc pleinement votre démarche, madame la ministre, qui tend à renforcer le principe de la collégialité.
Refuser le juge unique en cas de traitement d'une récidive est un point positif. Pour ce qui est du renvoi par le juge devant une structure collégiale du fait de la complexité d'une affaire, ne serait-il pas envisageable, pour éviter toute tracasserie constitutionnelle, d'inverser la problématique en offrant la possibilité aux parties de choisir la collégialité ? Le principe d'égalité serait ainsi pleinement respecté.
Avant de conclure, je souhaiterais, madame la ministre, vous interroger sur deux aspects de moindre importance.
Premier point : quelles seront les prérogatives du parquet dans le cadre des nouvelles dispositions que vous proposez en matière d'examen technique et scientifique ? Ne sera-t-il pas permis de traiter certaines affaires sans ouvrir d'informations judiciaires ?
Second point : dans le cadre des dispositions concernant le traitement des dénonciations, ne peut-on craindre la mise en place d'un dispositif d'éparpillement des saisines, un juge, autre que celui chargé de l'instruction, pouvant être chargé d'enquêter sur la ou les dénonciations ?
Ces points, qui sont en apparence mineurs, mettent en évidence - j'espère ne pas être dans le vrai - un renforcement du rôle du parquet, ce qui ne me paraît pas souhaitable dans le cadre de la réforme de la justice qui est en cours.
Vous l'aurez compris, madame la ministre, mes chers collègues, notre appréciation sur ce projet de loi est mitigée, car les aspects positifs et les aspects moins positifs se mêlent.
C'est pourquoi nous déterminerons notre vote final en fonction de l'attitude du Sénat à l'égard des amendements de M. Fauchon et de la majorité de la commission des lois, qui, je le répète, amoindriraient la portée novatrice du projet de loi à l'égard de la collégialité ou accentueraient encore le caractère négatif de la compensation judiciaire. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen. - Mme Dusseau applaudit également.)
M. Jean Chérioux. C'est la majorité plurielle !
M. le président. La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel. Le rapporteur de la commission des lois, mon éminent collègue M. Pierre Fauchon, a parfaitement analysé l'économie du projet de loi relatif aux alternatives aux poursuites et renforçant l'efficacité de la procédure pénale, que vous soumettez aujourd'hui au Sénat, madame la ministre.
Ce texte contient des dispositions pratiques et réalistes. Il tend aussi à légaliser les initiatives prétoriennes. En effet, au cours des dernières années, les magistrats et les juridictions ont fait preuve d'imagination et, à crédits constants, ont revu organisation, méthodes et procédures, afin de rendre la justice pénale plus efficace. Citons le traitement en temps réel des infractions, les maisons de justice, les initiatives en matière de proximité et, enfin, la troisième voie dont il est question, pour partie, aujourd'hui.
Permettez-moi, madame la ministre, en complément de votre intervention liminaire, d'aborder six points tirés de mes récentes investigations sur un domaine particulier : le classement sans suite. Ces points mériteront, me semble-t-il, de retenir tout notre attention le moment venu.
Le premier point concerne la dépénalisation de certains textes.
Parce que les instances traditionnelles de règlement des petits conflits disparaissent peu à peu, la justice pénale est de plus en plus sollicitée pour traiter de cas qui ne relèvent pas véritablement de sa compétence ou qui sont à la limite de celle-ci.
En outre, la vie sociale tend à être de plus en plus pénalisée. Dans un récent article sur les relations du politique et du judiciaire, publié en novembre 1997, Laurent Kessous résumait bien cette situation. Alors que le droit pénal devrait voir son champ d'action se rétrécir au profit du droit civil, du droit des affaires ou du droit des assurances, un nombre croissant de projets ou de propositions de loi et de textes réglementaires sont assortis systématiquement de sanctions pénales en cas d'inexécution. Or, nous le savons bien, la plupart des peines ne sont pas appliquées, les parquets les ignorent même, et ce qui devrait être une garantie pour l'application des lois devient trop souvent un facteur d'affaiblissement de la norme.
C'est pourquoi il me paraît urgent de suivre les recommandations du Conseil d'Etat et de limiter au maximum les références aux sanctions pénales. Un premier pas a été accompli, par exemple, avec la dépénalisation des chèques impayés. Il faut accentuer cette tendance afin de recentrer, à moyens constants, les magistrats du parquet sur le noyau dur de la délinquance, en les dégageant ainsi de contentieux secondaires qui peuvent être traités par d'autres administrations. Tel est, par exemple, le cas de certaines infractions à la coordination des transports.
Le deuxième point concerne la définition d'une politique pénale.
A plusieurs reprises, le Gouvernement a esquissé une politique de lutte contre la délinquance, notamment à travers votre intervention devant l'Assemblée nationale, le 15 janvier 1998, ou devant le Sénat, le 22 janvier 1998, madame la ministre. Cette approche reste cependant, comme ce fut le cas sous les précédents gouvernements, trop sectorielle.
Une politique de lutte contre la délinquance ne peut être qu'interministérielle et reposer sur un rapport annuel d'évaluation remis au Parlement et suivi d'un débat. Pour ce qui concerne le volet judiciaire de cette politique, les conclusions du rapport de la commission présidée par M. Pierre Truche, premier président de la Cour de cassation, ont insisté sur la nécessité d'initier une véritable politique d'action publique en matière judiciaire.
« La notion d'égale application de la loi dans l'acte de poursuivre et de juger implique une autre notion relativement nouvelle, au moins dans sa formulation : la nécessité d'une politique d'action publique.
« Cette notion pratiquement absente des codes a pour objet d'inscrire le traitement individuel des contentieux - opportunité des poursuites - dans un cadre d'ensemble visant à une application cohérente de la loi, en fixant des priorités compte tenu des circonstances et en veillant au respect de l'égalité entre les citoyens. »
Il est donc indispensable d'introduire dans notre code de l'organisation judiciaire - à l'article 1er, je pense - cette notion de politique pénale. L'action publique pourrait être définie comme étant la recherche et la définition des conditions dans lesquelles l'application de la loi doit être engagée de manière coordonnée entre plusieurs autorités, compte tenu des circonstances et dans le respect de l'égalité entre les citoyens. Tel est le sens d'un amendement que je vous présenterai lors de la discussion des articles et sur lequel je souhaiterais connaître votre sentiment, madame la ministre.
Cela suppose avant tout un travail interministériel réalisé sous l'autorité du Premier ministre et coordonné par vos soins, madame la ministre de la justice, afin que les différents ministères apportent leur contribution à cette politique d'action publique et y intègrent, dans les meilleures conditions, leurs politiques, qui sont aujourd'hui menées de façon trop autonome.
On pourrait préciser cette idée lors d'un débat. Vous vous êtes exprimée sur ce point au mois de janvier dernier, madame la ministre. A peu près au même moment, le procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-François Burgelin, esquissait la définition d'une politique d'action publique au plan national. Il déclarait ceci : « Voix de la société auprès des tribunaux, il revient en effet au parquet de contribuer, par le ministère de la parole et de l'écrit, d'une part, à la défense des bases culturelles sur lesquelles est fondée notre vie collective, mais aussi, d'autre part, à l'évolution des esprits. »
« Défendre nos bases culturelles, c'est prendre et faire prendre en considération l'Etat, nos institutions et les personnes...
« Au total, l'ordre public contemporain inclut désormais » - c'est ce qui est important - « des dimensions sociales, économiques et internationales que les 2 000 magistrats du parquet de notre pays se doivent de prendre quotidiennement en compte avec un double souci de maintien d'un certain ordre et de nécessaires évolutions.
« La mission du parquet, c'est d'expliquer aux juges et aux citoyens, procès après procès, ce qu'exige une bonne application de la loi et quelles sont les évolutions souhaitables. »
Que pourrait donc être une politique d'action publique déclinée par chaque procureur de la République en fonction du contexte local ? On en a eu encore un exemple récent.
Dans son discours d'installation du 23 avril 1998, M. Jean-Pierre Dintilhac, procureur de la République près du tribunal de grande instance de Paris, apporte une réponse à cette question : « Je considère que trois formes de délinquance doivent être prioritairement concernées par l'action pénale, la violence, la corruption et toutes les formes de discrimination.
« La nécessité de mener prioritairement et de front la lutte contre les violences, les corruptions et les discriminations confère à la justice, et à tous ceux qui concourent à son action, une place éminente au sein des institutions de la République puisque c'est par son intervention que sont rappelées à tous les règles communes. »
Pour vérifier ensuite si cette politique d'action publique ainsi définie est mise en application, vous pourriez par exemple, madame la ministre, décider que, chaque année, les procureurs généraux, les procureurs de la République et les avocats généraux des juridictions procèdent à une évaluation et aux ajustements nécessaires de la politique d'action publique appliquée dans le ressort de leurs juridictions. Ce serait l'occasion de mettre en exergue les difficultés rencontrées par ceux-ci dans l'exercice de cette mission et d'apporter les corrections nécessaires et les moyens adaptés.
J'évoquerai, en troisième lieu, les classements sans suite du fait des administrations.
Il s'agit toujours du code de procédure pénale, puisque c'est le code de procédure pénale qui nous intéresse aujourd'hui.
Si le taux de classement sans suite des infractions est élevé, il faut noter que ce classement intervient à tous les maillons de la chaîne pénale. En théorie, c'est le parquet qui est responsable de la décision de classement ou de poursuite des affaires. Mais, en réalité, ce dernier ne représente qu'un maillon dans la chaîne de traitement de la délinquance. Ainsi, beaucoup d'affaires sont « classées » avant même d'avoir été examinées par le parquet. En outre, dans certains cas, bien que le parquet ait décidé de poursuivre, l'affaire sera en fait classée par grippage de la procédure en aval : c'est le déficit de capacité de jugement de beaucoup trop de tribunaux de grande instance, ou encore l'inexécution ou l'exécution tardive de certaines peines.
L'article 40 du code de procédure pénale dispose que « le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie les suites à leur donner. Il avise le plaignant du classement de l'affaire ainsi que la victime lorsque celle-ci est identifiée ». Cela signifie donc que toutes les plaintes et procès-verbaux doivent lui être adressés, selon le principe : « je constate, donc je transmets », et qu'il est chargé de les lire afin de trier ceux qui seront classés de ceux auxquels une suite sera donnée.
Mais la pratique est tout autre : d'une part, les parquets ne seront pas saisi de toutes les infractions qui sont commises ; d'autre part, une grande partie des plaintes et procès-verbaux n'atteignent pas les parquets et sont directement triés en amont par des fonctionnaires. Je n'invente rien ! Mes propos sont directement inspirés de ce que m'ont dit tous les procureurs généraux et tous les procureurs de la République que j'ai eu l'occasion de rencontrer au cours de cette dernière année.
Par le classement des affaires en amont, j'entends les constats d'infractions par les administrations et les classements de fait qui s'ensuivent.
Une autre zone d'ombre en amont des plaintes est constituée par la méconnaissance par les parquets de la politique de constat d'infractions mise en oeuvre par toutes les administrations qui en ont le pouvoir et par la mauvaise application de l'article 40, alinéa 2, du code de procédure pénale, qui fait obligation à toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire de déférer des faits délictueux au procureur de la République. Or trop peu de faits délictueux sont ainsi dénoncés.
Le classement sans suite peut en effet résulter de la non-transmission par les services de l'Etat ayant qualité pour constater les infractions relevant de leur domaine de compétences. Il est difficile même de dresser la liste de ces services ! J'ai essayé de le faire, et ma liste ne compte pas moins de vingt et une pages dactylographiées d'agents qui sont chargés de constater les infractions et qui n'appartiennent ni à la police nationale ni à la gendarmerie !
Leurs motifs pour ne pas transmettre les affaires dont ils ont connaissance sont multiples : volonté délibérée de ne pas saisir le parquet pour traiter les affaires à leur niveau, lassitude - aucune poursuite ne sera alors engagée -, surcroît de travail engendré par la rédaction de procès-verbaux quand on sait que l'affaire n'aura pas de suite.
Plusieurs cas de figure expliquant cette situation peuvent se présenter.
Ainsi en est-il des interventions hiérarchiques, qui interdisent ou filtrent les transmissions, des compromis acceptés par les services déconcentrés, sans contrôle du parquet, des courts-circuits juridiques au jugement d'opportunité des poursuites - les douanes ont, de par la loi, le pouvoir de transiger, et les infractions fiscales passent, elles aussi, par un filtre prévu par la loi - et, enfin, des courts-circuits de fait, qui conduisent certaines administrations à user de leur pouvoir juridique de constatation en fonction de leur volonté et non pas de la seule existence de fait délictueux, telles les infractions au code du travail, la répression des fraudes, etc.
Ces tris en amont de la saisine du parquet sont illégaux. Aucun service, quelles qu'en soient les raisons, ne peut s'octroyer ce pouvoir que la loi ne confère qu'à la seule autorité judiciaire. Le principe, à moins d'en changer, ne peut en effet être que celui-ci : « Je constate une infraction, je transmets au parquet. »
En outre - c'est important, puisque nous avons eu encore des illustrations récentes de ces dévoiements - le fait de permettre à certains fonctionnaires de choisir la suite à donner à la constatation d'une infraction sans réel contrôle hiérarchique et sans contrôle possible de l'autorité judiciaire augmente les risques d'abus du principe d'opportunité des poursuites, voire de corruption. C'est ce qui s'est passé récemment encore dans le cadre d'une unité de gendarmerie d'autoroute.
Tous les magistrats que j'ai pu entendre sur ce sujet ont relevé les difficultés et les différences d'application de l'article 40, alinéa 2, du code de procédure pénale, difficultés et différences dues principalement à des interprétations diverses des dispositions de cet alinéa.
Depuis bientôt cinq ans, madame la ministre, j'essaie d'obtenir qu'une directive ou une circulaire interministérielle stipule très exactement ce que les administrations sont tenues de faire ou de ne pas faire. Or, je n'arrive jamais à obtenir satisfaction ! M. Méhaignerie, alors garde des sceaux, l'a promis ici même, mais il n'y a pas eu de suite ; j'ai posé à nouveau la question à M. Toubon, mais il n'y a pas eu de suite non plus ; je vous la repose aujourd'hui, madame la ministre, sachant que, entre temps, par exemple dans un domaine qui touche à l'application des dispositions de l'article 40, alinéa 2, du code de procédure pénale, une circulaire est intervenue concernant les relations entre les chambres régionales des comptes, les services de la Chancellerie et les différents parquets.
Mais il faut à mon avis aller plus loin, car il suffit de dialoguer avec certains magistrats du parquet ou avec certains représentants du ministère de l'intérieur pour savoir que, parfois, les premiers ne se sentent pas liés par une circulaire émanant du ministère de tutelle des seconds, et réciproquement. Comme vous l'imaginez, c'est tout à fait dommageable.
Ces hésitations et fins de non-recevoir sur une question aussi essentielle pour le traitement efficace de la délinquance - et je verrai bien la réponse qui me sera apportée lors de la discussion de l'un de mes amendements - illustrent bien les difficultés rencontrées par l'Etat pour coordonner ses services et pour introduire un minimum de cohérence dans la démarche des administrations chargées de constater les infractions. En un mot, on pourrait appeler cela des difficultés de commandement.
Cependant - et la démarche m'a paru tout à fait intéressante - le nouveau préfet de Corse, M. Bernard Bonnet, a récemment fait usage des dispositions prévues à l'alinéa 2 de l'article 40 du code de procédure pénale en saisissant la justice de toutes les infractions portées à sa connaissance par les différents services de l'Etat. Cette initiative illustre bien le fait que la rétention d'informations par certaines autorités administratives s'apparente à des classements sans suite de fait et - tel était le cas en l'occurrence en Corse - à une forme de complicité de la corruption.
En quatrième lieu, je souhaiterais évoquer le classement des affaires en aval, lié à l'exécution des peines.
Chaque année, 1,5 milliard de francs à 2 milliards de francs d'amendes ne sont pas recouvrées par les services des trésoriers-payeurs généraux. Et je tiens à votre disposition, madame la ministre, un tableau que j'ai fait réaliser par la comptabilité publique.
Il faut donc trouver des solutions - je sais qu'un travail est actuellement effectué à cet égard - car il est intolérable que des amendes ne soient pas recouvrées.
De la même manière, nous savons que des peines d'emprisonnement de moins d'un an sont exécutées très tardivement et très diversement selon que la condamnation a été prononcée à Lyon, à Lille, à Epinal, à Brest ou à Bordeaux, notamment.
On ne peut pas continuer ainsi, il faut remettre un peu d'ordre dans le système. L'inexécution ou l'exécution tardive des peines est tout à fait néfaste, pour le délinquant tout d'abord puisque la punition n'a alors plus de sens, mais aussi pour la victime et pour l'opinion publique, car on sait très bien que tout se dit et se répète, mais de façon déformée.
M. Christian Poncelet. Elle l'est aussi pour les services qui assurent l'ordre public !
M. Hubert Haenel. Bien sûr ! Cela démobilise et démoralise les services de constatation et d'enquête de la police nationale et de la gendarmerie.
En cinquième lieu, vous nous proposez aujourd'hui une extension de la procédure simplifiée et l'introduction de l'ordonnance pénale dans un certain nombre de domaines. Il faudrait cependant aller plus loin encore : comme l'a fait remarquer récemment le procureur général de la cour d'appel de Toulouse, M. Volff, dans sa chronique sur l'injonction pénale, « l'organisation des audiences, on le sait, est le principal goulet d'étranglement auquel se heurte la justice pénale ».
Il est possible de dresser la liste des capacités de jugement des différentes juridictions. On sait ainsi que le procureur de la République de Draguignan - je prends cet exemple au hasard - ne peut pas traiter plus de troix mille affaires par an. Si ces capacités ne sont pas augmentées, il faut donc trouver d'autres moyens, soit en étendant à la cinquième classe le système de la procédure de l'ordonnance pénale, soit en traitant certains délits selon une procédure assez voisine. Je vous proposerai d'ailleurs tout à l'heure un amendement en ce sens.
Sixième et dernier point, il me paraît utile, et même indispensable, d'engager une coopération plus étroite et mieux organisée entre les parquets et les autres partenaires responsables de la lutte contre la délinquance.
Les grandes lignes de la politique de l'action publique que vous avez définies, madame la ministre, ont vocation à être reprises à l'échelon local par les parquets. Pour autant, ces derniers n'ont pas le monopole, on le sait, de la politique pénale. Le ministère de l'intérieur, le ministère de la défense, le ministère des affaires sociales, le ministère de l'environnement, le ministère de l'économie et des finances et bien d'autres développent également une politique pénale pour les secteurs dont ils ont la charge. Une étroite coopération est donc nécessaire avec le parquet pour éviter l'élaboration de politiques divergentes.
Trop souvent - je l'ai dit, je le répète, mais ce fait mériterait d'autres vérifications alors même que, si vous les interrogez, les intéressés ne le reconnaîtront pas - les préfets ne s'estiment pas liés par une circulaire du seul ministre de la justice dans le domaine de la police judiciaire tandis que, vice versa, les procureurs généraux et les procureurs de la République ne s'estiment pas liés par une circulaire du ministre de l'intérieur. Il en est de même pour les autres services de l'Etat, d'où la nécessité d'élaborer des directives et des circulaires interministérielles en ce domaine, notamment pour appliquer les dispositions de l'article 40, alinéa 2, du code de procédure pénale.
Cette coopération est particulièrement nécessaire entre la Chancellerie, d'une part, et les ministères de l'intérieur et de la défense, d'autre part, même si les problèmes que cela entraîne sont très complexes. En effet, le code de procédure pénale prévoit que la police judiciaire est exercée sous la direction du procureur de la République, mais elle est également soumise à la tutelle hiérarchique - administrative, cette fois - des ministères de l'intérieur et de la défense. Cette double tutelle peut remettre en cause le bon fonctionnement des missions et des enquêtes de police judiciaire par l'intervention du ministère de l'intérieur, via l'autorité hiérarchique.
Ce risque d'interférence est d'autant plus grand que les logiques des deux ministères sont différentes.
De même, les maires sont directement concernés par le développement de la délinquance, puisque c'est souvent en grande partie sur leur capacité à l'enrayer - même s'ils ne peuvent pas grand-chose, sauf à créer, par exemple, des polices municipales - que leurs concitoyens les jugent. Ils ont donc intérêt à travailler en concertation avec le parquet ainsi qu'avec les services de police et de gendarmerie.
Pourtant, leur attitude vis-à-vis des magistrats, et vice versa - parfois -, est ambiguë, mélange d'attentes très fortes et de méfiance. Il me paraît donc indispensable de développer les contacts entre les maires, les magistrats, les forces de police et de gendarmerie pour éviter les malentendus réciproques et renforcer la coopération.
Voilà, monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les quelques observations que je souhaitais présenter sur ce texte relatif à la procédure pénale. J'espère qu'elles retiendront votre attention, madame la ministre, au moment où je présenterai mes amendements.
Au bénéfice de ces observations et sous réserve de l'adoption de certains de ces amendements, le groupe du Rassemblement pour la République votera ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Monsieur le président, je voudrais d'abord dire à quelques-uns des orateurs à quel point j'ai été amusée de les écouter : j'ai entendu parler de « porte étroite », de « mosaïque », de patchwork , de « petit texte »... par rapport, j'imagine, à de grands textes. En vous écoutant, je me disais : voilà bien des remarques masculines ! (Exclamations sur de nombreuses travées.)
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Même pour le patchwork ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. En effet, le jour même où le conseil des ministres vient d'adopter un projet de loi sur la parité, la femme que je suis considère qu'il n'y a pas de petits et de grands textes, qu'il n'y a pas de textes nobles et moins nobles, et qu'en tout cas un texte sur la justice au quotidien est au moins aussi noble, sinon plus, que des grands textes portant sur des grands principes.
En faisant en sorte que la Haute Assemblée puisse se saisir en premier d'un texte sur la simplification et l'efficacité des procédures pénales, je souhaitais que, comme l'Assemblée nationale, le Sénat puisse se prononcer sur cet objectif à mes yeux fondamental qu'est l'amélioration de la justice au quotidien.
Mais je n'insisterai pas davantage et je globaliserai ma réponse, car une individualisation m'aurait peut-être conduite à être un peu plus incisive que je n'aurais souhaité l'être.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Le message est bien reçu !
M. Christian Poncelet. C'est comme pour le Parlement : il y a deux chambres, et aucune chambre n'est supérieure à l'autre.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je répondrai maintenant un peu plus précisément aux observations qui ont été présentées.
Je remercie M. Fauchon de la qualité de son rapport. Je crois en effet que nous avons la volonté commune de favoriser, à tous les niveaux, l'enquête, l'instruction et le jugement, afin de faciliter les procédures et de supprimer les lourdeurs. C'est ce but unique qui nous guide, et je remercie M. Fauchon et M. Badinter d'avoir bien voulu le souligner dans leurs interventions.
A M. Hyest, qui s'est soucié de la perspective d'ensemble de la réforme, je veux rappeler ici deux choses simples : d'abord, nous avons eu un débat d'orientation le 22 janvier ; ensuite j'ai pris soin, dans mon discours introductif, de replacer ce projet de loi dans le dessein d'ensemble de la réforme. Les différents textes que nous vous soumettons s'inscrivent donc dans un dispositif plus général.
Sur la compensation judiciaire, j'ai bien retenu les remarques des uns et des autres mais, si je conçois tout à fait que l'on puisse souhaiter améliorer le dispositif, il faut aussi veiller à ne pas le compliquer à l'extrême.
M. Hyest a évoqué la carte judiciaire. C'est évidemment un objectif très important.
Pour la première fois, une mission a été spécialement créée à cet effet et elle est concrètement dotée de personnels : M. Errera, qui la dirige, pourra recruter quatre personnes qui lui permettront de mener à bien cette importante réforme.
M. Robert Badinter. Très bien !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Enfin, sur la justice des mineurs, monsieur Hyest, les dispositifs de troisième voie sont d'ores et déjà prévus dans l'ordonnance de 1945 telle qu'elle a été modifiée récemment.
Par conséquent, le projet de loi que nous examinons aujourd'hui complète utilement les textes existants, qui permettent déjà d'avoir recours à ces dispositifs plus rapides.
A Robert Badinter, je voudrais d'abord dire qu'il a évidemment tout à fait raison de souligner qu'un nombre considérable d'infractions ne sont pas élucidées. J'avais moi-même insisté sur cet élément lors du débat d'orientation à l'Assemblée nationale et au Sénat, comme d'ailleurs à l'occasion de plusieurs débats ultérieurs.
Il me paraît être de la responsabilité du garde des sceaux, une fois constaté qu'un certain nombre d'infractions n'étaient pas élucidées par les services de police ou par la gendarmerie, de faire en sorte que le service public de la justice diminue le nombre des classements sans suite.
M. Jean Chérioux. Très bien !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux Il ne s'agit pas, encore une fois, de sous-estimer l'importance des différents acteurs, mais je pense qu'il est de ma responsabilité, à la tête de ce département ministériel, de faire en sorte que soit d'abord amélioré ce qui peut l'être au sein du ministère de la justice. Cela ne m'empêche pas de demander à mes collègues d'améliorer tel ou tel point, mais je n'ai pas envie de projeter sur d'autres des difficultés que nous avons nous-mêmes à traiter au sein du ministère de la justice.
Lorsqu'une affaire est élucidée, il est encore plus important d'éviter les classements sans suite car, à ce moment-là, non seulement les victimes se sentent encore plus oubliées, mais les délinquants peuvent imaginer qu'ils bénéficient d'une impunité qui ne peut pas être tolérée.
M. Christian Poncelet. Et les services d'ordre sont découragés !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Peut-être, mais, à cet égard, M. Badinter a raison aussi de souligner qu'on ne peut pas déverser sur la justice l'intégralité des responsabilités qui ne sont pas assumées ailleurs. Je veux bien être honnête et ne pas rejeter sur d'autres départements ou sur d'autres services administratifs les responsabilités du ministère de la justice, mais j'entends aussi qu'on ne rejette pas sur le ministère de la justice les difficultés qui pourraient être traitées ailleurs !
M. Christian Poncelet. Ce n'est pas l'avis de M. Chevènement !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Monsieur Pagès, vous avez entièrement raison de souligner l'importance d'un texte sur la justice au quotidien ainsi que celle du texte sur l'accès aux droits, qui viendra en discussion devant le Sénat après avoir été examiné par l'Assemblée nationale.
S'agissant de la surpopulation pénale, j'ai mis en place une politique dont j'ai fait part au conseil des ministres au début d'un mois d'avril et qui consiste à faciliter la réinsertion et à favoriser les alternatives à l'incarcération.
D'autre part, nous avons mis en oeuvre et nous poursuivons la réforme des services d'insertion. Nous développons les projets d'exécution des peines, qui sont très importants pour les détenus qui ont de longues peines à purger.
Par ailleurs, dans un autre texte, relatif à la présomption d'innocence, je proposerai une réforme de la détention provisoire.
Monsieur Haenel, la plupart de vos remarques, d'ailleurs fort intéressantes, ne concernaient pas directement le présent texte. Mais, après tout, notre discussion peut toujours être l'occasion d'engager des réflexions plus générales !
En ce qui concerne la politique pénale, je prépare, dans le cadre de la réforme, des orientations générales. Le texte sur la Chancellerie et le parquet prévoit que ces orientations générales feront pour la première fois - c'est une innovation - l'objet d'un rapport rendu annuel devant le Parlement.
Ce même texte définit, pour la première fois aussi, les principes de politique générale, les rapports entre le garde des sceaux et les parquets et, à l'intérieur des parquets, entre les procureurs généraux et les procureurs, ces deux catégories de magistrats devant également faire des rapports annuels.
Nous allons donc tout à fait dans le sens que vous souhaitez, celui d'une plus grande lisibilité de notre politique pénale.
Puisque vous avez mentionné la politique du Gouvernement, j'ajoute que, s'agissant de la coordination évidemment nécessaire entre tous les services de l'Etat, Jean-Pierre Chevènement et moi-même avons, notamment pour la mise en place des contrats locaux de sécurité, cosigné des circulaires pour bien manifester que, dans ce domaine, il n'était pas question que tel ou tel service se renvoient la balle.
S'agissant de la Corse, il est certes important que soient utilisés les instruments de procédure, qui sont, à la vérité, à la disposition de tous les fonctionnaires ; il est heureux que le préfet de région les utilise.
J'observe que l'utilisation de l'article 40, dans des cas particuliers et sur des procédures précises, est aujourd'hui encouragée par la Commission des opérations de bourse.
Par ailleurs, le projet de loi relatif à la délinquance sexuelle, que le Sénat a adopté, ce dont je le remercie, insiste précisément sur la nécessité pour les proviseurs de dénoncer les infractions sexuelles. Il y a donc tout un mouvement qui va dans le sens que vous souhaitez.
Toutefois, s'agissant de la Corse, plutôt que l'utilisation des procédures, ce qui est véritablement nouveau, c'est la volonté politique de mener une autre politique pénale et de faire en sorte qu'on ne tolère plus d'infractions dans l'Etat de droit. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.

Question préalable