SEANCE DU 14 DECEMBRE 2000


CONSEIL EUROPÉEN DE NICE

Discussion d'une question orale avec débat
(Ordre du jour réservé)

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la question orale avec débat n° 30 de M. Hubert Haenel à M. le ministre des affaires étrangères, sur le Conseil européen de Nice, suivante :
M. Hubert Haenel demande à M. le ministre des affaires étrangères d'exposer au Sénat les résultats du Conseil européen réuni à Nice les 7 et 8 décembre 2000.
La parole est à M. Haenel, auteur de la question.
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me garderai bien de qualifier le sommet de Nice. Je me contenterai d'examiner le principal résultat de ce Conseil sous présidence française à la lumière des résultats de ce qu'on a appelé la Conférence intergouvernementale, la CIG, à savoir que la voie de l'élargissement est désormais libre.
Rappelons tout d'abord que la nécessité d'une réforme institutionnelle en préalable à l'élargissement était déjà reconnue avant la négociation d'Amsterdam. Celle-ci n'ayant pas abouti sur ce point, la France, la Belgique et l'Italie avaient rappelé, dans une déclaration annexée au traité, que l'élargissement restait subordonné à une réforme institutionnelle. L'Assemblée nationale et le Sénat avaient d'ailleurs tenu, chacun s'en souvient, à inscrire cette exigence dans la loi autorisant la ratification du traité d'Amsterdam par la France. Progressivement, les autres pays membres s'étaient ralliés à cette démarche. C'est ainsi qu'a été lancée la Conférence intergouvernementale qui vient de se conclure.
Il n'était pas acquis qu'un accord serait obtenu à Nice. Jusqu'à présent, l'Europe n'avait jamais connu de négociation strictement limitée au fonctionnement des institutions ; il y avait toujours une question de fond qui entraînait à la suite les questions purement institutionnelles. Ce n'est que pour réaliser l'achèvement du marché intérieur que l'on a obtenu le consensus sur la prise de décision à la majorité qualifiée dans l'Acte unique. C'est parce que la monnaie européenne était un objectif mobilisateur que l'on s'est mis d'accord sur le traité de Maastricht. L'on fut bien heureux de mettre en avant la mise en place d'un espace de liberté, de sécurité et de justice pour le traité d'Amsterdam. Cette fois-ci, la négociation se limitait à quatre questions institutionnelles et avait pour seul objectif de revoir les règles du jeu.
L'exercice était d'autant plus difficile que ces questions avaient déjà été abordées, sans succès, lors de la négociation d'Amsterdam. Dès lors qu'il s'agissait de définir, finalement, la place de chaque pays dans le processus de décision, les gouvernements avaient une marge de manoeuvre très étroite.
Finalement, si un accord a pu être trouvé, c'est parce que aucun Etat membre ne voulait endosser la responsabilité de donner un coup d'arrêt au processus d'élargissement et de provoquer une crise qui aurait pu mettre en péril la monnaie européenne.
Après l'accord de Nice, le préalable institutionnel se trouve donc levé. Personne ne semble tout à fait sûr que le nouveau traité permettra aux institutions de bien fonctionner après l'élargissement, mais, du moins, tout le monde est d'accord pour ne plus revenir sur cette question. Nous savons donc désormais quelle sera la physionomie de l'Union élargie.
Deux objectifs ont été mis en avant dans le débat qui a entouré les négociations : conforter la légitimité des institutions et en améliorer l'efficacité.
Considérons la légitimité, tout d'abord.
Le maintien des règles en vigueur aurait, à coup sûr, compromis la légitimité du processus de décision. Pour des raisons historiques, la pondération des votes au Conseil était très favorable aux Etats les moins peuplés. C'était acceptable dans une Union à douze, qui comptait sept « petits » Etats et cinq « grands » ; mais, déjà, l'équilibre avait commencé à se détériorer dans l'Europe à quinze. Avec l'élargissement, qui va concerner dix « petits » Etats, un « moyen », la Roumanie, et un seul « grand », la Pologne, on serait arrivé à un déséquilibre flagrant. Il fallait donc modifier les règles pour retrouver un équilibre raisonnable dans l'Union élargie.
A l'issue du traité de Nice, les institutions sont-elles plus légitimes ?
Pour ce qui est de la pondération des votes au Conseil, il y a un progrès, mais un progrès relativement modeste.
Prenons un exemple qui nous concerne de près : la France représentera 12,5 % de la population de l'Union élargie ; avec les anciennes règles, elle aurait eu 7,5 % des droits de vote ; avec les nouvelles règles, elle en aura 8,4 %. La représentativité du Conseil est donc un peu améliorée, mais de là à voir dans le nouveau système une sorte de directoire des « grands » Etats, il y a un pas qu'on ne saurait franchir.
Et l'on ne doit pas oublier que les nouvelles règles restent favorables aux Etats les moins peuplés, ce qui est d'ailleurs normal, finalement, dans une union d'Etats comme l'Union européenne.
Il est vrai que, par ailleurs, le nouveau système de vote comporte un « filet démographique ». Lorsque la majorité qualifiée aura été atteinte en nombre de voix, il faudra s'assurer que ces voix représentent au moins 62 % de la population de l'Union. A l'heure actuelle, la majorité qualifiée représente au moins 58 % de la population de l'Union. En l'absence de réforme, le pourcentage aurait été d'à peine 50 % dans l'Europe élargie. Le « filet démographique » est donc un progrès pour la représentativité du Conseil.
On dira qu'il s'agit là d'une mesure très favorable aux grands Etats, spécialement à l'Allemagne, qui représentera à elle seule 17,5 % de la population de l'Europe élargie. Certes, mais les « petits » Etats ont obtenu en contrepartie une clause stipulant que toute décision devra être approuvée par une majorité d'Etats membres. Cela permettra, le cas échéant, à une coalition de « petits » Etats représentant moins de 12 % de la population de bloquer une décision ; l'hypopthèse est, bien entendu, un peu extrême, du moins on l'espère, mais elle montre que le système n'écrase pas, loin de là, les Etats les moins peuplés.
Dans l'ensemble, la légitimité du Conseil sort plutôt renforcée du nouveau traité ; sa représentativité se trouve améliorée sans que les « petits » Etats puissent se juger marginalisés.
Pour ce qui est du Parlement européen, la situation est plus étrange.
Les députés des « grands » Etats représenteront tous à peu près 800 000 habitants, mais ensuite la règle adoptée paraît moins claire. Par exemple, un député néerlandais représentera 630 000 habitants et un député belge en représentera 460 000 : on a peine à comprendre la légitimité d'un tel écart. D'une manière générale, les écarts de représentation resteront considérables et seront même plus accentués qu'aujourd'hui : un électeur luxembourgeois vaudra onze électeurs français, un électeur chypriote en vaudra six et un électeur danois en vaudra deux. En bref, la légitimité du Parlement européen ne sort pas renforcée du traité de Nice.
J'ajouterai un mot, enfin, sur la Commission européenne.
Il n'y a pas lieu, en principe, de la considérer sous l'angle de la représentativité. Son rôle n'est absolument pas de représenter les Etats ; il est de prendre l'initiative de la législation communautaire, de favoriser un accord sur les textes et de participer à leur exécution. Mais, dans les faits, on a constaté que les Etats membres tenaient presque tous très fermement à avoir « leur » commissaire. La solution à laquelle on est parvenu, un commissaire par Etat membre, n'est pas inattendue. Le risque de cette solution est que chaque Etat se sente en quelque sorte représenté par « son » commissaire.
La Commission serait alors, dans le processus de décision, le seul lieu où les Etats seraient représentés de manière égalitaire, ce qui est d'ordinaire, dans un système fédéral, le rôle dévolu à la deuxième chambre et non à un organe exécutif. Il reste à espérer que les nouveaux pouvoirs reconnus au président de la Commission, qui sera désormais désigné par le Conseil à la majorité qualifiée et qui disposera d'une autorité accrue sur son équipe, permettront d'empêcher une telle évolution.
Venons-en maintenant au second critère permettant d'apprécier la réforme, celui de l'efficacité.
Un élément va dans le sens du progrès, c'est l'augmentation du nombre des domaines où le Conseil statuera à la majorité qualifiée. Certes, l'avancée n'est pas aussi grande qu'on aurait pu l'espérer dans l'absolu, mais nombre de progrès avaient déjà été réalisés par les traités précédents et l'on atteignait une sorte de « noyau dur » de matières très sensibles pour tel ou tel Etat, y compris le nôtre. Le gain de Nice n'est donc pas négligeable.
En revanche, la procédure de décision sera manifestement plus lourde qu'auparavant. Les décisions du Conseil devront respecter trois critères : la majorité des Etats membres, la majorité qualifiée en nombre de voix et la majorité démographique de 62 %. Il faut ajouter que la majorité qualifiée sera un peu plus difficile à obtenir puisqu'il faudra près de 75 % des voix pour l'atteindre, au lieu de 71 % aujourd'hui.
Par ailleurs, la procédure de codécision avec le Parlement européen s'appliquera à de nouveaux domaines, devenant pratiquement la procédure de droit commun.
Tout laisse donc à penser que le processus de décision sera, dans l'ensemble, plus lent qu'aujourd'hui.
Quant à la révision des traités, qui suppose l'unanimité, on peut juger d'après les expériences d'Amsterdam ou de Nice qu'elle ne sera pas une mince affaire dans une Union à vingt-sept.
Mais l'efficacité repose en grande partie sur un bon équilibre des institutions. Depuis quelques années, cet équilibre est en évolution. Le rôle du Conseil européen s'est beaucoup affirmé - peut-être trop, aux yeux de certains - de même que celui du Parlement européen ; en revanche, le Conseil des ministres et surtout la Commission se sont retrouvés plus en retrait. Qu'en sera-t-il après Nice ?
Il est difficile de savoir si le Conseil européen, qui statue par consensus, pourra pleinement jouer son rôle quand il comptera vingt-sept membres.
Pour ce qui est de la Commission, lorsqu'elle sera composée d'un commissaire par Etat membre, aura-t-elle tendance à refléter les intérêts des Etats membres ou saura-t-elle d'autant mieux en faire la synthèse ? Les deux hypothèses sont envisageables.
Le Conseil risque, quant à lui, d'être affaibli par l'alourdissement du processus de décision. Il lui sera difficile d'entretenir un dialogue équilibré avec le Parlement européen, qui, pour sa part, ne subira pas de nouvelles contraintes.
Finalement, on peut déjà dire que les nouvelles règles devraient permettre au Parlement européen de poursuivre sa montée en puissance.
Cette évolution peut être positive pour la vie démocratique européenne. Cependant, il ne serait pas souhaitable pour l'Union d'en venir, insensiblement, aux « délices et poisons » du régime d'assemblée.
Le Parlement européen a longtemps exercé un rôle limité. Ce n'est plus vrai aujourd'hui : ses pouvoirs sont, en pratique, plus importants que ceux dont disposent les assemblées dans les régimes parlementaires nationaux, et je parle non seulement du Sénat français mais aussi de l'Assemblée nationale.
Il ne serait pas anormal, il serait même urgent, à ce stade, d'encadrer un peu mieux cette montée en puissance. Peut-être pourrait-on réfléchir, sur le plan budgétaire, à une sorte d'« article 40 » européen qui favoriserait la maîtrise des dépenses ; la mise en jeu de la responsabilité de la Commission européenne pourrait, elle aussi, obéir à des règles plus précises ; surtout, une meilleure distinction pourrait être opérée entre la législation européenne proprement dite, entre ce qui relève de la loi, comme on dit chez nous, défini par l'article 34 de notre Constitution, et les textes de caractère technique.
Le Parlement européen est amené aujourd'hui à se prononcer en codécision avec le Conseil, par exemple, sur les normes applicables aux ascenseurs, les dimensions des tracteurs ou encore la puissance des motos. Est-ce bien là le rôle que doit jouer le Parlement d'une Union de près de 500 millions d'habitants ? L'efficacité et la rapidité du processus de décision gagneraient sans doute à une clarification dans ce domaine.
Au terme de cette rapide analyse, on est tenté de conclure que, après le traité de Nice, le processus de décision sera certes un peu plus légitime, mais ne sera sans doute guère plus efficace qu'aujourd'hui et que l'équilibre entre les institutions sera très fragile.
Comme le préalable institutionnel est aujourd'hui levé, l'élargissement apparaît plus que jamais comme un saut dans l'inconnu. Nous avons brûlé nos vaisseaux : il nous faut maintenant réussir à nous orienter, alors que nous entrons dans un territoire nouveau.
La première conséquence que nous devons tirer du traité de Nice, c'est la nécessité de faire preuve de beaucoup de vigilance dans la négociation de l'élargissement. L'adhésion doit se faire sur la base de règles précises et raisonnables, car, une fois l'élargissement réalisé, il sera difficile d'effectuer des ajustements.
Cette vigilance devra d'abord porter sur la question budgétaire. En effet, une application immédiate et complète aux pays candidats des systèmes d'aide européens sans les avoir revus, en particulier dans le domaine agricole, entraînerait un emballement des dépenses. L'élargissement devra impérativement s'accompagner d'une meilleure maîtrise de la dépense communautaire et d'une adaptation des aides agricoles à la situation des différents pays candidats.
Ces aides ont été mises en place dans l'Union européenne actuelle pour compenser la diminution des prix garantis : or, pour les agricultures des pays candidats, l'adhésion entraînera plutôt, en règle générale, un relèvement de ces prix, ou, au minimum, leur maintien. Il n'est donc pas nécessaire d'appliquer sans discernement aux pays candidats les aides directes telles qu'elles existent aujourd'hui.
La vigilance devra aussi porter tout particulièrement sur la capacité des pays candidats à appliquer le droit communautaire et à respecter la discipline de l'Union.
L'Europe est une tête sans corps : ce sont les Etats membres qui sont, pour l'essentiel, chargés de mettre en oeuvre ses décisions et qui disposent des moyens pour le faire. C'est sur la confiance mutuelle dans la volonté et la capacité d'appliquer les décisions prises en commun que repose en grande partie le fonctionnement de la Communauté.
Les administrations des pays candidats et leurs systèmes judiciaires sont-ils en mesure de mener rapidement à bien l'immense effort nécessaire pour assurer le respect effectif des règles communes ?
Cet aspect de l'élargissement devra faire l'objet de toute notre attention, car, si l'Union cessait de pouvoir pleinement s'appuyer sur les Etats membres, c'est tout son équilibre qui serait menacé. Quelle valeur conserveraient, dans un marché unique, des règles qui seraient peu, mal ou pas appliquées par certains ? On l'a bien vu récemment avec la transposition des directives par la voie des ordonnances.
Pour asseoir sa légitimité, la construction européenne doit devenir synonyme de sécurité accrue pour tous les citoyens. Quelles seraient les réactions de l'opinion si, à la suite de l'élargissement, la lutte contre la délinquance transnationale devenait encore plus difficile ou si la sécurité alimentaire paraissait moins bien garantie ? C'est une question cruciale.
Après l'accord de Nice, l'élargissement est une perspective prochaine. Raison de plus pour dire aux pays candidats que c'est le moment pour eux d'accentuer leurs efforts de réforme, et non de les relâcher.
Mais soyons clairs : même en supposant, comme nous l'espérons tous, que l'élargissement soit un succès complet, l'Union sera malheureusement, par la force des choses, un ensemble moins cohérent, moins homogène qu'aujourd'hui. Les progrès de l'intégration seront nécessairement plus lents.
Il faudra donc accepter d'avancer de manière plus différenciée qu'auparavant. Les « coopérations renforcées » introduites par le traité d'Amsterdam, et dont l'accord de Nice a assoupli le régime, peuvent apparaître comme l'instrument d'une différenciation encadrée et maîtrisée. Parviendront-elles à jouer ce rôle ? Dans certains domaines, c'est possible et en tout cas souhaitable. Mais si les coopérations réunissent certains pays dans tel domaine et d'autres pays dans tel ou tel autre domaine, on risque de s'orienter vers une union « à la carte » qui ne constituerait pas un véritable approfondissement de la construction européenne.
L'Europe élargie aura plus que jamais besoin d'une force d'entraînement, d'un « noyau dur » de pays décidés à aller de l'avant et prêts à participer à toutes les coopérations renforcées. Cela veut dire que le couple franco-allemand reste irremplaçable et a encore, en tout cas à mes yeux, un grand avenir.
On a beaucoup dit - peut-être trop - que ce couple serait désormais moins équilibré qu'auparavant. C'est sans doute vrai. Par sa population, par son économie, par sa place au coeur de l'Europe élargie, l'Allemagne se retrouve désormais au premier rang. Mais l'histoire lui a enseigné qu'elle n'avait pas intérêt à faire cavalier seul. Cette fameuse « voie particulière » allemande, le Sonderweg , est un chemin qui ne mène nulle part.
Un renouveau du couple franco-allemand est dans l'intérêt des deux partenaires et, plus généralement, dans l'intérêt de l'Europe. En effet, cette relance, associant les autres pays fondateurs, permettrait de contrebalancer les ferments de dispersion que comporte l'élargissement et surtout de conserver une véritable ambition politique pour l'Union européenne.
Depuis l'accord de Nice, nous avons entendu beaucoup de critiques sur la présidence française. Elles me paraissent injustes. Compte tenu de l'état d'esprit qui régnait dans les délégations, pouvait-on obtenir un meilleur résultat ? Au risque de paraître « ringard » aux yeux de beaucoup, je ne le crois pas. Bien des gouvernements qui, aujourd'hui, font la moue devant l'accord de Nice étaient parmi les plus intransigeants lors des négociations. En réalité, au lieu de se demander comment rendre les institutions plus efficaces, beaucoup de pays voulaient surtout s'assurer qu'ils pourraient continuer à bloquer les décisions dans les domaines qui les intéressaient le plus.
Il n'y avait pas de vision stratégique commune pour cimenter les quinze Etats membres. Le souci d'affirmer l'identité européenne était loin d'être prioritaire. J'en veux pour preuve, monsieur le ministre, la manière dont on a proclamé la charte des droits fondamentaux, presque en catimini, comme si l'on avait honte de ce texte. Nous savions bien qu'on ne pourrait l'intégrer dès maintenant dans les traités, mais il le sera un jour, j'en prends le pari, et peut-être plus vite qu'on ne le croit. En tout cas, ce n'était pas une raison pour minimiser à ce point sa portée.
Finalement, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le traité de Nice est un révélateur de l'état de l'Union, une Union qui a tendance à perdre un peu l'élan sur lequel elle avait vécu jusqu'à maintenant. Rien n'est perdu, mais nous savons bien qu'il faudra donner le plus vite possible à l'Europe élargie un deuxième souffle. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, ainsi que sur les travées socialistes et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, après un semestre d'une présidence française active, le Conseil européen de Nice a permis d'aboutir à un traité. Il est le résultat d'un compromis difficile sur des questions institutionnelles qui mettent aux prises, d'un côté, les intérêts nationaux et, de l'autre, une logique communautaire fondée sur leur dépassement librement consenti.
Les calendriers politiques de certaines capitales européennes ne sont pas sans influence sur le résultat final : ils démontrent, et ce n'est pas le moins préoccupant, que les opinions publiques sont loin d'être acquises à l'Europe. On mesure le travail de rapprochement qui reste à faire entre l'Europe et ses citoyens.
C'est dans ce contexte qu'il faut, à mon avis, porter une juste appréciation sur notre présidence. Je suis de ceux qui lui rendent acte du travail considérable réalisé en moins de six mois. J'ai de l'estime pour le Président de la République et pour ceux qui, comme vous, monsieur le ministre, l'ont accompagné. Critiquer après coup est facile ; obtenir des résultats, même imparfaits, constituait un exercice beaucoup plus compliqué.
M. Jacques Machet. Très bien !
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères. Je mentionnerai brièvement les avancées que constituent la proclamation de la Charte des droits fondamentaux, l'adoption d'un agenda social, l'attention portée aux intérêts des consommateurs ou encore à la sécurité maritime. Le résultat obtenu sur le plan des institutions, principal sujet de l'ordre du jour, me paraît acceptable, même si, c'est vrai, il se situe en deçà des ambitions initiales.
Nous avons eu, hier matin, au sein de la commission des affaires étrangères, un débat particulièrement riche sur le résultat de ce Conseil européen. Il a permis à chacun des membres présents, quelle que soit sa sensibilité, d'exprimer son appréciation sur le sujet en débat aujourd'hui.
Un échec à Nice aurait signifié une rupture dans le processus d'élargissement engagé depuis des années, alors que celui-ci s'inscrit dans l'ambition originelle de la construction européenne. C'est dans cette perspective que l'Union se devait d'aménager son système institutionnel.
La nouvelle grille de pondération des voix au Conseil est de nature à rééquilibrer l'influence des Etats les plus peuplés dans une Union élargie, dans cinq à dix ans, à une majorité de petits Etats. Le dispositif de décision est cependant très complexe. Ne permettra-t-il pas davantage les minorités de blocage qu'une véritable capacité à avancer sur les sujets relevant de la majorité qualifiée ?
Le poids démographique spécifique de l'Allemagne a été pris en compte non pas dans le cadre des pondérations des voix au Conseil mais dans celui des effectifs de ce pays au Parlement européen et au travers d'une clause de vérification démographique. Vous nous préciserez, monsieur le ministre, les conditions de mise en oeuvre de cette disposition.
Sur les sujets soumis à la majorité qualifiée, des progrès ont été réalisés, mais des domaines d'action essentiels relèveront, hélàs ! encore pour longtemps, de l'unanimité. Presque chaque Etat, dont le nôtre, avait sa « ligne rouge » qu'il entendait ne pas dépasser.
L'amélioration du mécanisme des coopérations renforcées est un point positif, M. Haenel l'a dit. Nous étions nombreux, au sein de la commission, à en regretter le caractère trop paralysant. Il semble qu'au-delà des premier et troisième piliers des coopérations renforcées puissent être réalisées dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC. Je vous serai reconnaissant, monsieur le ministre, de nous apporter des précisions sur ce point.
Le plafonnement différé des effectifs de la Commission, avec, potentiellement, un commissaire par Etat membre, ne me paraît guère conforme à la logique profonde de ce collège. Je crains que la lourdeur ne menace cet organisme, qui joue un rôle essentiel dans l'initiative et la gestion des domaines communautaires. Vous nous direz si les nouveaux pouvoirs accordés au président sont de nature à apaiser ces craintes.
Je souhaite, à présent, aborder ce qui me paraît être l'un des résultats les plus positifs du Conseil européen de Nice : la mise en oeuvre, à quinze, d'une politique de défense commune.
La réunion franco-britannique de Saint-Malo, les conseils de Cologne, d'Helsinki et de Feira ont été les jalons de cette avancée concrète de l'Union, que la présidence française a menée à bien jusqu'à la conférence d'engagement des capacités du 20 novembre dernier et dont le Conseil européen de Nice a entériné l'aspect tant institutionnel que capacitaire.
Je ne reviendrai pas ici sur le détail du contenu « militaire » de la force de réaction rapide européenne, dont votre collègue Alain Richard, monsieur le ministre, a eu l'occasion ici même de nous présenter le dispositif. Celui-ci, crédible et ambitieux, mettra l'Union, à l'horizon 2003, à même d'intervenir dans une crise régionale sur la base des trois types de missions dites de Petersberg.
Ma première interrogation, monsieur le ministre, concernera la relation de l'Union européenne et de l'OTAN.
Il a été entendu que, dans le domaine de la sécurité, ces deux organisations entendaient non pas développer entre elles des relations de concurrence, mais nouer des liens étroits de coopération et de concertation. L'ambition européenne a d'ailleurs été finalement perçue positivement par nos alliés américains, qui y ont vu le moyen le plus adapté au renforcement équilibré des capacités militaires profitant à l'une comme à l'autre des deux institutions.
Deux incertitudes persistent cependant quant à la réalité de l'autonomie européenne par rapport à l'Alliance, sur lesquelles nous souhaiterions, monsieur le ministre, obtenir quelques éclaircissements.
La première concerne la relation entre le conseil de l'Atlantique nord et le comité politique et de sécurité, et le niveau d'autonomie de l'un par rapport à l'autre, chacun de ces deux organes rassemblant, au niveau des ambassadeurs, les représentants des Etats parties respectivement à l'Alliance atlantique et à l'Union européenne.
Il semblerait que certains alliés, notamment américains, souhaitent que les relations de travail entre les deux organisations se fassent à ce niveau le plus souvent possible, dans un cadre conjoint dit « à 23 », à savoir les 19 pays de l'Alliance et les 4 membres de l'Union n'appartenant pas à l'Alliance atlantique.
Une telle démarche risquerait sans doute, pour peu qu'elle devienne le mode habituel de fonctionnement entre les deux instances, de diminuer le dégré d'autonomie de l'Union, autonomie qui fonde pourtant l'action qu'elle a entreprise.
Dans le même ordre d'idée, ma seconde interrogation concerne les relations entre l'OTAN et l'Union quant aux capacités de planification militaire. Nombre de nos alliés, y compris européens, souhaitent qu'elles restent l'apanage de l'Organisation atlantique, quitte à en garantir l'accès, de droit, à l'Union européenne.
Nous vous serions reconnaissants, monsieur le ministre, de nous préciser l'état des négociations sur ces questions ou les décisions qui ont pu être prises à Nice.
D'une façon générale - c'est ma deuxième observation - la capacité européenne de gestion des crises se distingue de celle de l'OTAN en ce qu'elle se veut globale, associant aux seuls aspects militaires des enjeux civils : action humanitaire, restauration de l'état de droit ou encore forces de police, dont la création a été décidée au Conseil européen de Feira. Un mécanisme spécifique de gestion civile des crises a d'ailleurs parallèlement été décidé au printemps dernier.
Il se trouve que, dans cette conception globale de la gestion des crises, une certaine confusion institutionnelle risque de se faire jour entre les instances communautaires, d'une part, et celles qui relèvent de l'autorité du Conseil, d'autre part. Leurs compétences respectives peuvent se recouper et aboutir à une dispersion des responsabilités et des moyens dont on imagine les effets en termes d'efficacité. Un « cadre de référence » a été élaboré à Nice, destiné à coordonner l'ensemble. Pourriez-vous, monsieur le ministre, nous en clarifier la philosophie générale ?
Ma dernière observation quant à cette politique européenne commune de sécurité et de défense a trait à la méthode qui a été utilisée pour lui permettre d'aboutir dans le domaine la défense.
Dans cette méthode, trois éléments me paraissent devoir être relevés.
En premier lieu, il y avait, au départ, une ambition française, à laquelle l'Allemagne s'est associée pour donner naissance à la brigade franco-allemande puis au corps européen. Ensuite - quelle originalité ! - une implication britannique, véritable déclencheur de la démarche européenne, a abouti au dispositif à quinze.
En deuxième lieu, des progrès importants ont été réalisés lors des conseils européens successifs, mais dans un cadre intergouvernemental strict, et en marge des traités.
Enfin, en troisième lieu, et il s'agit sans doute là de l'ingrédient principal, il faut la citer volonté politique dont l'expérience militaire au Kosovo aura été le terreau fécond pour faire prendre conscience, aux opinions comme aux gouvernements, de l'impérieuse nécessité d'agir ensemble.
L'appréciation que l'on peut porter sur cette méthode dépasse le cadre de la seule défense européenne.
Elle démontre qu'un petit nombre de pays déterminés, animés d'une volonté politique claire, peuvent initier un projet que les autres rejoignent ensuite pour faire franchir à l'Union un pas considérable.
Ce succès a cependant un prix, en ce sens que l'on fait progresser l'Europe en dehors de son cadre habituel, en une sorte de coopération renforcée de fait, un peu comme le fut, au départ, la réflexion « Schengen » sur la libre circulation des personnes.
Si je me suis permis, monsieur le ministre, de développer cet aspect de la démarche qui fonde la défense européenne, c'est qu'elle est, d'une certaine façon, un modèle et qu'elle n'est pas sans lien avec les idées émises cette année, autour des termes d'« avant-garde », de « centre de gravité », d'« Etats pionniers ».
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Tout à fait !
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères. Ces propositions devraient constituer la base d'une réflexion plus vaste sur l'organisation future de l'Union européenne à laquelle notre pays, désormais affranchi des contraintes de la présidence, se doit de prendre toute sa part dans la perspective du prochain rendez-vous de 2004.
Un accord à Nice était nécessaire, mais le traité qui en résulte n'est pas totalement suffisant pour une Europe ambitieuse. Les quatre années qui viennent devront être l'occasion de préparer des réponses audacieuses aux attentes et aux espoirs que les peuples de l'Europe réunie placent dans une véritable refondation de l'Union. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur les travées socialistes et sur celles du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Leclerc.
M. Dominique Leclerc. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France achèvera sa présidence de l'Union européenne le 31 décembre prochain.
Le bilan de la présidence française est tout a fait convenable. Contrairement à ce qu'une certaine presse, assassine et partisane - et je pèse mes mots - a bien voulu dire, le sommet de Nice est une réussite.
Pendant plus de six mois, il sera revenu à notre pays de présider aux destinées d'une communauté de quinze pays européens représentant 375 millions d'habitants et près de 20 % du produit national brut mondial.
Le défi, pour le Président de la République, Jacques Chirac, et pour les autorités françaises, chargés d'insuffler une nouvelle dynamique au fonctionnement de cet ensemble, notamment avec les dossiers de la révision des institutions, de l'élargissement ou encore de l'agenda social, aura été titanesque.
La France, fidèle à ses convictions, a rempli ses engagements, et ce parce qu'elle a parlé d'une seule voix.
Les enjeux de cette présidence étaient considérables, et nous ne pouvons que féliciter le Président de la République d'avoir fortement contribué à l'obtention d'un accord qui avait été impossible à finaliser il y a trois ans.
Notre pays a surmonté tous les pièges dans lesquels certains souhaitaient qu'il tombât. Car enfin, la tâche n'était pas facile : il s'agissait de remplir les engagements pris à Helsinki envers les pays candidats sans défaire l'Union et de permettre à l'Europe des années 2000 de continuer à fonctionner avec efficacité au service du citoyen.
Le premier succès est d'être parvenu à un accord. En effet, un échec de la négociation aurait ouvert une crise sérieuse en Europe et, surtout, menacé le processus d'élargissement. Les réactions très positives des pays candidats au Conseil européen de Nice en témoignent.
C'est le meilleur accord possible compte tenu des enjeux considérables de la négociation, des contraintes qui existaient, notamment le caractère inflexible de certains Etats membres dans la défense de leurs intérêts nationaux. Je pense plus spécialement à M. Blair, qui a bloqué toute possibilité d'extension, même limitée, de la majorité qualifiée à la fiscalité ou aux affaires sociales.
Les amis socialistes du Gouvernement lui réservent quelquefois des surprises. Enfin, c'est certainement ce que M. Jospin a dû penser !
Bien sûr, les eurosceptiques pourront dire que le traité de Nice ne répond pas exactement à toutes les ambitions que nous avions affichées. Cependant, l'accord qui découle de ce sommet répond à la première exigence de la nouvelle construction européenne : doter l'Union européenne de la capacité de décider et d'agir après que l'Europe aura procédé à un élargissement sans précédent.
Comme l'a dit le Président de la République : « Vous verrez, ce sommet restera dans l'histoire de l'Europe comme un grand sommet par l'ampleur et la complexité des problèmes réglés. »
L'équilibre entre représentativité et efficacité, qui avait tant manqué lors du sommet d'Amsterdam, il y a trois ans, était présent à Nice, grâce à la bonne volonté de tous les Etats et aux efforts qui ont été consentis par tous les pays présents.
Encore une fois, contrairement à ce que nous avons pu entendre, il n'y a eu ni vainqueur ni vaincu, à Nice. Comme l'a déclaré M. Michel Barnier dans Le Figaro , du 12 décembre dernier : « Contrairement à ce qu'affirment certains critiques, la France a fait les efforts qu'on peut attendre de la présidence. »
Mon propos concernera plus particulièrement le volet social et toutes les questions qui s'y rattachent.
La stratégie européenne de l'emploi, lancée par le traité d'Amsterdam et le sommet de Luxembourg de novembre 1997, s'est vue consacrée au Conseil européen de Nice avec l'adoption de l'agenda social.
Qu'est-ce que l'agenda social ?
Lors du sommet de Lisbonne, les 23 et 24 mars dernier, les Quinze ont défini un plan pour contribuer à la mise en place d'une Europe de la croissance et de l'emploi dans le cadre d'un développement durable.
La présidence française a tenté de poursuivre cette politique en encourageant une meilleure coordination des politiques économiques et fiscales, en renforçant le pacte européen pour l'emploi et en instaurant une véritable « communauté de l'intelligence et du savoir ».
L'agenda social propose six points d'action : la promotion des emplois de qualité ; l'instauration d'un nouvel équilibre entre flexibilité et sécurité dans un environnement de travail en évolution ; la lutte contre la pauvreté, l'exclusion et la discrimination et l'encouragement de l'intégration sociale ; la modernisation des régimes de protection sociale ; la promotion de l'égalité des chances entre hommes et femmes ; le renforcement de la dimension sociale de l'élargissement et des relations extérieures de l'Union.
En effet, ces six derniers mois, l'Europe a progressé dans la voie de la croissance et de l'emploi.
Ainsi, la présidence française a poursuivi l'approfondissement de l'Union économique et monétaire, renforcé la coordination de nos politiques économiques au sein de l'Eurogroupe et accéléré notre préparation commune à l'entrée de l'euro dans la vie quotidienne des citoyens européens.
Ces dernières semaines, trois progrès considérables ont été réalisés.
D'abord, les anciennes et difficiles négociations sur le paquet fiscal, qui englobe la fiscalité de l'épargne, ont été conclues.
Ensuite, l'agenda social européen a été adopté au terme d'un vaste processus de consultation, notamment des partenaires sociaux.
L'Union s'est ainsi dotée d'un programme de travail fixant sur cinq ans objectifs et rendez-vous dans les domaines du droit du travail, de la protection sociale, de la mobilité, de la formation tout au long de la vie et de la lutte contre les discriminations et l'exclusion.
Enfin, l'adoption, non sans peine, du volet social de la société anonyme européenne est intervenue à Nice.
C'est l'aboutissement d'un projet vieux de trente ans et sur lequel Mme Guigou avait échoué lors du Conseil « social-emploi », les 27 et 28 novembre dernier. Je regrette de devoir le dire, mais c'est la vérité.
Cependant, grâce au Président de la République, Jacques Chirac, qui a su arranger les choses avec son homologue espagnol, le dossier de la proposition de directive sur la société anonyme européenne est réglé.
Vous me permettrez une petite digression sur la place que tient notre pays en matière de politique sociale au sein de l'Union européenne.
En effet, il me semble opportun de rappeler au Gouvernement que l'Union européenne a un peu montré du doigt la gestion de notre politique sociale, qui, à bien des égards, lui semble mauvaise et tout à fait perfectible.
Le taux de taxation moyen du travail reste trop élevé. Le taux d'emploi est passé de 59,9 % en 1998 à 60,4 % en 1999, ce qui traduit, certes, une amélioration, mais il reste inférieur à la moyenne européenne.
Le taux de chômage a diminué - de 11,7 % en 1998, il est passé à 11,3 % en 1999 -, mais il reste cependant supérieur à la moyenne de l'Union européenne.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard. Aujourd'hui, il est de 9 % !
M. Dominique Leclerc. Le traitement précoce du chômage des jeunes et des adultes, avant six et douze mois, n'a pas été à la hauteur des ambitions affichées par le Gouvernement.
En effet, les actions de « nouveau départ » en faveur des jeunes et des adultes dans les six et douze premiers mois de chômage en 1999, qui concernaient 69 000 jeunes et 154 000 adultes, n'ont pas atteint l'objectif fixé. Le taux de non-respect est de 77 % pour les jeunes et de 74 % pour les adultes.
La priorité a été donnée aux chômeurs de longue durée et aux personnes menacées d'exclusion, qui constituent 73 % du total des bénéficiaires des actions de « nouveau départ ».
Dans le cadre du programme « nouveaux services emplois-jeunes », le nombre d'emplois créés est passé de 160 000 en 1998 à 223 000 en 1999, alors que le Gouvernement avait annoncé plus de 250 000 emplois au titre du plan d'action nationale.
De plus, se pose toujours le problème de la pérennité de ces emplois : que se passera-t-il au-delà de la période subventionnée ?
M. Claude Estier. On est loin du sommet de Nice !
M. Dominique Leclerc. Pour remédiér à cette mauvaise politique, le Conseil avait fait au gouvernement français des recommandations. Permettez-moi d'en citer quelques-unes.
Il s'agirait, pour nous, de reconsidérer les régimes de prestations existants, notamment ceux qui favorisent les départs en retraite anticipée, afin d'inciter les travailleurs les plus âgés à rester plus longtemps dans la vie active.
Il s'agirait d'adopter et d'appliquer des stratégies cohérentes incluant des mesures réglementaires, fiscales et d'autres types d'initiatives destinées à réduire les charges administratives des entreprises, en vue d'exploiter le potentiel de création d'emplois du secteur des services en s'appuyant sur les récents efforts d'ouverture de nouvelles perspectives d'emploi pour les jeunes.
Il s'agirait encore de poursuivre et d'évaluer les mesures destinées à réduire la pression fiscale sur le travail, notamment le travail non qualifié et peu rémunéré.
Il s'agirait aussi de renforcer le partenariat social en vue d'adopter une approche globale en matière de modernisation de l'organisation du travail.
Je souhaiterais savoir si vous envisagez de tenir compte de ces recommandations. Et si tel n'était pas le cas, pourriez vous nous expliquier ce que vous envisagez de faire pour que la France ait un carnet de notes un peu moins sévère la prochaine fois ?
Pour terminer, je ferai le même voeu que le président Jacques Chirac, c'est-à-dire que « le traité de Nice soit ratifié le plus vite possible, dans les dix-huit mois qui viennent ».
Le taux de taxation moyen du travail reste trop élevé. Le taux d'emploi est passé de 59,9 %, en 1998, à 60,4 % en 1999, ce qui traduit, certes, une amélioration, mais il reste inférieur à la moyenne européenne.
Notre ancien collègue M. Michel Barnier avait dit que ce sommet serait l'un des plus difficiles de l'Union européenne, car tous les sujets abordés touchaient au pouvoir, à la place et à l'influence de chaque Etat dans le système institutionnel européen.
Effectivement, ce sommet a été long, les négociations compliquées et quelques fois âpres, mais l'essentiel à retenir, c'est que la réussite de Nice permet d'ouvrir la porte à un élargissement qui sera bénéfique à tous les pays européens, car ainsi nous avons surmonté certaines divergences nationales pour réformer les institutions européennes en les rendant plus efficaces, et donc plus démocratiques.
En réussissant ce sommet, la présidence française a montré à nos concitoyens français comme aux citoyens européens que l'Union est fondée sur des valeurs chères à tous, des valeurs qui seront désormais inscrites dans la Charte des droits fondamentaux, qui sera commune à toutes les femmes, à tous les hommes de l'Union.
Le sommet de Nice a été celui du courage ; le courage de prendre des décisions qui n'ont, certes, pas fait l'unanimité, mais qui étaient nécessaires pour assurer l'avenir de l'Union.
Cette rencontre peut être considérée comme un véritable succès, dont le président Jacques Chirac est à l'origine de par sa connaissance approfondie des mécanismes de l'Union, de par son habitude de la négociation,...
M. Claude Estier. C'est un peu trop !
M. Dominique Leclerc. ... de par l'écoute dont il a fait preuve à l'égard de l'ensemble des positions et de par les liens qu'il a su établir depuis plusieurs années avec l'ensemble des dirigeants européens.
La négociation qui s'est conclue à Nice avait pour objet de réformer la « mécanique » de l'Union européenne. Elle n'avait pas pour vocation d'être « visionnaire ».
La France a su prouver son aptitude à faire progresser la construction européenne en proposant une réforme moderne de ses institutions, qui lui permettra de rester ouverte aux mutations politiques qu'elle vivra dans les années 2000, tout en restant à l'écoute des préoccupations quotidiennes, sans oublier qu'elle doit d'abord agir dans l'intérêt général de l'Union et pour le bien de tous. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Hoeffel.
M. Daniel Hoeffel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, toute négociation européenne est difficile. Maastricht et Amsterdam n'ont pas échappé à la règle hier, Nice non plus aujourd'hui.
M. Patrick Lassourd. C'est vrai !
M. Daniel Hoeffel. Et plus l'Europe s'élargira, plus les accords à venir seront complexes...
M. Jacques Machet. C'est logique !
M. Daniel Hoeffel. ... et plus la voie entre l'élargissement et l'approfondissement sera étroite.
M. Jean-Pierre Fourcade. Très bien !
M. Daniel Hoeffel. Comme tout accord, celui de Nice comporte des satisfactions et des regrets, et peut-être surtout des leçons à tirer pour l'avenir.
Quelles que soient ses insuffisances, l'accord intervenu sous la présidence française, marquée par l'unité de vues de l'exécutif de notre pays - et c'était important -, doit être considéré comme un facteur positif.
M. Jacques Machet. Très bien !
M. Daniel Hoeffel. Ni Maastricht ni Amsterdam n'avaient été salués comme des succès éclatants. Demander, dans ces conditions, de ne pas ratifier Nice est aussi prématuré qu'irréaliste, puisque ce traité existe aussi pour permettre aux nouvelles démocraties de l'Est d'adhérer au processus d'intégration européenne.
M. Jacques Machet. Très bien !
M. Daniel Hoeffel. Bien sûr, Nice inspire à juste titre des regrets en raison de l'écart important que nous pouvons constater entre les aspirations des partisans d'une Europe forte et les acquis modestes de l'accord intervenu. L'attachement viscéral, mais à des degrés divers, des Etats membres à leurs intérêts nationaux, en particulier la conception réductrice permanente de l'Union européenne de tel grand pays, constitue un frein. Le fait pour la France de privilégier une parité optique avec l'Allemagne à propos de la pondération des voix au Conseil, avec, en contrepartie, des concessions de fond importantes, peut apparaître comme un choix discutable. Mais tous ceux qui ont participé, à un titre ou à un autre, à des négociations communautaires savent que la nécessité d'aboutir à un accord entraîne, dans la dernière ligne droite, quelques écarts par rapport à l'objectif fixé.
Nous devons, au-delà de ces regrets et de ces critiques, essayer de dégager certaines leçons pour l'avenir.
Il apparaît, à travers les comptes rendus de la conférence de Nice, que deux facteurs ont psychologiquement pesé sur les négociations : les tensions entre les grands et les petits pays, d'une part, et certains dysfonctionnements dans le tandem franco-allemand, d'autre part.
L'origine des difficultés entre grands et petits pays ne date pas de Nice. Elle remonte probablement au moins au début de cette année lorsque, à travers les sanctions infligées à tel partenaire de l'Union européenne, des petits pays ont pu avoir, à tort ou à raison, le sentiment que les droits de l'homme étaient analysés sur le continent européen selon une sélectivité fonction de la taille des pays.
M. Paul Masson. Très bien !
M. Daniel Hoeffel. Nous devons veiller, à froid, à démontrer que telle n'est pas la volonté des grands et qu'en Europe chacun des pays doit être considéré comme apportant à l'Union un potentiel culturel, spirituel, une sensibilité, une philosophie, des idées qui concourent au corps de valeurs sans lequel, rappelons-le, il ne saurait y avoir d'Europe. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et sur certaines travées du RDSE.) Chaque pays le fait compte tenu de ce qu'il représente aujourd'hui et de l'héritage dont il est porteur. Sachons, en toute circonstance, les traiter tous en partenaires en nous rappelant que l'on a parfois besoin de plus petit que soi. (M. Jacques Machet applaudit.)
Quant au couple franco-allemand, il a, rappelons-le, été déterminant depuis l'origine dans le développement de l'Union européenne. Chaque fois que le tandem fonctionnait, l'Europe avançait, notamment lorsque, au-delà des sensibilités politiques, les têtes des deux exécutifs étaient sur la même longueur d'onde.
La relation confiante et porteuse d'avenir ne dépend pas, loin de là, uniquement de la stricte parité ou de considérations chiffrées quant au nombre de sièges. Il faut qu'entre Paris et l'Allemagne de Berlin, qui n'est plus celle de Bonn, on puisse retrouver les vertus d'un dialogue spontané et entraînant pour nos partenaires, sans pour autant apparaître comme un directoire dominateur suscitant la méfiance des autres.
M. Jacques Machet. Ce n'est pas facile !
M. Daniel Hoeffel. Le président de la commission des affaires européennes du Bundestag nous rappelle à ce sujet que « les regards des pays d'Europe centrale et orientale se tournent en ce moment à la fois vers la France et l'Allemagne, appelées à jouer un rôle décisif dans l'unification de notre continent » et que « le processus d'élargissement aura peut-être aussi la vertu de redresser le tandem franco-allemand ».
M. Jacques Machet. Très bien !
M. Daniel Hoeffel. Sachons tirer profit de ce constat et de cet appel, car si la France a une vocation méditerranéenne, elle ne saurait renoncer au rôle majeur qui lui incombe historiquement et naturellement en Europe centrale et en Europe de l'Est.
Les questions de répartition de sièges et de pondération de voix ayant suscité d'âpres débats à Nice, ne serait-il pas opportun, monsieur le président, de relancer l'idée d'un Sénat européen (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et sur quelques travées du RPR. - M. Hubert Durand-Chastel applaudit également.)...
M. le président. Très bien !
M. Daniel Hoeffel. ... qui, à côté du Parlement européen, assurerait une représentation différente des Etats, laquelle pourrait être soit totalement égalitaire, comme aux Etats-Unis, soit ramenée à un écart allant de un à deux, comme en Allemagne ? Ainsi, la répartition démographique du Parlement serait rééquilibrée par une représentation dans une deuxième assemblée respectant une certaine parité entre les Etats, lissant les différences importantes entre les uns et les autres et contribuant à créer les conditions d'un partenariat véritable et respectueux entre les prétendus grands et les prétendus petits. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et sur quelques travées du RPR et du RDSE.)
Les propos du Premier ministre luxembourgeois, M. Juncker, affirmant que les futurs accords ne seront possibles que si l'Union européenne possède un épicentre fort, évitant la fragilité de l'intégration européenne, sont tout à fait significatifs, à cet égard. Aujourd'hui, nous avons besoin de conceptions claires de nos ojectifs européens, et non d'une stratégie défensive qui aurait pour unique objet de garder une apparence d'égalité, mais qui ne servirait personne.
Les quinze Etats membres ont arrêté un calendrier pour un nouveau chantier institutionnel qui devrait aboutir d'ici à 2004.
Quelle que soit notre appréciation sur Nice, l'après-Nice a donc déjà commencé. Il s'agit de rassembler nos forces pour réussir cette prochaine échéance, pour insuffler un nouvel élan européen aux quinze Etats membres et pour rester, pour les candidats nouveaux, une Union incarnant, probablement plus que pour nous, paix, sécurité, liberté et démocratie. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
Mais, parallèlement, nous devons être conscients que l'opinion publique européenne, qui, probablement, n'a pas saisi les subtilités des critères de répartition de sièges et de voix, jugera l'Europe sur son aptitude à résoudre mieux que les Etats membres les problèmes concrets concernant sa vie quotidienne, tels que la sécurité maritime, la « vache folle » ou la lutte contre la criminalité organisée, qui, elle, est déjà résolument transnationale. (M. Jacques Machet applaudit.)
Cette nécessité d'y faire face est de nature à estomper les différences entre grands et petits Etats et entre pays du Sud et pays du Nord de l'Europe. Et il y a urgence. Puisse l'esprit visionnaire des fondateurs d'une Europe alors en ruine nous inspirer, balayer l'euroscepticisme et nous redonner la fierté d'être européens ! Si Nice permet de nous faire prendre conscience de cela, à travers ses acquis mais aussi ses grandes lacunes, il aura été, malgré tout, une étape significative sur la voie de l'Europe. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR, des Républicains et Indépendants et du RDSE, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Durand-Chastel.
M. Hubert Durand-Chastel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les objectifs de Nice étaient ambitieux, car il s'agissait de résoudre une équation complexe à trois variables : rendre l'élargissement viable à vingt-sept ou vingt-huit pays, tout en accélérant le rythme de la construction européenne, mais sans effacement des Etats-nations.
La réforme des institutions, en panne depuis Amsterdam, n'est que très partiellement engagée. Trop de questions restent en suspens et l'Union donne l'impression de patiner en repoussant à plus tard les décisions « douloureuses ».
Nice laissera avant tout l'image d'une confrontation acharnée entre les intérêts nationaux et les égoïsmes des Etats membres, au détriment d'une vision d'avenir pour l'Europe.
Que peut-on alors retenir de ce sommet européen ?
Je dirai que cette réforme en demi-teinte est tout de même une réforme, qui permet d'aborder l'élargissement dans des conditions acceptables, tant pour les Etats membres que pour les futurs adhérents.
N'était-ce pas là l'essentiel ? Car la construction européenne, fondée sur l'union de peuples historiquement liés mais qui se distinguent par des caractères spécifiques auxquels ils tiennent, est encore fragile et doit être maniée avec prudence et patience.
Aussi, la suppression du droit de veto était illusoire, les grands pays tenant à conserver la souveraineté sur leur noyau dur : l'exception culturelle pour la France, la fiscalité et la politique sociale pour la Grande-Bretagne, la politique des visas et l'immigration pour l'Allemagne,... et il faudra du temps encore pour que s'instaure une véritable confiance réciproque entre les différents partenaires.
Le passage à la majorité qualifiée pour 80 % des domaines de la politique communautaire doit être considéré comme un progrès, obtenu cependant au prix d'un système de calcul de voix si complexe que cette politique sera peu lisible pour les citoyens européens.
La repondération des voix au sein du Conseil était délicate, car elle touchait au poids démographique des pays mais assi à l'idée que chacun se fait de son poids historique. A t-on pensé, par exemple, monsieur le ministre, au poids futur de la Turquie - si elle est admise dans l'Union - sachant que ce pays aura dans vingt ans la plus forte démographie de tout le continent européen ?
La réforme de la Commission n'a pu aboutir pour les mêmes raisons d'exigences nationales, et le plafonnement à vingt-sept commissaires sans échéancier pour en abaisser le nombre augure mal de l'efficacité après élargissement de l'organe supranational européen.
La supériorité numérique accordée aux Allemands au Parlement de Strasbourg ne modifie pas fondamentalement l'équilibre des pouvoirs ; le Parlement reste, en effet, le maillon faible du processus de décision face à la Commission et au Conseil, au détriment de la légitimité démocratique de l'Union.
Enfin, l'assouplissement du système des coopérations renforcées permettra à des groupes de pays de mettre en oeuvre des politiques utiles, susceptiles de rassembler ensuite un plus grand nombre de partenaires.
L'exemple de la monnaie unique européenne commune est une avancée incontestable, de même que l'accord récent sur la fiscalité de l'épargne.
D'autres progrès sont à mettre à l'actif de la présidence française, comme la signature de la Charte européenne des droits fondamentaux, base d'un engagement moral pour les Etats membres et les futurs pays adhérents. Je citerai également l'agenda social, le statut européen des sociétés, la création d'une agence de sécurité alimentaire et les mesures nouvelles pour la sécurité des transports maritimes.
Ainsi, l'Europe poursuit sa route, à petits pas, comme elle l'a fait depuis un demi-siècle. Après les étapes récentes du marché unique et de la monnaie commune, l'Union aborde son élargissement pour un changement d'échelle sans précédent, qui en fera une puissance continentale de près d'un demi milliard d'habitants.
La construction européenne est, plus qu'un choix, une nécessité. Le sommet de Nice aura été une demi-étape. Il faut souhaiter maintenant que la France oeuvre davantage pour relancer l'axe franco-allemand, qui a constitué jusqu'à présent le véritable moteur de l'Union. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
(M. Guy Allouche remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. GUY ALLOUCHE
vice-président

M. le président. La parole est à M. Bordas.
M. James Bordas. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Conseil européen de Nice a marqué l'histoire de la construction européenne en levant le dernier obstacle de principe qui subsistait pour la mise en oeuvre de l'élargissement.
L'échéance qui est désormais devant nous, c'est le passage, en une décennie, d'une Union relativement homogène de quinze membres à une Union de vingt-sept membres, beaucoup plus hétérogène.
Beaucoup d'entre nous auraient souhaité que ce changement profond - on pourrait presque dire cette révolution - soit préparé, encadré par un traité qui donne à l'Union des règles de fonctionnement plus claires. Avec le traité de Nice, nous en sommes loin ! L'Europe élargie reposera sur une mécanique complexe, voire subtile, dans laquelle les citoyens auront bien du mal à se retrouver.
Il y a là une raison de plus pour que tous ceux qui exercent des responsabilités politiques se préoccupent en priorité de rapprocher l'Europe des citoyens, c'est-à-dire de faire en sorte qu'elle réponde à leurs attentes légitimes.
La présidence française avait d'ailleurs retenu cette orientation. Elle avait souhaité que, durant ces six mois, l'Union s'attache à mieux répondre aux préoccupations des citoyens lorsque l'Europe était l'échelon approprié pour agir. Le bilan n'est d'ailleurs pas négligeable, même si, lors du Conseil européen de Nice, la négociation du nouveau traité a presque complètement éclipsé les autres questions.
Je veux revenir sur quelques-uns de ces points qui, pour beaucoup de nos compatriotes, ont peut-être plus de signification que les méandres du nouveau traité.
Tout d'abord, la Charte des droits fondamentaux qui a été proclamée à Nice constitue une grande avancée, en même temps qu'elle comporte un risque. L'Union dispose maintenant d'un document de référence qui recense les valeurs fondamentales communes aux Européens. C'est un pas en avant dans l'affirmation de l'identité européenne ; c'est aussi un message pour tous les pays qui aspirent à l'entrée dans l'Union, car l'adhésion signifiera l'approbation sans réserve de ces principes de base.
Cela étant, je crois que l'on a bien fait, à Nice, de ne pas se prononcer à la hâte sur le statut juridique de cette charte. Nous avons élaboré, au sein du Conseil de l'Europe, au cours d'un demi-siècle, un mécanisme de protection des droits de l'homme qui s'applique à toute l'Europe. Il faut veiller à ne pas l'affaiblir ! Nous devons donc, avant de définir la portée juridique de la charte, veiller à ce que le nouveau texte s'intègre dans l'ordre juridique européen sans perturber les mécanismes existants, qui ont fait leurs preuves.
J'en viens à quelques-uns des thèmes qu'avait retenus la présidence française pour rapprocher l'Europe des préoccupations des citoyens.
La sécurité alimentaire était une des priorités que nous avions retenues. A cet égard, on peut se féliciter de l'adoption par le Conseil d'une résolution sur le principe de précaution, ce qui aidera l'Union et les Etats membres à bien prendre en compte ce principe.
En revanche, il est préoccupant de constater que la mise en place de l'autorité alimentaire européenne se révèle si lente. Alors que tout le monde convient de la nécessité de créer cet organisme, le Conseil européen de Nice en est encore à « inviter le Conseil et le Parlement européen à accélérer leurs travaux, de sorte que la future autorité alimentaire européenne devienne opérationnelle dès le début de 2002 ». Voilà qui est bien long, alors que nous voyons tous les jours la nécessité d'une unité de vues en Europe sur ces questions ! Rapprocher l'Europe des citoyens, cela devrait être aussi se montrer capable de décider et d'agir vite lorsque la situation le réclame.
On a le même sentiment en constatant que, un an presque jour pour jour après le naufrage de l' Erika , le Conseil européen doit s'adresser au Parlement européen et au Conseil pour leur demander « d'adopter dans les plus brefs délais des dispositions sur le contrôle des navires par l'Etat du port et sur les sociétés de classification, en prévoyant un dispositif de contrôles renforcés pour les navires présentant le plus de risques ». Un an, était-ce vraiment trop peu pour prendre une décision ?
Par ailleurs, les rebondissements dans la crise de la vache folle ont, hélas ! alimenté la chronique de la présidence française. Le Conseil européen a souhaité que les mesures arrêtées par le Conseil - lancement d'un programme de tests, suspension de l'utilisation des farines carnées, retrait des abats à risque - soient appliquées « rapidement et avec rigueur ». J'espère que cette formule traduit un consensus et que nous allons nous diriger rapidement vers une interdiction générale et définitive des farines animales !
Cette mesure paraît en effet indispensable si nous voulons rétablir la confiance des consommateurs dans les productions animales tout en respectant le principe de libre circulation des marchandises.
Dans ces deux domaines, sécurité alimentaire et sécurité maritime, pouvez-vous, monsieur le ministre, nous apporter des précisions sur les progrès qui pourraient intervenir à bref délai ?
Sur un autre sujet, le Conseil européen - et je m'en félicite - a exprimé sa volonté d'intégrer effectivement la protection de l'environnement dans les objectifs des politiques communes et de définir une « stratégie européenne de développement durable », qui sera précisée sous présidence suédoise. Il a réaffirmé, en outre, son engagement en faveur de la ratification du protocole de Kyoto, avec l'objectif d'une entrée en vigueur en 2002, et a lancé un appel pour une relance des négociations après l'échec de la conférence de La Haye.
J'ai noté que les conclusions du Conseil envisageaient également d'utiliser davantage la fiscalité au service de l'environnement. Pouvez-vous, monsieur le ministre, nous apporter des précisions sur ces points ?
Enfin, le Conseil européen a également adopté une importante déclaration concernant le sport, qui servira de guide à l'action de la communauté dans ce domaine.
Ce texte souligne le bien-fondé des organisations sportives et la nécessité de respecter leur autonomie, dès lors qu'elle s'accompagne d'un fonctionnement démocratique et transparent. Il reconnaît le rôle central des fédérations dans la nécessaire solidarité entre les différents niveaux de pratique sportive, tout en indiquant que c'est l'exercice effectif de ce rôle qui est le fondement de leur compétence dans l'organisation des compétitions.
En d'autres termes, dès lors qu'elles exercent effectivement leur fonction de promotion du sport à tous les échelons, les fédérations peuvent légitimement prendre des mesures garantissant le respect de la spécificité sportive.
La déclaration précise, en particulier, que les fédérations sont fondées à prendre les mesures nécessaires pour préserver la capacité de formation des clubs sportifs, pour assurer la protection de la santé des jeunes sportifs et pour réglementer la propriété de clubs multiples ; par ailleurs, sont approuvées les initiatives en faveur de la mutualisation d'une partie du produit de la vente des droits de retransmission télévisuelle.
Cette déclaration me paraît constituer une base valable pour la définition d'un modèle sportif européen refusant la dérive vers une approche purement économique et commerciale et soulignant, au contraire, les fonctions sociales, éducatives et culturelles du sport.
Certaines questions restent cependant en suspens, et je souhaiterais, monsieur le ministre, que vous nous apportiez des précisions à cet égard. Je pense à la moralisation des transferts, l'affaire récente des faux passeports montrant une fois de plus la nécessité d'agir en la matière ; je pense également à l'articulation entre l'action communautaire et les différents échelons du mouvement sportif, qui manque pour le moins de clarté ; je pense, enfin, à la lutte contre le dopage, que le Conseil européen se propose d'intensifier dans le cadre de l'agence mondiale antidopage.
Il était justifié que je termine mon propos sur le sport, puisque le Conseil européen de Nice a été, paraît-il, celui de tous les records : par sa durée, par le nombre et l'importance des sujets traités et par la quantité de café absorbée par les participants. (Sourires.)
Sur les thèmes que j'ai évoqués, j'hésiterai à dire que les résultats sont à la mesure de tous ces records. Mais sans doute faut-il considérer la construction européenne comme une épreuve d'endurance, comme une course de fond où il ne faut pas brûler les étapes. C'est peut-être ce qu'ont oublié ceux qui se montrent aujourd'hui si sévères sur la présidence française ! (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « L'union du chacun pour soi », tel est le diagnostic de nos amis suisses, observateurs neutres par excellence. Ils ont la dent dure, mais touchent juste, car cette expression reflète l'esprit général, même s'il caricature un peu le résultat du traité de Nice.
Tous les négociateurs sont rentrés dans leurs pays en dressant le bilan de ce qu'ils avaient gagné, souvent en dissimulant ce qu'ils avaient concédé. Tous ont déclaré qu'ils avaient réussi à défendre les intérêts nationaux, à arracher telle ou telle parcelle de pouvoir supplémentaire au sein d'un équilibre communautaire si délicat. Ils ont totalement oublié de mentionner si l'Europe avait progressé.
Etait-il vraiment iconoclaste de s'interroger sur l'Europe à Nice ? La présidence française l'a fait, sans doute. Sans doute, car notre pays voulait achever dignement une présidence impartiale et difficile ; sans doute, car la cohabitation, même si les deux têtes de l'exécutif n'ont laissé percer aucune divergence, interdisait toute proposition originale, plus favorable à un grand projet européen qu'à l'immédiat intérêt national.
Exception faite du traité fondateur de Rome, nous savons que les négociateurs manifestent en général leur autosatisfaction et que les textes sont toujours fortement critiqués. Même le traité de Maastricht, qui avait l'immense mérite de fixer un objectif clair et des critères précis, a été vilipendé. Heureusement que le référendum lui a donné l'onction du peuple !
Il ne s'agit pas ici de mettre en cause tel pays, petit ou grand, dont les réactions étaient prévisibles tant elles correspondaient d'abord à ses priorités nationales et à un comportement récurrent. L'exemple des domaines pour lesquels le maintien du vote à l'unanimité a été défendu est éloquent : la fiscalité et la sécurité sociale pour la Grande-Bretagne, l'aide aux régions défavorisées pour l'Espagne, le droit d'asile et la politique d'immigration pour l'Allemagne, l'audiovisuel pour la France. Il paraissait admis que l'Europe était exclue des priorités de chacun...
Le clivage fondamental entre ceux qui souhaitent une Europe approfondie et ceux qui l'envisagent comme une zone de libre-échange d'un nouveau type reste pertinent. Il explique pour partie la difficulté de conclure un traité ambitieux.
Je souhaitais donc, en préambule, insister sur l'esprit dans lequel s'est déroulé ce sommet.
Vouloir réformer les institutions à quinze était une gageure. Le péché originel date d'avant Amsterdam, de l'époque où nous n'étions que douze Etats membres : ne pas avoir alors réformé les institutions, avant l'élargissement de 1995, explique les difficultés actuelles. Le coeur de ce Conseil européen n'était-il pas le « reliquat d'Amsterdam » ? Dans le dilemme permanent - faut-il approfondir ou élargir ? - nous avons choisi, une fois de plus, le plus facile : élargir. Nous y avons été condamnés par les déclarations des exécutifs de tous les Etats membres, y compris le nôtre - ou les nôtres - qui avaient multiplié les promesses aux postulants.
Dans l'analyse des résultats du sommet de Nice, et alors que le Parlement français ne dispose toujours pas du texte du traité, je crois indispensable de faire l'effort de ne pas se cantonner à une vision franco-française des choses, naturellement encline à une « autosatisfaction - bouclier » ou à une critique fondamentaliste.
La présidence française est parvenue à un traité acceptable, car le contrat est rempli dans un contexte difficile. Mais la France, pays fondateur, s'est autocensurée, pour finalement faire le choix de l'élargissement au lieu de l'approfondissement. « Pas de traité plutôt qu'un mauvais traité » : tel était le postulat. La formule a été oubliée alors que, chacun en convient, la mécanique européenne est à bout de souffle. Nous cherchons en vain un souffle nouveau. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur celles de l'Union centriste et du RPR.)
La France s'est fixé une obligation de résultat - si moyen soit-il - pour justifier la possibilité d'adhésion offerte aux pays candidats. Ni elle ni les quatorze autres Etats membres n'ont eu le courage de réaffirmer qu'une réussite incontestable de la réforme des institutions était vitale avant que puisse être envisagée l'intégration de nouveaux pays. La rencontre à vingt-neuf pays organisée avant l'ouverture officielle du Conseil européen était significative et créait une forme de pression.
Je voudrais cependant me réjouir que la présidence française n'ait pas succombé au travers démagogique en ne fixant pas la date d'entrée des pays candidats. Cela aurait été plus facile vis-à-vis des futurs Etats membres, mais cela n'aurait correspondu à aucune réalité économique et administrative, et si parfois le pragmatisme l'emporte, c'est grâce aux négociations techniques, chapitre par chapitre, et aux progrès réalisés par le biais des jumelages institutionnels.
Toutefois, notre pays a été confronté à un véritable problème de méthode. Il n'a pas su définir, en début de présidence, les avancées que devait concrétiser un projet européen. Le diable est dans les détails : le Gouvernement aurait dû dresser à grand traits le portrait d'une Europe idéale. Un certain nombre de parlementaires ici présents s'en étaient inquiétés lors du débat sur les orientations de la présidence française en juin dernier, mais le Gouvernement n'avait alors pas jugé nécessaire de présenter une vision. En a-t-il seulement une, dans son hétérogénéité ?
Nous avons tous à l'esprit le pragmatisme de nos aînés, aussi faudrait-il expliquer aux Français ce nouveau traité, qui modifie des équilibres sans dessiner l'avenir.
L'ordre du jour du Conseil européen était chargé. La proclamation conjointe de la Charte des droits fondamentaux fut un moment fort, car elle exprime les valeurs auxquelles l'Europe se réfère, mais je m'attacherai uniquement au coeur de ce sommet, à savoir la question de la réforme des institutions, préalable à tout élargissement.
La France a peut-être permis un modeste « lissage » des prétentions nationales, nécessaire pour parvenir à un compromis. Le contrat est rempli a minima , mais interrogeons-nous sur quelques points.
Pour ce qui est de la Commission européenne, chaque pays sera représenté jusqu'à un plafond de vingt-sept commissaires. Cela exprime, à mon sens, un esprit vraiment européen, car les poids économique et démographique sont oubliés, et une forme de subsidiarité, à laquelle sont très attachés les petits pays, s'applique ainsi.
Pour ce qui est du Conseil, on peut s'interroger, mais la réponse, là aussi, est difficile. Fallait-il défendre une trilogie des grands pays fondateurs, à laquelle se serait joint le Royaume-Uni, ou accepter le décrochage par rapport à l'Allemagne ? Quoi qu'il en soit, avoir accepté un écart de vingt-sept eurodéputés au bénéfice des Allemands, alors que leur coordination au sein du Parlement européen leur permet déjà de défendre beaucoup mieux que nous leurs intérêts nationaux, est lourd de conséquences,...
M. Paul Masson. Très bien !
M. Aymeri de Montesquiou. ... d'autant plus qu'un grand nombre de pays candidats sont imprégnés de culture allemande et partagent souvent les intérêts de l'Allemagne, de par l'importance des investissements auxquels celle-ci procède chez eux. (M. Jacques Donnay applaudit.)
Le centre de gravité de l'Europe va se déplacer à Berlin, et l'importance de l'Europe méditerranéenne sera minorée. Selon les projections, l'Allemagne comptera 70 millions d'habitants dans trente ans ; si elles se vérifient, serons-nous capables alors de revenir en arrière ? Parfois - l'histoire en fournit de nombreux exemples - on se rassemble pour faire face à un danger extérieur. Dans l'optique de la mondialisation, notre rivale est l'hyperpuissance américaine. Seules des institutions fortes et claires peuvent nous permettre d'exploiter notre potentiel économique dans cette compétition : la baisse de l'euro intervenue lundi dernier en est une preuve alarmante. Les Etats-Unis s'inquiètent d'ailleurs du renforcement et de l'élargissement de l'Union dans un avenir à plus long terme. Ils ne se trompent pas, s'agissant des zones stratégiques, comme l'a confirmé M. Brzezinski, puisqu'ils ont fait de l'Ukraine le troisième pays bénéficiaire des aides américaines, après Israël et l'Egypte.
Néanmoins, un signal positif a été donné à Nice, en ce qui concerne le commerce, avec l'extension du recours au vote à la majorité qualifiée pour la politique commerciale extérieure de l'Union, à l'exception des domaines culturel et audiovisuel, ce qui est une garantie pour l'ensemble des cultures européennes. A mesure que le nombre d'Etats membres augmente, nous devons tendre vers une simplification du fonctionnement. Or le principe de base n'a pas été respecté.
A cet égard, un signe inquiétant doit être relevé : malgré la très forte médiatisation du sommet de Nice, on n'a pu percevoir de frémissement d'intérêt dans l'opinion publique. On fait fréquemment référence au binôme « Europe et citoyenneté » ; je crains que la complexité croissante des institutions européennes ne rende tout à fait illisible une Europe qui s'éloigne de plus en plus.
M. Paul Masson. Très bien !
M. Aymeri de Montesquiou. Espérons que les dirigeants européens oublieront leurs querelles picrocholines afin de redonner de l'enthousiasme à nos concitoyens pour une Europe qu'ils comprendront, et donc qu'ils aimeront.
L'année 2004 sera le prochain rendez-vous européen. Le Conseil européen de Nice a montré les limites d'un système qui est, je le répète, à bout de souffle. Il nous faut travailler dès à présent à l'Europe que nous voulons, d'autant qu'il s'agira de redéfinir les compétences entre l'Union, les Etats et les régions. En clair, nous avons l'occasion de mettre en oeuvre le principe de subsidiarité. La réussite du prochain rendez-vous institutionnel dépendra de la capacité des Etats membres à accepter, et à faire accepter préalablement à leurs opinions publiques, l'existence d'un intérêt commun européen qui doit, ayons l'honnêteté de l'affirmer, transcender parfois nos intérêts nationaux. Sinon, c'est tout l'esprit de la construction européenne qui sera galvaudé.
En conclusion, je regrette, comme les autres membres du Rassemblement démocratique et social européen, que notre soif d'Europe, eu égard aux résultats du Conseil européen de Nice, reste inassouvie. (Applaudissements sur les travées du RDSE, des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à Mme Bidard-Reydet.
Mme Danielle Bidard-Reydet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Europe est une belle idée de plus en plus partagée par les peuples européens. Leurs aspirations, notamment celles de la jeunesse, sont de circuler, d'échanger plus librement, de voir réduire les inégalités et de construire des solidarités.
La conscience existe que l'Europe peut jouer un rôle important pour équilibrer l'hyperpuissance des Etats-Unis et constituer, ainsi, un ensemble attractif, permettant d'éviter l'instauration d'un système unipolaire libéral. Cet objectif est d'ailleurs partagé par un grand nombre de pays dans le monde, qui luttent pour échapper à un rapport de force où le dominant a tous les pouvoirs sur le dominé.
Au terme de la présidence française et à l'heure du bilan du sommet de Nice, je ne sais ce qui l'emporte : l'amertume ou la perplexité. Certes, un accord est préférable à un échec, et l'on peut comprendre que les Etats demandant à adhérer à l'Union perçoivent comme satisfaisantes les réponses qui leur ont été apportées.
Dans certains domaines s'ouvrent d'ailleurs des perspectives positives, qu'il s'agisse de la sécurité alimentaire ou maritime, de la déclaration sur la spécificité du sport ou encore du statut de la société européenne demandé par les syndicats.
Pourtant, la déception semble l'emporter. Elle tient à des motifs divers, qui ne peuvent être confondus : certains souhaitaient une intégration plus poussée pour aboutir à une Europe supranationale et libérale, d'autres regrettent l'absence d'objectifs clairs et de projets mobilisateurs pour une Europe plus respectueuse des peuples et des nations.
Au-delà de discussions longues et laborieuses, le sommet de Nice a souligné non seulement le déficit politique et social de la construction européenne, mais aussi l'existence de contradictions institutionnelles lourdes à gérer. On constate un profond décalage entre la demande d'Europe sociale et la logique libérale et dominatrice : Nice le révèle encore plus clairement que Biarritz.
Sur le plan institutionnel, dans la perspective de l'élargissement, les attentes portaient sur la pondération des voix, l'attribution des sièges au Parlement européen et les mécanismes de décision. Au final, n'est-il pas douloureux de constater encore une fois qu'il est difficile de partager le pouvoir entre pays, notamment avec les moins puissants ? Cela signifie-t-il qu'une ligne de fracture entre « grands » et « petits » est déjà apparue ? Cela signifie-t-il que nous sommes à la veille de l'émergence d'une Europe à deux, voire à trois vitesses ?
Certes, le texte de l'accord permet finalement de porter, dans un premier temps, à vingt-sept le nombre des commissaires, et le principe du vote à la majorité qualifiée a été retenu, ce qui peut déboucher sur des avancées positives.
Mais il faut souligner que l'Allemagne, première puissance économique européenne, prend un poids suffisant pour emporter toute décision en s'alliant avec seulement un ou deux autres pays. Elle seule voit son nombre de députés augmenter de 87 à 99, alors que la représentation de la France, de la Grande-Bretagne et de l'Italie est ramenée de 87 à 72 députés.
De plus, la toute puissance accordée au président de la Commission est loin, à nos yeux, d'être représentative d'une Europe démocratique.
A ce rythme, les « petits » Etats de l'Union et a fortiori les nouveaux adhérents risquent quelque peu d'être marginalisés. Ils auront du mal à intégrer cette Europe qui partage difficilement les pouvoirs de décision et qui, dans le même temps, met les politiques budgétaires, salariales et sociales en concurrence pour mieux répondre aux contraintes de la Banque centrale européenne dont l'autorité est renforcée.
Tous ces débats institutionnels, parfois très compliqués et fort éloignés des attentes sociales et démocratiques, dénotent une réalité flagrante : tant que l'Europe restera une union économique et monétaire vivant au rythme du marché unique et soumise aux règles de l'OMC, elle ne pourra pas répondre aux préoccupations politiques, sociales et culturelles des peuples de l'Europe, dans le respect de leur diversité.
Après Nice, force est de constater que la majorité des problèmes demeurent, et il devient banal d'évoquer une prochaine échéance en 2004. Le chantier reste donc ouvert. La complexité de l'Europe est un fait. Nous le savions.
Ce qui se dessine distinctement, c'est la volonté d'une Europe qui se compose de femmes et d'hommes capables de se rapprocher, de partager, pour échapper à une mondialisation imposée par les grandes puissances économico-financières.
La Charte des droits fondamentaux pouvait être une étape dans la bonne direction. Mais alors que le texte réaffirme en préambule la liberté de circulation des biens et des capitaux, il reste imprécis sur des points cruciaux comme le droit au logement, le droit au travail, les droits syndicaux, les droits des femmes. L'avenir de la charte pourrait constituer un pilier pour l'Union européenne, à condition qu'elle ait force de loi.
Par ailleurs, le développement et l'assouplissement de la procédure des coopérations renforcées seront-ils suffisants pour permettre à l'Europe de tirer vers le haut les vingt-sept Etats, aux besoins spécifiques et au développement si différents ?
Dans le même temps où il faut se féliciter d'une Europe plus ouverte à l'Est, on peut être inquiet de la faible place accordée aux pays méditerranéens. En effet, l'Europe a tout intérêt à renforcer les coopérations avec les pays du sud de la Méditerranée, avec lesquels elle partage un fond de culture commun et qui sont en attente de partenariats mutuellement avantageux.
Quant à la décision de l'Union européenne de mettre en place une force d'intervention rapide, celle-ci sera-t-elle indépendante de l'OTAN et lui permettra-t-elle de peser dans la résolution de certains conflits, notamment, aujourd'hui, au Proche-Orient ?
Mais ne désespérons pas ! Car Nice a également eu son lot de bonnes nouvelles. D'une part, les forces progressistes de seize pays européens ont pu se rencontrer pour construire des convergences réelles, porteuses d'avenir. D'autre part, le mouvement social, très présent, est devenu aujourd'hui incontournable. Près de 100 000 personnes avaient fait le déplacement pour réclamer une Europe des droits sociaux et des droits de la personne. Ils étaient ainsi porteurs d'alternatives et de projets afin de faire vivre une Europe où la place de l'homme serait plus importante que celle des marchés. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Estier.
M. Claude Estier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au cours de l'examen du projet de budget des affaires étrangères, il y a quelques jours, j'avais exprimé ma confiance dans la présidence française pour démentir les pessimistes qui prédisaient l'échec du sommet de Nice.
Quoi qu'en disent aujourd'hui ceux qui préfèrent toujours voir la bouteille à moitié vide plutôt qu'à moitié pleine, les conclusions de ce sommet doivent être appréciées à leur juste mesure. Je note d'ailleurs avec satisfaction que la grande majorité des orateurs qui m'ont précédé ce matin à cette tribune ont porté une appréciation plus favorable, même si M. Leclerc a cru devoir y ajouter quelques critiques à l'égard de la politique du Gouvernement qui ne semblent pas avoir grand rapport avec le sommet de Nice.
M. Raymond Courrière. C'est du sectarisme !
M. Claude Estier. Chacun savait que les réformes institutionnelles qui conditionnent l'élargissement de l'Union constituaient un terrain particulièrement difficile. Faute du moindre accord, le traité d'Amsterdam les avait laissées en « reliquat ». Le fait que, sur plusieurs d'entre elles, des solutions aient pu être trouvées, même incomplètes, même imparfaites, représente une avancée appréciable qui permet en tout cas de poursuivre les négociations avec les pays candidats, avec une perspective au moins d'une première série d'adhésions à l'horizon 2003.
Permettez-moi de dire quelques mots d'abord sur chacune de ces questions institutionnelles.
En ce qui concerne la composition de la Commission européenne, la France, malheureusement, n'a pu faire prévaloir sa proposition d'un plafonnement à vingt membres, du fait du refus de ceux que l'on appelle les « petits pays » de renoncer à disposer d'un représentant national dans cet organisme, les grands pays ayant pourtant accepté de ne plus avoir qu'un seul commissaire au lieu de deux actuellement. Le plafonnement se trouve donc hélas ! différé de plusieurs années.
La question de la pondération des voix au sein du Conseil, qui donnait lieu, elle aussi, à des discussions sans fin a trouvé une réponse qui ne sera effective qu'en 2005, mais qui permet un meilleur équilibre entre grands et petits pays, même si elle aboutit à un système assez complexe sur lequel je souhaiterais, moi aussi, monsieur le ministre, que vous nous apportiez quelques explications complémentaires.
L'Allemagne a finalement accepté de ne pas avoir plus de voix au Conseil que la France, la Grande-Bretagne et l'Italie, mais elle a obtenu une double compensation avec la clause de vérification démographique et une nouvelle répartition des sièges au Parlement européen.
Autre problème non résolu à Amsterdam : le vote à la majorité qualifiée a été étendu à trente-cinq nouveaux domaines. Cependant, plusieurs pays ont tenu à conserver leur droit de veto : la Grande-Bretagne sur la fiscalité, l'Allemagne sur le droit d'asile et l'immigration, l'Espagne sur les aides régionales, et n'oublions pas la France, qui préserve ainsi son « exception culturelle », ce qui était pour nous tout à fait primordial. Mais le progrès est indéniable : 80 % à 90 % des décisions pourront être prises désormais à la majorité qualifiée.
Plus important encore, à mes yeux, est l'assouplissement du système des coopérations renforcées, qui figurait déjà dans le traité d'Amsterdam, mais qui désormais va permettre à un nombre limité de pays d'avancer plus vite dans certains domaines sans se heurter à un veto, chacun des autres pays membres pouvant à tout moment rejoindre ceux qu'on pourrait qualifier d'éclaireurs, comme ce fut le cas pour l'euro ou pour Schengen.
Outre ces progrès d'ordre institutionnel, la présidence française peut se targuer d'avoir obtenu des avancées concrètes dans toute une série de domaines qui intéressent directement les citoyens européens dans leur vie quotidienne, comme la fiscalité de l'épargne, la sécurité alimentaire, la sécurité maritime, la mobilité dans le domaine de l'éducation, la culture avec Media Plus, la coopération judiciaire dans la lutte contre la criminalité, les dispositions applicables dans les cinq ans à venir de l'agenda social européen, avec l'accord réalisé sur le statut de la société européenne.
A cette liste non exhaustive, il faut encore ajouter, d'une part, la mise en oeuvre d'une politique de sécurité commune qui fait apparaître pour la première fois concrètement la défense européenne et, d'autre part, sur un autre plan, la proclamation, il est vrai trop discrète à mes yeux, de la Charte des droits fondamentaux, laquelle, certes, n'a pas pour l'instant de force contraignante, mais dont on peut espérer qu'elle pourra l'acquérir dans l'avenir. C'est ce à quoi la prochaine présidence suédoise entend, je crois, consacrer ses efforts, et nous devons l'y aider.
Au total, le sommet de Nice, conduit par la présidence française, a bien droit à une mention honorable et ne mérite en tout cas pas cet excès d'indignité dont il a été immédiatement affublé par certains commentateurs et aussi, mardi, par le Parlement européen, qui me paraît avoir été exagérément sévère.
Comme un vieil adage le dit, la critique est aisée mais l'art de la construction européenne est, nous le savons tous depuis des années, difficile.
Le fait que le sommet ait été aussi laborieux - vous serez d'accord avec moi sur ce point, monsieur le ministre - doit nous conduire cependant à certaines réflexions qui ne portent pas toutes à l'optimisme quant à l'avenir de la construction européenne.
Celle-ci a avancé pendant des décennies grâce au moteur que représentait ce qu'il était convenu d'appeler le « couple » franco-allemand. C'était vrai du temps de de Gaulle et d'Adenauer comme du temps d'Helmut Kohl et de François Mitterrand.
M. Aymeri de Monstesquiou. N'oubliez pas Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt !
M. Claude Estier. Mais il s'agissait de dirigeants allemands marqués par l'époque de la guerre et soucieux de réinstaller leur pays dans le concert des nations démocratiques. Pour cet objectif, l'appui de la France leur était précieux, je dirai même indispensable.
Aujourd'hui, une nouvelle génération de dirigeants est au pouvoir à Berlin, à la tête d'un pays parfaitement démocratique, qui est la première puissance européenne à la fois au plan économique et, depuis la réunification, au plan démographique. Ce pays entend donc jouer son rôle en fonction de cette puissance et aussi de l'influence qu'il peut avoir auprès de plusieurs des Etats candidats sortis de la domination soviétique. Du coup, le « couple » franco-allemand se trouve déséquilibré et n'a plus cette force d'entraînement qui a été si souvent décisive dans le passé.
A partir de là, et on l'a vu pendant quatre jours et quatre nuits à Nice - vous l'avez vécu en direct, monsieur le ministre - les égoïsmes nationaux reprennent le dessus, opposant les petits pays aux grands et même les petits entre eux. On en est donc réduit à chercher les plus petits communs dénominateurs. D'où le sentiment d'un accord a minima dont le Premier ministre soulignait mardi, à l'Assemblée nationale, qu'il avait même risqué de ne pas être atteint.
La présidence française se serait ainsi achevée par une crise grave. Et qu'auraient dit alors nos impitoyables censeurs d'aujourd'hui ?
M. Daniel Hoeffel. C'est vrai !
M. Claude Estier. Il est donc urgent, à partir des résultats acquis à Nice, de redonner du souffle à la construction européenne, d'inventer une nouvelle dynamique - le développement des coopérations renforcées pourrait être une voie - et, peut-être, d'imaginer de nouvelles méthodes de travail plus compréhensibles par les peuples, afin de permettre à ceux-ci, dont tous les sondages nous montrent qu'ils sont de plus en plus sceptiques, de se réapproprier cette grande idée qu'est l'Europe, qui est seule capable, par son histoire, sa culture et sa puissance économique et démographique, à condition toutefois d'être unie, de faire contrepoids à la force aujourd'hui dominante des Etats-Unis et, demain, peut-être, à celle de la Chine.
Je répète qu'il y a urgence, car, dans quelques années, l'Union passera de quinze à vingt, vingt-cinq ou vingt-sept membres, et on peut se demander comment ce qui fonctionne si difficilement à quinze pourra fonctionner à vingt, vingt-cinq ou vingt-sept, avec donc une diversité encore plus grande et des intérêts nationaux encore plus contradictoires.
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères. C'est vrai !
M. Claude Estier. Il n'était sans doute pas souhaitable, avant d'avoir apporté une réponse aux problèmes immédiats qui étaient sur la table, à Nice, d'engager une discussion approfondie sur l'avenir institutionnel et politique de l'Europe. Désormais, cette discussion s'impose et la France, qui a si souvent su montrer le chemin,...
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Tout à fait !
M. Claude Estier. ... doit être à l'initiative de ce grand rendez-vous. (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes et sur certaines travées du RDSE et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, monsieur le président de la délégation pour l'Union européenne, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux d'abord remercier le Sénat de son initiative, cette question orale me donnant l'occasion, au nom du Gouvernement, de faire avec vous le bilan de la présidence française.
Je remercie plus particulièrement M. Hubert Haenel de sa question et de son discours européen, celui d'un Européen lucide qui a su faire une analyse profonde et précise.
Je remercie également M. de Villepin de son soutien à la présidence française de l'Union européenne, car la tâche, en effet, n'était pas facile.
Je remercie aussi M. Claude Estier, notamment de l'estimation, me semble-t-il juste, qu'il a faite des résultats de Nice.
D'une façon générale, je remercie, enfin, tous les orateurs d'avoir reconnu, en exprimant, bien sûr, des sensibilités différentes, qu'un travail important avait été accompli.
Je dirai simplement à M. Leclerc que, pendant ces quatre jours, j'ai été au côté du Président de la République et du Premier ministre à Nice, et que nous devons considérer que les résultats de cette présidence sont partagés. Si chacun tente de s'attribuer le bénéfice de ce sommet en distinguant ce qu'il a fait, nous n'irons pas très loin. C'est précisément, monsieur le sénateur, ce qu'avec le Président de la République et les membres du Gouvernement nous avons voulu éviter à tout prix. Imaginez ce qui se serait produit si, à un moment ou à un autre au cours de ces quatre jours, nous avions parlé d'une voix différente ! J'insiste donc sur ce point.
Je veux maintenant mettre l'accent sur le caractère exceptionnel de la présidence française qui s'achève.
Elle est exceptionnelle par son ordre du jour sans précédent, tant les problèmes à traiter étaient nombreux, par le niveau d'ambition que nous avions à la fois pour nous, en tant que pays, et pour le nombre de sujets sur la table et, enfin, par les attentes qu'elle a suscitées.
Cette présidence a effectivement donné lieu - l'expression de M. Bordas est juste - à un sommet qui aura été celui de tous les records : records de durée, de consommation de café, de nourriture et, sans aucun doute, de fatigue pour les négociateurs !
Au total, nous avons su prendre nos responsabilités non seulement pour traiter les problèmes qui se posent aujourd'hui au niveau européen, mais aussi pour préparer l'avenir politique et institutionnel de l'Union. La tâche était difficile, et je constate que le jugement immédiat est mitigé, mais je pense qu'il deviendra différent avec le recul.
J'ai lu les critiques, mais j'essaie d'imaginer ce qui se serait produit si, au lieu de revenir avec un accord, qui, certes, ne correspond pas à ce que nous souhaitions, cette longue nuit de Nice avait abouti à un échec, comme ce fut le cas voilà trois ans et demi à Amsterdam. Je vous laisse imaginer les effets d'un tel échec sur l'euro, sur la confiance de nos concitoyens dans l'Europe - confiance que nous devons, au contraire, tous veiller à conforter - et sur l'élargissement, qui aurait été au moins retardé sinon compromis.
C'est aussi en fonction de cela que nous avons pris nos responsabilités et, si j'ose dire, le premier mérite du traité de Nice est donc d'exister. Il fallait sortir du sommet de Nice avec un accord, et j'essaierai de montrer, chemin faisant, qu'il ne s'agit pas de l'accord au rabais que certains ont évoqué. Je ferai volontiers mienne la formule de Claude Estier, que j'avais, moi aussi, inscrite sur mes tablettes : « La critique est aisée, mais l'art est difficile. »
Je n'aurai garde d'oublier, avant d'en venir au débat institutionnel qui a fait l'essentiel de vos interventions, mesdames, messieurs les sénateurs, ce qu'ont été les résultats de nos efforts pour donner une plus large part aux préoccupations concrètes des citoyens, sur lesquelles ont insisté, avec des sensibilités différentes, M. de Montesquiou et Mme Bidard-Reydet.
D'abord, je crois qu'on ne mettra jamais assez en relief l'importance de la proclamation, à Nice, de la Charte européenne des droits fondamentaux : c'est pour moi une avancée politique forte, qui rassemble, dans un texte accessible à tous, les valeurs sur lesquelles se fonde le modèle européen de civilisation. Nous avons utilisé une méthode originale, cela a été dit ici - il faudra d'ailleurs réfléchir à la façon de l'exploiter dans le débat qui nous mène à 2004 - celle de la convention chargée d'élaborer le projet de charte. M. Hubert Haenel et Mme Marie-Madeleine Dieulangard ont apporté leur pierre, au nom du Sénat, à cet édifice, et je veux les saluer.
Certes, on peut regretter que ce texte fort, auquel je crois profondément, n'ait pas reçu, à Nice, une portée juridique. Cela faisait aussi partie du contrat et ceux qui participaient à la convention le savaient. Si nous n'avions pas consenti à un gouvernement ami que ce texte ne serait pas immédiatement contraignant, il n'y aurait pas eu de charte du tout. Les deux sénateurs ici présents peuvent en porter témoignage.
Nous avons toutefois obtenu, dans le cadre de la déclaration de la CIG sur l'après-Nice, sur laquelle je reviendrai, que soit retenue, parmi les questions qui devront être abordées, celle du statut de cette charte. Si vous me permettez cette formule, ce n'est donc qu'un début ; il va falloir continuer le combat.
Contrairement à M. Haenel, je ne crois pas que cette charte ait été proclamée en cantimini, car elle est tout de même été signée par les trois institutions ! C'est d'ailleurs à cette occasion que la photo de famille a été prise. C'est le seul moment où les chefs d'Etat et de Gouvernement se sont retrouvés autour des signataires de la charte. Il est vrai que le Président de la République a préféré que ne soient pas alors tenus de long discours, mais il y avait deux raisons à cela.
La première était liée à l'emploi du temps : nous ne voulions pas, en plus des conseils ordinaires, instituer une nouvelle cérémonie, d'autant que se tenait le matin même la Conférence européenne entre l'Union européenne et les pays candidats à l'adhésion.
La seconde raison était liée au fait que nous ne voulions pas, sur cette charte, faire apparaître des différences de sensibilité entre les trois institutions. Je partage totalement le sentiment du Président de la République sur ce point. Je le lui avais d'ailleurs conseillé. Il n'eût pas été bon de retenir les souhaits des uns ou des autres. Il fallait reconnaître la charte telle quelle était, c'est-à-dire une pierre sur le chemin de l'Europe. Mais il ne s'agit que d'une étape ; il faudra continuer le combat pour lui donner la place qu'elle mérite dans les textes européens.
J'en viens au renforcement du modèle social européen, pour lequel la présidence française a obtenu des résultats extrêmement importants.
J'insisterai sur les initiatives que nous avons prises et qui sont cohérentes par rapport aux efforts que nous avons faits, depuis plusieurs années, pour introduire une dimension sociale forte dans les travaux de l'Union et rééquilibrer ainsi le contenu même de la construction européenne. Quels sont les résultats ?
Des textes majeurs, en discussion depuis longtemps, ont été adoptés.
Le premier concerne le volet social et l'ensemble du statut de la société européenne, en souffrance depuis trente ans. Là encore, évitons les exagérations ; ne faisons pas comme si, d'un côté, la ministre avait échoué au sein de son Conseil et, de l'autre, le président avait arraché l'accord de José Maria Aznar. Ayant été avec lui lors de sa tournée en Espagne, je sais que cela fait partie d'un équilibre et que, si le travail n'avait pas été correctement préparé par le Gouvernement et si ces mesures n'avaient pas fait partie du paquet de négociations finales, le président Aznar n'aurait pas cédé. Je le dis simplement pour la vérité de l'histoire, tout en remerciant M. Aznar d'avoir réalisé cet effort que ses prédécesseurs se refusaient à faire depuis trente ans.
Le second texte majeur porte sur la lutte contre les discriminations en matière d'emploi. Des programmes importants sur la lutte contre l'exclusion sociale et sur la promotion de l'égalité entre hommes et femmes ont également été adoptés.
Un autre résultat obtenu concerne le lancement d'une grande initiative, l'agenda social, programme de travail pour les cinq ans à venir, qui identifie un certain nombre de domaines sur lesquels nous devons avancer, en liaison avec les partenaires sociaux, pour renforcer le modèle social européen.
Madame Bidard-Reydet, pour ma part, j'ai trouvé positive la manifestation qui s'est déroulée la veille du Conseil européen de Nice. En effet, il est important que les forces sociales soient présentes pour faire entendre leur voix, fût-elle différente de celle des responsables, et il faut arriver à nouer davantage le dialogue avec le mouvement social au sujet de l'Europe.
Plusieurs sénateurs du RPR. Et les casseurs ?
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. En revanche, je considère comme profondément négatives les manifestations qui ont eu lieu le matin du sommet et qui ont engendré des violences absolument inacceptables.
Mme Danielle Bidard-Reydet. Tout à fait d'accord !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Ne confondons pas les unes et les autres.
J'en reviens à l'agenda social. Les domaines sur lesquels porte ce programme de travail sont la qualité de l'emploi, la lutte contre la pauvreté et la modernisation de nos systèmes de protection sociale.
Enfin, s'agissant toujours des résultats obtenus, je mentionnerai brièvement deux points.
Le premier concerne les services publics.
Par-delà nos diversités, nous partageons une conviction qui est profondément française et qui devient européenne, à savoir que les services publics jouent un rôle essentiel au maintien de la cohésion sociale et territoriale. Pour la première fois, nous avons réussi à faire adopter une déclaration qui réaffirme le rôle et les missions des « services d'intérêt général », un véritable corps de doctrine qui nous permettra de mieux orienter les travaux à venir au sein de l'Union. Cela contribuera à mieux équilibrer les dispositions de l'article 16 du traité, qui concernent ces services d'intérêt général, et celles de l'article 86, qui sont relatives aux aides d'Etat, car il nous faut, en effet, parvenir à faire vivre ensemble le service public et le marché intérieur.
Le second point concerne le « paquet fiscal » sur l'épargne, qui a été enfin conclu, alors qu'il était sur la table non pas depuis trente ans, mais depuis une bonne dizaine d'années déjà !
J'en viens maintenant, après le modèle social européen, à l'Europe du quotidien, l'Europe des citoyens. Là encore, les résultats de la présidence française sont significatifs.
Je commencerai par le plan d'action en quarante-deux mesures qui vise à éliminer, dans les cinq ans qui viennent, tous les obstacles qui demeurent sur notre continent, à la mobilité des étudiants et des enseignants. Le savoir étant la matière première de demain et le fondement de notre économie, il faut, dans ce domaine aussi, de la liberté de mouvement et des échanges, ce que le plan permettra.
J'insisterai, ensuite, sur la mise en oeuvre de l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice, avec, notamment, l'adoption d'un paquet de mesures destinées à lutter plus efficacement contre le blanchiment et la criminalité financière.
J'en viens aux deux sujets sur lesquels m'a interrogé M. Bordas : la sécurité maritime et la sécurité alimentaire.
Avant d'entrer dans le détail, je voudrais lui faire remarquer qu'il est rare, y compris en matière législative, de prendre des décisions en une année. De ce point de vue, il faut d'autant moins faire à l'Europe le procès d'avoir été lente qu'en l'occurrence elle a été plus rapide que jamais ! Mais je donne mon point de vue au Sénat.
S'agissant de la sécurité maritime, nous avons obtenu un premier paquet de décisions sur l'élimination progressive des bateaux à simple coque, sur le renforcement des inspections dans les ports et sur le contrôle des sociétés de classification. Un second paquet de mesures suivra, que les ministres des transports examineront les 20 et 21 décembre prochain. Nous avons obtenu que ces paquets soient d'application immédiate, ce qui est tout à fait important.
En matière de sécurité alimentaire, d'importants progrès ont été faits par les Européens sous notre présidence. Je veux en citer trois : une résolution sur le principe de précaution - la réflexion que nous devrons avoir à l'avenir sur ce point devra reposer sur des principes - la création d'une autorité alimentaire indépendante - le principe en a été affirmé dans les conclusions du Conseil européen de Nice et elle doit être opérationnelle dès le début de 2002 - et, enfin, la confirmation de l'interdiction des farines carnées en Europe.
Sur ce dernier point, nous avons eu un débat pour savoir s'il fallait confirmer l'interdiction de six mois ou aller plus loin. Le sentiment général est que, le moment venu, le renouvellement de l'interdiction ne posera pas de problème, mais qu'il était nécessaire de prendre le temps, avec la Commission, de mesurer davantage les implications de chacun des choix. Voilà pourquoi nous en sommes restés là ; mais soyez certains que le cap politique sera tenu, ce dont nous devons nous féliciter.
Souvenez-vous, voilà un mois, du scepticisme qui accueillit notre proposition et des réponses que nous entendîmes - j'évoquerai tout à l'heure le couple franco-allemand, qui est déterminant - ainsi que des déclarations du ministre allemand, qui expliquait qu'il n'y avait pas lieu d'interdire les farines carnées, alors que le chancelier, à Nice, en a souhaité l'interdiction définitive ! Voilà qui prouve une prise de conscience dont je me réjouis tout à fait.
Toujours en réponse à M. Bordas, j'en viens à la reconnaissance - il en a fort bien parlé et je n'ai rien à ajouter - dans une déclaration annexée aux conclusions de Nice, de la spécificité et des fonctions éducatives et sociales du sport. C'était fondamental pour combattre les dérives et les excès du marché, reconnaître le rôle des fédérations et admettre certaines limites au pouvoir de l'argent dans le sport. Cela n'a d'ailleurs pas été simple à obtenir.
Il faut également mettre l'accent sur le renforcement du modèle culturel européen, d'une part, avec l'accroissement important de l'enveloppe budgétaire du programme Media Plus - un accord est intervenu pour un budget de 400 millions d'euros - ce qui permettra à l'Europe d'affirmer la spécificité de son industrie audiovisuelle face à l'industrie audiovisuelle d'une « hyperpuissance », expression d'Hubert Védrine que vous avez reprise, monsieur de Montesquiou, et qui est juste, et, d'autre part, avec nos efforts - couronnés de succès, j'y reviendrai - pour préserver, dans le cadre de la CIG - notamment la négociation sur l'article 133-5 du traité - la spécificité du secteur culturel et audiovisuel dans les négociations internationales.
Enfin, je citerai brièvement deux derniers sujets. S'agissant de la protection de l'environnement, nous avons eu raison de ne rien arrêter à la fin de la conférence de La Haye sur la lutte contre le changement climatique et les émissions de gaz à effet de serre. Il nous est, en effet, apparu indispensable de nous donner un peu de temps pour conclure cette très importante négociation dans de bonnes conditions et sur des bases saines plutôt qu'avec un accord au rabais. Des initiatives vont être prises pour que les discussions reprennent.
Enfin - je réponds là au président de Villepin - la sécurité des Européens est l'un des progrès majeurs qui ont été enregistrés sous la présidence française.
En effet, la défense européenne a franchi une étape très importante avec la conférence d'engagement de capacités le 20 novembre et, à Nice, avec la décision définitive de créer les structures politico-administratives permanentes dont cette défense a besoin.
Certes, la question de l'autonomie du Conseil de l'Atlantique nord et du comité politique et de sécurité est cruciale.
La présidence française a fait preuve d'une particulière vigilance quant au respect du principe d'autonomie de décision - ne parlons pas d'indépendance - de l'Union ! Il est vrai que certaines déclarations américaines semblent vouloir privilégier, sous prétexte de coopération entre les deux organisations, un format à « 23 » qui aurait abouti, en quelque sorte, à une « cogestion » - je ne veux pas parler d'une « cotutelle » - de la politique européenne de sécurité et de défense.
Telle n'est pas notre conception, et je crois que ce n'est pas celle de l'Union. Les arrangements permanents envisagés entre l'Union et l'OTAN prévoient des réunions entre les deux organisations, ce qui veut dire les Quinze d'un côté, les dix-neuf de l'autre. Ces rencontres participent à la transparence, à la consultation, et les spécialistes que vous êtes savent qu'elles sont nécessaires à l'échange d'informations entre l'Union européenne et l'OTAN ; mais elles n'ont pas, et ne doivent pas avoir, de caractère décisionnel, ce qui serait juridiquement impossible et politiquement inacceptable.
S'agissant toujours des relations entre l'Union et l'OTAN, la question des capacités de planification est complexe, car elle recouvre plusieurs concepts différents : la planification stratégique, la planification opérationnelle, etc.
Mais, là encore, les choses sont claires : la planification opérationnelle est effectuée par l'OTAN lorsque l'opération dirigée par l'Union européenne a recours aux moyens et capacités de l'OTAN ; s'il s'agit d'une opération menée sans recours aux capacités et moyens de l'OTAN, cette planification opérationnelle n'est pas réalisée par l'état-major européen, qui n'en a pas les capacités, mais par un état-major national de niveau stratégique.
Il faut enfin dire un mot de la planification de défense, à laquelle, compte tenu de son histoire, la France ne participe pas au sein de l'OTAN.
L'Union a décidé de se doter d'un mécanisme d'évaluation et de suivi des engagements pris par les Etats membres pour atteindre les objectifs de capacités militaires. La présidence française a veillé à ce que l'autonomie de décision de l'Union s'applique sur l'ensemble du processus, en particulier dans la définition, l'évaluation, le contrôle et le suivi des objectifs de capacités, tout en permettant l'échange d'informations nécessaires avec l'OTAN, au niveau des experts, pour éviter toute duplication inutile.
Vous avez évoqué le « cadre de référence pour la gestion des crises », monsieur de Villepin, c'est un document présenté par le secrétaire général et haut représentant pour la PESC, Javier Solana, dont le Conseil européen de Nice a pris note. La philosophie en est simple : il s'agit d'une réflexion sur la mise en synergie de l'ensemble des moyens, civils et militaires à la disposition de l'Union et des Etats membres dans le cadre d'une opération de gestion de crise. Pour assurer la cohérence de vision et d'action, le Conseil pourra décider une action commune ; le secrétaire général asurera la mise en oeuvre des aspects politiques et militaires de celle-ci, sur avis conforme du comité politique et de sécurité.
Je crois avoir ainsi rapidement dressé le bilan de la présidence française « hors CIG », que ce soit sur le plan social, que ce soit à travers la charte, que ce soit sur les questions de société ou en matière de défense. Je ne vais pas revenir sur tous les éléments de la politique étrangère et de sécurité, mais je crois qu'ils sont très importants.
J'ai la faiblesse de penser que, s'il ne s'était pas agi d'une présidence française, ces résultats auraient été plus favorablement reconnus. Je suis ministre délégué chargé des affaires européennes depuis maintenant trois ans et demi, et j'avoue ne pas avoir le souvenir d'un bilan aussi complet ni aussi diversifié, mais nous sommes en France, pays qui a coutume d'évaluer sévèrement sa propre action ! C'est, après tout, une bonne chose, même si l'on aimerait parfois que cette action soit davantage reconnue !
J'en viens à la CIG, objet contesté et peut-être - je suis prêt à en discuter - contestable.
D'abord, souvenons-nous qu'un accord était loin d'être acquis.
Les débats de Nice ont été très longs et très difficiles, à l'instar des négociations préalables, qui furent elles aussi très longues et très difficiles. Les services du Conseil et la représentation permanente ont compté près de 400 heures de négociations préalables, qui, il faut le dire, n'ont pas permis de conclure avant Nice. On a bien vu à Nice - les chefs d'Etat et de gouvernement l'ont constaté eux-mêmes - que ce n'était pas chose simple.
Ces débats longs et difficiles ont confirmé que les sujets négociés touchaient à des équilibres sensibles entre les institutions de l'Union européenne comme entre les Etats membres eux-mêmes. Je rappelle que nous avions nous-mêmes reçu du Parlement, dans l'article 2 de la ratification du traité d'Amsterdam, un mandat très exigeant : régler les difficultés sur lesquelles, précisément, cette négociation avait échoué à Amsterdam.
A la lumière de ces difficultés, comment interpréter les résultats de Nice ?
En première analyse, certes, ceux-ci peuvent apparaître un peu insuffisants. J'admets qu'ils ne correspondent ni à ce qui eût été souhaitable ni à ce que souhaitait la délégation française. Je vous renvoie à ce propos aux nombreux échanges que nous avons eus sur cette question, puisque j'ai eu l'occasion de venir assez fréquemment devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs.
Il faut cependant aller au-delà de cette appréciation et mettre ces résultats en perspective en se demandant si nous avons répondu aux questions centrales que posait chacune de ces négociations, à savoir : les résultats de Nice permettront-ils à la Commission de fonctionner dans le cadre d'une Union élargie ? Faciliteront-ils la prise de décision au sein du Conseil ? Globalement, ces résultats suffiront-ils à préparer l'élargissement de l'Union européenne ?
Je vais évoquer chacun de ces sujets tour à tour.
S'agissant de la Commission d'abord, nos objectifs, vous vous en souvenez, concernaient la réorganisation du collège et son plafonnement.
Un compromis était très difficile à atteindre, compte tenu des antagonismes nationaux, mais aussi - il faut le rappeler - de l'attitude de la Commission elle-même, qui, en pratique, a soutenu le principe d'un commissaire par Etat membre. Il ne faut donc pas minimiser les résultats.
Ce qui importe, d'abord, c'est que nous avons obtenu, comme nous le souhaitions, le principe d'un plafonnement, qui est inscrit dans le traité, même si sa réalisation n'interviendra qu'à terme, c'est-à-dire quand l'Union européenne comptera vingt-sept membres. Si ce principe n'avait pas été adopté, cela aurait signifié qu'une union à trente-cinq, par exemple, aurait pu comporter une Commission à quarante membres. Le gouvernement devenait alors très difficile à maîtriser !
Ensuite, nous avons obtenu un considérable renforcement des pouvoirs du président, au sein d'un collège qui sera lui-même mieux hiérarchisé, l'augmentation du nombre de vice-présidents étant laissée à la discrétion du président, celui-ci ayant toujours la possibilité de créer, d'attribuer et de changer les portefeuilles des commissaires, y compris des portefeuilles de coordination.
Enfin - et c'est une avancée très importante - ce président pourra être désigné à la majorité qualifiée, ce qui limitera, à l'avenir, le risque que le choix se porte sur une personnalité consensuelle mais pas nécessairement la plus qualifiée pour exercer cette responsabilité.
J'en viens au vote à la majorité qualifiée.
Bien sûr, nous aurions souhaité aller plus loin et même beaucoup plus loin. Je ne sais plus lequel d'entre vous parlait de « ligne rouge », mais la France n'a pas eu pour sa part de ligne rouge dans cette négociation. Ce point constitue sans doute l'une des principales déceptions de ce nouveau traité puisque l'harmonisation fiscale, mais aussi une grande partie du domaine social resteront pour de longues années encore soumis à la règle de l'unanimité.
M. Leclerc, de ce point de vue, a eu raison de souligner qu'il faut se méfier de ses amis. Je crois que les uns et les autres nous souscrivons à cette grande leçon de la vie politique. Il faut toujours se méfier de ses amis quels qu'ils soient, socialistes ou non. Vous me permettrez d'ajouter que nous avons peut-être, nous, moins de raisons de nous méfier de nos amis que d'autres !
M. Michel Caldaguès. On élargit le débat !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Non, je répondais simplement à un intervenant, et je termine ici cette parenthèse politique.
Nous connaissions les réticences de certains Etats membres. Nous avons, en revanche, été plus surpris par les réserves, qui n'ont été soulevées qu'au dernier moment par d'autres, en ce qui concerne la culture, l'asile ou les droits des professions non salariées. Au demeurant, nous étions conscients que nous touchions à des matières sensibles, qui sont au coeur de la souveraineté des Etats, et que passer en force sur ces sujets aurait, sans nul doute, compromis l'ensemble de la négociation.
J'insiste enfin sur le fait que nous avons préservé nos intérêts, en obtenant notamment que, au sein de l'article 133-5 relatif à la politique commerciale, le secteur culturel et audiovisuel, mais aussi la santé, l'éducation, les services publics demeurent régis par la règle de l'unanimité, qui est, en l'occurrence, essentielle pour préserver l'identité culturelle de l'Europe.
C'est pourquoi, sans être aussi ambitieux que nous l'aurions souhaité, le nouveau traité consacre un certain nombre d'avancées sur une quarantaine de dispositions, notamment sur l'Union économique et monétaire, sur la politique industrielle, sur la circulation des ressortissants communautaires, sur la plupart des nominations aux organes européens, de sorte que, désormais, 90 % environ des décisions de l'Union seront prises à la majorité qualifiée ; et je vous demande de retenir ce pourcentage, mesdames, messieurs les sénateurs.
Sur la repondération, enfin, il faut, là encore, mettre les résultats en perspective, en partant de ce que nous souhaitions.
Je peux le dévoiler maintenant, nous voulions - c'était notre objectif principal - éviter le système de la double majorité que la Commission avait défendu et que notre partenaire allemand avait toujours privilégié au cours de la discussion en ralliant plusieurs de nos partenaires à cette option.
Plus généralement, nous souhaitions que ne soit pas mise en cause la parité entre l'Allemagne et la France, au nom d'un principe fondateur de la construction européenne respecté depuis le début des années cinquante. Je vous rappelle qu'il y a toujours eu une différence démographique entre nos deux pays, mais que la parité politique, elle, a toujours existé. Nous avons fait l'Europe pour cela, pour la réconciliation franco-allemande et nous y sommes parvenus.
Nous voulions aussi une nouvelle repondération plus équitable, prenant mieux en compte les différences objectives entre les différents Etats, en s'appuyant sur le critère démographique, mais en prenant aussi en considération certains équilibres politiques. Nous y sommes parvenus, puisque la nouvelle grille de repondération s'étend désormais de trois voix à vingt-neuf voix au sein du Conseil, au lieu de deux à dix.
Vous avez raison de dire, monsieur Haenel, que les dispositions qui complètent la grille de pondération, loin d'être, par le biais de je ne sais quels éléments de simplification, une façon habillée de parler de double ou de triple majorité, constituent des garanties qui ne remettent pas en cause l'équilibre général.
D'abord, le fameux « filet » de 62 % ne jouera que dans des cas limites, donc très rarement, peut-être une fois sur cent ; ensuite, il constitue une possibilité et non pas une clause automatique, ce n'est donc pas une double majorité ; enfin, il pourra jouer pour l'Allemagne, mais aussi pour n'importe quel autre Etat membre qui souhaiterait l'invoquer ; pourquoi pas nous ?
C'est précisément parce que ces dispositions constituent des garanties et non des clauses obligatoires qu'elles ne remettront pas en cause, comme peut-être vous le craignez, l'efficacité de la prise de décision.
Quant aux petits Etats membres, je n'aime pas beaucoup le mot « petits », que j'évite d'utiliser...
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Il faut le mettre entre guillemets !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. C'est difficile de mettre des guillemets en parlant ! (Sourires.)
Je parlerai donc des Etats les moins peuplés.
Ces Etats, vous avez raison de dire qu'ils ne sont nullement écrasés puisqu'il n'est pas possible à trois « grands » de bloquer, que, pour ce faire, ils doivent s'allier à un autre Etat membre, que toute majorité qualifiée doit réunir une majorité d'Etats, qu'enfin les vingt et un Etats membres les moins peuplés, représentant 30 % de la population, auront 50,7 % des voix. Parler de marginalisation des « petits » par les « grands » pays est donc absurde. Nous avons simplement contribué à un rééquilibrage dans une Union européenne élargie, et je crois que c'était nécessaire.
Dernier élément d'appréciation : cet accord répond-il à l'objectif global qui est le nôtre de préparer l'Union à son élargissement ?
D'abord - c'est une évidence qu'il faut rappeler - une absence d'accord aurait compliqué, retardé, sans nécessairement le stopper, le processus d'élargissement.
Je voudrais, sur ce point, répondre à M. de Montesquiou. Il y a toujours une dialectique entre élargissement et approfondissement. Nous ne croyons pas qu'en engageant l'élargissement nous faisons un choix facile ; c'est un choix historique. Ce choix répond à des engagements qui ont été pris au début des années quatre-vingt-dix, au moment de la chute du mur de Berlin. Ce choix crée des opportunités, des chances, il crée aussi des risques. Je préfère pour ma part cette analyse, qui est un peu différente de la vôtre.
Le préalable institutionnel qui avait été posé par notre parlement était sans ambiguïté, mais cette vision n'était pas nécessairement celle de nos partenaires. Nice ouvre donc la voie à l'élargissement, en ce sens, notamment, que, dans les nouveaux équilibres institutionnels arrêtés dans le traité, la place des futurs adhérents est précisément définie.
M. Durand-Chastel m'a demandé ce qu'il en était de la Turquie.
La Turquie n'a pas le même statut que les autres candidats parce qu'elle n'est pas entrée dans la phase de négociations. On n'allait pas la traiter comme les autres ! Cela ne signifie pas que la candidature turque est écartée, bien au contraire ! Vous savez que nous avons adopté, au cours de la présidence française, le partenariat euro-turc, qui permet de continuer à travailler à cette candidature avec exigence, mais aussi avec volonté.
S'agissant de l'élargissement, nous sommes donc parvenus à une issue heureuse, qui nous vaudra au moins du crédit politique parmi les pays candidats, dont certains ont longtemps considéré, à tort, que le préalable institutionnel n'était qu'une manoeuvre pour « torpiller » l'élargissement.
Il nous faudra, auprès de ces pays, valoriser fortement cette issue politique qui - je le répète - était loin d'être acquise et qui démontre notre volonté d'aller de l'avant vers une Europe élargie, qui est une chance pour la France comme pour l'Union européenne dans son ensemble. Je ne doute pas que le Sénat, notamment sa délégation qui a beaucoup travaillé, y apportera sa contribution. Il y a là une oeuvre de sensibilisation, je me permets de le suggérer à son président, qui peut être utile et opportune.
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Eh oui !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. On peut dire que l'accord de Nice est cohérent par rapport aux efforts que nous avons accomplis au cours de notre présidence pour maîtriser, mais aussi pour donner une nouvelle impulsion aux négociations d'élargissement.
En effet, le Conseil européen de Nice a adopté sur notre initiative, grâce à l'excellent travail de la Commission et du commissaire Verheugen, une vue d'ensemble qui présente un état complet, clair et précis du processus d'élargissement. En particulier, une « feuille de route » devrait permettre à l'Union, conformément à l'engagement pris à Helsinki, d'accueillir les candidats les mieux préparés à partir du 1er janvier 2003, ce qui reste notre objectif. Elle identifie les difficultés qui demeurent avant de pouvoir conclure les négociations, en proposant que chacune des prochaines présidences s'attelle à les résoudre d'ici à 2002.
En revanche, il serait absurde de dire que nous avons conclu à Nice « pour ne pas désespérer les candidats ». Je tiens à vous assurer que nous n'avons pas oublié la formule : pas d'accord plutôt qu'un mauvais traité. Mon sentiment sincère, c'est qu'il ne s'agit pas d'un mauvais traité.
Jusqu'à la dernière minute - on ne travaille pas jour et nuit pendant quatre jours pour le plaisir - les autorités françaises - le Président de la République, le Premier ministre, les ministres - se sont posé la question de savoir s'il fallait conclure ou ne pas conclure, en fonction de l'avancée des négociations. Et, dans l'évaluation qui était faite dimanche soir, avant le dernier « round », ce sont sans doute les implications d'un échec sur l'euro et, plus largement, sur l'ensemble de la construction européenne, ainsi que le jugement que nous portions sur le traité auquel nous étions parvenus, davantage que les préoccupations liées à l'élargissement, qui ont pesé.
Certes, tous les dysfonctionnements n'ont pas été éliminés à Nice, mais les résultats que nous avons obtenus vont bien dans le sens, que nous souhaitions, d'un rehaussement du triangle institutionnel : une Commission qui sera plafonnée à terme ; un Conseil des ministres dans lequel le poids de chaque Etat membre sera rééquilibré et qui verra sa capacité à décider facilitée par l'extension du vote à la majorité qualifiée ; enfin, le rôle du Parlement européen qui sera conforté par l'extension de la codécision - peut-être pas autant que M. Haenel le voudrait, lui qui a tendance à en vouloir toujours un peu plus !
Et puis, surtout - c'est une avancée majeure dans la perspective de l'élargissement - le mécanisme des coopérations renforcées, dont parlait M. de Villepin, a été, comme nous le souhaitions, fortement assoupli dans les premier et troisième piliers et introduit dans le domaine de la politique étrangère commune, à l'exclusion de la défense, pour laquelle cela a été impossible à obtenir.
C'est aussi cela qu'il faut retenir, puisqu'il est évident qu'une Union élargie à 20, à 27, à 30 ou à 35 Etats membres - car il faudra, un jour, penser à l'avenir des Balkans - est synonyme d'une plus grande inertie. Il était donc important que nous puissions rallier nos partenaires à un assouplissement de ces règles, qui permettront à ceux qui le souhaitent d'aller de l'avant dans l'intégration. C'est une excellente passerelle pour l'avenir. Je n'ai jamais cessé de le dire et je suis content que nous y soyons parvenus.
S'agissant des nécessaires travaux politiques et institutionnels futurs, une déclaration adoptée par le sommet de Nice lance une réflexion qui devrait aboutir au plus tard en 2004 sur des sujets très importants et qui suscitent des réflexions sur toutes les travées : la clarification des compétences entre l'Union et les Etats membres - il s'agit de la fameuse question « qui fait quoi ? » ; la réorganisation des traités, c'est-à-dire leur réécriture et leur simplification ; le statut de la Charte des droits fondamentaux, que nous avons réussi à ne pas faire oublier, alors que certains auraient peut-être souhaité qu'elle ne figure pas dans les conclusions ; enfin, le rôle des parlements nationaux.
Nous devons donc organiser notre propre réflexion sur ces sujets, qui sont complexes et qui feront l'objet de larges consultations tout au long de l'année prochaine et d'un premier rendez-vous de méthode à Laeken, en décembre prochain, sous la présidence belge. La déclaration annexée au traité de Nice invite les parlements nationaux à prendre toute leur place dans ce grand débat.
A cet égard, je soulignerai deux points. Le premier, c'est la nécessité d'une relance du couple franco-allemand, sur lequel Hubert Haenel, Daniel Hoeffel, avec beaucoup de force, et Claude Estier ont insisté. Il est vrai que la relation franco-allemande - cela date de quelques années, d'ailleurs - a connu des jours meilleurs. Elle reste toutefois irremplaçable. Il est vrai que nous ne serions pas parvenus à un accord à Nice sans un dialogue franco-allemand. Cela étant, nous devons réfléchir à des initiatives. L'Allemagne d'aujourd'hui n'est pas la même que l'Allemagne d'hier ; mais la France d'aujourd'hui n'est pas non plus la France d'hier.
Peut-être conviendrait-il de mener une stratégie globale, dans laquelle les parlements pourraient d'ailleurs jouer leur rôle.
Les discussions se sont déroulées parfois dans un climat malsain et je vous en parle en connaissance de cause pour avoir été absurdement accusé d'être anti-Allemand. Comment un ministre chargé des affaires européennes pourrait-il être anti-Allemand ? Une telle accusation dénote certaines arrières pensées, certaines rancunes, certains sujets qui n'ont pas été complètement évacués après la décision difficile qui a été prise l'année dernière au sujet de l'agenda de Berlin.
Parlons-en au fond et réfléchissons à la façon de relancer cette relation franco-allemande sans laquelle l'Europe est effectivement condamnée à une forme d'inertie. C'est un beau et grand débat qui mérite notre attention. Il est clair que nous, Français, y prendrons notre part.
Plusieurs orateurs ont demandé pourquoi la France n'avait pas donné une « vision ». Peut-être, d'abord, y aurait-il eu plusieurs visions, et il n'aurait pas été sain que l'on ait l'impression que les uns pensent ceci et les autres cela, pendant la présidence française. M. de Villepin l'a reconnu : la présidence est un exercice qui comporte des contraintes, qui oblige à se placer au centre, avec des ambitions, à écouter beaucoup, à dialoguer, à débattre. On nous aurait sans doute reproché davantage d'être arrogants ou soucieux de nos intérêts si nous avions semblé dire : « Voilà quelle est la voie, suivez-nous. »
Maintenant, nous sommes, en quelque sorte, libérés de ces contraintes de la présidence. Pour ma part, je souhaite simplement que le débat européen soit au centre des discussions que nous aurons à l'occasion des échéances nationales qui nous attendent - législative et présidentielle - tant l'Europe est au coeur de nos préoccupations de demain. Je désire que le débat démocratique s'articule autour de cette problématique et que chacun s'y exprime avec force. Bien sûr, chacun y contribuera.
Je terminerai avec une note peut-être plus personnelle. La présidence est un exercice vraiment passionnant, mais un exercice ingrat, notamment pour des Français, car, lorsqu'on est ambitieux, on est forcément arrogant. Ce sont les stéréotypes nationaux : l'Espagnol est ombrageux, l'Italien rusé, l'Allemand rigoureux et le Français ne saurait qu'être attaché à sa nation.
En revanche, quand on fait des compromis - ce qui fut le cas à Nice - que n'entend-on pas : pas de souffle, pas de vision ! Cela prouve que, dans tous les cas de figure, on suscite davantage l'insatisfaction que la satisfaction. On vit avec, d'autant plus que - je parle là au nom de l'ensemble des membres du Gouvernement, peut-être même des autorités françaises, mais le Président de la République y fera allusion ce soir, j'en suis sûr - nous terminons cette présidence fatigués mais tranquilles.
Si je devais résumer les choses, je dirais, d'abord, que la mission qui nous a été confiée a été accomplie. Nous avons fait avancer les grands dossiers européens et nous avons conclu un traité à Nice. Encore une fois, imaginons ce qui se serait passé si tel n'avait pas été le cas !
Ensuite, le traité de Nice - et nous devons y réfléchir plutôt que de faire des procès aux uns et aux autres, notamment à la présidence française - est le meilleur traité possible compte tenu de l'état de l'Union. Nous devons donc travailler à améliorer l'état de l'Union, faire en sorte qu'elle dépasse, effectivement, les égoïsmes et qu'elle sache retrouver un souffle, une vision. Cela passe encore par le couple franco-allemand !
L'histoire retiendra, me semble-t-il, que l'Europe a réussi à Nice là où elle avait échoué à Amsterdam, c'est-à-dire sur un traité politique pour une Europe qui peut s'élargir. Nous devons garder cela en mémoire, dans la perspective du débat de ratification que nous aurons ultérieurement au Sénat.
Mon dernier mot sera pour remercier la commission des affaires étrangères, la délégation pour l'Union européenne, leurs présidents et l'ensemble de leurs membres pour les relations de travail très sérieuses et très cordiales que nous avons eues.
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Je vous remercie, monsieur le ministre.
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Celles-ci se sont déroulées dans un excellent climat. Toutes vos réflexions ont été utiles, et j'ai eu un très grand plaisir à pouvoir travailler avec vous, pendant ces six mois, d'une façon aussi étroite et, je crois, aussi solide. (Applaudissements.)
M. le président. Mes chers collègues, je rappelle qu'en application de l'article 82 du règlement chaque orateur inscrit dans le débat dispose de cinq minutes pour répondre au Gouvernement.
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Je tiens tout d'abord à vous remercier, monsieur le président, et, à travers vous, la conférence des présidents, qui a permis l'inscription de ce débat à l'ordre du jour de la séance d'aujourd'hui.
Mes remerciements s'adressent également à vous-même, monsieur le ministre, et, au-delà, à l'ensemble du Gouvernement, au binôme qui se trouve à la tête de notre pays et qui a été à la hauteur de la tâche qui lui était confiée : il a fait ce que l'on attendait de lui.
Toujours à travers vous, monsieur le ministre, je me dois de remercier également tous ceux qui travaillent dans l'ombre des services, et qui ne sont pas nécessairement au banc du Gouvernement.
Bien évidemment, j'ai une pensée particulière pour la représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, notamment pour M. Vimon, qui se trouve à sa tête, et que j'ai rencontré à plusieurs reprises. Ils ont aussi beaucoup travaillé pour préparer, dans les meilleures conditions possibles, la présidence française.
Enfin, mes remerciements s'adressent aussi, bien entendu, à vous tous, mes chers collègues, qui avez permis justement que nous travaillions ensemble pendant ces six mois non seulement au sein de la commission des affaires étrangères et de la délégation pour l'Union européenne, mais également dans les autres commissions, pour que nous soyons toujours au fait des questions qui se posaient au moment de la présidence française.
Nous venons de prouver une fois de plus, s'il en était besoin, que le Sénat, quand il le veut, est capable d'aborder, dans les meilleures conditions et avec toute la hauteur de vue nécessaire, les questions de fond.
Bien des points abordés pourraient et devraient donner lieu, dans les mois à venir - vous l'avez suggéré, monsieur le ministre - à des travaux au sein de la délégation. Nous y reviendrons, si vous le voulez bien, mes chers collègues.
Permettez-moi cependant de faire de nouveau allusion à deux points qui ont été abordés ce matin.
Tout d'abord, s'agissant du Conseil européen, ses réunions sont devenues les temps forts de la vie de l'Union. Cela comporte, bien sûr, des avantages, dans la mesure où ces réunions provoquent un débat dans l'Europe entière et mettent les questions européennes au premier plan de l'actualité, notamment dans notre pays, qui assurait la présidence de l'Union.
Tout le monde a remarqué l'importante manifestation - sans casse, celle-là - sur l'Europe sociale qui s'est déroulée à Nice avec des participants de nombreux pays. On voit bien qu'une conscience européenne émerge et trouve ici une occasion de s'exprimer.
Dans le même temps, cette situation commence à peser sur le déroulement des Conseils européens. Leur préparation absorbe beaucoup de temps et d'énergie, mais, finalement, les débats restent difficiles à maîtriser. Dans ce type de réunions, la pression sur les participants est très forte, chaque chef d'Etat ou de gouvernement devenant une sorte de champion national qui doit ramener un bon résultat dans son pays.
La vision collective européenne a donc tendance à passer au second plan.
Après le sommet de Nice, on a vu les commentateurs passer leur temps à établir la liste des gagnants et des perdants, au lieu de considérer, comme nous l'avons fait ce matin, le résultat global.
Tout cela amène à penser que la formule des Conseils européens devrait évoluer. En particulier, comme l'a souligné Jacques Delors, beaucoup de sujets sont mis à l'ordre du jour et, en pratique, les conclusions du Conseil européen comportent de nombreux aspects que les chefs d'Etat et de gouvernement n'ont abordé à aucun moment.
Pour que le Conseil fonctionne bien et puisse vraiment jouer son rôle d'impulsion politique, il devrait se concentrer sur quelques grands sujets. D'ailleurs, le Conseil européen de Lisbonne, qui portait sur le modèle social européen, a été, me semble-t-il, un bon exemple de ce qu'il faut faire ; il s'en est dégagé une conception qui inspirera durablement les travaux de l'Union.
De même, il me paraît tout à fait judicieux d'avoir prévu à Nice que les Conseils européens pourraient se dérouler de plus en plus souvent à Bruxelles, ce qui facilitera l'organisation des réunions - peut-être même réaliserons-nous des économies - tout en aidant à faire passer au second plan les questions de fierté nationale.
Enfin, s'agissant des coopérations renforcées, nombreux sont ceux qui estiment que, dans l'Europe élargie, tout le monde ne pourra pas participer à la même vitesse aux progrès de l'intégration. Pour reprendre la formule du chancelier Kohl, il n'y a pas de raison que le convoi s'aligne toujours sur le vaisseau le plus lent. Il paraît alors inévitable que l'on s'oriente vers une certaine différenciation au sein de l'Union, ce que nous connaissons déjà à l'heure actuelle pour l'euro ou pour la libre circulation des personnes puisque des dérogations existent pour certains Etats.
L'accord de Nice prévoit un nouveau rendez-vous institutionnel pour 2004, autour de quatre thèmes. L'un de ces thèmes est le rôle des parlements nationaux. Ce sujet me paraît, comme à vous tous sans doute, tout à fait essentiel.
C'était l'un des sujets abordés à Rome, en septembre dernier, à l'occasion de la réunion des présidents des parlements nationaux. C'était aussi l'un des thèmes, souvenez-vous, monsieur le ministre, mes chers collègues, abordés lors de la COSAC, la conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires, qui s'est tenue à Versailles, en octobre dernier.
Il me semble en effet nécessaire qu'il y ait une réflexion sur le rôle que pourraient jouer collectivement les parlements nationaux dans les coopérations renforcées, surtout dans le cadre des deuxième et troisième piliers de l'Union, qui ont un caractère essentiellement gouvernemental.
J'aurais pu encore aborder toute la question de la gouvernance. Certes, elle n'est pas directement liée au sommet de Nice, mais la délégation l'a abordée hier et souhaite travailler dans ce cadre pour coopérer à la réflexion menée actuellement à Bruxelles. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants, du RDSE et sur les travées socialistes.)
M. Dominique Leclerc. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Leclerc.
M. Dominique Leclerc. Monsieur le ministre, je ne voudrais pas qu'il y ait un malentendu entre nous, étant donné la qualité du débat et, surtout, l'importance de l'enjeu de la construction européenne et de la réussite de celle-ci.
Européen convaincu, je me suis évidemment réjoui de la réussite du sommet de Nice, et je crois avoir pris soin de dire qu'il s'était agi d'un véritable défi pour le Président de la République et pour les autorités françaises. Or, par « autorités françaises », j'entends, bien sûr, le Premier ministre et vous-même, monsieur le ministre.
M. Raymond Courrière. Il fallait le dire !
M. Dominique Leclerc. C'est vous, monsieur le ministre, qui êtes chargé, pour la France, de cette construction européenne.
Je me suis félicité aussi que la France ait parlé d'une seule voix, ce qui a permis cette réussite, que l'on peut relativiser, certes, et, de cela, je suis désolé.
En revanche, quand notre collègue Claude Estier dit que mon propos est hors sujet, c'est une censure que j'ai du mal à accepter. Car la question sociale était bel et bien à l'ordre du jour, et j'en veux pour preuve le fameux agenda. Il était donc, me semble-t-il, assez logique que je reprenne les recommandations du Conseil européen au gouvernement français.
De même, il m'appartenait de mettre en avant la part prise par le Président de la République dans les négociations ; je ne vous ai pas attendu pour le faire ! Nous l'avons tous vu, lui aussi, déployer, la semaine dernière, une énergie folle pour la réussite du Conseil européen de Nice.
Peut-être n'ai-je pas compris ce que doit être un débat démocratique au sein du Parlement, mais s'il faut vous dire que tout est parfait et vous idolâtrer,...
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Tel n'est pas le propos !
M. Dominique Leclerc. ... n'attendez pas cela de ma part !
Des qualificatifs ont fusé tout à l'heure depuis les travées socialistes, quand il était précisément question de sectarisme. A cette heure, vient de s'achever une réunion de la commission des affaires sociales au cours de laquelle un de mes collègues a présenté une proposition de loi permettant de faire face aux pénuries de main-d'oeuvre et de lever les obstacles à la poursuite de la croissance économique. Là encore, bien que l'on soit dans l'actualité et qu'il y ait un véritable débat pour notre pays, aucun de nos collègues socialistes n'a assisté à cette réunion.
M. Claude Estier. Ce n'est pas vrai ! Mme Dieulangard était présente.
M. Dominique Leclerc. Je ne veux pas polémiquer, mais, de grâce, cessez de nous faire toujours la morale !
Personnellement, je suis convaincu, d'une part, que le débat doit se faire dans nos différences et dans le respect de ces différences, d'autre part, qu'il nous faut tenir compte de la réalité telle qu'elle est vécue sur le terrain. Nous sommes élus par nos concitoyens pour, justement, débattre de cette réalité et faire progresser notre pays.
Monsieur le ministre, encore une fois, évitons tout malentendu entre nous ! Pour ma part, je me félicite de la construction européenne, de la qualité de ce débat et de l'ardeur des uns et des autres à oeuvrer dans le bon sens. (Applaudissements sur quelques travées du RPR.)
M. Aymeri de Montesquiou. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le ministre, vous avez affirmé qu'on avait obtenu à Nice un résultat « le meilleur possible ». Vous reprenez à votre compte, et à juste titre, les propos de M. le président de la République. Vous avez sans doute raison, l'expression n'est pas loin de traduire la réalité.
Je crois que l'on peut se réjouir qu'il n'y ait pas eu d'affrontement dans cette enceinte. Personne n'a osé dire que Nice était un désastre ; personne n'a osé dire que c'était un triomphe. Nous avons oscillé autour d'appréciations modérées - c'est assez bien - mais chacun admet qu'il y a eu un résultat positif, même si certains ajoutent « a minima ».
Vous dites, monsieur le ministre, que le bilan hors CIG a été positif. Je vous l'accorde, et avec plaisir, parce que ce bilan, nous le partageons tous, en particulier s'agissant de la charte, de la sécurité alimentaire ou de la navigation. Mais, hélas ! en France, nous avons un défaut, c'est que, lorsqu'on obtient quelque chose, tout le monde trouve cela naturel sans prendre en compte le travail accompli.
Tout à l'heure, je vous ai dit que j'étais préoccupé par ce décrochage considérable entre la France et l'Allemagne, le Parlement européen comptant désormais vingt-sept eurodéputés allemands de plus.
C'est préoccupant, compte tenu de la valeur intrinsèque de ce grand peuple, pour reprendre la réflexion qu'avait faite le général de Gaulle aux portes de Moscou, là où les Allemands ont été arrêtés. Il est évident qu'aujourd'hui il n'est plus question de bellicisme, mais les valeurs des Allemands subsistent - je pense ici à leur esprit industrieux et à leur volonté de conquérir des marchés. A cet égard - ne voyez pas là une attaque, monsieur le ministre, c'est simplement ma conviction -, je pense que les 35 heures ne nous aident pas beaucoup dans cette compétition.
De la même façon, monsieur le ministre, vos attaques contre l'Autriche n'ont pas forcément renforcé nos positions en Europe centrale. Elles ont même suscité une certaine méfiance des candidats à l'Europe, qui les ont ressenties comme une ingérence dans les affaires d'un autre pays.
Cela n'avait pas été le cas, en 1981, époque où les SS 20 soviétiques étaient dirigés contre l'Europe : aucun pays ne s'était permis de relever que des ministres communistes siégeaient dans notre gouvernement : cela ne regardait personne. De la même façon, je pense que ce qui se passe à l'intérieur d'un autre pays européen ne nous concerne pas.
M. Michel Caldaguès. Très bien !
M. Aymeri de Montesquiou. Vous n'avez pas répondu à la question relative à la mise en place d'un Sénat européen, monsieur le ministre. Peut-être avez-vous au moins un début de réponse ? L'établissement d'un Sénat européen pourrait être un moyen de lisser les différences de démographie et de potentiel économique qui existent entre les divers pays.
Il y a aussi un point, hélas, monsieur le ministre, sur lequel nous sommes tous d'accord : l'Europe manque de souffle. Certes, il est difficile de lui en donner, ne serait-ce que parce que l'Europe est vraiment illisible pour le citoyen. L'éloignement du citoyen de l'Europe se transforme parfois en hostilité, d'autant que tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, ont souvent utilisé l'Europe comme un bouc émissaire.
Il me semble que la seule façon de commencer à restaurer l'enthousiasme européen en faveur de l'Europe, enthousiasme que nous avons connu il y a une quarantaine d'années, c'est de simplifier cette Europe et de la rendre plus lisible.
M. Daniel Hoeffel. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Hoeffel.
M. Daniel Hoeffel. Monsieur le ministre, vous avez bien voulu rappeler tout à l'heure que le prochain sommet européen pourrait se tenir à Bruxelles.
Permettez-moi, en cet instant, d'exprimer un voeu, et de l'exprimer ardemment. Comprenant que, pour des raisons pratiques, de telles rencontres puissent avoir lieu à Bruxelles, je souhaite, cependant, que cela ne soit pas le début d'une dérive...
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Ah oui !
M. Daniel Hoeffel. ... pouvant conduire l'ensemble des institutions européennes...
M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. A quitter Strasbourg !
M. Daniel Hoeffel. ... à quitter d'autres lieux pour Bruxelles.
Je sais que nous pouvons compter sur vous pour défendre les intérêts, en particulier de Strasbourg, à cet égard, car la multipolarité fait aussi partie d'un certain équilibre que nous souhaitons pour l'Europe. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants ainsi que sur les travées socialistes.)
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Permettez-moi, d'abord, de remercier M. Leclerc d'avoir clarifié le débat et levé certains malentendus.
Pour ma part, et je suis sûr que telle était aussi l'intention de M. Claude Estier, je voulais simplement souligner que, quand on partage, on partage tout, les problèmes comme les succès.
M. Aymeri de Montesquiou. Tout à fait !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. C'est ce souci qui nous a animés tout au long de la présidence.
Nous avons des différences. Soyons certains d'ailleurs qu'elles vont reprendre le pas maintenant dans le débat public national. Elles n'ont d'ailleurs jamais disparu. Mais, sur ce sujet, nous avons vraiment tout fait ensemble et, je peux le dire pour l'avoir vécu quotidiennement, au millimètre. Tel était simplement le sens de mon observation.
Quant à M. de Montesquiou, pour ce qui concerne l'Autriche, nous avons aussi tout partagé, et j'ai le souvenir de conversations extrêmement précises avec le Président de la République alors que nous étions ensemble en Suède. Nous avons donc, là encore, partagé.
Je vous dirai d'ailleurs, toujours sur ce sujet, qu'il faut se méfier des amalgames un peu faciles et que le défenseur de la Charte des droits fondamentaux que vous êtes, monsieur de Montesquiou, devrait peut-être être un peu plus attentif à ce qui peut se produire quand il s'agit de l'extrême-droite en Europe. Mais nous aurons ce débat.
M. Aymeri de Montesquiou. L'extrême droite ? Elle m'a battu en 1997 !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Franchement, le parallèle que vous avez fait avec la situation qu'a connue notre pays en 1981 n'était pas tout à fait heureux, il était même très malheureux. L'expérience l'a prouvé. Ce qui se passe en Autriche prouve également que la situation n'est pas la plus parfaite là-bas, mais je ne veux pas relancer ce débat.
Monsieur le sénateur, vous m'avez interrogé sur le Parlement européen. Mon propos avait déjà été très long et je n'avais pas souhaité entrer dans le détail de toutes les questions, mais je vous réponds volontiers sur ce point.
Autant, dans le cadre du conseil, il est logique qu'il y ait une parité franco-allemande, parce que, encore une fois, c'est lié à notre histoire et c'est l'essence même de l'expression des nations...
M. Aymeri de Montesquiou. C'est ce que j'ai dit !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. ... autant, quand on parle d'un parlement, la logique démographique s'impose. Les Allemands étaient déjà plus nombreux que nous. Le rapport 99/72 reflète l'écart qui existe entre l'Allemagne et les autres en termes de population.
La question est plutôt de savoir comment nous réagirons quand l'Allemagne connaîtra, à son tour, un creux démographique. La logique, celle-là même qui nous a conduits à accepter par deux fois d'avoir moins de députés européens que les Allemands, voudrait que l'on réajuste, alors, le nombre des députés européens. C'est, en tout cas, ma position, il faut que le mécanisme soit réversible.
Quant au Sénat européen, je ne doute pas qu'il sera dans la discussion pour 2004. Quand certains parlent d'une constitution, ils évoquent la possibilité d'une deuxième chambre, pas toujours avec les mêmes pensées ou arrière-pensées. C'est un débat qui est ouvert.
Enfin, je veux assurer M. Hoeffel de la détermination totale des autorités françaises et du Gouvernement de défendre Strasbourg comme siège du Parlement européen. Je rappelle que les traités précédents l'ont consacré. Certes, il nous faudra être vigilants, parce que l'installation du Conseil européen, d'abord à mi-temps puis définitivement, à Bruxelles aura des conséquences. Mais nous nous battrons, et tous ensemble parce qu'il y a là beaucoup plus qu'un symbole.
Je terminerai sur la même tonalité que Hubert Haenel en remerciant tous ceux qui ont travaillé avec nous, parce que, une présidence, ce n'est pas seulement un groupe de quelques ministres qui travaillent ensemble. Ce sont des hommes et des femmes qui ont le sens du service public, qui travaillent soit au cabinet du Président de la République, soit au cabinet du Premier ministre, soit au cabinet de Hubert Védrine, soit au mien ou auprès d'autres ministres encore ; ce sont aussi des services, notamment les services du Quai d'Orsay, qui ont été d'une disponibilité exceptionnelle ; c'est la représentation permanente à Bruxelles, qui joue un rôle de coordination et de régulation. D'ailleurs, vous avez eu raison de rappeler le talent personnel de Pierre Vimont, un homme parfait, calme et d'une énorme puissance de travail, qui a donné à la fois l'ambiance et le rythme de nos travaux.
Ce sont aussi les femmes et les hommes qui travaillent dans les autres institutions de l'Union européenne, le secrétariat général du Conseil et la Commission, qui a fourni un très gros travail. Pour ma part, je sais que ce que nous avons fait, nous, les hommes politiques, n'était pas possible sans eux. Ils n'ont ménagé ni leur temps ni leur énergie au service de l'engagement européen, et je m'en serais voulu de ne pas l'avoir souligné après vous, monsieur le sénateur, car c'est aussi le rôle du Gouvernement.
Nous ne pouvons pas avancer sans ceux qui sont les rouages quotidiens et constants de la mécanique européenne, trop souvent qualifiés de « technocrates », alors qu'ils sont, au contraire, les serviteurs d'une idée.
Voilà ce que je voulais ajouter, en vous redisant ma disponibilité pour continuer à travailler avec vous tant que j'exercerai ces fonctions. (Applaudissements.)
M. le président. En application de l'article 83 du règlement, je constate que le débat est clos.
Mes chers collègues, permettez-moi, au nom de M. le président du Sénat, en votre nom et en mon nom personnel, de remercier, d'abord, M. le ministre d'avoir bien voulu nous consacrer, aujourd'hui, une part importante de son temps, et ce cinq jours seulement après la fin du sommet de Nice.
M. le ministre a été à l'écoute des critiques, des suggestions, des inquiétudes, des satisfactions des uns et des autres. Les réponses qu'il a apportées ont sûrement apaisé les craintes de chacun. Mais le débat ne manquera pas de se poursuivre.
Je veux, en outre, remercier notre collègue Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, dont chacun, ici, sait qu'il a les convictions européennes chevillées au corps, d'avoir pris l'initiative de soumettre la discussion de cette question orale avec débat à la conférence des présidents. Chacun lui en sait gré, car le débat a été fort utile. J'espère que nous aurons l'occasion, sur ces questions comme sur d'autres, d'avoir un échange de même qualité entre nous.
Enfin, mes remerciements iront à tous ceux qui ont participé à ce débat. Certes, les critiques ont fusé, ici ou là, mais il était bon, je crois, que chacun s'exprime très librement.
Au-delà des inquiétudes que nous pouvons avoir sur ce qui n'a pas abouti à Nice, nous ne devons pas oublier que la construction de l'Europe apporte, aux uns et aux autres, un bien précieux : la paix.
Merci donc à chacun d'entre vous.
Mes chers collègues, l'ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures trente, est reprise à quinze heures, sous la présidence de M. Christian Poncelet.)