MISSION COMMUNE D'INFORMATION CHARGEEE D'ETUDIER LA PLACE ET LE ROLE DES FEMMES DANS LA VIE PUBLIQUE

Auditions du 14 janvier 1997 (2)


Mme Françoise Gaspard a commenté, dans leurs grandes lignes, les constats établis à l'occasion d'une étude statistique - demandée à son laboratoire par le service des Droits des femmes - sur la place des femmes et des hommes dans la vie publique. Cette étude, a-t-elle précisé, a été inspirée par une résolution du Conseil de l'Union européenne de mars 1995 sur la participation des femmes et des hommes à la vie politique dans les pays de l'Union, qui s'est traduite par une recommandation demandant à la Commission de présenter, avant la fin de 1999, un rapport sur la situation des femmes et des hommes dans les quinze pays de l'Union. Or la France, a indiqué Mme Françoise Gaspard, est le seul pays de l'Union à n'avoir pratiquement pas de statistiques sur la place des femmes et des hommes dans les " lieux de pouvoir ".

Mme Françoise Gaspard a tout d'abord commenté les difficultés rencontrées, au cours de l'élaboration de son étude, du fait tant de la très nette insuffisance des sources statistiques - celles-ci étant souvent inexistantes ou non harmonisées - que, souvent aussi, de la réticence des institutions sollicitées (associations, partis politiques, syndicats ...). Selon Mme Françoise Gaspard, les seules statistiques françaises fiables concernent la fonction publique, ce qui s'explique par l'article 21, alinéa 3, de la loi du 11 janvier 1984, qui impose au Gouvernement de présenter tous les deux ans au Parlement un rapport sur les mesures destinées à garantir le respect de l'égalité des sexes dans la fonction publique. En revanche, a-t-elle affirmé, on ne dispose pas de statistiques satisfaisantes concernant les femmes dans les assemblées élues. De plus, l'absence de statistiques sur les exécutifs des conseils généraux gène les comparaisons entre les pays de l'Union européenne.

Les données chiffrées rassemblées dans l'étude commentée par Mme Françoise Gaspard montrent que la proportion des femmes dans les lieux de pouvoirs (politiques, administratifs, associatifs, ainsi que dans les divers organismes et comités consultatifs mis en place pour conseiller le Gouvernement) dépasse rarement 10 %, ce qui confirme que la situation des femmes dans la vie publique française ne suit pas les transformations de notre société.

Selon Mme Françoise Gaspard, le scrutin uninominal n'est pas le seul responsable de cette situation. Aux élections régionales de 1992, l'augmentation du nombre de femmes élues semble due au succès des partis écologiques, qui avaient présenté des listes paritaires. Quant à l'accroissement du nombre de Françaises élues députés au Parlement européen en 1994, il paraît résulter de l'existence de plusieurs listes paritaires, et du fait que les hommes politiques français privilégient les élections nationales. Par ailleurs, a poursuivi Mme Françoise Gaspard, l'accès des femmes aux conseils municipaux ne suffit pas à favoriser la mixité des lieux de pouvoir, car ce sont les exécutifs des assemblées territoriales qui constituent la meilleure voie d'accès à une véritable carrière politique. Or il n'y a pratiquement pas de femmes à la tête des grandes villes ou des conseils généraux. L'une des causes de cette situation paraît résider, a-t-elle précisé, dans le cumul des mandats : de nombreux conseillers généraux étant simultanément maires et détenant de ce fait une position forte au sein de leur assemblée, les femmes hésitent à briguer un mandat de conseiller général.

Mme Françoise Gaspard a ensuite présenté l'ouverture aux femmes des partis politiques comme la clé de l'accès des femmes aux lieux de pouvoir, rappelant les précédents allemand, espagnol et italien où des décisions internes aux partis politiques (motivées en Italie par une obligation légale) ont permis d'augmenter le nombre de femmes élues.

Elle a conclu à la nécessité d'établir des statistiques centralisées et harmonisées sur la place des femmes dans la vie publique française et de créer une banque de données actualisable, suivie par le service des Droits des femmes au ministère du travail et des affaires sociales.

Par ailleurs, Mme Françoise Gaspard a souligné la faible application des mesures juridiques destinées à assurer l'égalité des sexes en France, citant notamment l'exemple du comité interministériel chargé du droit des femmes, créé par une circulaire du Premier ministre de mars 1982, et qui n'a tenu à ce jour que trois réunions, alors qu'il est supposé se réunir deux fois par an ...

Enfin, elle a estimé que la convention des Nations Unies du 18 décembre 1979 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, à laquelle la France a adhéré (loi n° 83-516 du 1er juillet 1983), pourrait influencer dans un sens positif l'attitude du Conseil constitutionnel à l'égard d'une éventuelle loi sur les quotas ou sur la parité.

A l'issue de cet exposé, Mme Joëlle Dusseau est revenue avec Mme Françoise Gaspard sur l'importance du mandat de maire, clé de l'accès aux conseils généraux. Elle a déploré que, sur les 49 mairies détenues par des femmes en Gironde depuis les élections municipales de 1995, deux seulement comptent plus de 2.000 habitants, aucune n'étant en outre un chef-lieu de canton. Mme Françoise Gaspard a confirmé que les conseils généraux demeurent les lieux de formation d'une culture spécifiquement masculine. Mme Gisèle Printz a alors relevé que l'on compte seulement cinq femmes sur les 51 membres du Conseil général de Moselle, et a évoqué les difficultés auxquelles se heurtent trop souvent les femmes pour s'exprimer au sein d'institutions dominées par les hommes.

M. Guy Allouche s'est alors interrogé sur la nécessité d'adopter des normes (constitutionnelles ou législatives) contraignantes à l'égard des partis, afin d'assurer la désignation d'un nombre de candidates permettant de féminiser la vie politique.

A cet égard, Mme Françoise Gaspard a estimé que les progrès enregistrés en Allemagne et dans les pays nordiques dans l'accès des femmes aux assemblées parlementaires s'expliquaient essentiellement par les contraintes qui ont été exercées sur les partis politiques, et par des rapports de force favorables à une représentation plus équitable des femmes. Elle a considéré que la mise en place de mesures d'action positive n'exigeait pas l'intervention d'une loi, puisque le préambule de la constitution de 1946 affirme que la loi garantit l'égalité des sexes et qu'est désormais ratifiée par la France la convention du 18 décembre 1979 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Elle a estimé que, dans ce contexte, demander une révision de la constitution pour permettre l'instauration des quotas ou de la parité serait une sorte de régression et qu'une simple loi ou qu'une loi organique suffirait. Se référant au comportement habituel des partis politiques, qui présentent généralement d'autant plus de candidates qu'ils anticipent de résultats défavorables, elle a insisté sur le fait qu'on ne saurait parvenir à une augmentation substantielle du nombre de femmes élues sans recourir à des actions volontaristes et à des dispositifs juridiques contraignants.

Enfin, la mission a procédé à l'audition de M. François de Singly, sociologue.

M. François de Singly a tout d'abord indiqué qu'il s'exprimait en tant que sociologue spécialisé dans les questions de la famille, rappelant que la matrice des inégalités homme­femme renvoyait avant tout aux logiques familiales.

Il en a voulu pour exemple la différence de “rendement” des diplômes à âge constant, supérieur pour les femmes célibataires mais qui diminuait lorsqu'elles se mariaient puis lorsqu'elles avaient des enfants.

Il a estimé que l'analyse de la place et du rôle des femmes dans la vie publique pouvait s'effectuer autour de plusieurs types de variables : des facteurs liés aux caractéristiques du système politique (fonctionnement des partis, mode de sélection des candidats, mode de scrutin) et des facteurs liés aux rapports des hommes et des femmes à la vie politique, à la vie professionnelle et à la vie familiale.

Sur ce deuxième aspect de la question, M. François de Singly a d'abord récapitulé les trois thèses qui lui paraissaient dominer le champ de la réflexion actuelle. Il a indiqué que la première de ces thèses, reprise dans le rapport final de la conférence de Pékin, privilégiait la durée en considérant que l'évolution vers une meilleure égalité homme­femme se faisait et se poursuivrait avec le temps.

Il lui a opposé la deuxième thèse selon laquelle des mesures contraignantes étaient inévitables, puisqu'au­delà d'un certain seuil de progrès, aucune évolution ne pouvait être attendue.

Enfin, il a présenté sa thèse, fondée sur l'idée que les mécanismes dominants dans la société actuelle n'incitaient pas les femmes - même modernes - à se sentir concernées par la vie et la carrière politique. Il a d'ailleurs observé la même tendance chez certains hommes qui préféraient s'investir dans d'autres sphères, notamment leur vie professionnelle.

A cet égard, M. François de Singly a estimé très révélateurs les résultats d'un récent sondage effectué auprès d'hommes et de femmes de 25 à 35 ans, montrant que les deux principales raisons invoquées pour expliquer que les femmes occupent moins de postes de responsabilité que les hommes étaient, d'une part, leur moindre disponibilité du fait des charges familiales (88 % des réponses) et, d'autre part, la domination du milieu professionnel par les hommes, qui hésitaient à confier des responsabilités aux femmes (82 % des réponses).

A l'inverse, il a souligné le faible score obtenu par d'autres arguments comme l'absence des qualités requises ou la moindre combativité des femmes. Il a néanmoins précisé que les femmes les plus diplômées optaient pour des choix plus individualistes et étaient moins disposées à lutter collectivement pour leurs droits, contrairement aux femmes issues de couches plus populaires.

S'agissant de la parité, il a estimé qu'il y avait un large consensus sur le terme et que la société y était globalement favorable, notant néanmoins qu'il était de toute évidence difficile de se prononcer contre cette proposition.

Puis, M. François de Singly a insisté sur ce qui était, à son avis, l'un des grands changements de la société au cours des 30 dernières années : la disparition de la dimension sexuée dans la vie privée, l'appartenance en tant que telle au genre masculin ou féminin n'étant plus considérée comme pouvant justifier des différences fondamentales d'éducation ou de comportement. En revanche, il a indiqué que, dans la vie publique, l'identification homme­femme restait importante et était beaucoup plus visible.

Il a également souligné que, parallèlement à ce changement, on assistait à une évolution vers une plus grande autonomie des individus, un développement de la logique personnelle et une primauté nouvelle des normes psychologiques sur les normes morales et religieuses. Il a ajouté que ce mode de développement personnel était mieux intégré par les femmes, mais que ce nouveau "modèle de la révélation de soi prenait du temps" et, qu'en conséquence, les femmes avaient plus de difficultés à se consacrer à d'autres activités, en particulier publiques.

Dans le même ordre d'idée, M. François de Singly a fait valoir que, dans leur vie professionnelle, les hommes privilégiaient une logique de carrière alors que les femmes attachaient souvent plus d'importance au contenu de leur activité, marquant ainsi la différence d'attitude personnelle entre les deux sexes.

Il a ajouté que la place de l'enfant dans la société contemporaine était devenue très importante et qu'il représentait une fin en soi là où, dans le passé, il était une charge. Il a imputé à cette évolution le fait que la présence d'enfants accentuait les différences de comportements entre les hommes et les femmes, tant dans la sphère privée que dans le "rendement" professionnel des hommes et des femmes.

Qualifiant l'autonomie de "conviction que l'on doit devenir soi-même", il a enfin relevé que l'aire masculine de l'autonomie était plutôt la vie publique, l'autonomie féminine s'épanouissant plutôt dans des sphères de proximité - la famille, notamment - où les femmes prenaient plus facilement conscience de l'utilité de leur action. Il s'est déclaré persuadé, à cet égard, que l'investissement des femmes dans la famille et leur relation à l'enfant tenait aussi aux éléments supplémentaires d'autonomie qu'elles en retiraient.

M. André Boyer a estimé que les femmes n'avaient pas la même idée de l'essentiel que les hommes et que, souvent, au lieu de prendre un engagement politique, elles choisissaient de privilégier leur vie familiale et leurs enfants. Il en a conclu à la nécessité de convaincre les femmes qu'un engagement politique représentait un bon moyen de préparer l'avenir de leurs enfants. Dans cette perspective, il a jugé que le système des quotas pouvait être une bonne solution parce qu'il introduirait un élément de contrainte, même si, à titre personnel, la notion de quota le choquait.

M. François de Singly a répondu que les femmes et les hommes n'avaient pas la même conception de l'intérêt général. Il a réaffirmé que pour les femmes, celui-ci se développait avant tout dans la sphère privée et non dans la sphère publique. De ce fait, il a estimé que le recours à un système contraignant pour faire évoluer cette conception, par exemple l'instauration d'un système de quotas, pouvait être une bonne chose car, en laissant seulement faire le temps, les changements ne pouvaient être que moins rapides.

M. Philippe Richert, rapporteur, a ensuite demandé à M. François de Singly s'il lui paraissait utile pour la société de rechercher une parité entre les hommes et les femmes.

M. François de Singly est convenu que la parité représentait un idéal à atteindre, sans être toutefois certain qu'il faille le rendre obligatoire, notant d'ailleurs que certaines féministes y étaient opposées. Il lui a en effet semblé paradoxal que cette dimension fondamentale de la personne humaine soit réglementée alors que la société reposait sur de fortes logiques individualistes, d'autant qu'une parité obligatoire valoriserait à l'excès la distinction hommes-femmes.

M. Guy Allouche a avancé l'idée que la faible participation des femmes à la vie publique résultait peut-être avant tout de normes culturelles et sociales anciennes inculquant aux femmes un sens de la responsabilité familiale plus fort qu'aux hommes. Il a néanmoins estimé que la rapidité avec laquelle les femmes françaises étaient entrées dans le monde du travail permettait d'espérer un accroissement progressif de leur présence dans la vie politique, imposer dès à présent la parité pouvait être prématuré pour une opinion publique qui n'y était peut-être pas encore prête.

M. François de Singly a fait observer que l'abolition de la peine de mort avait, en son temps, donné lieu aux mêmes objections et que sans une initiative forte du législateur, la situation n'aurait sans doute jamais évolué d'elle-même. Dans cette optique, il a jugé important que le législateur puisse imposer des convictions permettant de faire évoluer l'opinion publique, et que, s'agissant de la place des femmes dans la vie publique, un système des quotas pouvait jouer un rôle utile.