MISSION COMMUNE D'INFORMATION CHARGÉE D'ÉTUDIER LA PLACE ET LE RÔLE DES FEMMES DANS LA VIE PUBLIQUE

Audition du 18 décembre 1996 : Mme Hélène GISSEROT


Mercredi 18 décembre 1996 - Présidence de Mme Nelly Olin, président - La mission commune d'information a entendu Mme Hélène Gisserot, procureur général près la Cour des comptes, coordinatrice française lors de la IVe Conférence mondiale sur les femmes (1995), sur la situation française en matière de participation des femmes à la vie publique ainsi que sur les travaux et conclusions de la conférence sur ce point.

Après s'être déclarée ravie que le Sénat s'intéresse à ce sujet, Mme Hélène Gisserot a souligné l'ambiguïté que recèle l'expression " vie publique ", cette dernière pouvant être entendue dans trois acceptions :

- la plus large, englobant toute incursion féminine hors de la sphère de la vie privée,

- une plus restreinte ­qu'elle a retenue­ visant les activités exercées par les femmes au profit de la collectivité et la participation de celles-ci aux lieux de décision,

- la dernière, la plus étroite, assimilant vie publique et vie politique.

Mme Hélène Gisserot a souligné qu'un constat sur la place et le rôle des femmes dans la vie publique se heurtait à une difficulté tenant à la faiblesse des études statistiques en ce domaine, d'importantes zones d'ombre résultant de l'imprécision des données relatives à la place des femmes dans les syndicats, les associations et l'encadrement des entreprises françaises.

Elle a toutefois pu observer une contradiction entre la participation croissante des femmes à la vie publique en France et leur raréfaction au fur et à mesure de leur élévation dans la hiérarchie des responsabilités.

Elle a précisé que cette augmentation de la participation des femmes résultait d'un double phénomène : le développement de l'activité féminine, d'une part, et la qualification croissante de cette activité, d'autre part.

Elle a estimé irréversible le premier de ces phénomènes, illustré par quelques statistiques : taux d'activité des femmes atteignant 73 à 76 % dans les tranches d'âge allant de 25 à 44 ans, part des femmes dans la population active de 44 %, proportion parmi les salariés passée de 41,4 % en 1982 à 45,7 % en 1996, entrée chaque année de 100.000 à 150.000 femmes supplémentaires dans la vie active...

Mme Hélène Gisserot a imputé la qualification croissante de l'activité féminine à la progression de la formation des filles ­et ce, dès la formation initiale­ avec des taux de scolarisation et de réussite au baccalauréat supérieurs à ceux des garçons et une présence dans l'enseignement supérieure à 50 %, encore favorisée par l'ouverture des grandes écoles à la mixité.

Evoquant ensuite l'augmentation significative du nombre de femmes dans la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures - dont elles représentent 31 % de l'effectif aujourd'hui contre 23 % en 1982 - Mme Hélène Gisserot a cependant souligné que la proportion de femmes diminuait au fur et à mesure que l'on s'élevait dans les sphères du pouvoir, les femmes représentant à peine 14 % des chefs d'entreprises de plus de dix salariés tandis que seuls des hommes étaient à la tête des 200 premières entreprises françaises.

Elle a, de surcroît, constaté que les femmes prenaient rarement part aux orientations stratégiques des entreprises, car elles occupaient pratiquement toujours les mêmes postes dans les équipes dirigeantes (communication, ressources humaines ou marketing).

Tout en admettant que la fonction publique offrait aux femmes des conditions plus avantageuses (conditions de travail, absence de discrimination, recrutement par concours), Mme Hélène Gisserot a indiqué que la situation y était cependant moins favorable qu'on pouvait l'imaginer, les femmes représentant 40 % de l'encadrement dans la fonction publique mais seulement 27 % si l'on en excluait le corps enseignant.

A cet égard, Mme Hélène Gisserot a rappelé que les femmes n'avaient pas encore investi les grands corps de l'Etat (à peine 5 % à l'inspection des finances et 10 à 15% à la Cour des comptes et au Conseil d'Etat, sans compter leur nombre extrêmement limité dans les postes pourvus à la discrétion du Gouvernement, qu'il s'agisse du corps préfectoral ou des directions d'administration centrale).

Elle a également relevé le faible nombre des femmes au sein des grandes commissions ou conseils consultatifs (les commissions du plan ou le conseil national de l'aménagement du territoire, par exemple), ainsi que dans les jurys de concours.

S'agissant de la vie associative et syndicale, Mme Hélène Gisserot a souligné que les femmes s'y investissaient volontiers, mais toujours dans les mêmes domaines (familial, culturel, etc.), alors qu'elles demeuraient minoritaires dans les secteurs plus en prise sur les décisions politiques.

En outre, elle a relevé que, militantes associatives actives, les femmes étaient beaucoup moins nombreuses aux postes de responsabilité (dans les associations de parents d'élèves ­ce qu'elle a jugé paradoxal­, dans les syndicats, etc...).

Après avoir constaté que la discrimination envers les femmes s'exerçait le plus fortement dans la vie politique, en particulier en France, Mme Hélène Gisserot a rappelé que, représentant 53 % du corps électoral, les femmes exerçaient pourtant leur rôle de citoyenne à part entière, participant activement au vote et sachant parfaitement manier le vote-sanction. Elle a insisté sur leur sous-représentation au sein des instances politiques, l'Assemblée nationale comptant seulement 6 % de femmes, le Sénat 5 %, les conseils municipaux 17 % en 1993 et 22 à 23 % aujourd'hui, les conseils régionaux 12 % et les conseils généraux 6 à 7 %.

Mme Hélène Gisserot a avancé cinq facteurs pour tenter d'expliquer cette situation.

Elle a estimé que le premier d'entre eux résidait dans l'absence d'un vivier suffisant, la formation poussée des femmes étant relativement récente dans de nombreux domaines. Elle a jugé que la deuxième explication, susceptible d'évoluer, tenait au fait que l'investissement des femmes dans la vie publique ne s'était pas traduit par une évolution de la distribution des rôles entre hommes et femmes au sein de la famille, avec comme conséquence que les femmes valorisaient moins bien leurs diplômes que les hommes et souffraient de disparités de carrières à partir de 35 ans.

Mme Hélène Gisserot a également dénoncé la carence de réseaux de solidarité féminine en France et la difficulté des femmes à affirmer leur identité lorsqu'elles accédaient à des postes de responsabilité, sans doute en raison du fait qu'en l'absence de " masse critique " suffisante, elles se voyaient contraintes d'adhérer au modèle masculin d'exercice du pouvoir.

Mme Hélène Gisserot a enfin souligné que certains paramètres de la vie politique elle-même contribuaient à la sous-représentation des femmes, notamment le mode de désignation des candidats, la prime aux sortants et les effets des modes de scrutin.

Après s'être félicitée de la prise de conscience croissante de ces difficultés - dont l'importance avait été soulignée par la France à l'occasion de la IVe Conférence mondiale sur les femmes -, Mme Hélène Gisserot a estimé que celles-ci ne pourraient être réglées par des mesures catégorielles et spécifiques aux femmes, mais plutôt par la transformation des modes d'organisation sociale (organisation du travail, aménagement du temps de travail, etc.). Elle y a vu non seulement une exigence de démocratie, mais surtout un enjeu pour l'ensemble de la vie sociale.

Au vu de certains sondages, elle a fait observer que ces revendications des femmes étaient également exprimées par les hommes, bien qu'avec davantage de prudence.

Mme Hélène Gisserot a jugé très positive la constitution par le Sénat d'une mission d'information sur la place et le rôle des femmes dans la vie publique, en raison de la double nécessité d'établir un bon diagnostic en la matière et de dégager des solutions acceptables et profitables à tous. Elle y a vu une démarche rejoignant largement les idées exprimées par la France à l'occasion de la Conférence de Pékin et partiellement reprises dans la position européenne, qui reposaient sur trois constats :

- la participation des femmes à la prise de décision est un problème de société et un enjeu majeur pour l'avenir de l'humanité ;

- les femmes devraient participer à la vie publique en tant qu'acteurs, et non pas seulement en tant que bénéficiaires passives de mesures catégorielles ;

- en conséquence, le partenariat hommes-femmes devrait se substituer à l'affrontement, ce qui impliquerait un renforcement du pouvoir des femmes, mais aussi de la capacité de ces dernières à exercer ce pouvoir.

Mme Hélène Gisserot a précisé que le rapport de la Conférence de Pékin comportait un chapitre spécifique sur l'accès des femmes à la prise de décision, qui faisait référence à la Déclaration universelle des droits de l'homme et soulignait que la répartition équitable du pouvoir relevait des gouvernements, ceci conduisant à proposer notamment :

- de procéder à des analyses statistiques précises,

- d'envisager des mesures de discrimination positive,

- d'assurer une meilleure complémentarité entre vie familiale et vie professionnelle,

- d'atteindre une " masse critique " de femmes dirigeantes.

Mme Hélène Gisserot s'est félicitée que différentes mesures aient été adoptées en ce sens en Europe depuis 1992 (avec la création d'un réseau de femmes ou l'élaboration de la charte de Rome qui a affirmé en mai 1996 l'urgence d'un équilibre hommes-femmes dans la prise de décision politique).

Elle a cependant conclu que l'affirmation d'une volonté politique en ce domaine ne serait crédible que dans la mesure où elle s'accompagnerait d'une stratégie destinée à supprimer les blocages existants. Aussi, tout en se réjouissant de la création de l'observatoire des parités, qu'elle a qualifiée de mesure excellente et originale, Mme Hélène Gisserot a regretté que la France n'ait pas communiqué de programme précis, ni fait part de ses intentions sur ce sujet, comme l'y invitait la plate-forme de Pékin pour la fin 1996.

Après avoir remercié Mme Hélène Gisserot pour la grande qualité de son exposé, Mme Nelly Olin, président, a estimé que ses conclusions ouvraient des pistes de réflexion intéressantes.

En réponse à une question de M. Philippe Richert, rapporteur, sur la notion de " mesures de discrimination positive ", Mme Hélène Gisserot a indiqué que celle-ci visait principalement le problème des quotas, seule vraie question réelle pour ce qui concernait la participation des femmes à la vie politique, et accessoirement d'autres mesures telles que le fait de proportionner le financement des partis politiques au nombre de femmes élues. Elle a déclaré qu'à titre personnel, sans être philosophiquement favorable au principe des quotas, elle s'y ralliait au nom du pragmatisme et de l'efficacité, les quotas bénéficiant de vertus opérationnelles démontrées dans les pays scandinaves, ou dans certains secteurs en France (carrière militaire et police).

Elle a, en outre, justifié cette position par les effets incitatifs des quotas, à même de débloquer une situation pratiquement figée depuis cinquante ans, y compris depuis 1982, année du rejet des quotas par le Conseil constitutionnel.

Mme Anne Heinis s'est déclarée défavorable aux quotas, relevant que s'ils avaient eu une influence positive en Suède, les Suédoises souhaitaient aujourd'hui les supprimer. Elle en a déduit qu'ils pouvaient être une " rampe de lancement ", mais que leur application ne pouvait être continue.

Insistant sur la difficulté d'apprécier les évolutions, en particulier les plus récentes, Mme Anne Heinis a rappelé que les femmes disposaient du droit de vote seulement depuis 1945 et de leurs pleins pouvoirs juridiques seulement depuis 1970, qu'il leur fallait donc le temps de s'approprier et d'utiliser ces nouveaux droits, l'évolution étant nécessairement lente dans la mesure où " l'on partait de zéro ".

Elle s'est déclarée frappée par la croissance du nombre de femmes élues depuis une décennie, en particulier dans les municipalités, le nombre de femmes maires augmentant très rapidement et de façon continue. Citant l'exemple de son propre département de la Manche, elle a indiqué qu'il comptait 1.700 femmes élues, contre probablement moins de 300 vingt ans auparavant.

Elle a estimé que ces évolutions récentes modifieraient les jugements portés sur les vingt dernières années. Elle a considéré que si la génération des femmes de vingt à trente ans ne ressentait pas de différences entre les sexes en cette matière, les intéressées comptaient néanmoins mener leur vie comme elles l'entendaient, y compris sur le plan familial. Dans ces conditions, elle a estimé préférable d'axer l'analyse sur les réactions actuelles des jeunes, plutôt que de s'attarder sur le passé.

Elle s'est déclarée très optimiste, la période étant " résolument ascendante ".

Mme Hélène Gisserot lui a fait observer que cet optimisme, justifié dans le domaine professionnel, n'était guère fondé dans le domaine politique.

Mme Anne Heinis a souligné que le siècle dernier démontrait que les femmes avaient su investir tous les secteurs, dès qu'elles en avaient eu la possibilité.

Elle a estimé que, dans le domaine politique, la courbe aujourd'hui ascendante deviendrait rapidement exponentielle et changerait alors de nature.

M. Claude Estier n'a pas partagé cette analyse, estimant que si la présence des femmes dans les assemblées locales connaissait effectivement une croissance exponentielle, des blocages persistant pour l'accès des femmes dans les assemblées parlementaires, au point qu'il était aujourd'hui plus faible qu'au lendemain de la Libération. Il a appuyé l'opinion de Mme Hélène Gisserot sur les quotas, jugeant que si l'on ne pouvait être philosophiquement favorable à cette idée et si l'on ne pouvait l'inscrire dans la Constitution, la volonté des partis politiques en la matière devait en revanche nécessairement s'appuyer sur des quotas. Il a avancé l'exemple du parti socialiste qui, parce qu'il s'était fixé un tel quota, avait décidé de présenter 30 % de candidates aux prochaines élections législatives.

Avec Mme Hélène Gisserot, il est convenu que la règle des quotas ne saurait être universelle et encore moins constitutionnelle, mais qu'elle représentait la seule solution actuelle pour favoriser l'entrée de plus de femmes dans les assemblées parlementaires.

Mme Monique Ben Guiga, souhaitant s'en tenir à deux points abordés par Mme Hélène Gisserot, a noté que les difficultés liées aux modes d'organisation sociale gênaient aussi bien les hommes que les femmes et incitaient à réfléchir sur la durée et l'organisation du travail, sur la répartition des charges de la vie familiale entre les sexes et les responsabilités de la société en ce domaine (concernant notamment les enfants et les personnes âgées), sur l'éloignement entre habitat et lieu de travail et l'urbanisation, causes de pertes de temps peu compatibles avec un engagement politique et associatif.

Elle a ensuite déploré l'absence d'une " masse critique " de femmes, cause du malaise ressenti par ces dernières dans un monde d'hommes aux types de comportements et d'organisation du travail différents ou inadaptés à la vie familiale.

Elle a par ailleurs regretté que les véritables décisions se prennent bien souvent, non pas dans les réunions formelles auxquelles les femmes sont toujours assidues, mais au sein de réseaux généralement fermés aux femmes.

M. Philippe Richert, rapporteur, a exprimé des réserves sur la logique des quotas, avec le risque des dérives communautaristes constatées dans les pays nord-américains. Il s'est interrogé sur le sens et l'intérêt d'un système conçu pour assurer à chaque catégorie de citoyens, voire à chaque minorité, une représentation propre reflétant exactement son poids démographique.

Mme Danièle Pourtaud a objecté que, selon elle, les propositions de Mme Hélène Gisserot ou de M. Claude Estier n'avaient rien à voir avec la pratique américaine des quotas. Se référant aux réflexions menées en ce domaine au sein du parti socialiste, elle a estimé que la logique des quotas devait jouer à l'intérieur des partis, mais en aucune manière être inscrite dans la Constitution. Elle a jugé que, dans ces conditions, la crainte que les parlementaires deviennent les représentants de minorités n'était pas fondée. Elle en a vu pour preuve que parlementaire socialiste femme, elle défendait des idées politiques, et non spécifiquement les femmes.

Elle a ensuite estimé que les blocages tenaient certes aux modes d'organisation de la vie sociale et professionnelle, mais également aux propres modes de représentation des femmes par elles-mêmes, car elles éprouvaient certaines difficultés à s'imaginer à des postes de responsabilité politique. A ce propos, elle a appelé de ses voeux une réflexion sur la féminisation des titres utilisés pour désigner ces postes.

En réponse, Mme Hélène Gisserot a qualifié de " gadget " la féminisation des titres. Elle a jugé préférable de faire confiance à l'évolution naturelle de la langue et a rappelé que l'Académie française, consultée par Mme Yvette Roudy, avait considéré qu'il existait un " genre non marqué ". Elle a craint que la création de mots nouveaux se révèle en pratique plus préjudiciable que profitable aux femmes.

Après avoir confirmé que la logique des quotas était totalement étrangère à celle sous­tendant le souhait de représentation arithmétique des minorités, Mme Hélène Gisserot a estimé qu'on ne pouvait cependant réfléchir aux problèmes de la société avec seulement 50 % de la population.

Dans ces conditions, et en invoquant non l'identité des sexes mais leur égalité, elle a souligné l'importance de la notion de partenariat. Elle s'est félicitée que la France ait obtenu l'inscription de cette notion à l'occasion de la conférence de Pékin, alors que les pays scandinaves y étaient défavorables, et a souhaité que la société puisse s'enrichir des différences entre sexes, plutôt que de risquer un affrontement en ce domaine.

Elle a jugé que le système des quotas pouvait au moins servir de déclencheur pour un temps limité, puisque les mécanismes naturels ne suffisaient pas.

Evoquant ensuite les aspirations exprimées tant par les hommes que par les femmes, Mme Hélène Gisserot a fait référence à un sondage effectué auprès de jeunes adultes, montrant que ces aspirations portaient sur des problèmes de société, les femmes y étant simplement plus sensibles.

Mme Hélène Gisserot a considéré que l'insuffisance d'une " masse critique" de femmes contraignait celles-ci à se calquer sur le modèle masculin, ce qui nuisait aux vocations féminines. Elle a conclu que seule une participation croissante des femmes aux instances de décision permettrait de faire évoluer ce modèle.