85e congrès de l’Assemblée des Départements de France
16 octobre 2015
Monsieur le président de l’Assemblée des Départements de France, cher Dominique Bussereau ;
Je voudrais commencer mon propos en saluant le renouveau que vous incarnez à la tête de l’Assemblée des Départements de France. Vous arrivez à un moment particulièrement crucial pour la collectivité départementale. Après avoir été menacés dans leur existence même, sans raison et sans succès heureusement, les départements se trouvent aujourd’hui confrontés au défi financier le plus lourd qu’ils aient jamais connu.
Cher François Baroin, la tenue de ce congrès dans la ville du président de l’Association des maires de France est un beau symbole de la symbiose qui doit unir les départements et les communes,
Cher Philippe Adnot, qui nous accueillez dans le département de l’Aube,
Monsieur le Président du conseil régional d’Ile de France,
Mesdames et messieurs les Présidents de conseils départementaux,
Chers collègues, chers amis,
Je commencerais mon propos en me réjouissant que cette table ronde, qui clôture le congrès de l’ADF, réunisse les représentants des trois échelons territoriaux de notre pays, pour réfléchir à la manière de coopérer, plus efficacement encore, demain.
En effet, le contexte juridique et financier que connaissent aujourd’hui les collectivités, et notamment les collectivités départementales, appelle à démultiplier les complémentarités entre niveaux de collectivités.
Rien ne serait pire, 30 ans après la décentralisation de 1982, de voir éclore une forme d’indifférence, voire de rivalité, entre les collectivités. Elle serait à la fois stérile et épuisante.
Or, je dois vous avouer, qu’indépendamment même de son contenu –et je vais y revenir-, l’esprit dans lequel la présente réforme territoriale a été menée depuis 2012, m’a déçu.
Alors que l’organisation territoriale de notre pays avait besoin d’être consolidée, clarifiée et sécurisée, le Gouvernement a cherché à opposer les collectivités entre elles, dans un projet à la fois incohérent et confus.
Incapable de réformer l’État ou la Sécurité Sociale, il a décidé, depuis le début de ce mandat, de faire des collectivités locales les victimes expiatoires de sa propre inaction.
Je me suis souvent demandé ce qui avait motivé ce parti pris. Et je n’ai encore pas trouvé la réponse !
Était-ce une vision stratégique et cohérente de l’organisation territoriale de notre pays, répondant à une demande impérieuse de ses habitants et de ses représentants ? Les volte-face sur l’existence même du département, sur les compétences transférées ou sur la forme de la Métropole de Paris, témoignent du contraire.
Était-ce la conviction qu’en jouant avec les structures territoriales, il trouverait la pierre philosophale pour faire les économies de dépenses publiques dont le pays a besoin ? Ce n’est pas le cas vraiment. Après avoir proclamé que cette réforme territoriale générerait 25 Md€, puis 10 Md€ d’économies, la ministre de la Décentralisation a reconnu qu’elle ne permettrait aucun gain, en tant que telle, voire qu’elle aller coûter. Et je ne parle même pas de l’idée, reprise un moment par le Gouvernement, consistant à créer un président délégué supplémentaire pour chaque nouvelle région afin de satisfaire des accords politiques locaux dans le Sud-Ouest de la France…
Le Gouvernement a également cherché à diviser les collectivités entre elles -les départements avec les régions, mais aussi les communes avec les intercommunalités- en prenant, au pire moment, les compétences et les ressources financières des uns pour les donner aux autres, alors qu’il aurait dû, au contraire, renforcer leurs complémentarités.
Dans le même temps, le Gouvernement s’est refusé à décentraliser ses propres compétences et ressources. Mauvais joueur !
Le Sénat aurait d’ailleurs préféré que la loi NOTRe soit une loi de décentralisation. C’est la raison pour laquelle il avait voté le transfert aux Régions des compétences relatives au retour à l’emploi et au pilotage de Pôle Emploi.
La cohérence le voulait, puisque les régions héritaient désormais de l’activité économique, et l’efficacité le commandait également. Car aujourd’hui, qui serait capable de se satisfaire de la politique de retour à l’emploi mise en œuvre par l’État ?
Quant au Département, véritable « Saint Sébastien » de cette réforme territoriale, il a été tour à tour menacé de « dévitalisation » en 2013, puis de « suppression pure et simple » lors de la déclaration de politique générale de mars 2014, pour réapparaître en deux temps à l’automne 2014.
On a ensuite tenté de le dépouiller de ses principales compétences : les routes, les collèges, les ports maritimes…Il en a récupéré une grande partie, grâce à l’action du Sénat, à l’issue du débat.
Aujourd’hui, alors même qu’il est menacé de banqueroute en raison de l’explosion des dépenses sociales, le Gouvernement cherche à lui faire « les poches » en transférant la moitié du produit de sa CVAE – une des seules recettes dynamiques dont il dispose »- vers les régions.
Serait-il donc envisageable de mettre un terme à son supplice ?
Pourtant, en dehors de quelques vaticinateurs qui répètent, en boucle, qu’il « faut supprimer le département » au motif qu’il a été créé voici 200 ans, tous les arguments démontrent, aujourd’hui plus encore qu’avant, que le département constitue un maillon essentiel de notre organisation territoriale.
Son histoire, d’abord, le prouve. Lorsqu’en 1789, les Constituants, sur le rapport de Jacques Guillaume THOURET assisté de SIEYES, divisèrent la France en départements, ils avaient déjà l’intuition que c’était une bonne échelle territoriale de décision et d’administration.
Sous prétexte de modernisme, il ne faudrait pas faire table rase de cette histoire. L’ancienneté du département, c’est aussi ce qui constitue son identité. C’est une réalité bien concrète. Rappelons-nous l’anecdote sur les plaques d’immatriculation, lesquelles ont dû conserver le numéro du département d’origine.
Les Français s’identifient avec leurs départements. Ils le connaissent. Ils lui font confiance. C’est d’ailleurs, avec la commune, la collectivité dans laquelle ils placent le plus leur confiance ; loin devant l’État, la région ou l’Europe (étude CEVIPOF de février 2015).
Nos concitoyens ont besoin de cette collectivité, visible et accessible, que constitue le Département.
C’est encore plus vrai pour ce que j’ai appelé la France d’à côté : cette partie de la France qui rassemble les territoires périurbains, les villes moyennes, les territoires ruraux. En un mot, pour tout ce qui ne se situe pas dans une métropole.
Pour eux, le département, c’est la collectivité du quotidien et de tous les âges de la vie : c’est la protection de l’enfance, le collège pour les adolescents, la politique du handicap, la dépendance, les routes ou l’aide sociale. C’est le lieu de la solidarité humaine et territoriale.
L’attachement des Français au département n’est pas le seul argument. La création de nouvelles grandes régions rend indispensable, pour des raisons d’efficacité, l’existence de la collectivité intermédiaire que constitue le Département.
Il fallait faire un choix : si on avait conservé des régions de taille modérée, on aurait pu discuter de l’avenir de la collectivité départementale. Et encore…
Mais avec les nouvelles grandes régions qui se sont constituées, la question ne se pose même plus. Ce sont d’ailleurs les conclusions du rapport Raffarin-Krattinger.
Enfin, il faut parler franchement. Il n’y a pas aujourd’hui de candidat véritable pour reprendre le fardeau financier que constitue le financement des aides sociales et de solidarité.
Il faut donc tirer toutes les conséquences de cette évidence : le département constitue un échelon essentiel pour notre organisation territoriale.
Ces conséquences, il faut les tirer de manière concrète ; et d’abord sur le plan financier. Car les départements sont confrontés à trois défis redoutables :
Le premier défi, c’est l’effondrement de leur capacité d’investissement en raison de la baisse des dotations.
L’ampleur de la baisse des dotations annuelles - 12,5 Md€, entre 2014 et 2017, soit 28 Md€ en cumulé - fragilise tout particulièrement les collectivités.
Au sein des quelque 1 200 Md€ de dépenses publiques, nul ne peut raisonnablement affirmer qu'il n'y a pas de dépenses sur lesquelles on ne peut peser. C'est incontestable.
Mais attention aux raccourcis faciles, qui laisseraient croire que la situation financière des collectivités est le fruit d’une gestion trop dispendieuse. Tout au contraire, les collectivités ont montré leur sens des responsabilités.
En revanche, la baisse des dotations s’est traduite par un affaissement sans précédent de l’épargne brute, et donc de l’investissement public local, pourtant essentiel pour de nombreux territoires non métropolitains.
En 2014, l’investissement public local a baissé de près de 5 Md€, soit 8,5 %. En 2015, non seulement il ne s’est pas redressé, mais il a diminué encore de 4 Md€ supplémentaires, comme le souligne le rapport rendu par les trois sénateurs Mézard/Dallier et Guené.
Or, en dehors des grands centres urbains où les entreprises investissent spontanément, l’investissement public joue un rôle de levier majeur pour l’économie. Et c’est bien souvent la collectivité départementale qui l’impulse, le porte directement ou qui le soutient auprès des communes.
Le deuxième défi, autre conséquence de la baisse des dotations, c’est la fragilisation profonde et structurelle des finances départementales.
À l’horizon 2018, le cabinet Michel Klopfer estime que la moitié des départements français, seront en situation de double déficit, toutes choses égales par ailleurs.
Or, en plus de « l’effet de ciseau naturel» que subissent les départements, deux phénomènes supplémentaires, fruits de décisions gouvernementales, vont fragiliser encore plus les finances départementales.
Le premier phénomène, c’est le coût, de plus en plus insupportable, des normes.
Même la Cour des Comptes, si prompte pourtant à critiquer la gestion des collectivités, vient de reconnaître cette semaine que les collectivités n’étaient plus maîtres de leurs destins et que la dégradation de leur solde budgétaire résultait, en grande partie, de décisions prises par d’autres.
La Cour a même chiffré le coût de ces décisions extérieures :
* la revalorisation pluriannuelle du RSA : 420 M€ en plus pour les départements en 2015 ;
* les mesures de gestion de la fonction publique : 1 Md€ en 2014 (revalorisation indiciaire des agents de catégorie B et C ; extension du champ de la garantie individuelle de pouvoir d’achat ; revalorisation du SMIC ; modification du taux de cotisation employeur à la CNRACL, etc.) ;
* l’accessibilité des équipements publics : un impact global évalué à plus de 720 Md€ ;
* pour les communes, les rythmes scolaires : 620 M€ de reste à charge par an ;
À cette liste, enfin, il faut rajouter l’effet de l’accord de revalorisation de la fonction publique dénommé « Parcours professionnel, carrière et rémunération » que vient d’annoncer le Premier ministre.
Voilà un accord passé avec les organisations syndicales, dont la Cour des Comptes s’alarme également du coût. Elle l’estime, excusez du peu, à 5 milliards d’euros par an pour les trois fonctions publiques.
C’est également un accord qui s’appliquera à partir de 2017 ! Un cadeau de bienvenue probablement !
C’est un accord, enfin, qui s’appliquera à la fonction publique territoriale et coûtera aux collectivités locales 1,6 Md€/an !
Le deuxième phénomène qui va peser sur les finances départementales, c’est le transfert, aux régions, de la moitié de la part départementale de CVAE, prévue au PLF 2016.
Je vous le dis clairement : je ne suis pas favorable à ce transfert de ressources qui prive le niveau départemental, aujourd’hui le plus fragile financièrement, de sa ressource la plus dynamique.
4 Md€ de CVAE transférés, c’est chaque année et de manière cumulative, 120 M€ de moins pour les départements.
Quel est donc le but profond de cette manœuvre, alors que la plupart des compétences qui devaient initialement être transférées aux régions, ne l’ont pas été ?
Ce panorama, un peu sombre, ne serait pas complet sans mentionner le troisième défi qui attend les départements et qui est, probablement, le plus compliqué à résoudre : la dérive ininterrompue du coût des allocations individuelles de solidarité et de leur « reste à charge ».
Un chiffre peut résumer la situation : il y avait 1,7 millions bénéficiaires du RSA fin 2009 ; il y en a 2,2 millions fin 2014.
Parallèlement, le montant individuel de l’allocation, outre ses revalorisations annuelles, a fait l’objet d’une majoration exceptionnelle de 10 %.
Cette tendance ne s’arrêtera pas. Pour ne prendre qu’un seul exemple, un réfugié a immédiatement le droit au RSA. Or, nous devons en accueillir 30 000 supplémentaires en deux ans.
Dans ces conditions, quelles solutions reste-t-il donc?
Des mesures d’urgence ? Elles sont nécessaires évidemment, et Marylise Lebranchu vous a les présentées hier.
Mais prendre des « mesures d’urgence » sur un sujet parfaitement prévisible et connu, c’est au minimum de l’imprévoyance ! Il ne faudra pas que des rustines deviennent un moyen de repousser encore le règlement du problème à 2017 !
Puisque l’État se refuse à compenser le « reste à charge » du coût des allocations de solidarité, il ne subsiste, dans les faits, que deux voies possibles :
* Recentraliser le RSA : La proposition du Premier ministre de créer un nouveau « groupe technique » sur le sujet reconnaît donc que c’est une piste envisageable. Mais l’État a-t-il la capacité financière et la volonté d’assumer cette dépense ? Je n’en suis pas certain…
* Ou bien, et c’est probablement la seule voie, réformer de manière structurelle, les dispositifs d’allocation individuelle de solidarité pour en réduire le coût.
Ce sera un exercice impopulaire et périlleux. Il amènera cependant à se poser des questions essentielles et légitimes :
o Pourquoi le nombre des bénéficiaires des allocations sociales n’a-t-il jamais décru ?
o Est-il juste que le montant de ces allocations soit le même partout en France, y compris là où le coût de la vie et, notamment du logement, est moins cher ?
o Pour le RSA, est-ce que les dispositifs d’incitation de retour à l’activité sont les bons ? Est-il indécent de demander une contrepartie aux bénéficiaires ?
Ces questions, c’est notre devoir de les poser. Il est urgent de le faire, quelles que soient les réponses apportées.
Car ces réponses légitimeront encore plus les collectivités départementales, qui doivent pouvoir choisir demain, librement, la manière dont elles exercent les compétences, qui leur ont été confiées par la Loi.
C’est cela la décentralisation !
Chers amis,
Voilà un panorama qui pourra paraître bien pessimiste à certains. Mais, tout au contraire, je suis persuadé que la lucidité est à la fois utile et protectrice pour préparer l’avenir.
Dans l’organisation territoriale de notre pays, l’utilité de l’échelon départemental n’est désormais plus à démontrer.
Tout ne sera pas question d’argent. Mais les efforts pour redresser les finances publiques de notre pays doivent être réalisés ensemble, de manière responsable, et non pas les uns contre les autres.
Les Français ont montré leur attachement à l’échelon départemental. Alors au moment où nos concitoyens doutent de toutes les institutions, ce serait une folie que d’affaiblir une des collectivités dans laquelle ils ont le plus placé leur confiance.
Voilà le vœu que je formule à l’issue de ce congrès.
Je vous remercie.