ÉTAT DES LIEUX ET PRÉVENTION
DES VIOLENCES SEXUELLES SUR LES MINEURS

1. Allemagne
a) Contexte

En 2010, à la suite de la révélation de l'ampleur des abus sexuels dans certaines institutions catholiques réputées, s'est ouvert en Allemagne un vaste débat public sur la protection de l'enfance. En mars 2010, une Table ronde nationale a été installée par le gouvernement avec la charge d'enquêter sur les violences sexuelles sur les mineurs, aussi bien dans le cercle familial que dans les institutions publiques et privées accueillant des enfants et des adolescents (écoles, clubs sportifs, services de pédiatrie, crèches et centres aérés, etc.). Lui était adjointe un commissaire spécial indépendant pour le traitement des abus sexuels sur mineurs. Le rapport final de mai 2011 s'est appuyé sur environ 20 000 témoignages de victimes pour dresser un état des lieux et proposer des mesures destinées à assurer une protection efficace des mineurs. De ce travail pionnier sont nés à la fois un nouveau cadre législatif et une reconfiguration des instances dédiées autour de l'office du Commissaire indépendant aux questions d'abus sexuels sur les enfants ( Unabhängiger Beauftragter für Fragen des sexuellen Kindesmissbrauchs ). 53 ( * )

Selon les derniers chiffres disponibles, en 2017, environ 13 500 enfants ou adolescents ont été victimes d'abus sexuels, voire d'exploitation sexuelle, tout contexte confondu. 1 600 victimes avaient moins de six ans. Ces chiffres sont tirés des statistiques de la police criminelle et laissent nécessairement dans l'ombre de nombreux cas. Selon les estimations de l'Organisation mondiale de la Santé, reprises par le ministère fédéral de la famille, un à deux enfants par classe sont concernés ou ont été concernés.

b) La législation sur la protection de l'enfance

La protection de l'enfance trouve un fondement constitutionnel dans l'article 6 al. 2 de la Loi fondamentale de 1949 aux termes duquel le soin et l'éducation des enfants sont le droit naturel des parents et un devoir qui leur incombe en priorité, tandis qu'à l'autorité publique échoit un rôle de surveillance.

Le dispositif légal a été revu par la loi fédérale sur la protection de l'enfance 54 ( * ) entrée en vigueur le 1 er janvier 2012, qui a modifié le code des affaires sociales et introduit des dispositions autonomes sur la coopération et l'information en matière de protection de l'enfance. 55 ( * )

Conformément au code des affaires sociales 56 ( * ) , la protection de l'enfance ( Kinder-und Jugendhilfe ) a pour but de protéger le droit des jeunes à recevoir une éducation qui leur assure le développement d'une personnalité autonome et apte à la vie en commun. Pour cela, ils veillent à favoriser le développement individuel et social des jeunes, à conseiller et soutenir les parents, à préserver les jeunes mineurs de tout danger pour leur bien-être et à contribuer à l'installation de conditions de vie favorables pour les familles.

Les jeunes sont associés en fonction de leur maturité à toutes les mesures prises par les services publics communaux et régionaux de l'enfance ( Jugendamt ) ; ils ont le droit de se tourner vers ces services pour toute affaire touchant à leur développement et à leur éducation ; en cas de détresse ou de conflit, ils ont le droit de recevoir des conseils sans que les parents en soient informés. 57 ( * )

La collaboration avec les parents fait également partie des priorités mais si les parents ne réagissent pas ou ne sont pas en mesure de prendre les mesures nécessaires, les services publics peuvent intervenir en fonction de leur appréciation et doivent intervenir en cas de danger pressant. Ces dispositions sont générales ; elles concernent tous les types d'abus et mauvais traitements et tous les contextes, intrafamiliaux comme extrafamiliaux. Lorsque sont relevés des indices sérieux d'une possible mise en danger du bien-être de l'enfant, les services publics de protection de l'enfance sont tenus d'intervenir en menant avec l'aide de spécialistes une évaluation du risque, avant de faire intervenir des professionnels de la santé, la police ou le juge aux affaires familiales s'il l'estime nécessaire. 58 ( * )

Même si la protection de l'enfance est un devoir de l'État, partagé avec les Länder et les communes, le législateur allemand accepte et reconnaît la participation d'autres instances dites libres à côté des instances publiques, en considérant que la protection de l'enfance doit être caractérisée par la multiplicité des responsables qui représentent des orientations et des valeurs diverses, ainsi que par la multiplicité des contenus, des méthodes et des formes de travail. 59 ( * ) En particulier, les jeunes et les parents peuvent se tourner vers des instances confessionnelles de protection de l'enfance.

Parmi beaucoup de dispositions, les points suivants apparaissent particulièrement pertinents pour la Mission commune d'information :

- le droit pour toute personne en contact professionnel avec des mineurs de demander conseil à un spécialiste expérimenté lorsqu'elle suspecte un abus 60 ( * ) ;

- le droit pour les responsables d'institutions dans lesquelles les enfants et adolescents sont hébergés ou séjournent tout ou partie de la journée, de demander conseil aux services régionaux de protection de l'enfance pour développer et appliquer des programmes de protection contre les violences 61 ( * ) ;

- l'entrée en vigueur en 2012 de nouvelles règles relatives au secret professionnel et à la divulgation d'information pour les médecins, pharmaciens, travailleurs sociaux, psychologues, professeurs dans les établissements publics et privés reconnus par l'État. Si dans l'exercice de leur activité professionnelle, ces personnes viennent à découvrir des indices sérieux d'abus, elles ont le droit de demander conseil à un spécialiste expérimenté auquel elles transmettent les informations, y compris confidentielles, nécessaires à l'appréciation de la situation. Elles sont de plus habilitées à transmettre les mêmes informations aux services de protection de l'enfance dès lors qu'elles considèrent leur intervention nécessaire. 62 ( * )

Ces dispositions en matière d'accès au conseil d'un spécialiste ont paru d'autant plus nécessaires au législateur qu'il n'existe pas d'obligation légale de signalement ( Anzeigepflicht ) même en cas de fort soupçon d'abus sexuels. La victime n'est pas tenue de porter plainte. Une personne privée n'est pas légalement tenue de dénoncer à la police ou au procureur des éléments portés à sa connaissance, même lorsqu'elle apprend d'une source fiable qu'un tel acte est planifié. Les Églises sont des entités de droit public qui ne diffèrent pas sur ce point des personnes privées ; il n'existe pas d'obligation légale de signalement. Seuls sont absolument et systématiquement soumis à l'obligation de signalement les personnels de police et de justice Les éducateurs et les collaborateurs du service de protection de l'enfance peuvent être obligés, si le cas est suffisamment grave et corroboré, de signaler des faits suspects, dès lors qu'à titre spécial leur incombe aux termes du code des affaires sociales un devoir particulier de prévenir toute mise en danger de l'enfant. La question de savoir quand un directeur d'établissement scolaire doit légalement signaler un comportement suspect d'un de ses professeurs est délicate et ne peut s'apprécier qu' in concreto selon les circonstances de l'affaire.

Cette position de principe du droit pénal allemand a été critiquée parce qu'elle laissait trop de possibilités aux auteurs d'abus et parce qu'elle facilitait également l'étouffement d'affaires par les institutions touchées. Elle a toutefois été défendue par la Table ronde de 2010-2011 de peur que l'introduction d'une obligation de dénonciation freine les confidences des enfants victimes et finisse par comporter plus d'effets pervers que de bénéfices. Toutefois, le Commissaire indépendant et le ministère fédéral de la famille et de la jeunesse plaident auprès de toutes les institutions concernées pour qu'elles s'auto-imposent à titre de règlement intérieur une obligation de signalement des cas suspects, en l'absence même d'une disposition légale.

Enfin, sont prévues des obligations de déclaration renforcées pour exclure des personnes déjà condamnées des services de protection de l'enfance. En effet, sur requête de l'employeur, tout candidat à un poste doit produire un certificat de bonne conduite ( Führungszeugnis ) attestant qu'il n'a pas été condamné pour un délit à l'encontre d'un mineur dans les dix années précédentes. Le spectre est très large : manquement aux obligations de soin et d'éducation, diffusion de matériel pornographique, exploitation sexuelle, exhibitionnisme... Tous les employés dans les instances publiques comme dans les instances dites libres de protection de l'enfance doivent présenter ce certificat. 63 ( * ) Les bénévoles et les collaborateurs occasionnels de ces services peuvent également se voir demander de présenter un certificat de bonne conduite, à la discrétion des services de protection de l'enfance qui ont recours à eux. Les institutions auxquelles sont confiés des enfants ou des adolescents ne peuvent recevoir un permis d'exercer que lorsqu'il est établi que leur personnel est en mesure de présenter un certificat de bonne conduite. 64 ( * )

c) Le Commissaire indépendant aux questions d'abus sexuels sur enfants

La politique de protection de l'enfance est du ressort du ministre fédéral de la famille et de la jeunesse. Cependant, lorsque le scandale de 2010 éclata, se fit rapidement sentir le besoin de se doter d'une instance indépendante de coordination du traitement de la question spécifique des violences sexuelles sur les enfants. A été ainsi nommé un premier commissaire indépendant, en l'occurrence, une ancienne ministre fédérale de la famille dont la mission a été essentiellement d'accompagner les travaux de la Table Ronde et d'élaborer le rapport final. Le deuxième commissaire Johannes-Wilhelm Rörig a été nommé en décembre 2011, son mandat a été renouvelé pour cinq ans en avril 2014 par le gouvernement allemand.

Il s'agit d'un office fédéral temporaire, créé par décision du gouvernement allemand sans reconnaissance législative. Bien que rattaché administrativement au ministère fédéral de la famille et de la jeunesse, le Commissaire est indépendant, au sens où il n'est lié par aucune instruction ou directive d'aucune autorité. Le ministre de la famille n'exerce donc pas de tutelle hiérarchique sur lui.

Sa vocation est d'agir comme une interface et un point de convergence entre toutes les parties prenantes : victimes et leurs familles, administrations fédérales et locales, établissements d'accueil, experts et scientifiques, associations. Ses missions sont :

- veiller à la prise en compte adéquate des intérêts des victimes de violence sexuelle dans leur enfance ;

- contribuer à l'introduction et au développement de programmes structurés de prévention ( Schutzkonzept ) des violences sexuelles dans toutes les institutions accueillant des enfants (écoles, associations sportives, foyers, crèches, garderies, pédiatrie ambulatoire, hôpitaux) en apportant son expertise et son soutien technique. Il est aussi en charge de la surveillance et de l'évaluation périodique (monitoring) de ces programmes ;

- soutenir la révélation et le traitement ( Aufarbeitung ) indépendants et systématiques des cas d'abus sexuels sur les enfants ;

- initier des enquêtes scientifiques sur les violences sexuelles sur enfants ;

- gérer et développer les deux formes de point de contact et d'information : une ligne téléphonique et un portail internet d'aide et de soutien ;

- assurer l'information du public et la diffusion d'une culture de la prévention, notamment grâce au déploiement dans toute l'Allemagne de l'initiative Kein Raum für Missbrauch 65 ( * ) .

L'office du Commissaire indépendant s'est étoffé par l'adjonction de deux instances complémentaires :

- depuis mars 2015, le Conseil des personnes affectées ( Betroffenenrat ) comporte 14 membres qui ont été sexuellement abusés dans différents contextes et qui se sont engagés, soit professionnellement, soit bénévolement dans la lutte contre les violences sexuelles sur mineurs. Ils conjuguent donc vécu personnel et expertise et collaborent avec les équipes du Commissaire sur les programmes de prévention. Ils assurent également une mission plus politique de défense des intérêts des victimes en prenant publiquement position ou en interpellant différents responsables ;

- en janvier 2016, ont été nommés par le commissaire fédéral les six membres de la Commission indépendante pour le traitement des abus sexuels sur enfants ( Unabhängige Kommission zur Aufarbeitung sexuellen Kindesmissbrauchs ). Sa création vient d'une proposition du commissaire fédéral, reprenant une ancienne revendication des associations de victimes, qui a été approuvée par une résolution du Bundestag du 2 juillet 2015. Il s'agit d'une structure d'enquête qui doit faire la lumière sur l'ampleur, les formes et les conséquences des violences sexuelles contre les enfants et les jeunes. Elle doit découvrir les structures qui ont rendu possible ces abus par le passé et qui ont aussi empêché leur révélation et leur traitement. Elle mène essentiellement des auditions de personnes touchées dans leur enfance sur tout le territoire national.

d) La prévention en milieu scolaire

Le Commissaire indépendant a développé des lignes directrices pour aider les institutions et établissements à mettre en place leurs propres programmes de prévention, qui doivent avoir pour buts principaux de transformer l'institution en lieu protégé où l'enfant se sent en sécurité ( Schutzort ) et en pôle de ressources, où les enfants abusés peuvent trouver des interlocuteurs compétents pour les aider ( Kompetenzort ). Pour diffuser la culture de la prévention et inciter les établissements scolaires à construire des programmes de prévention, le Commissaire a lancé en septembre 2016 une initiative avec les autorités éducatives des Länder , Schule gegen sexuelle Gewalt , qui devait permettre d'ici fin 2018 d'apporter tout le matériel pédagogique nécessaire aux directeurs et aux enseignants de toute l'Allemagne. Outre les brochures distribuées, un portail Internet 66 ( * ) a été construit pour mettre à disposition des lignes directrices orientées vers la pratique et des documents de référence, Land par Land .

Les programmes de prévention sont construits à partir de dix éléments : des procédures internes de plainte en cas d'abus sexuels ; des codes de conduite ; des modules de formation dédiés pour le personnel notamment pour détecter les signaux d'abus et interagir avec un enfant abusé ; un plan d'action séquencé ; un point de contact référent pour le personnel et les enfants ; des modèles exemplaires de bonnes pratiques ; des coopérations avec les instances extérieures compétentes qui peuvent apporter conseil et expertise ; la participation des enfants et des parents à la prise de décision ; une offre d'information en matière de prévention à destination des enfants ; un processus de sélection des candidats à des postes dans l'établissement adapté (présentation de certificats de bonne conduite, dialogue sur les risques d'abus sexuels et la prévention au cours des entretiens d'embauche).

À la demande du Commissaire indépendant, l'Institut allemand de la jeunesse ( Deutsches Jugendinstitut ) a dressé le bilan des programmes de prévention dans les écoles et internats en Allemagne entre 2015 et 2018. L'échantillon comprenait 1 546 établissements scolaires et 102 internats. L'étude montre globalement une tendance à l'amélioration des instruments de prévention par rapport à la période 2013-2015 bien que de nombreux besoins d'amélioration se fassent encore sentir.

On peut considérer que seuls 13 % des écoles et 28 % des internats disposent d'un programme global de prévention comprenant sept ou huit des éléments de la liste précédente :

- 90 % des écoles associent les élèves aux prises de décision et disposent de codes de conduite posant les limites aux comportements acceptables dans les interactions entre élèves et professeurs ou autres membres du personnel ;

- 86 % ont mis en place une procédure de plainte couvrant les abus sexuels ;

- 80 % disposent d'un référent externe et 69 % d'un référent interne sur le thème de la violence sexuelle, 73,5 % des écoles indiquant également une personne spécifique à laquelle les enfants victimes d'abus sexuels peuvent se confier (+14,2 % depuis 2013) ;

- 64 % ont construit un plan d'action (+33 % depuis 2013) ;

- 57 % offrent une information de prévention aux élèves (+32 % depuis 2013) ;

- 50 % seulement ont mis en place des modules de formation dédiés pour le personnel, mais la fréquentation progresse ;

- 44 % coopèrent sur une base régulière avec des instances externes spécialisées.

L'étude regrette que les programmes de prévention aient rarement été élaborées sur la base d'une analyse des risques (identification des lieux et des situations qui rendent possible ou facilitent les abus) et d'une analyse du potentiel de prévention (pratiques et mesures déjà existantes qui contribuent à la protection des enfants. Seuls 4 % des écoles se sont livrées à cette double analyse.

e) La stratégie pour les années à venir et les pistes d'évolution

En octobre 2017, le Commissaire indépendant a publié un document d'orientation stratégique Jetzt handeln 67 ( * ) proposant un programme de mesures à adopter et d'initiatives à prendre au cours de la législature pour améliorer la lutte contre les violences sexuelles sur mineurs.

Il propose notamment que 3 000 établissements scolaires allemands, soit environ 10 % du total, sélectionnés par les autorités de leur Land reçoivent un financement de 5 000 euros du gouvernement fédéral, éventuellement complétés par des financements régionaux, pour développer et mettre en place leur programme de prévention contre les abus sexuels. De même, 2 000 institutions s'occupant d'enfants comme des crèches et garderies, des foyers et des associations sportives, ainsi que 1 000 hôpitaux, cliniques et cabinets médicaux pourraient également recevoir un financement d'amorçage de 5 000 euros. Des programmes de prévention spécifiques devraient être élaborés pour les institutions d'accueil de jeunes handicapés, sur la base d'un modèle de base qu'il appartient au gouvernement fédéral et aux Länder de mettre au point.

On peut remarquer également l'inquiétude grandissante en matière de cyber-abus (exhibitionnisme, diffusion d'images pornographiques, grooming ). Le Commissaire propose de consacrer 25 millions d'euros, soit 0,5 % du « pack digital » inscrit au budget 2017, à la lutte contre les abus sexuels d'enfants sur Internet et les réseaux sociaux. La pénalisation du cybergrooming devrait être accrue et élargie.

L'effort de recherche scientifique et le dialogue entre praticiens, politiques et chercheurs devraient être renforcés. Le traitement des abus du passé largement étouffés doit être poursuivi au sein de la Commission indépendante. Une campagne publique de sensibilisation de la population devrait être lancée. La politique d'indemnisation et d'aide aux victimes devrait être renforcée, y compris en retenant des régimes de preuve nettement moins exigeants dans les affaires civiles (conflits familiaux, indemnisation des victimes, intervention de la protection de l'enfance) que pour les affaires strictement pénales.

Enfin, le Commissaire recommande le renforcement du cadre légal de la lutte contre les abus sexuels sur enfants par l'adoption d'une nouvelle loi qui reconnaîtrait pleinement la charge de Commissaire, en garantirait la pérennité dans des conditions d'indépendance modelées sur celles applicables aux magistrats, clarifierait ses compétences et lui assurerait des moyens financiers et humains adéquats. La future loi devrait également reconnaître et pérenniser le Conseil des personnes affectées pour assurer la participation des victimes. Enfin, la Commission indépendante pour le traitement des abus du passé devrait être également reconnue par la loi, ses membres nommés pour un mandat de cinq ans devant alors être choisis par un comité de sélection comprenant des représentants du Bundestag , du gouvernement fédéral, du Conseil des victimes et du Commissaire indépendant.

Le 19 octobre 2018, la ministre fédérale de la famille, Franziska Giffey, a annoncé que le Cabinet préparait la pérennisation des trois structures (Commissaire indépendant, Conseil des victimes et Commission de traitement).

2. Irlande
a) Contexte et méthode

Le 11 mai 1999, le gouvernement irlandais a présenté ses excuses aux enfants victimes d'abus et le Premier ministre de l'époque, M. Ahern, a annoncé la création d'une commission d'enquête.

Présidée par une magistrate, Mary Laffoy, la commission avait initialement été établie sur une base non législative mais administrative, avec un mandat élargi donné par le gouvernement, qui avait comme objectif premier de constituer une assemblée bienveillante et qualifiée où les victimes pourraient raconter les abus dont elles avaient souffert. Il était demandé à la commission d'identifier et de rendre compte des causes, de la nature et de l'étendue des abus physiques et sexuels, dans le but de faire des recommandations. Cette commission a soumis deux rapports au gouvernement, précisant comment son mandat pouvait être mis en oeuvre, et ses recommandations ont été intégrées dans la loi sur la Commission visant à enquêter sur les abus commis sur les enfants ( Commission to Inquire into Child Abuse Bill , 2000).

La commission découlant de cette loi a été établie le 23 mai 2000 en tant qu'organisme indépendant. Des amendements ont été apportés en 2005. Les fonctions principales de la commission étaient :

- de permettre aux personnes ayant souffert d'abus pendant l'enfance, dans les institutions et pendant la période de référence (voir ci-dessous), de relater les abus ;

- d'enquêter sur les abus, sur la manière dont les enfants ont été placés et les circonstances qui ont fait qu'ils sont restés placés dans les institutions pendant la période de référence, de déterminer les causes, la nature, les circonstances et l'étendue des abus, ainsi que sur le fonctionnement, la gestion, la supervision et l'inspection des institutions dans lesquelles des abus ont été commis.

La commission avait toute latitude pour effectuer son enquête. Elle était organisée en deux comités distincts et séparés, qui devaient rapporter à la commission de façon séparée :

- un comité confidentiel, chargé de recueillir la parole des personnes victimes d'abus pendant leur enfance et qui ne souhaitaient pas en faire état devant le comité d'enquête, de recevoir les preuves, de faire des propositions générales sur les recommandations à prendre et de préparer et fournir des rapports. Le comité confidentiel a ainsi entendu 1 090 témoins ;

- et un comité d'enquête, qui pouvait notamment ordonner la présentation des témoins et la production de documents et donner toute instruction qui apparaitrait raisonnable, juste et nécessaire à l'accomplissement de sa mission. Le comité pouvait également exiger la divulgation de documents, transmettre des questions auxquelles il était obligatoire de répondre et exiger des parties qu'elles reconnaissent des faits, des déclarations et des documents. Le rapport du comité d'investigation ne pouvait pas identifier une personne soupçonnée d'avoir commis un abus sauf si cette personne avait été condamnée par un tribunal.

Les institutions sur lesquelles a porté l'enquête étaient définies comme des écoles, des écoles techniques, des maisons de redressement, des orphelinats, des hôpitaux, des foyers pour enfants et tout autre endroit où des enfants étaient pris en charge par d'autres personnes que des membres de leur famille.

La période retenue était initialement 1940-1999, mais la commission, conformément aux pouvoirs dont elle disposait, a finalement retenu 1936 comme année de début de ses investigations.

La présidente de la commission démissionna en septembre 2003 68 ( * ) , pour être remplacée par Sean Ryan, qui commença son mandat en effectuant un état des lieux du fonctionnement de la commission et en proposant des ajustements pour résoudre les problèmes qu'il avait pu relever.

En parallèle, les travaux du comité d'investigation (mais pas ceux du comité confidentiel) ont été suspendus entre septembre 2003 et mars 2004, dans l'attente d'une décision de la Haute Cour suite à une action des Frères chrétiens. Ceux-ci s'interrogeaient sur la constitutionnalité de l'approche retenue, en ce qu'elle visait à émettre des conclusions à l'encontre de frères morts ou âgés ou de personnes qui ne pouvaient correctement se défendre. Leur recours a été rejeté.

La commission a repris ses travaux au mois de mai 2004 pour ce qui était de la définition du cadre de son enquête, et en juin 2004 pour ce qui était de l'enquête à proprement parler. 18 congrégations religieuses ainsi que des experts ont été entendus par le comité d'investigation.

b) Résultats69 ( * )

Le rapport de la commission a été publié le 20 mai 2009. Il comporte cinq volumes et plus de 2 500 pages. Il couvre la négligence, les abus physiques, les abus émotionnels et les abus sexuels.

Les volumes I et II couvrent individuellement les écoles techniques et maisons de redressement gérées par les ordres religieux, le volume III est consacré au rapport du comité confidentiel, le volume IV traite du ministère de l'Éducation et de son financement des écoles, ainsi que de questions générales telles que « la société et les écoles ». Le volume V traite du rôle de la Société irlandaise pour la prévention de la cruauté envers les enfants, des ajustements psychologiques des adultes ayant vécu un abus ou encore des dossiers médicaux.

La commission indique que les abus sexuels se sont produits dans un grand nombre d'institutions et qu'ils étaient « particulièrement endémiques dans les institutions pour garçons ». La situation dans les écoles pour filles était différente, bien que celles-ci puissent être soumises à des abus sexuels de prédation de la part des employés masculins et des visiteurs.

Elle précise que la direction des ordres religieux était consciente de cela mais n'a pas agi ou, dans le cas des abus sexuels, a déplacé les auteurs dans d'autres institutions, bien que la propension à la récidive ait été connue. La commission a jugé que l'attitude pleine de déférence et soumise du ministère de l'éducation envers les congrégations a compromis son devoir réglementaire de mener des inspections et de surveiller les institutions. Le système d'inspection était fondamentalement défectueux et incapable d'être efficace parce qu'il n'était pas soutenu par une autorité réglementaire, il manquait d'indépendance vis-à-vis du ministère, n'incluait pas d'inspections surprises et ne parlait pas avec les enfants.

Selon le rapport, le ministère a échoué à développer des politiques ou à imposer des changements qui auraient amélioré le sort des enfants. Il n'a pas suivi les bonnes pratiques en place dans les autres secteurs.

Le rapport a fait état de milliers d'enfants ayant subi des abus pendant plusieurs décennies dans 216 institutions gérées par des ordres religieux, impliquant plus de 800 prêtres, frères, religieuses et laïques. La commission a entendu plus de 500 témoins ayant déclaré avoir subi des abus sexuels.

Lors de son audition par la commission en 2004, la congrégation des frères chrétiens aurait indiqué avoir découvert dans les archives romaines 30 cas de procès canoniques à l'encontre de frères ayant commis des abus sexuels sur des enfants dont ils avaient la charge en Irlande depuis les années 1930.

c) Recommandations

La commission a publié des recommandations regroupées en deux axes :

1/ soulager ou corriger les effets des abus sur ceux qui les ont subis :

- en érigeant un mémorial sur lequel serait inscrit « au nom de l'État et de tous ses citoyens, le gouvernement souhaite présenter des excuses sincères et tardives aux victimes d'abus durant l'enfance pour notre échec collectif à intervenir, à détecter leur souffrance, à venir à leur secours » ;

- en apprenant les leçons du passé et en effectuant un travail d'exploration, d'acceptation et de compréhension, de la part de l'État comme des congrégations. L'État doit admettre que ces abus ont pu se produire du fait des défaillances de systèmes et de politiques globales de gestion et d'administration tout autant que du fait des personnels dirigeants liés aux écoles techniques et aux maisons de redressement. Une fois ce pas franchi, une analyse ministérielle interne sera conduite pour comprendre comment ces défaillances ont pu se produire, afin que cela ne se reproduise plus. Les congrégations également devront se demander comment elles ont pu tolérer des brèches dans leurs règles et comment elles ont répondu aux abus physiques et sexuels quand ceux-ci ont été découverts, ainsi qu'à ceux qui les ont perpétrés ;

- en rendant disponibles pour aider les anciens résidents et leur famille les services de conseil et de psychiatrie, ainsi que les services éducatifs ;

- en laissant en place les services de recherche des origines, qui assistent les particuliers dépourvus de leur identité familiale lors de leur placement. Les anciens résidents doivent se voir reconnaître et accorder un droit d'accès aux documents personnels les concernant et d'information.

2/ empêcher lorsque c'est possible et réduire l'incidence des abus d'enfants dans les institutions, et protéger les enfants de tels abus :

- la politique de protection de l'enfance doit être centrée sur l'enfant, ses besoins doivent être prioritaires. Les services doivent être adaptés aux besoins de développement, éducationnels et de santé de l'enfant. Les adultes qui s'occupent des enfants doivent prioriser le bien-être et la protection de ces enfants avant toute loyauté personnelle, professionnelle ou institutionnelle. ;

- la politique nationale de protection de l'enfance doit être clairement articulée et revue sur une base régulière. L'État et les congrégations ont perdu de vue la raison pour laquelle ces institutions étaient établies, à savoir fournir aux enfants un environnement sûr et sécurisant et l'opportunité d'acquérir une éducation et une formation. En l'absence d'une politique articulée et cohérente, les intérêts organisationnels sont devenus prioritaires par rapport à ceux de la protection de l'enfant ;

- une méthode d'évaluation du degré auquel les services remplissent les objectifs de la politique nationale de protection de l'enfance doit être élaborée, afin de s'assurer que les besoins évolutifs des enfants resteront au coeur des services ;

- la fourniture de services de protection de l'enfance doit être revue sur une base régulière, en référence aux meilleures pratiques internationales et aux recherches basées sur des preuves ;

- développer une culture du respect et de la mise en oeuvre des règles et règlements et de l'observation des codes de conduite, les règles doivent être appliqués, les défaillances doivent être rapportées et les sanctions être mises en oeuvre. Les défaillances qui se sont produites ne sont pas la conséquence d'une absence de règles ou de la difficulté de les comprendre, mais de la mise en oeuvre du cadre réglementaire. Les règles étaient ignorées et traitées comme s'il s'agissait de normes ambitieuses et inatteignables n'ayant pas à s'appliquer dans les circonstances particulières du fonctionnement de l'institution. Non seulement les personnes chargées des enfants ne respectaient pas les règles, mais leurs supérieurs ne les appliquaient pas et n'imposaient pas de sanctions disciplinaires en cas de défaillance. Le ministère de l'éducation ne le faisait pas non plus ;

- il est essentiel de recourir à des inspections indépendantes, en nombre suffisant, dont les inspecteurs écoutent et parlent avec les enfants. Des normes nationales objectives pour ces inspections doivent être déterminées, des inspections surprises doivent pouvoir être organisées. Toute plainte rapportée à un inspecteur doit être enregistrée et suivie, et les inspecteurs ont le pouvoir de s'assurer que toute norme inappropriée est corrigée sans délai ;

- la direction, à tout niveau, doit être responsable de la qualité de service et de la protection, en faisant la meilleure utilisation possible des ressources, en contrôlant le personnel et les bénévoles, en s'assurant que le personnel est bien formé, qu'il correspond à la nature du travail à entreprendre et qu'il est progressivement formé pour rester à jour, en s'assurant d'une surveillance, d'un soutien et de conseils en continu pour tout le personnel, en révisant régulièrement le système afin d'identifier les zones de problèmes, autant pour le personnel que pour les enfants, en s'assurant de l'adhésion aux règles et règlements, en établissant si les défaillances du système ont causé ou ont contribué à causer des abus et en mettant en place des procédures afin de permettre au personnel et aux tiers de se plaindre ou de soulever des problèmes sans peur des conséquences ;

- les enfants bénéficiant de la protection doivent pouvoir faire part de leurs problèmes sans crainte ;

- les services de protection de l'enfance dépendent de la qualité de la transmission d'information et de la coopération interservices sur les problèmes et les suspicions pour pouvoir agir dans le meilleur intérêt de l'enfant ;

- les enfants bénéficiant de la protection ont besoin de continuité, ils doivent également être associés ainsi que la famille lorsque c'est possible, au développement et à la révision du plan de protection ;

- les enfants ayant été à la charge de l'État doivent avoir accès aux services de soutien, afin qu'ils aient, jeunes adultes, une structure sur laquelle ils puissent compter ;

- les enfants ayant été placés dans les foyers sont bien placés pour identifier les défaillances et déficiences du système et doivent donc être consultés ;

- sauf circonstances exceptionnelles, les enfants ne doivent pas être coupés de leur famille ;

- les dossiers personnels complets des enfants bénéficiant de la protection doivent être conservés, gardés en sécurité et tenus à jour ;

- le guide national « Children first » doit être uniformément et systématiquement appliqué dans l'ensemble de l'État dans le traitement des allégations d'abus.

3. Pays-Bas (synthèse des rapports Deetman et Samson)
a) Contexte

Comme en Allemagne, l'année 2010 fut marquée aux Pays-Bas par le scandale né des révélations d'abus sexuels sur les enfants, un an après la publication du rapport Ryan en Irlande. Deux démarches indépendantes furent entreprises pour analyser le phénomène, en préciser l'ampleur, en identifier les causes et proposer des recommandations pour améliorer la protection de l'enfance.

En avril 2010, les ministres de la Famille et de la Justice mirent sur pied une commission d'enquête, dite Commission Samson, pour enquêter sur les abus sexuels subis entre 1945 et 2010 par les enfants placés dans des institutions ou des familles d'accueil par l'État néerlandais. Son rapport fut rendu en octobre 2012. 70 ( * )

En mai 2010, la Conférence des évêques et la Conférence des ordres religieux des Pays-Bas demandèrent à l'ancien ministre de l'éducation et ancien maire de La Haye Wim Deetman de mettre sur pied une commission d'enquête indépendante sur les abus sexuels subis depuis 1945 par des mineurs confiés à des institutions ou des paroisses dépendant de l'Église catholique 71 ( * ) . Son rapport fut rendu en décembre 2011. 72 ( * )

Installées séparément avec des ordres de mission distincts, les deux commissions n'en ont pas moins travaillé en bonne intelligence en s'échangeant les informations pertinentes.

b) Les abus sexuels dans la sphère catholique

Entre mars et décembre 2010, la Commission d'enquête Deetman a recueilli 1 795 signalements directement reliés à des abus sexuels sur mineurs au sein de l'Église catholique et ses établissements, que cela soit par des prêtres des religieux, des diacres, d'autres laïcs ou des volontaires. Ces signalements provenaient de différentes sources : des témoignages spontanés de victimes, des notifications transmises par Hulp & Recht , l'instance de l'Église néerlandaise chargée de traiter les plaintes pour abus depuis 1995, des transmissions de dossiers par la Commission Samson concomitante, la presse. Pour compléter ces données trop parcellaires, la Commission Deetman a consulté les données collectées par l'institut démographique néerlandais et par le centre de recherche sur la religion et la société de l'université de Nimègue. Surtout, elle a confié à TNS-NIPO la réalisation d'une enquête sur questionnaire auprès d'environ 35 000 Néerlandais âgés de plus de 40 ans.

Sur cette base et sous toute réserve, la Commission Deetman estime qu'avant leurs 18 ans, environ 10 % des Néerlandais ont subi un abus sexuel ou ont été au moins sujet à une avance sexuelle contre leur gré de la part d'un adulte n'appartenant pas à leur famille. La notion d'abus sexuel est prise de la façon la plus large possible : d'un comportement déplacé au viol avec violence. Les Néerlandais élevés dans la religion catholique semblent statistiquement plus concernés : 12,4 % d'entre eux auraient subi une forme d'abus sexuel contre 8,4 % parmi ceux qui ne sont pas catholiques. Ces chiffres doivent être interprétés avec beaucoup de prudence et ne sont pas en eux-mêmes un indice de maltraitance par des prêtres ou des religieux catholiques, car d'autres facteurs socio-économiques contribuent à rendre compte de cet écart.

Plus précisément, il ressort des données collectées que le risque de contact sexuel non désiré est particulièrement élevé pour les enfants qui étaient accueillis et hébergés dans des institutions (foyers, internats, écoles privées, séminaires). Toutefois, cette tendance est générale sans que se manifeste de différence significative entre institutions catholiques et institutions non-catholiques : 20,7 % des enfants accueillis dans une institution catholique et 22,2 % des enfants accueillis dans une institution non catholique ont été touchés selon les estimations.

La vulnérabilité particulière des enfants accueillis et hébergés dans des institutions en général s'explique par le fait que ces lieux offrent davantage d'opportunités discrètes aux comportements inappropriés au quotidien que l'école classique. Les parents ne voyant pas leurs enfants tous les jours, ils ne peuvent pas exercer une supervision aussi attentive et ont du mal à apprécier la réalité de la vie dans l'institution, et la gravité de ce qui s'y passe.

Si l'on considère uniquement les auteurs d'abus sexuels présumés travaillant pour l'Église catholique, on peut considérer qu'entre 0,3 et 0,9 % des Néerlandais de plus de 40 ans ont essuyé avant leurs 18 ans des avances sexuelles non désirées de la part d'un membre du clergé ou d'un laïc de l'Église.

À partir des signalements nominatifs et rapports précis qui lui ont été adressés, la Commission Deetman a pu interroger les diocèses et les ordres religieux et identifier environ 800 auteurs d'abus sexuels au sein de l'Église catholique néerlandaise dont 105 encore en vie.

Tout en procédant à une contextualisation socio-historique des faits et de la gestion des diocèses et des ordres religieux, les rapporteurs concluent que les autorités ecclésiastiques avaient connaissance du problème dès la fin des années 1940 sans disposer d'une vue d'ensemble, qu'elles ont manqué de prendre les mesures adéquates et de prêter suffisamment d'attention aux victimes, que le traitement des cas relevés était individuel et parcellaire et non pas systémique et institutionnel, que les codes de conduite stricts mis en place avaient été dans les faits appliqués avec laxisme et complaisance.

Parmi les recommandations de la Commission Deetman, on peut relever :

- l'importance d'affronter dans sa globalité les abus sexuels sur les mineurs dans tous les contextes, sans stigmatiser la seule Église catholique ;

- harmoniser le traitement des abus sexuels commis par des personnels de l'Église entre diocèses et entre ordres congrégations religieuses, en admettant publiquement ensemble leur responsabilité et leur volonté d'oeuvrer d'un même pas à la reconnaissance, l'aide, l'indemnisation et le soin des victimes ;

- revoir et harmoniser la gestion des ressources humaines dans l'Église (sélection, formation, supervision et soutien des prêtres et religieux) ;

- créer une instance de dialogue et un point de contact avec les victimes pour les orienter vers les structures d'aide appropriés ;

- instituer un mécanisme d'indemnisation approprié.

c) Les abus sexuels sur les enfants placés en foyers d'accueil

En 2010, aux Pays-Bas, environ 47 000 enfants étaient retirés à leurs parents par décision du juge aux affaires familiales pour être placés en foyers, en centres de détention pour mineurs ou en familles d'accueil. Sur la base d'une revue de la recherche universitaire, des conclusions des tables rondes organisées avec les parties prenantes et les experts et des récits de victimes auditionnées, la Commission Samson conclut que les jeunes placés en institutions sont particulièrement vulnérables, et mal protégés, bien qu'ils soient théoriquement entourés de soin et se trouvent sous la responsabilité de l'État.

Le contexte social des Pays-Bas a considérablement évolué sur la période d'enquête. De 1945 jusqu'à 1965, la structuration de la société en piliers communautaires ( verzuiling ) reste intacte. La population se répartissait en quatre piliers protestant, catholique, libéral et socialiste, autonomes et indépendants de l'État, qui prenaient en charge les institutions sociales (partis, syndicats, journaux, radios, écoles, universités, clubs sportifs...). La protection de la jeunesse n'échappait pas à cette logique d'où une forte compartimentalisation sociale, confessionnelle et idéologique, des institutions et foyers d'accueil, qui étaient organisés et supervisés à l'intérieur de leur pilier avec une faible interférence de l'État néerlandais. Le gouvernement acceptait sa responsabilité formelle mais ne prévoyait que peu de moyens pour les inspections qui lui incombaient. Les abus sexuels ne constituaient pas un sujet d'attention particulier, alors que les foyers visaient surtout à prévenir la « ruine physique et morale » des enfants placés sous leur garde. Lorsque des cas sérieux ne pouvaient être ignorés, l'État réagissait en renvoyant le personnel impliqué et en déplaçant les enfants dans un autre foyer. La réponse pénale n'était quasiment jamais activée.

En 1965 est adoptée la première loi cadre sur la protection de l'enfance. Entre 1965 et 1990, les piliers perdirent de leur force, tandis que se desserra le tabou de la sexualité et que grandit la réticence à intervenir dans la vie des familles. À partir du milieu des années 1980, la thématique de l'abus sexuel des enfants émerge clairement comme un problème réel au sein de la société, ce qui conduit le ministre des affaires sociales responsable en 1990 à élaborer un plan d'actions contre les mauvais traitements sur les enfants et promettre un audit des foyers et institutions d'hébergement. En réalité, malgré une amélioration certaine du professionnalisme des services de l'enfance, l'adoption de protocoles en cas de soupçon d'abus et l'implication grandissante de la justice pénale, ces bonnes intentions produisirent peu d'effets structurels jusqu'aux scandales de 2010.

La Commission Samson admet clairement qu'elle n'a pas les moyens de mesurer de façon fiable l'ampleur des abus sur la période de référence, d'autant qu'un grand nombre d'informations pertinentes ne figurent pas dans les dossiers, que les enfants qui se plaignaient étaient accusés de mensonges et punis, et que les archives anciennes ont été expurgées. Pour la période la plus récente, la Commission Samson pointe un écart du simple au double entre la moyenne des abus sexuels sur enfants rapportés aux Pays-Bas (74 pour 1 000) et les abus rapportés sur des enfants placés (143 pour 1 000). L'écart est encore plus flagrant si l'on distingue entre les enfants placés en foyers d'accueil et autres institutions de placement (194 pour 1 000) et les enfants placés dans une famille d'accueil (55 pour 1 000). En résumé, le risque d'être victime d'abus pour un enfant placé est 2,5 fois plus fort que pour la moyenne des enfants néerlandais.

Il en est conclu que le risque d'abus sexuel est inhérent aux institutions de placement pour mineurs, alors même que les chances de détection et de répression des auteurs sont faibles. Cela peut s'expliquer notamment par une organisation déficiente de la protection de la jeunesse, par le passé difficile des jeunes pris en charge et par leur situation de nette dépendance à l'égard professionnels ou des parents d'accueil qui ont autorité sur eux. La vulnérabilité psychologique des mineurs placés, qui se caractérise par de plus faibles défenses mentales, une faible estime de soi, une dépendance affective marquée, ne peut être ignorée.

La gestion de la sexualité dans des groupes d'adolescents des deux sexes vivant en commun est un exercice difficile. Une culture fondée uniquement sur le maintien strict de règles de conduite aboutit de facto à négliger le volet préventif, à ne prendre que des mesures correctrices et de punitions, qui peuvent déboucher sur un climat répressif étouffant le signalement de nouvelles agressions et renforçant des dynamiques de pouvoir et de domination entre jeunes et entre adultes et jeunes qui elles-mêmes sont propices aux transgressions sexuelles.

En se basant sur les conclusions de chercheurs indépendants et d'experts internationaux, la Commission Samson estime que les professionnels de la protection de l'enfance perçoivent moins de 2 % des cas d'abus rapportés par les enfants, qui eux-mêmes s'autocensurent fréquemment. Dans plus de la moitié des incidents rapportés par les victimes, l'auteur de l'abus a moins de 21 ans ; fait marquant, alors que les dossiers officiels et les plaintes pénales ne renvoient qu'à des auteurs masculins, un tiers des cas d'abus sexuels impliqueraient une femme comme auteur des violences. À la différence des abus rapportés au sein de l'Église catholique, les filles sont deux fois plus victimes que les garçons. Les enfants souffrant d'un déficit de développement ou d'un handicap mental sont trois fois plus souvent victimes d'abus sexuels.

Concernant les auteurs d'abus, la Commission Samson met en évidence une répartition en deux profils : d'une part, dans environ la moitié des cas, l'auteur des abus est un autre jeune placé dans la même institution, en moyenne âgé de 15 ans et présentant soit un retard soit un faible handicap cognitif ; d'autre part, un adulte âgé en moyenne de 37 ans et présentant une intelligence supérieure à la moyenne. La pédophilie est rarement diagnostiquée et d'après les enquêtes, les professionnels ou parents d'accueil auteurs d'abus n'avaient pas dans leur grande majorité, l'intention d'abuser des enfants au moment où ils ont commencé à travailler avec des enfants. Le passage à l'acte est encore mal compris. En revanche, un tiers d'entre eux avaient déjà été victimes de maltraitance, de négligence ou d'abus sexuel dans leur enfance. Il est à noter que les auteurs ont rarement déjà été condamnés pour un délit quel qu'il soit, si bien que prévoir des mécanismes additionnels de vérification de leurs références ne devrait pas améliorer significativement la prévention des abus.

En conséquence, la Commission Samson formule notamment les recommandations suivantes :

- accroître la compétence professionnelle des acteurs de la protection de l'enfant en matière de développement de la sexualité des adolescents, de détection des abus et de prise en charge des enfants victimes. Cela passe par la réforme de la formation initiale et de la formation continue, et par la mise en place d'instances efficaces d'intervision et de supervision. La commission préconise la mise en place d'une certification régulière des professionnels sur la base d'un référentiel défini par le secteur et d'objectifs annuels de formation. Il faut notamment apprendre à créer un climat qui rend possible la discussion ouverte de la sexualité, des limites et de la transgression au sein du groupe de jeunes et des institutions d'accueil ;

- revoir la gestion des ressources humaines pour rehausser le ratio encadrants/jeunes, pour favoriser la stabilité des équipes et pour inclure le traitement de la question de la sexualité et des abus sexuels dans les entretiens de candidature et les entretiens annuels dévaluation ;

- réaliser une évaluation et un diagnostic des troubles potentiels des enfants retirés à leur famille pour être placés. Il faut pouvoir connaître leur passé et les conséquences potentielles des traumatismes qu'ils ont déjà subi dans leur famille pour assurer une prise en charge plus personnalisée et plus adaptée aux professionnels du soin. Le placement d'un jeune, notamment des jeunes filles, dans un foyer ou un groupe donné doit se faire après une évaluation des risques potentiels de l'environnement d'accueil ;

- mobiliser les tiers dans l'environnement de l'enfant (médecins, dentistes, kinésithérapeutes, enseignants, voisins) pour qu'ils signalent au plus tôt les faits que l'enfant viendrait leur confier ;

- renforcer le rôle de l'inspection de la protection de l'enfance et impliquer davantage les conseils de surveillance des institutions dans le contrôle interne ;

- mettre en place des procédures internes formelles de plainte ;

- accroître la transparence en augmentant le nombre de signalement et de dénonciation de comportements suspicieux ;

- prévoir des concertations au cas par cas en rassemblant tous les acteurs concernés pour échanger les informations pertinentes et discuter transversalement des cas rapportés de soupçon d'abus ;

- procéder à une reconnaissance officielle des abus du passé et à la présentation d'excuses par le gouvernement néerlandais ;

- faciliter la prise en charge des victimes d'abus avant 1973 par le Fonds d'indemnisation des infractions violentes ( Schadefonds geweldsmisdrijven ) ;

- organiser un point d'accueil et de contact pour les victimes d'abus sexuels et fournir une offre d'aide adaptée. Rationaliser l'aide aux jeunes victimes grâce à un système de suivi continu des patients ( cliëntvolgsysteem ) de telle sorte que toutes les interventions de professionnels du soin sur les victimes soient consignées, centralisées et partagées ;

- pour contrer les tendances à la fragmentation due au transfert de la responsabilité des foyers d'accueil aux communes, adopter au niveau central des lignes directrices et des normes de qualité communes ;

- soutenir l'effort de recherche scientifique et améliorer la qualité des statistiques ;

- réaliser un audit de prévalence des abus sexuels dans les foyers d'accueil tous les deux ans.


* 53 Le terme Beauftragter renvoie à l'idée de personne chargée d'une mission spécifique, mandataire, délégué, représentant. On retient généralement la traduction de commissaire pour les Bundesbeauftragten ou Regierungsbeauftragten nommés par le gouvernement fédéral. Il en existe environ 40 dans les domaines les plus divers : protection des données et liberté d'information ; migrants et intégration ; personnes handicapés ; drogue ; intérêts des patients ; minorités nationales ; coopération franco-allemande ; culture et médias ; services de renseignement, etc. Ils ont un rôle d'expertise et de conseil sans être intégrés dans la chaîne hiérarchique de l'administration fédérale. Ils sont appelés à participer en amont à l'élaboration des décisions fédérales qui concernent leur mission.

* 54 Gesetz zur Stärkung eines aktiven Schutzes von Kindern und Jugendlichen (Bundeskinderschutzgesetz - BKiSchG) von 22. Dezember 2011.

* 55 §1, BKiSchG, aussi appelée Gesetz zur Kooperation und Information im Kinderschutz (KKG).

* 56 §1 Sozialgesetzbuch Achtes Buch (SGB VIII).

* 57 §8 SGB VIII.

* 58 §8a SGB VIII.

* 59 §3 SGB VIII

* 60 §8b Abs.1 SGB VIII

* 61 §8b Abs.2 SGB VIII

* 62 §4 KKG

* 63 §72a SGB VIII

* 64 §45 SGB VIII

* 65 « Pas de place pour les abus»

* 66 www.schule-gegen-sexuelle-gewalt.de

* 67 Agir maintenant.

* 68 Dans sa lettre de démission, elle l'a justifiée par les actions du gouvernement et du ministère de l'Éducation, qui auraient entravé et ralenti le travail de la commission.

https://www.irishtimes.com/news/justice-mary-laffoy-s-letter-of-resignation-1.373996

* 69 https://www.dcya.gov.ie/documents/publications/implementation_plan_from_ryan_commission_report.pdf

* 70 Commissie-Samson, Omringd door zorg, toch niet veilig - Seksueel misbruik van door de overheid uit huis geplaatste kinderen , 1945 tot heden , 8 octobre 2012

* 71 On considère que les catholiques représentent environ 35 % - 40 % de la population néerlandaise, majoritaires dans la partie Sud-Est du Pays (Limbourg, Brabant).

* 72 W.J. Deetman, Seksueel misbruik van minderjarigen in de Rooms-Katholieke Kerk , décembre 2011.

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