B. UNE STRATÉGIE DE PLUS EN PLUS CONTESTABLE

1. Une concentration préjudiciable autour des secteurs de l'énergie et de l'aéronautique

Au fur et à mesure des années et des cessions d'actifs, le portefeuille de l'État s'est progressivement concentré autour de deux secteurs principaux :

Énergie 3 ( * ) - Nucléaire

Aéronautique - Défense

Les secteurs « transport aérien et infrastructures », « télécom », « services financiers » et « automobiles » représentent quant à eux respectivement 8,5 %, 6,1 %, 2,4 % et 2,0 % du total.

Or une si faible diversification du portefeuille (EDF représente 40 % de la totalité du portefeuille coté), qui plus est concentré sur l'énergie et l'aéronautique, rend sa valeur particulièrement dépendante de facteurs exogènes, ainsi qu'alertait déjà le rapporteur pour avis l'an dernier (conflits dans le monde, difficultés techniques, ruptures d'approvisionnement, etc.). Les craintes alors exprimées se sont matérialisées en 2020 avec la pandémie de Covid-19, puisque le secteur énergétique a été durement frappé par la chute de la consommation d'électricité des entreprises et celui de l'aéronautique par l'arrêt des vols. Ainsi que l'a indiqué l'Agence des participations de l'État, la dépendance du portefeuille à l'énergie, à l'aéronautique et aux transports, qui pèsent pour plus de 88 % de sa valeur, a contribué à la sous-performance du portefeuille entre février et juin 2020 (-33 %) par rapport au CAC 40 (-15 %).

2. Une concentration qui devrait persister, bien qu'elle limite les marges de manoeuvre de l'État

Cette concentration semble devoir se poursuivre à l'avenir, du fait de la poursuite de l'atrophie du portefeuille : si la vente des parts de l'État dans Aéroports de Paris (ADP) n'a pas eu lieu en 2020, elle ne semble aujourd'hui que reportée à des jours meilleurs sur les marchés financiers, et non abandonnée. Les dangers stratégiques qu'elle ferait courir à la nation, déjà dénoncés au Sénat en 2019, semblent pourtant aujourd'hui encore plus forts.

Outre la dépendance à un faible nombre d'entreprises, la trop forte concentration de l'État sur des entreprises qu'il juge stratégique l'expose à une réduction de ses marges de manoeuvre financières. En effet, dès lors que son portefeuille n'est plus composé que d'entreprises stratégiques ou d'intérêt général, il lui devient impossible de céder des titres dans l'une pour combler un besoin de financement apparu dans une autre, du fait des contraintes légales ou politiques.

Comme vu supra , enfin, la faible diversification de l'État actionnaire l'expose également à une baisse des dividendes perçus, lorsqu'une entreprise majeure de son portefeuille traverse des difficultés ou doit procéder à d'importants investissements.

La rapporteure souligne que la poursuite de l'atrophie de l'État actionnaire impliquera en tout état de cause une réflexion sur le nouveau rôle de l'APE, contrainte de n'assurer plus qu'une gestion défense des participations historiques de l'État. En outre, une présentation des indicateurs de performance du compte distinguant un périmètre « énergie » et un périmètre « hors-énergie » pourrait être mise en place afin de tenir compte de l'influence significative du secteur énergétique sur le rendement de l'ensemble du portefeuille.

Focus sur l'impact de la crise sanitaire sur EDF

L'action EDF a perdu 35 % de sa valeur entre février et août 2020, du fait des difficultés opérationnelles rencontrées par l'opérateur durant la crise sanitaire :

- chute de 20 % de la consommation d'électricité, qui affecte ses activités de distribution et de fourniture ;

- allongement et décalage du programme de maintenance des centrales nucléaires, obligeant le groupe à diminuer sa production nucléaire de 15 à 20 % par rapport aux projections initiales ;

- report des chantiers et des activités de travaux et de services auprès de ses clients.

3. Veolia/Suez et les Chantiers de l'Atlantique : deux exemples de l'incapacité croissante de l'État actionnaire à peser sur des décisions pourtant stratégiques pour le pays

Non seulement la diversité du portefeuille de l'État actionnaire s'est amoindrie d'année en année, mais sa participation au capital de certaines entreprises « historiques » diminue également. Le Gouvernement le justifie au motif que certaines entreprises revêtiraient un caractère insuffisamment stratégique, ou qu'il est en mesure de remplir son rôle d'État stratège sans forcément posséder une part importante du capital de l'entreprise. Ces éléments d'explication restent contestables et peinent à dissimuler la poursuite d'un objectif essentiellement budgétaire. Surtout, ils traduisent une logique de court terme susceptible de diminuer la capacité de l'État à peser dans des domaines stratégiques, ainsi que l'illustrent l'épisode de Véolia-Suez et celui des Chantiers de l'Atlantique.

a) L'épisode Veolia/Suez : un État actionnaire sans influence sur les décisions

L'État est en effet directement impliqué dans le rachat par Veolia des 29,9 % du capital de Suez détenus par Engie, étant lui-même actionnaire de cette dernière à hauteur de 23,6 %. Or la proposition de cession des titres d'Engie dans Suez à Veolia, débattue lors du conseil d'administration du 5 octobre 2020, a été refusée par l'État actionnaire, officiellement en raison de l'absence d'accord amiable entre les deux groupes, de garanties sociales insuffisantes et d'un projet industriel jugé insatisfaisant. Le niveau de sa participation dans Engie ne lui permettant plus de s'opposer à une décision qu'il juge contraire aux intérêts nationaux, son choix n'a pas été suivi par le conseil d'administration et la cession a donc eu lieu.

La rapporteure déplore fortement cette incapacité de l'État à défendre efficacement ses intérêts stratégiques, qui résulte directement de son désengagement 4 ( * ) , alors même que l'existence de capacités nationales dans la filière eau peut être regardée comme une activité essentielle à la Nation, susceptible d'être protégée ou d'intéresser la puissance publique.

b) Les Chantiers de l'Atlantique : un État actionnaire qui doit redevenir un État stratège

Alors que l'État français a su défendre cet actif stratégique en 2017, lorsqu'il a fait usage de son droit de préemption pour nationaliser temporairement l'entreprise dans le but de renégocier l'accord de cession conclu entre STX et Fincantieri, il en va autrement depuis cette date. En effet, l'accord de cession renégocié grâce à l'intervention de l'État (qui détient désormais 84,3 % des Chantiers), s'il a permis d'y inclure des garanties liées à l'emploi et au carnet de commandes, est toutefois loin de correspondre à ce qui peut être attendu d'un État stratège.

Comme l'a montré un récent rapport de la commission des affaires économiques 5 ( * ) , l'État s'est engagé dans la voie d'« une opération aux contours flous, à la logique déjà dépassée, présentant des risques non négligeables de transfert de production et de savoir-faire ». Les Chantiers représentent en effet un leader industriel innovant et de rang mondial, maillon essentiel de notre souveraineté économique et militaire. Or les choix du Gouvernement, qui devrait avoir pour principale boussole la protection de ces atouts, suscitent des craintes :

• le modèle industriel (de surproduction) et la stratégie de l'italien Fincantieri interrogent ses réelles motivations et suggèrent que la production pourrait être rapatriée en Italie. En outre, l'entreprise entretient des liens de plus en plus étroits avec le chinois CSSC 6 ( * ) pouvant conduire à des transferts d'une technologie pourtant essentielle à notre stratégie industrielle ;

• rien ne permet de s'assurer que les engagements de Fincantieri seront respectés, d'autant que le Gouvernement n'a pas souhaité répondre quant à un éventuel mécanisme de sanction en cas de manquement.

En cherchant à se désengager au plus vite des Chantiers de l'Atlantique, l'État actionnaire prend donc le risque de fragiliser l'autonomie stratégique et la souveraineté industrielle de la France, à rebours de sa vocation première.


* 3 Le poids du secteur de l'énergie dans la valorisation totale du portefeuille côté de l'APE fluctue depuis le 31 décembre 2015 entre 45,5 % et 55,1 %.

* 4 L'État détenait plus de 70 % de Gaz de France en 2004, conformément à la loi.

* 5 Rapport d'information n° 84 (2020-2021) de Mme Sophie PRIMAS, fait au nom de la commission des affaires économiques du Sénat, « Le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique : éviter l'erreur stratégique, construire l'avenir ».

* 6 China State Shipbuilding Corporation.

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