B. ENTRE SOUTIEN AU SECTEUR AÉRIEN ET PRISE EN COMPTE DE L'URGENCE CLIMATIQUE, LE RISQUE DE POLITIQUES PUBLIQUES CONTRADICTOIRES

1. Des mesures de soutien prises par le Gouvernement depuis le début de la crise sanitaire

Le recul considérable du trafic affecte largement les entreprises du secteur du transport aérien. Les pertes des compagnies aériennes françaises 40 ( * ) peuvent être estimées entre 3,2 milliards d'euros et 3,8 milliards d'euros en 2020 . Les compagnies ne sont pas les seules touchées : pour les entreprises d'assistance en escale, l'impact annuel estimé serait de 130 à 150 millions d'euros. Le présent rapport - qui se concentre sur le transport aérien - n'évoque pas la filière de la construction aéronautique , mais n'ignore pas les pertes majeures subies depuis le début de la crise sanitaire.

Afin de soutenir les entreprises du secteur aérien, et en particulier les compagnies aériennes nationales, particulièrement touchées par la crise sanitaire en raison de l'effondrement du trafic, le Gouvernement a adopté diverses mesures de soutien spécifiques :

- le report de paiement des taxes aériennes 41 ( * ) (pour les compagnies françaises) et redevances 42 ( * ) (pour les compagnies françaises et dans certains cas les compagnies européennes). À ce stade, les montants cumulés des reports de paiement sont estimés par la DGAC à environ 360 millions d'euros . Au regard des fortes incertitudes pesant sur l'évolution du trafic, ces estimations sont à considérer avec prudence ;

- le maintien des créneaux horaires dans les aéroports : le Conseil de l'Union européenne et le Parlement européen ont adopté une révision en urgence du règlement 43 ( * ) permettant aux compagnies de ne pas perdre leurs créneaux lorsqu'ils ne sont pas utilisés à hauteur d'au moins 80 %. Le règlement devrait à nouveau être révisé d'ici la fin de l'année pour prolonger la dérogation ;

- la prorogation des autorisations administratives et des dérogations : la DGAC a prorogé la validité de titres et de licences aéronautiques afin de ne pas pénaliser les pilotes et les compagnies.

Il faut ajouter à ces mesures sectorielles l'octroi de mesures générales, s'appliquant pour l'ensemble des entreprises françaises :

- le report des cotisations sociales patronales jusqu'à fin 2020 ;

- l'activité partielle , ouverte jusqu'au 31 décembre 2021. Son coût au bénéfice des compagnies aériennes est estimé par la DGAC à 680 millions d'euros jusqu'au 1 er juin 2020, et 2,2 milliards d'euros au 31 décembre ;

- des prêts garantis par l'État jusqu'à 90 %, 80 % ou 70 % selon la taille (croissante) des entreprises.

Ces mesures sectorielles et générales pourraient être prolongées en 2021 , en fonction de l'évolution de la situation sanitaire et du secteur, compte tenu notamment des perspectives de progression du trafic aérien.

Plus spécifiquement, il convient de rappeler qu'Air France/KLM a bénéficié d'un soutien financier de l'État pour couvrir ses besoins de financement, sous la forme :

- d'une garantie de l'État à hauteur de 90 % accordée sur un prêt bancaire d'un montant de 4 milliards d'euros, d'une durée d'un an et prorogeable 2 ans ;

- d'une avance en compte courant d'actionnaire de l'État d'un montant de 3 milliards d'euros, d'une durée de 4 ans et prorogeable 2 ans.

L'État, actionnaire d'Air France/KLM à hauteur de 14,30 %, pourrait recapitaliser le groupe d'ici la fin de l'année.

Ces soutiens, cumulés, sont considérables : peu de secteurs ont bénéficié d'un appui aussi massif et rapide de l'État dans le contexte de la crise sanitaire . Ils répondent à une crainte, fondée, d'effondrement du pavillon français, face à une situation inédite pour le secteur. Ces efforts financiers conjoncturels ne doivent cependant pas constituer une échappatoire, qui exonérerait les pouvoirs publics et le secteur d'une réflexion à mener sur son empreinte environnementale et d'actions fermes à entreprendre pour la contrôler et la réduire.

2. Impact climatique du transport aérien : le solutionnisme technologique pourrait ne pas suffire

Alors que de nombreux secteurs économiques ont amorcé leur transition écologique, de manière à inscrire leur développement en conformité avec les objectifs climatiques que s'est fixés notre pays, le transport aérien est engagé depuis plusieurs années dans une voie non durable, caractérisée par une croissance exponentielle du trafic . Pour stabiliser ses émissions, le secteur devra doubler ses gains d'efficacité carbone annuels , de manière à contrebalancer les projections haussières de trafic envisagées avant la crise sanitaire ( voir encadré ci-dessous ).

L'impact climatique du transport aérien en chiffres

- 2 % des émissions de CO 2 à l'échelle mondiale

- 4 % des émissions françaises 44 ( * )

80 % pour le transport international

20 % pour le transport intérieur, dont 9 % pour le transport hexagonal 45 ( * ) ;

- croissance envisagée du trafic mondial (2018) : + 3,5 % par an, soit un doublement du trafic mondial d'ici 2040 environ 46 ( * ) .

- gains d'efficacité carbone annuels nécessaires pour compenser la croissance du trafic : + 3,5 % par an (en émissions de CO 2 par passagers-équivalents-kilomètres-transportés), soit des gains doublés par rapport aux performances enregistrées depuis le début des années 2000 (+ 1,7 % par an).

Si ces perspectives de croissance sont pour l'heure remises en cause, il est cependant probable que le transport aérien retrouvera - à plus ou moins long terme, selon l'évolution de la situation sanitaire - le chemin d'un développement soutenu . La situation alarmante à laquelle le secteur fait face aujourd'hui ne doit donc pas éclipser la menace que le transport aérien pourrait faire peser, demain, sur le respect de nos engagements climatiques.

Le Gouvernement semble en avoir pris conscience, du moins pour partie. Le Gouvernement fait en effet du verdissement du transport aérien - par le développement de solutions innovantes, visant à améliorer l'efficacité carbone du secteur - un axe important de son plan de relance .

À court et moyen termes , le développement de biocarburants constitue le levier le plus réaliste pour amorcer la décarbonation du transport aérien . L'enjeu réside dans la faculté à augmenter les capacités de production des biocarburants de « seconde génération » 47 ( * ) , qu'ils soient issus de l'économie circulaire via le recyclage de déchets ménagers, de résidus agricoles, d'algues, ou qu'ils soient des carburants de synthèse durables. Une feuille de route gouvernementale, publiée en janvier 2020, retient une trajectoire de déploiement fondée sur un taux d'incorporation de biocarburants de 2 % en 2025 et de 5 % en 2030. À plus long terme, la stratégie nationale bas carbone prévoit un objectif de 50 % de biocarburants en 2050. Pour accompagner cette feuille de route, un appel à manifestation d'intérêt (AMI) a été lancé par le Gouvernement pour identifier des projets innovants et variés de production de carburants aéronautiques durables sur le territoire national. L'AMI a été clôturé en juillet 2020 . Les projets retenus pourraient faire l'objet d'un soutien via les crédits du plan de relance au titre du programme d'investissements d'avenir (PIA 4). Le montant du PIA 4 qui sera dédié au développement des biocarburants aéronautiques durables reste encore à déterminer.

À plus long terme , le Gouvernement espère faire émerger des solutions technologiques dans le cadre de la politique de recherche et de développement de l'industrie aéronautique, laquelle bénéficie dans le cadre du plan de relance d'une dotation de 1,5 milliard d'euros pour les années 2020 à 2022. Ces crédits seront déployés dans le cadre du Conseil pour la recherche aéronautique civile ( CORAC ), associant l'État et les principaux acteurs industriels français. La France s'est fixé pour objectif de mettre au point un avion « vert » d'ici 2035 , en s'appuyant principalement sur la technologie de la propulsion à hydrogène. À cet horizon, il est cependant probable que l'hydrogène n'offre une alternative que pour le court et le moyen-courrier .

En raison de leur perspective temporelle de développement - au mieux à moyen-terme - et de leur incapacité à décarboner le transport aérien, pleinement et pour tous les usages, ces solutions technologiques ne suffiront pas, à elles seules, à relever le défi climatique posé au secteur.

Sauf à vouloir ignorer ces contraintes , les politiques publiques devront donc s'attaquer, tôt ou tard, à l'autre donnée, la plus déterminante, de l'équation : l'évolution du trafic . En proposant plusieurs mesures tendant à réguler la demande, la Convention Citoyenne pour le Climat a bien saisi l'importance de cette question.

Les propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat
en matière de transport aérien de juin 2020

- Adopter une écocontribution kilométrique renforcée ;

- Organiser progressivement la fin du trafic aérien sur les vols intérieurs d'ici 2025, uniquement sur les lignes où il existe une alternative bas carbone satisfaisante en prix et en temps (sur un trajet de moins de 4 heures) ;

- Interdire la construction de nouveaux aéroports et l'extension des aéroports existants ;

- Taxer davantage le carburant pour l'aviation de loisirs ;

- Promouvoir l'idée d'une écocontribution européenne ;

- Garantir que l'ensemble des émissions qui ne pourraient être éliminées soient intégralement compensées par des puits de carbone ;

- Soutenir, à moyen terme, la R&D dans le développement d'une filière biocarburants pour les avions.

Certaines de ces propositions figurent déjà dans le présent projet de loi de finances (soutien aux biocarburants, taxation du carburant pour l'aviation de loisirs). Un article additionnel après l'article 15, introduit en séance publique à l'Assemblée nationale 48 ( * ) , augmente ainsi en deux temps le tarif de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) applicable à l'essence d'aviation utilisée pour l'aviation de tourisme privée (de 45,59 euros par hectolitre en 2020, à 56,39 euros en 2021 et 67,29 euros en 2022).

La mise en place d'une écocontribution européenne doit être considérée comme étant en partie satisfaite, le système européen d'échange de quotas d'émissions (UE-SEQE, aussi appelé ETS ), étendu à l'aviation en 2012, ayant instauré une forme de tarification du carbone de l'aérien au niveau européen 49 ( * ) . Il est cependant certain que la révision annoncée par la Commission européenne des textes associés à l'ETS pour le premier semestre 2021 50 ( * ) devra conduire à une élévation du niveau d'exigence associé au marché d'échange de quotas d'émissions, tant le mécanisme actuel semble aujourd'hui limité . Tout d'abord, la moitié des quotas sont aujourd'hui émis gratuitement. Par ailleurs, le prix de la tonne de CO 2 peine à s'élever et avoisine les 25 euros . Enfin, seuls les vols intra-européens sont aujourd'hui assujettis à ce dispositif , Bruxelles ayant renoncé en 2012 à intégrer les vols internationaux face aux protestations de ses principaux partenaires (décision dite « stop the clock »).

La mise en place d'un système de compensation proposée par la Convention Citoyenne pour le Climat pourrait s'appuyer sur CORSIA , mécanisme de compensation des émissions de CO 2 de l'aviation internationale, adopté en 2016, entrant progressivement en vigueur dès 2021 51 ( * ) . CORSIA prévoit que tout vol entre deux États fasse ainsi l'objet d'une compensation des émissions supérieures aux niveaux enregistrés sur la moyenne des années 2019 et 2020 . En juin 2020, afin de tenir compte des conséquences de la chute du trafic en 2020, l'OACI a accepté un ajustement de ces règles de calcul : pour la phase pilote du dispositif, le niveau de référence pris en compte sera celui des émissions de 2019 . Considérant que le trafic pourrait mettre des années à revenir au niveau de 2019, cette décision revient à vider CORSIA de sa substance sur ses premières années d'application. Cette révision des règles devra être provisoire , et ne pas s'étendre au-delà de la phase pilote. La cohabitation d'un ETS renforcé , applicable aux seuls vols européens, et d'un CORSIA faible, vidé de sa substance par la révision actée en juin 2020, est à craindre ; elle serait délétère, en ce qu'elle exposerait les compagnies européennes à une concurrence déloyale, sans résoudre la problématique des émissions des vols long-courriers. Aussi, si certains États tiers venaient à repousser plus encore la pleine application de CORSIA, la rapporteure estime que la France et l'Union européenne devront envisager de revenir sur la décision « stop the clock » et appliquer l'ETS à l'ensemble des vols internationaux.

Les autres propositions (écocontribution kilométrique renforcée, interdiction de certains vols intérieurs d'ici 2025, interdiction de la construction de nouveaux aéroports et de l'extension des aéroports existants) feront l'objet d'un nécessaire et indispensable débat parlementaire dans le cadre de l'examen, en 2021, du projet de loi « Climat ».


* 40 Les chiffres évoqués, qui proviennent des réponses transmises par la DGAC à la commission, sont susceptibles d'être aggravés par les nouvelles mesures de confinement entrées en vigueur fin octobre. Par ailleurs, ils tiennent compte des dispositifs de soutien mis en place par l'État.

* 41 Report sur 2021 et 2022 de la taxe de l'aviation civile et de la taxe de solidarité sur les billets d'avion, dues de mars à décembre 2020 (150 millions d'euros).

* 42 Report sur 2021 et 2022 de la redevance pour services terminaux de la circulation aérienne (RSTCA) métropole (50 millions d'euros) et outre-mer et de la redevance océanique (ROC) (10 millions d'euros), dues de mars à décembre 2020 ; report de la redevance de route (150 millions d'euros) due d'avril à juillet 2020, acté par les États membres d'Eurocontrol. Les remboursements seront échelonnés de novembre 2020 à août 2021.

* 43 Règlement (UE) 2020/459 du Parlement européen et du Conseil du 30 mars 2020 modifiant le règlement (CEE) n° 95/93 du Conseil fixant des règles communes en ce qui concerne l'attribution des créneaux horaires dans les aéroports de la Communauté.

* 44 Source : Centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (Citepa).

* 45 Source : DGAC.

* 46 Source : AITA (Association internationale du transport aérien).

* 47 Par opposition aux biocarburants actuels, de première génération, produits à base de cultures alimentaires.

* 48 http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/amendements/3360A/AN/2681.pdf .

* 49 Dans le cadre du marché SEQE, l'Union européenne plafonne les émissions de CO 2 globales, et émet à ce titre un nombre de quotas correspondant. Les quotas sont alloués aux entreprises des secteurs assujettis au mécanisme, soit gratuitement, soit par enchères. Si les quotas sont alloués par enchères, au moins 50 % des revenus ainsi générés doivent être utilisés par l'État dans des actions en faveur de l'environnement. Les entreprises peuvent ensuite échanger des quotas sur le marché, contribuant à établir un prix du carbone. Tous les ans, les installations soumises au marché carbone européen restituent autant de quotas qu'elles ont émis de tonnes de gaz à effet de serre.

* 50 Dans le cadre du lancement de la quatrième phase de l'ETS (2021-2030).

* 51 CORSIA s'appliquera en plusieurs temps. Une phase pilote (2021-2023) rassemblant les quelque 80 États volontaires, dont la France ; une première phase (2023-2026) intégrant de nouveaux États volontaires ; avant une dernière phase, dès 2027, ayant vocation à s'appliquer de manière universelle, quelques exceptions pouvant néanmoins être consenties (pour les petits États, faibles émetteurs de CO 2 , les vols humanitaires...).

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