EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 2 FÉVRIER 2011

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M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - Le Sénat est saisi de la proposition de loi présentée par M. Yvon Collin et plusieurs de ses collègues tendant à reconnaitre une présomption d'intérêt à agir des membres de l'Assemblée nationale et du Sénat en matière de recours pour excès de pouvoir.

Cette proposition invite à trancher la question suivante : un député ou un sénateur peut-il se prévaloir de sa seule qualité de parlementaire pour contester devant le juge de l'excès de pouvoir une mesure règlementaire qu'il considère comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement ? Paradoxalement, la juridiction administrative n'a jamais tranché la question et s'est jusqu'à présent réfugiée dans une stratégie de contournement ou d'évitement.

L'attitude de contournement du juge administratif consiste à reconnaître au parlementaire requérant une autre qualité, fût-elle fort répandue. Ainsi, à un député qui demandait l'annulation des décrets organisant le référendum du 28 octobre 1962, la Haute juridiction a admis dans l'arrêt Brocas un intérêt pour agir en sa seule qualité d'électeur. De même, lorsque notre collègue M. Jean-Pierre Fourcade a contesté un décret relatif au Fonds de compensation pour la TVA, le Conseil d'État a retenu sa seule qualité de président du Comité des finances locales. En outre, en 2002, il a reconnu au député Didier Migaud la qualité de « consommateur de produits pétroliers » afin de lui permettre de contester le refus du ministre du Budget de mettre en oeuvre le mécanisme dit de la « TIPP flottante ». Notre collègue député François Bayrou a été reconnu en 2006 comme « actionnaire d'une société d'autoroute» dans une affaire portant sur la privatisation d'une société autoroutière. Enfin, très récemment, dans un arrêt du 11 février 2010, le Conseil d'État s'est explicitement penché sur la question de la recevabilité du recours présenté par divers parlementaires, dont notre collègue sénatrice Mme Nicole Borvo-Cohen-Seat, arguant de leur seule qualité de parlementaire, contre une lettre du ministre de la Culture et de la Communication adressée au président-directeur général de France Télévisions, lettre qui avait eu pour effet la suppression anticipée de la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe, alors que la loi prévoyant cette suppression était encore en discussion au Parlement. C'est en relevant leur qualité d'usagers du service public de la télévision que le Conseil d'État a reconnu l'intérêt à agir des requérants. Autrement dit, le juge administratif préfère masquer le parlementaire derrière l'administré, en l'espèce l'usager du service public, pour ne pas traiter la question de la recevabilité de la requête.

Quant à l'attitude de 1'évitement, elle consiste à statuer directement sur le fond après avoir précisé qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la recevabilité de la requête. Cette technique contentieuse peut paraître étonnante puisqu'elle conduit à l'inversion de l'ordre normal d'examen des recours. Elle est toutefois assez fréquente car elle évite de laisser le requérant croire qu'il aurait pu obtenir l'annulation recherchée si sa requête avait été, sur la forme, jugée recevable.

Très récemment, une affaire dite « Fédération nationale de la libre pensée », a offert l'occasion au Conseil d'État de trancher la question de l'intérêt à agir d'un parlementaire invoquant une atteinte aux prérogatives du Parlement. Dans cette espèce, le Conseil d'État était en effet saisi par 57 sénateurs et 14 députés se prévalant de leur seule qualité de parlementaires. Ils mettaient en avant la méconnaissance, par le décret du 16 avril 2009 publiant un accord entre la France et le Saint-Siège, du droit des parlementaires d'exercer leur compétence dans la mesure où la ratification de l'accord aurait dû être autorisée par une loi. Dans ses conclusions, le rapporteur public Rémi Keller consacre de longs développements à la question de la recevabilité des requêtes des parlementaires. Par une formule imagée, il rappelle le refus constant du Conseil d'État de se prononcer sur cette question sensible : « Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. » Il ajoute solennellement: « Pour notre part, nous croyons que la considération que l'on doit à la fonction parlementaire doit vous conduire à renoncer aux subterfuges et à dire clairement ce qu'il en est. ». Il invite ainsi le Conseil d'État à trancher enfin la question de savoir si les députés et sénateurs peuvent se prévaloir de leur seule qualité de parlementaire pour contester devant la Haute juridiction un acte réglementaire qu'ils considèrent comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement. Le Conseil d'État n'a pas suivi son rapporteur et s'est contenté de poursuivre sa stratégie d'évitement.

Ces jurisprudences sont étonnantes au vu de la largesse avec laquelle le juge administratif ouvre son prétoire, qu'il s'agisse de la reconnaissance de décisions faisant grief ou d'une appréhension très compréhensive de l'intérêt à agir. On cite par exemple une jurisprudence Casanova de 1901 qui reconnaît l'intérêt à agir d'un contribuable communal en cette seule qualité pour attaquer l'ensemble des délibérations du conseil municipal, ou bien un arrêt de 1971 reconnaissant l'intérêt à agir d'un hôtelier contre le ministre de l'Éducation nationale qui avait fixé la durée des congés scolaires. Il est donc paradoxal que nous soyons devant ce type d'incertitude jurisprudentielle.

Le texte proposé vise donc à doter les membres du Parlement d'une présomption d'intérêt à agir par la voie du recours contentieux, dès lors qu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement. Sont ainsi distinguées trois hypothèses de recevabilité du recours : celle où le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif ; celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi ; celle, enfin, où le pouvoir réglementaire, faute de prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai raisonnable, rendrait de fait une loi inapplicable.

Sous des dehors techniques, cette proposition soulève des questions essentielles, tant en ce qui concerne les moyens d'action des députés et sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que sur le rôle et la place de la Haute juridiction. La proposition de loi s'inscrit-elle dans le droit fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 dont l'ambition affichée était de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement, notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ? Le parlementaire a-t-il vocation à agir sur le terrain judiciaire pour défendre les droits du Parlement ? En outre, le dispositif proposé est-il conforme à l'office du juge administratif ?

Une question préalable : l'intervention du législateur en la matière est-elle justifiée ? On pouvait attendre - encore longtemps - que le Conseil d'État se prononce sur la question. Le juge administratif aura forcément un jour à connaître d'un recours de parlementaires qui sera accepté sur le fond et qui ne lui permettra pas de s'appuyer sur une autre qualité que celle de parlementaire. Il lui faudra alors déterminer sa position et tracer les limites de l'intérêt à agir des parlementaires en cette seule qualité. Comme l'écrit le président Daniel Labetoulle, « la question de la recevabilité des parlementaires ne passe pas plus par le « jamais » que par le « toujours » mais seulement par le « quand » », « quand » signifiant « à quelle date ? » mais aussi « dans quelles hypothèses ?».

Votre rapporteur estime que la question de l'intérêt à agir des parlementaires est une question trop sensible pour la confier au Conseil d'État et qu'il est même possible de considérer que le refus de la Haute juridiction de trancher cette question jusqu'à présent est un appel à une intervention normative. A cet égard, le dispositif envisagé par la proposition de loi, bien que touchant à la procédure contentieuse administrative, ne relève pas de la compétence du pouvoir réglementaire. En effet, le texte fixe des règles concernant les droits des parlementaires à l'égard de l'exécutif et relève, en conséquence, au minimum de la loi ordinaire.

Dès lors qu'est admise la nécessité d'une intervention du législateur, trois options sont possibles : dénier, par principe, tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité ; reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité - c'est l'option retenue par la proposition de loi  d'Yvon Collin ; reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires dans des hypothèses restreintes - c'est la position de votre rapporteur.

La première option dénie par principe tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité, afin d'éviter une dénaturation tant de la fonction parlementaire que de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. C'est la position de M. Patrick Ollier, ministre chargé des relations avec le Parlement. Ce dernier, lors du débat sur l'édiction des mesures règlementaires d'application des lois, organisé au Sénat le 12 janvier 2011, a craint qu'une telle initiative n'« instaure une confusion des rôles ». Il a ajouté que cela correspondrait « à un renoncement au pouvoir du Parlement en la matière. La Constitution donne en effet aux parlementaires, notamment aux sénateurs, la possibilité de s'engager dans le contrôle de l'application des lois. Le ministre chargé des relations avec le Parlement vous le dit : « Vous ne devez pas renoncer à ce pouvoir au bénéfice des tribunaux. Ils ne sont pas là pour cela. C'est votre rôle! ».

En paraphrasant Clausewitz, on pourrait résumer ainsi cette position : « Le recours pour excès de pouvoir n'a pas pour finalité d'être la continuation, par d'autres moyens, du débat parlementaire ».

En second lieu, cette proposition de loi provoquerait un afflux de litiges et entraînerait une dénaturation de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. Pourrait-il conduire le Conseil d'État à arbitrer entre des parlementaires et le Gouvernement? Le Conseil d'État n'exercerait-il pas alors une fonction politique plus que juridique? N'y a-t-il pas là un risque d'instrumentalisation de la Haute juridiction, de dérive vers un « gouvernement des juges» ? Comme le soulignent très justement les professeurs de droit public, M. Thierry Rambaud et Mme Agnès Roblot- Troizier : « Si le requérant se prévaut de sa qualité de parlementaire et invoque l'atteinte aux prérogatives du Parlement, ce n'est plus l'administré qui est protégé mais le Parlement, ce n'est plus l'autorité administrative qui est sanctionnée mais le pouvoir exécutif. Bien sûr, la réalité juridique est parfaitement identique et cette différence n'est que symbolique mais, admettre l'intérêt à agir des parlementaires en cette qualité, c'est prendre le risque d'apparaître comme une juridiction exerçant une fonction politique ». Par ailleurs, comme l'a relevé, lors de son audition, M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'État, le dispositif envisagé par la proposition de loi revient à créer pour les parlementaires un recours sui generis dont la recevabilité est appréciée au regard, non de la nature de l'acte, mais de la nature des moyens soulevés, ce qui constituerait une innovation forte en matière de procédure administrative contentieuse. Autrement dit, le recours du parlementaire ne serait recevable que si le Conseil d'État estime que le moyen invoqué est bien tiré d'une atteinte aux prérogatives du Parlement.

La deuxième option consiste à écarter les arguments évoqués plus haut afin de reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité. C'est l'option retenue par la présente proposition de loi. Les tenants de cette thèse mettent en avant les arguments suivants : en premier lieu, le contrôle politique et le contrôle judiciaire sont deux modalités d'exercice complémentaires, et non concurrentes, de la fonction parlementaire ; en deuxième lieu, l'introduction, à côté des outils de contrôle politique existants, d'un nouvel outil de contrôle, judiciaire cette fois, s'inscrit dans le droit fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui avait pour ambition affichée de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement, notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ; en troisième lieu, les parlementaires disposent déjà de moyens de contrôle à caractère judiciaire, à travers la saisine du Conseil constitutionnel ; enfin - et surtout - les tenants de la reconnaissance de l'intérêt à agir des parlementaires mettent en avant l'efficacité de l'action juridique qui peut aboutir à l'annulation d'un acte de l'exécutif. C'est en particulier ce que notre collègue Jean-Pierre Sueur a souligné lors du débat sur les mesures règlementaires d'application des lois, de janvier 2011 : « On peut émettre tous les voeux possibles concernant le Gouvernement et le Parlement, lequel fait d'ailleurs son travail - et nous veillons à ce qu'il en soit ainsi -, à travers les diverses procédures de questions et la publication de nombreux rapports. Cependant, monsieur le ministre, on ne s'en sortira pas s'il n'existe pas de mesure plus coercitive ! .À cet égard, il convient de travailler dans deux directions. La première solution consiste à emprunter la voie qu'offre le Conseil d'État. En effet, celui-ci peut condamner le Gouvernement pour non-application de la loi. Je souhaite que de telles procédures se multiplient parce que c'est un moyen d'obtenir satisfaction .».

Selon les tenants de cette argumentation, une telle évolution ne constituerait pas un dévoiement de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. Rémi Keller, rapporteur public dans l'affaire « Libre pensée », ne craint pas que cela provoque un afflux de recours, ne serait-ce qu'en raison du temps nécessaire pour préparer et étayer un recours. Et il croit peu au risque de politisation. Il est rejoint sur ce point par deux maîtres des requêtes qui écrivent : « l'argument politique est exagéré: le juge, surtout administratif, est par sa nature même appelé à régler des problèmes d'ordre politique ; vivre avec son instrumentalisation fait partie de son office ». On pourrait aussi citer l'arrêt Rubin de Servens, décision directement d'ordre politique ; lorsque, la veille de l'exécution, le Conseil d'État annule la décision du Président de la République de créer un tribunal militaire spécial, le garde des sceaux, Jean Foyer, déclare qu'il faut une réforme radicale de la Haute juridiction.

M. Patrice Gélard . - La réforme de 1963 renforça ses pouvoris !

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - La troisième option, qui a ma préférence, consiste à reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité mais dans des hypothèses restreintes. Pour tenter de tracer les frontières acceptables pour l'intérêt à agir des parlementaires, il convient de reprendre les trois hypothèses de la proposition de loi.

En premier lieu, la proposition de loi entend permettre à un député ou un sénateur d'attaquer une mesure réglementaire qu'il estime contraire à une disposition législative. Ce cas d'ouverture très large a été très critiqué par l'ensemble des personnes entendues. Admettre la recevabilité d'un parlementaire à contester un acte administratif en ne se prévalant que de sa seule qualité de parlementaire reviendrait à admettre l'action populaire par la voie du représentant de la Nation, ce qui n'est pas souhaitable pour trois raisons principales. Tout d'abord, l'action populaire constituerait une innovation - pour ne pas dire une révolution - procédurale que rien ne justifie : la violation de la loi doit demeurer un moyen d'annulation d'un acte et non un critère de recevabilité du recours. Par ailleurs, le parlementaire serait soumis à de fortes pressions exercées par des élus, des associations, des syndicats, des habitants, pour qu'il porte une action devant le Conseil d'État, puisqu'à la différence des autres personnes physiques et morales, il bénéficierait ès qualité d'un droit de saisine. Enfin, sur le plan constitutionnel, l'hypothèse d'un intérêt à agir en cas de mesures réglementaires contraires à la loi est tellement large qu'elle est probablement inconstitutionnelle car contraire au titre V de la Constitution, au principe de la séparation des pouvoirs et à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice ». Pour toutes ces raisons, votre rapporteur y est défavorable.

La proposition de loi prévoit une deuxième hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas de «mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi ». Sur le fond, je considère que l'atteinte alléguée à une compétence du législateur constitutionnellement garantie constitue un cas où la reconnaissance d'un intérêt à agir est pertinente. A titre d'exemple, l'intérêt à agir d'un parlementaire en cette seule qualité ne fait guère de doute lorsqu'un acte administratif intervient dans le domaine de la loi, alors même qu'une loi portant sur le même sujet est en cours de discussion, comme dans l'arrêt dit «Mme Borvo Cohen-Seat» précité. De même, on peut citer le cas du droit pénitentiaire, que le Gouvernement a longtemps considéré comme devant être régi par des circulaires alors même qu'il touchait aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et qu'à ce titre il relevait du domaine de la loi, conformément à l'article 34 de la Constitution. Le législateur a repris cette compétence en votant la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Si un Gouvernement venait, demain, à modifier cette loi par une circulaire, un parlementaire serait fondé à contester l'atteinte ainsi portée au domaine de la loi. Notons enfin que la reconnaissance de cet intérêt à agir serait cohérente avec le fait que le Conseil d'État admet depuis plus d'un siècle le fait qu'un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu'il entre dans les compétences du conseil municipal.

Pourtant je n'y suis pas favorable : une telle consécration serait probablement inconstitutionnelle car contraire à la séparation des pouvoirs, à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice», et également, en creux, à l'article 37 alinéa 2 de la Constitution. Ce dernier permet au Gouvernement de demander au Conseil constitutionnel de déclasser des dispositions législatives postérieures à 1958 lorsqu'elles présentent un caractère réglementaire. Institué en 1958, il s'inscrivait dans la logique du « parlementarisme rationalisé ». Le Gouvernement fait d'ailleurs un usage régulier - et parfois étonnant - de cette faculté. Il me plaît de rappeler que, à l'initiative du Sénat, la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne avait prévu la création, auprès de Matignon, d'un comité consultatif des jeux. Or, quelques mois à peine après le vote de la loi, le Gouvernement a demandé au Conseil constitutionnel, qui l'a accepté, de déclasser la disposition concernée afin de placer ce comité des jeux sous la responsabilité des ministères du budget et de l'intérieur.

L'existence, dans la Constitution, d'un mécanisme de protection du pouvoir réglementaire peut légitimement laisser supposer que le mécanisme inverse - la protection du pouvoir législatif - ne peut être prévu que par la Constitution elle-même. Je ne suis pas hostile à ce que, à l'occasion d'une prochaine révision constitutionnelle, soit inséré un troisième alinéa à l'article 37 ouvrant la saisine du Conseil d'État à 60 députés ou 60 sénateurs pour demander l'annulation d'un texte de forme réglementaire qui présenterait un caractère législatif.

La proposition de loi prévoit une troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir en cette seule qualité dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir ; il s'agit du cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative. A la différence des deux autres hypothèses, je considère que cette hypothèse est constitutionnelle - et je ne suis pas le seul puisque Bernard Stirn, président de la section du contentieux, est du même avis - et, sur le fond, je la juge opportune. Je considère que l'inaction du pouvoir réglementaire, parce qu'elle revient à faire échec à la volonté du Parlement, donne qualité à agir aux parlementaires, d'autant que cette inaction peut tout à fait être volontaire comme l'a indiqué, lors du débat organisé au Sénat en janvier 2011 sur l'application des lois, notre collègue Patrice Gélard : « N'oublions pas non plus qu'un certain nombre de textes adoptés par nos assemblées ne plaisent pas au Gouvernement et que, par conséquent, celui-ci traîne un peu les pieds avant de publier les règlements adéquats. »

Au total, la proposition de loi soulève trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable. Deux des trois hypothèses proposées sont probablement entachées d'inconstitutionnalité. En revanche, votre rapporteur croit possible de trouver un dispositif de compromis qui offre de fortes garanties de constitutionnalité. Il s'agirait de consacrer un intérêt à agir de plein droit des parlementaires dans deux cas très circonscrits : en cas de refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative ; lorsqu'un acte réglementaire a autorisé la ratification ou l'approbation d'un traité alors que cette autorisation aurait dû être accordée par la loi en vertu de l'article 53 de la Constitution. J'estime que, dans ces deux hypothèses, il existe une atteinte - réelle, directe, légitime et certaine - à l'activité du Parlement et qu'en conséquence le parlementaire doit pouvoir, s'il le souhaite, intervenir de plein droit dans l'intérêt du Parlement. Ce dispositif offre de sérieuses garanties de conformité à la Constitution pour trois raisons principales : le champ d'intérêt à agir des parlementaires serait très restreint, limité à deux hypothèses peu fréquentes ; il n'existe pas pour ces deux cas de figure de procédures comparables ou voisines dans la Constitution laissant penser que le dispositif devrait trouver sa place dans notre loi fondamentale ; dans les deux cas visés plus haut, le parlementaire ne peut pas reprendre sa compétence violée par le pouvoir réglementaire.

Ce point mérite que l'on s'y arrête. Lorsqu'un acte réglementaire porte atteinte au domaine de la loi, le législateur peut généralement récupérer sa compétence par le vote d'une loi, surtout depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a prévu le partage de l'ordre du jour entre le Parlement et le Gouvernement. Ce n'est pas le cas dans les deux hypothèses visées plus haut. En particulier, un parlementaire justifie selon moi d'un intérêt à agir pour contester un décret autorisant la ratification d'un traité quand il estime qu'une loi était nécessaire pour une telle autorisation. En effet, dans cette hypothèse, l'intérêt à agir des parlementaires est justifié par une double atteinte aux prérogatives du Parlement : d'une part, parce que, si l'accord modifie des dispositions de nature législative, il aurait dû être soumis au Parlement en application de l'article 53 de la Constitution qui dresse la liste des traités qui « ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi » ; d'autre part, parce que le décret a pour effet d'introduire dans l'ordre juridique national une norme qui s'imposera au législateur en vertu de l'article 55 de la Constitution. En conséquence, le législateur ne pourra pas récupérer sa compétence par le vote d'une loi, ce qu'ont reconnu toutes les personnes entendues par votre rapporteur. Il y a sur ce point un vide juridique.

Par ailleurs, j'estime qu'il conviendrait de laisser au Conseil d'État le soin d'apprécier si les parlementaires ont intérêt à agir en cette seule qualité dans d'autres hypothèses que les deux présentées plus haut. En effet, ces dernières n'épuisent pas toutes les hypothèses dans lesquelles un parlementaire pourrait avoir ès qualité intérêt à agir. Ils ne constituent que des cas où l'atteinte aux prérogatives du Parlement est incontestable et justifie un intérêt à agir de plein de droit, mais il ne faut pas totalement fermer l'hypothèse d'un intérêt à agir dans d'autres cas.

Voilà la proposition que j'avance avec prudence et humilité.

M. Yves Détraigne - Je remercie le rapporteur pour cet intéressant exposé. Son amendement reconnaît un intérêt à agir contre un refus du Premier ministre de prendre les mesures règlementaires d'application d'une loi. Or, le recours pour excès de pouvoir aboutit obligatoirement à l'annulation d'un acte. Comment, ici, le recours peut-il être opérant s'agissant d'une absence d'acte ?

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - Il faut demander au Premier ministre de prendre les mesures d'application. S'il ne répond pas dans les deux mois, il s'agit d'une décision implicite de rejet et c'est cette décision qui fait l'objet du recours pour excès de pouvoir. S'il répond qu'il ne veut pas, on attaque devant le Conseil d'État dans les deux mois suivant le refus. Il y a là un problème de liaison du contentieux, classique dans les décisions négatives.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - La proposition de loi n'y change rien : elle traite de l'intérêt spécifique à agir des parlementaires. Le reste relève du droit commun du contentieux administratif.

M. Christian Cointat - On se trouve un peu dans la même situation que le citoyen avant la réforme constitutionnelle et l'institution de la question prioritaire de constitutionalité. Ici, on peut violer les droits du Parlement sans qu'il puisse réagir. Je suis d'accord avec le rapporteur pour son choix du troisième cas de la proposition de loi mais, pour les deux premiers, je reste sur ma faim. On ne peut laisser un gouvernement, quel qu'il soit, violer les droits du Parlement sans rien faire ! Certes, pour qu'il n'empiète plus sur le domaine de la loi, on pourrait ajouter un troisième alinéa à l'article 37 de la Constitution. Mais lorsqu'il y a violation de la loi, pourquoi ne pourrions-nous pas réagir en tant que parlementaires ? Que faire, dans ce texte ou dans un autre, pour ne pas laisser violer la loi votée ?

M. François Zocchetto - Je ne vois pas pourquoi, d'un côté, on n'aurait pas d'intérêt à agir lorsqu'une mesure règlementaire édicte une mesure de nature législative, mais, de l'autre, on aurait cet intérêt lorsqu'il s'agit de la ratification ou de l'approbation d'un traité. Il est anormal que nous ne puissions pas agir - la question prioritaire de constitutionalité n'étant pas ici utilisable - lorsqu'une mesure règlementaire empiète sur le domaine législatif.

M. Jean-Pierre Sueur - Le 1° de l'amendement du rapporteur peut avoir un effet considérable, compte tenu du nombre de lois qui restent sans décrets d'application ou dont les décrets paraissent avec retard. Cette absence de décret revient à permettre à tout gouvernement, quel qu'il soit, de s'arroger le droit de ne pas appliquer la loi. Dès lors que, dans un tel cas, les parlementaires seraient fondés à agir auprès du Conseil d'État, est-ce le Premier ministre ès qualité qui serait responsable de la publication de tous les décrets, de tous les ministères ? Si ce texte était voté, nous aurions une forte capacité à agir ; mais resterait le problème du qualificatif « raisonnable ».

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - C'est la jurisprudence du Conseil d'État : le délai raisonnable dépend de la complexité de la matière. On peut imaginer de un à trois ans.

M. Jean-Pierre Sueur - Donc, après quatre ans, on ne serait plus dans un délai raisonnable. Le rapporteur nous dit avoir opté pour un champ restreint ; ce n'est pas du tout restreint ; cela nous donnerait une considérable capacité d'agir. D'autant, que, lorsque le Premier ministre recevra notre lettre, cela l'incitera peut-être à sortir le décret. Ce n'est pas du tout restreint.

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - C'est moins large que la proposition de loi.

M. Jean-Pierre Sueur - Mais cela s'appliquerait à tout décret.

M. Laurent Béteille - Je trouve positif que les parlementaires aient ce droit à agir sans être obligés de prouver qu'ils sont abonnés au gaz. Cela dit, on pourrait agir sur le délai de parution du décret et on ne le pourrait pas si le décret est contraire à la loi ? Avec cette proposition de loi, le Parlement s'octroie des droits nouveaux qui modifient l'équilibre des pouvoirs. Je ne suis pas certain que ce soit possible par une loi ordinaire.

M. Richard Yung - Le 1° de l'amendement du rapporteur a une portée très large et il règle notre problème d'application de la loi. Je signale qu'en Allemagne les décrets sont publiés en même temps que la loi, ce qui éclaire les parlementaires et peut même modifier leur point de vue. J'ai une question sur le 2° de l'amendement : quelle est la différence entre ratification législative et ratification par acte règlementaire ?

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - D'après l'article 53 de la Constitution, « les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l'organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l'État, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi ». S'ils sont ratifiés par un décret, le Parlement perd toute possibilité de les modifier par une proposition de loi, il perd toute possibilité de récupérer sa compétence et l'article 55 l'oblige à respecter les traités en question.

M. François Pillet - Le législateur peut-il ès qualité se doter d'un nouveau pouvoir par une loi ordinaire ? Le 1 ° de l'amendement crée un intérêt à agir légal, il ne présente pas de risque particulier pour le gouvernement. En revanche, l'argument de M. Béteille m'inquiète davantage, quand il s'étonne de voir le Parlement s'octroyer de nouveaux pouvoirs par une simple loi.

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - La Constitution prévoit des modalités de protection du domaine règlementaire. N'oublions pas que son premier objectif, en 1958, était la « rationalisation du parlementarisme », ce qui, en termes polis, désigne l'abaissement des pouvoirs du Parlement. La dernière réforme constitutionnelle a procédé à un rééquilibrage des pouvoirs. Mais je suis gêné par l'article 37, deuxième alinéa, de la Constitution. Les dispositions qui permettent au gouvernement d'intervenir sont constitutionnelles et je ne vois pas comment le législateur, seul, pourrait y porter remède. La Constitution ne prévoit pas de procédure symétrique. Nous ne faisons là que reconnaître un intérêt à agir spécifique pour faire respecter la séparation des pouvoirs et l'obligation, pour le gouvernement, de prendre les mesures d'application de la loi.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - L'intérêt à agir suppose qu'un intérêt matériel ou moral d'une personne ou d'un groupement soit lésé. Je ne vois pas quel est, en tant que parlementaire, mon intérêt spécifique à agir. Ce qui m'inquiète le plus, c'est la dérive possible vers le « gouvernement des juges ». Le Conseil d'État finira par être juge de nos divergences avec le Gouvernement. J'admire le travail du rapporteur, travail d'orfèvre, mais, même s'il est plus restrictif par rapport à la proposition de loi, je ne voterai pas le texte qu'il nous présente. Je n'y vois pas un progrès pour la démocratie, contrairement à ce qu'il en était pour la question prioritaire de constitutionalité. Je vous mets en garde...

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - Il est arrivé que soient mis en place des dispositifs renforçant les pouvoirs du Parlement et qui n'étaient pas prévus dans la Constitution : les commissions d'enquête par exemple, ou les offices et délégations. Et le juge administratif est quand même un juge particulier ; on apprend encore aux étudiants en droit public que juger l'administration, c'est encore administrer. S'il n'y avait pas dans la balance le poids de l'intérêt général et de l'intérêt particulier il n'y aurait plus besoin de juge administratif et on unifierait les juridictions.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Le juge va donner une injonction au Premier ministre. Est-ce au parlementaire de s'occuper de cela ?

M. François Zocchetto . - Les contentieux entre pouvoirs exécutif et législatif ne peuvent être résolus par le juge administratif. Le Parlement a d'autres moyens de traiter avec l'Exécutif. Mieux vaut renforcer ces moyens. La discussion est passionnante mais je suis d'accord avec le président.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Je propose de ne pas établir de conclusions dans l'immédiat. Ainsi, le texte viendra en séance dans la rédaction d'origine. Il appartiendra au rapporteur, ou aux auteurs de la proposition, de proposer ultérieurement des amendements en vue de la séance et la commission donnera un avis.

M. Jean-Pierre Sueur - Je serais d'avis d'adopter tout de suite l'amendement du rapporteur pour faire de son texte le texte de la commission, parce que l'avancée sur les traités et sur la possibilité d'intervenir en cas de refus de faire paraître les décrets est très positive.

M. Jacques Mézard - Je n'ai pas cosigné cette proposition de loi mais son auteur serait désormais d'accord avec la position du rapporteur.

M. Jean-Pierre Sueur - Où est le problème ?

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Il n'y a pas forcément unanimité.

M. François Pillet - C'est typiquement le texte sur lequel une exception d'irrecevabilité ne serait pas aberrante Dans un tel cas, mieux vaudrait qu'elle porte sur l'ensemble du texte. Donc je me rallie à la position du président.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Donc nous ne concluons pas aujourd'hui. Le texte viendra en discussion dans sa rédaction d'origine et nous verrons si des amendements seront déposés.

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