B. UN SYSTÈME PERFORMANT, MAIS LACUNAIRE, DE PRÉVENTION ET DE RÉPRESSION DES ATTEINTES AU DROIT DE LA COMMANDE PUBLIQUE

L'arsenal juridique français permet aujourd'hui de prévenir et de sanctionner les atteintes au droit de la commande publique. Il se déploie dans le champ traditionnel du droit administratif mais a, depuis les années 90, un prolongement pénal particulièrement dissuasif pour les responsables -élus ou agents publics- de la commande publique.

L'architecture du contrôle
a) Un contrôle ancien des actes locaux de la commande publique

Instauré par la loi du 2 mars 1982 11 ( * ) et découlant de l'exigence constitutionnelle posée par l'article 72 de la Constitution, le contrôle de légalité opère une surveillance a priori . A ce titre, les services déconcentrés de l'État sont conduits à examiner annuellement plusieurs milliers d'actes liés à la commande publique. En effet, ceux-ci continuent de figurer, malgré une tendance à la réduction du périmètre, parmi la liste des actes à transmettre au représentant de l'État (article L. 2131-2 du code général des collectivités territoriales). Matière sensible au sein des services préfectoraux, la commande publique fait l'objet d'une vigilance particulière 12 ( * ) . Au terme de ce contrôle administratif a priori , le représentant de l'État a naturellement la faculté de solliciter devant le juge administratif l'annulation d'actes unilatéraux ou contractuels qu'il estimerait illégaux.

La difficulté réside davantage dans les moyens consacrés à ce contrôle administratif . Face à une matière aussi changeante et technique que la commande publique, les services préfectoraux disposent rarement de spécialistes dédiés à ce secteur. Par manque de temps, les agents en charge du contrôle de légalité se limitent donc à un contrôle relativement formel des actes transmis voire opèrent par simple sondage, contrôlant aléatoirement les actes des autorités locales.

Le respect du droit de la commande publique est donc plus fortement assuré grâce aux recours contentieux engagés par les acteurs économiques, au premier chef les candidats évincés, que par les services de l'État qui ne défèrent aux juridictions administratives que les cas manifestes d'illégalité. Pour les collectivités territoriales de taille modeste, le contrôle de légalité demeure toutefois un appui indispensable par sa fonction incidente de conseil ; dans ce cadre, les observations formulées par le représentant de l'État sont quasi-systématiquement suivies d'effet.

Parallèlement, les juridictions financières peuvent être conduites à examiner la légalité des actes de la commande publique dans le cadre du contrôle de gestion (article L. 211-8 du code des juridictions financières). Ce contrôle porte sur la régularité et la qualité de la gestion des collectivités territoriales ou de leurs groupements, aboutissant à la publication d'observations sur les anomalies constatées et les éventuelles voies d'améliorations. Dans ce cadre, selon le programme annuel qu'elle se fixe et les demandes qu'elle reçoit, la chambre régionale des comptes peut s'intéresser plus particulièrement à l'achat public et au respect de règles de la commande publique, au-delà même de la simple notion de légalité.

b) La montée en puissance des voies de recours contentieuses

Historiquement, le juge administratif s'est progressivement saisi du contrôle des actes de la commande publique. La jurisprudence a ainsi favorisé le droit au recours de tiers aux contrats 13 ( * ) pour attaquer, non pas directement le contrat conclu entre la collectivité publique et le prestataire, mais les actes détachables, à l'instar de la décision de signer ce contrat. Par des détours contentieux, un requérant peut donc obtenir la « paralysie » d'un contrat illégal. Cependant, ces victoires contentieuses sont longtemps restées rares et, au surplus, inefficaces en raison des délais particulièrement longs pour obtenir une décision de justice. Pourtant, l'introduction d'un recours contentieux laisse planer une insécurité juridique sur l'existence du contrat attaqué, se traduisant parfois par une annulation du contrat au cours de son exécution, au prix d'une multitude de difficultés sur le sort à donner aux engagements contractés.

Pour réduire ce risque contentieux et apporter des réponses plus rapides aux recours engagés, les directives dites « recours » 14 ( * ) , adoptées en 1989 et 1992, ont imposé l'ouverture d'une voie contentieuse rapide, efficace et qui intervient en amont de l'exécution du contrat. Ces mécanismes particulièrement efficients permettent aujourd'hui au juge du référé pré-contractuel de statuer avant la signature des marchés publics pour sanctionner toute atteinte aux règles de passation et de publicité. En cas d'absence de saisine dans les délais, un requérant peut, depuis 2009, saisir le juge du référé contractuel qui statue, avec les mêmes attributions, dans les premiers jours de l'exécution du marché.

Sans rendre obsolète les autres voies de recours, ces mécanismes de référé permettent, notamment aux candidats évincés, de faire sanctionner rapidement les illégalités en matière de procédures de passation des marchés. Ces voies contentieuses sont ainsi devenues des instruments particulièrement appréciés des acteurs économiques pour assurer l'effectivité des garanties procédurales fixées par le droit national et européen.

La prise en compte lacunaire des atteintes au devoir de probité

Le droit français garantit, en outre, la prise en compte des éventuelles atteintes au devoir de probité.

Tout d'abord, en amont de l'adjudication publique, il prévoit des dispositifs permettant la résolution des « conflits d'intérêts » susceptibles d'affecter l'impartialité de l'action publique.

Ce volet préventif repose sur des grands principes qui régissent le droit de la commande publique et dont la valeur constitutionnelle a par ailleurs été consacrée dès 2003 15 ( * ) ; affirmés par l'article 1 er du code des marchés publics (qui dispose que les marchés « respectent les principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures »), ils visent à assurer la probité des acteurs de la commande publique.

Ces principes sont pleinement pris en compte par le juge administratif lorsqu'il apprécie la légalité des décisions de passation de marchés 16 ( * ) : celles-ci doivent ainsi être fondées sur des critères objectifs et impartiaux, sous peine d'être annulées par le juge du fond ou par le juge des référés 17 ( * ) .

Le juge administratif peut aussi s'appuyer, pour la prévention des conflits d'intérêts et pour le seul échelon municipal, sur l'article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales : cette disposition interdit en effet aux conseillers municipaux de participer aux délibérations auxquelles ils sont « intéressés » (c'est-à-dire dans lesquelles leur intérêt personnel est en jeu), y compris -voire surtout- lorsque ces délibérations concernent la commande publique 18 ( * ) .

La gestion des atteintes à la transparence de la commande publique en droit français comprend également un volet pénal qui assure la répression, par le juge judiciaire, des agissements des acheteurs publics dont la décision a été prise au détriment de l'intérêt général. De tels comportements sont sanctionnés par le code pénal sous des qualifications diverses (corruption passive, trafic d'influence, prise illégale d'intérêts, ou encore favoritisme 19 ( * ) ).

Code pénal : section III du chapitre II du titre III du livre IV (extraits)

« Paragraphe 2 : De la corruption passive et du trafic d'influence commis par des personnes exerçant une fonction publique

« Article 432-11. - Est puni de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public, ou investie d'un mandat électif public, de solliciter ou d'agréer, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques pour elle-même ou pour autrui :

« 1° Soit pour accomplir ou avoir accompli, pour s'abstenir ou s'être abstenue d'accomplir un acte de sa fonction, de sa mission ou de son mandat ou facilité par sa fonction, sa mission ou son mandat ;

« 2° Soit pour abuser ou avoir abusé de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d'une autorité ou d'une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés ou toute autre décision favorable. »

« Paragraphe 3 : De la prise illégale d'intérêts

« Article 432-12. - Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. [...] »

« Paragraphe 4 : Des atteintes à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public

« Article 432-14. - Est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende le fait par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l'État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d'économie mixte d'intérêt national chargées d'une mission de service public et des sociétés d'économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l'une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public. »


* 11 Loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.

* 12 La circulaire IOCB1202426C du 25 janvier 2012 a rangé les actes de la commande publique parmi ceux devant faire l'objet d'une politique prioritaire de contrôle par les services déconcentrés de l'État, avec pour objectif, d'ici 2015, de contrôler l'ensemble des actes de ces secteurs prioritaires.

* 13 Cette jurisprudence dite « Martin » a été initiée par l'arrêt du Conseil d'État du 4 août 1905.

* 14 Directive 89/du/CEE du Conseil du 21 décembre 1989 portant la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux ; Directive 92/13/CEE du Conseil du 25 février 1992 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications.

* 15 Décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003.

* 16 Ou par le préfet, qui peut déférer une délibération devant la juridiction administrative sur ce fondement.

* 17 Voir, par exemple, CE, 24 juin 2011, « Ministre de l'Écologie » (req. n° 347720), et CE, 27 juillet 2001, « Société Degremont » (req. n° 232820).

* 18 L'article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales dispose que « sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil municipal intéressés à l'affaires qui en fait l'objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires » ; le juge administratif apprécie largement ce grief, puisqu'il considère que la délibération est illégale dès lors que le conseiller municipal « a un intérêt distinct de celui de la commune » au choix d'un candidat (v., par exemple, la décision de la cour administrative d'appel de Marseille du 20 juin 2011 sur une délégation de la commune de Sainte-Maxime, n° 08MA01415).

* 19 Ces délits sont respectivement prévus par les articles 432-11 (1°), 432-11 (2°), 432-12 et 432-14 du code pénal.

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