B. LES CONSÉQUENCES POUR LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES DES RESTRUCTURATIONS CONDUITES PAR L'ETAT

La réorganisation des pouvoirs au sein de la République depuis l'avènement de la décentralisation a conduit les personnes publiques à rechercher les moyens les plus efficaces de conduire leur action.

1. Les collectivités conduites à pallier les retraits stratégiques de l'État

Les collectivités locales ont dû organiser le service délaissé par l'Etat pour en assurer la permanence.

En premier lieu, la fin des prestations de maîtrise d'oeuvre depuis le 1 er janvier 2012, auparavant assumées par les directions départementales de l'équipement et de l'agriculture (DDE et DDA), a conduit les collectivités, sans attendre ce terme, à compenser ce désengagement au profit des petites communes. Celles-ci sont souvent dépourvues de services techniques ainsi que des ressources financières leur permettant de recourir à l'offre privée laquelle est souvent onéreuse et parfois inexistante sur certains territoires.

Selon le cas, départements, communes et intercommunalités ont élaboré des outils pour offrir une ingénierie publique alternative en dehors du champ concurrentiel : des agences constituées sous forme d'établissements publics, voire d'associations, des sociétés publiques locales, proposent une assistance en matière d'eau, d'aménagement, de voirie ...

S'il convient de s'interroger sur le niveau le plus pertinent pour conduire ces interventions, force est de constater la constitution d'une expertise locale pointue.

La révision des différentes cartes a contraint les collectivités à pallier les retraits opérés par les restructurations : fermeture d'un hôpital, d'un tribunal ... Il leur a fallu en conséquence élaborer des dispositifs pour maintenir localement une présence médicale, une permanence judiciaire etc. L'appui des collectivités s'est notamment traduit par l'offre de conditions avantageuses d'installation des médecins en milieu rural ou la participation à la création de maisons de la justice et du droit. De même, le recrutement d'agents de police municipale a visé à compenser la diminution des effectifs des forces de sécurité régaliennes et la fermeture de certaines de ses implantations.

La diminution des personnels préfectoraux a accéléré le resserrement du périmètre du contrôle de légalité amorcé en 2004, lequel doit impliquer un renforcement de la fonction de conseil, aux petites collectivités pour leur assurer une sécurité juridique qui ne peut plus être garantie par l'exercice d'un contrôle aléatoire. Ce renforcement est d'autant plus impératif que l'environnement normatif est toujours plus touffu. Mais comment sécuriser les petites communes alors que les personnels affectés à ces missions sont en constante diminution ?

Le format des interventions respectives de l'Etat et des collectivités locales a donc fortement évolué depuis 30 ans.

Ce mouvement appelle en conséquence une adaptation continue des structures et des modes d'intervention.

2. Des compétences locales enchevêtrées

Depuis 1982, les collectivités territoriales ont bénéficié de la part de l'État d'un certain nombre de transferts de compétences. Aux premières lois de transfert de compétences de 1982- 1983 et à celle de 2004, s'ajoutent les nombreuses lois sectorielles, notamment en matière sociale, qui ont augmenté les compétences aujourd'hui assumées par les collectivités territoriales.

Par-delà le nombre de compétences exercées par les échelons locaux, la difficulté principale réside dans la complexité de leur répartition, entre les collectivités elles-mêmes et entre celles-ci et l'État. Cette difficulté a émergé dès les premières lois de décentralisation. Pour tenter d'y répondre, les transferts devaient se répartir en fonction de « vocations dominantes », pour reprendre la terminologie de Gaston Deferre, alors ministre de l'intérieur, de chaque niveau de collectivités territoriales, conformément au principe des blocs de compétences . Ainsi, la loi du 7 janvier 1983 dispose que les compétences doivent être réparties de « telle sorte que chaque domaine de compétences ainsi que les ressources correspondantes soient affectés en totalité soit à l'État, soit aux communes, soit aux départements, soit aux régions ».

Pourtant, comme l'avaient relevé nos collègues Mme Jacqueline Gourault et M. Yves Krattinger 11 ( * ) , « le législateur a procédé à des transferts sectoriels en dehors des grandes lois de décentralisation sans toujours se soucier de la cohérence d'ensemble, obscurcissant progressivement le paysage institutionnel. Il s'est agi, la plupart du temps, de transférer des compétences de l'État à des collectivités territoriales et non de les redistribuer entre ces dernières. ». Ainsi, en dépit du principe affiché de la volonté d'une clarification des compétences par une spécialisation des niveaux de collectivités, le bloc de compétence n'a permis, au mieux, que de distinguer une vocation générale de chaque échelon local : la formation professionnelle et l'apprentissage pour les régions, l'aide et l'action sociale pour les départements. En d'autres termes, l'application du principe de bloc de compétences n'a pas conduit à la clarification espérée.

Une tentative de réponse a été apportée par la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 12 ( * ) et la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales : le principe du chef de file . Afin de respecter le principe de non tutelle d'une collectivité sur une autre, prévu au cinquième alinéa de l'article 72 de la Constitution, le constituant de 2003 a prévu que « lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l'une d'entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune. »

L'objectif de ce nouveau principe constitutionnel est d'introduire une meilleure coopération entre les collectivités territoriales, pour l'exercice d'une compétence partagée entre plusieurs échelons. Comme votre rapporteur le rappellera plus tard, la portée du chef de filât a été limitée par le Conseil constitutionnel qui a jugé que la Constitution habilitait la loi à désigner une collectivité territoriale pour « organiser » les modalités de l'action commune de plusieurs collectivités, non pour les « déterminer ». Au mieux, ce principe permet à la collectivité désignée chef de file d'avoir un rôle d'impulsion.

Cependant, de nombreux travaux du Sénat, notamment ceux de nos collègues Mme Jacqueline Gourault, MM. Yves Krattinger 13 ( * ) et Edmond Hervé 14 ( * ) , ont démontré que le chef de filât n'a pas eu le rôle espéré, dans la mesure où il n'a pas été appliqué à l'une des compétences pour lesquelles il avait été mis en place : le développement économique, ce qui n'a pas permis, en la matière, d'apporter la lisibilité attendue par les acteurs économiques aux dispositifs d'aide publique proposés par les différents échelons territoriaux.

3. La suppression de la clause de compétence générale : une source de clarification ?

La clause de compétence générale est consubstantielle au processus de décentralisation. Elle autorise chaque collectivité territoriale à agir dans tout domaine d'intérêt local dès lors que la compétence n'a pas été exclusivement attribuée à une collectivité. Ce principe, ainsi que l'ont relevé nos collègues Mme Jacqueline Gourault et M. Yves Krattinger, peut être considéré « comme un mécanisme favorisant la prise en compte des diversités locales et donnant toute sa dimension politique à la notion de décentralisation. ».

La clause de compétence générale, si elle a incontestablement permis aux collectivités de répondre aux besoins des citoyens et d'agir dans l'intérêt des territoires, est considérée par certains comme un facteur de complexité, à l'origine de la confusion des compétences entre les différents échelons. C'est pourquoi cette notion a été encadrée par la loi et la jurisprudence : les collectivités territoriales ne peuvent agir dans une matière que s'il existe un intérêt local, dont il reviendra au juge administratif d'apprécier, a posteriori , la pertinence, et ne peuvent exercer une compétence que la loi a exclusivement attribué à un autre niveau.

Outre l'enchevêtrement des compétences exercées par les différents échelons locaux, la clause de compétence générale est jugée responsable de la multiplication des structures locales entraînant un surcoût pour les finances publiques, un accroissement des financements croisés pour la mise en oeuvre d'un projet, le ralentissement de la conduite des projets qui nuirait à leur efficacité, la dilution des responsabilités, et une difficulté pour les citoyens comme pour les entreprises de comprendre le « qui fait quoi ».

Si le risque de l'enchevêtrement des compétences ne peut être complètement ignoré, ses conséquences néfastes en matière d'action locale et de finances publiques, au demeurant difficilement évaluables, doivent toutefois être relativisées.

Par ailleurs, on ne peut considérer, par principe, que les projets menés par les collectivités territoriales ont été conduits de manière inefficace et dispendieuse. Si des marges de progrès peuvent être réalisées, la clause de compétence générale ne peut, à elle-seule, être tenue pour la seule responsable. L'attitude de l'État, son désengagement dans certains territoires et l'appel à participation des collectivités territoriales aux projets relevant de sa compétence ont conduit les collectivités territoriales à suppléer ce dernier, ce qui a autant contribué à cette imbrication des compétences que la clause de compétence générale.

Malgré ce constat, la loi précitée du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales a supprimé la clause de compétence générale aux régions et aux départements et l'a conservé aux communes, en raison de leur rôle de proximité et de la nécessité pour celles-ci de conserver une capacité générale leur permettant de répondre aux attentes des citoyens. Cette suppression, dont l'application est prévue à compter du 1 er janvier 2015, est assortie, pour les départements et les régions, d'une capacité d'initiative reconnue à agir dans les cas non prévus par la loi, c'est-à-dire ceux non attribués à un niveau de collectivités. Par ailleurs, les compétences du tourisme, du sport et de la culture ont été reconnues comme étant des compétences partagées entre les trois échelons locaux. La loi du 16 décembre 2010 a également encadré le dispositif des délégations de compétences entre les départements et les régions et a prévu un schéma d'organisation des compétences et de mutualisation des services afin de clarifier les interventions publiques sur le territoire régional.

4. Des initiatives locales réussies de coordination des compétences

Votre rapporteur souligne que des expériences locales de coordination des compétences existent et montrent qu'une coopération entre les différents échelons locaux est possible dès lors que les acteurs font « confiance à l'intelligence territoriale ».

A titre d'exemple, les conférences des exécutifs, créées par la loi précitée du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, ont permis à certains territoires d'en tirer un profit évident. Comme l'ont relevé nos collègues Mme Jacqueline Gourault et M. Didier Guillaume 15 ( * ) , « lorsque les collectivités jouent le jeu de la concertation, les conférences des exécutifs peuvent constituer un espace de dialogue et de projection vers l'avenir, permettant à chaque échelon territorial de prendre conscience de la nécessaire coordination de son action avec celle de ses partenaires et d'envisager certaines de ses problématiques locales dans un cadre plus large, pour le bénéfice de tous. ».

En Bretagne, le Breizh 15 (ou « B15 »), devenu en 2012 le « B16 », en représente l'exemple le plus réussi. Réunissant, autour du président du conseil régional, les présidents des quatre départements composant la région et des onze communautés d'agglomération bretonnes, le principal facteur de réussite de cette instance tient à la plasticité de sa composition, qui varie au gré des thématiques abordées, ce qui permet de convier des représentants des communautés de communes ou le représentant de l'État dans la région ou les représentants de l'État dans les départements concernés. Les méthodes de travail souple et de concertation ont permis l'aboutissement de dossiers importants en Bretagne comme, par exemple, le cofinancement de la ligne à grande vitesse par les collectivités territoriales bretonnes. C'est pourquoi nos collègues Mme Jacqueline Gourault et M. Didier Guillaume ont conclu que « les conférences des exécutifs régionaux constituent des lieux de négociation efficaces. Permettant de rassembler, de manière régulière, l'ensemble des acteurs responsables de politiques publiques du territoire, ces instances de dialogue favorisent la concertation et la mise en place de solutions pragmatiques en réponse à des difficultés locales. Lorsqu'elles sont activées régulièrement, les conférences des exécutifs accélèrent le temps de l'action publique locale. ».

Notre collègue M. Bruno Sido 16 ( * ) s'est également félicité du dispositif mis en place par les départements de la Seine-Maritime, de l'Eure et de la région Haute-Normandie, à travers la signature d'une convention, afin d'améliorer la gestion des agents TOS, transférés à ces collectivités territoriales par la loi précitée du 13 août 2004. Le dispositif mis en place est un outil de gestion mutualisée de ces agents, qui a pris la forme d'un portail informatique, le « 276 », contraction des numéros des départements de l'Euro (27) et de la Seine-Maritime (76). Chaque collectivité territoriale concernée prend en charge un aspect de la gestion des agents techniciens, ouvriers et de service (TOS) : le recrutement et la mobilité pour la Seine-Maritime, l'action sociale pour l'Eure et la formation professionnelle pour la Haute-Normandie. L'objectif de ce portail est de faciliter le recrutement d'agents non titulaires pour exercer aussi bien dans les collèges que dans les lycées. Cet exemple reflète la volonté des collectivités territoriales de mutualiser leurs services ou leur politique permettant d'optimiser la dépense publique et de renforcer l'efficacité des politiques locales, afin de proposer des services plus efficaces aux citoyens.

5. La mutualisation de moyens, un outil au service de l'optimisation des dépenses publiques locales

Les exemples précédents reflètent que la libre initiative des collectivités territoriales et la recherche d'une plus grande efficience des politiques assumées par les collectivités territoriales sont à l'origine d'initiatives politiques visant à faire face à la raréfaction des ressources budgétaires des collectivités territoriales. La mutualisation des moyens des collectivités territoriales en constitue un exemple emblématique. Celle-ci se définit comme la mise en place, temporaire ou pérenne, d'une logistique commune à deux ou plusieurs personnes morales. A la différence d'un transfert de compétences, chaque collectivité conserve les moyens qui lui sont propres : la mutualisation conduit seulement à un partage de la ressource entre décideurs distincts.

La mutualisation de moyens permet des économies d'échelle et évitent des doublons. Les marges de manoeuvre ainsi dégagées peuvent ensuite être redéployées afin d'améliorer les services existants ou conduire une politique d'investissement ambitieuse.

Pourtant, comme l'avait regretté notre ancien collègue M. Alain Lambert, « alors [que la mutualisation] constitue à l'évidence un précieux outil d'optimisation des dépenses locales, le champ de ses réalisations, sans être négligeable, reste bien en deçà du champ de ses potentialités. ».

Outre l'intérêt financier non négligeable dans le contexte actuel de tension sur les finances publiques, votre rapporteur considère que la mutualisation de moyens peut également constituer un levier d'amélioration du service rendu, d'harmonisation et de cohérence sur un territoire. Il lui apparaît donc nécessaire d'inciter les collectivités territoriales à y recourir, d'autant plus qu'il s'agit d'un outil se caractérisant par sa souplesse : elle peut passer par la voie de la création d'un organisme ad hoc ou être réalisée par la voie d'une simple convention.

En matière d'incitation, notre ancien collègue M. Alain Lambert avait proposé l'instauration d'un dispositif de bonus/malus sur les dotations de l'État sous la forme d'un « coefficient d'intégration fonctionnelle ». Notre collègue Philippe Dallier 17 ( * ) avait déjà avancé une telle préconisation, en 2006, dans lequel il proposait d'« introduire dans le calcul de la DGF des EPCI à fiscalité propre un nouveau critère appelé « le coefficient d'intégration fonctionnelle » mesurant le degré de mutualisation des services entre l'EPCI et ses communes membres. ». Il s'agirait de s'inspirer du coefficient d'intégration fiscale : pour être réellement incitatif, il récompenserait les collectivités qui s'engageraient dans une démarche de mutualisation (bonus de DGF) mais aussi conduirait celles qui refusent à s'inscrire dans une telle politique à en subir les conséquences (malus de DGF). Ce dispositif de bonus/malus permettrait à l'enveloppe de la DGF de s'équilibrer au niveau national, assurant ainsi la neutralité pour les finances de l'État. Ce coefficient d'intégration fonctionnelle serait calculé par la prise en compte des services fonctionnels, comme étant les seuls services présents dans l'ensemble des collectivités territoriales ou de leurs groupements.


* 11 Rapport d'information n° 264 (2008-2009) précité.

* 12 Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République.

* 13 Rapport d'information n° 471 (2008-2009) de M. Yves Krattinger et Mme Jacqueline Gourault, fait au nom de la mission temporaire sur l'organisation et l'évolution des collectivités territoriales, « Faire confiance à l'intelligence territoriale ». Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2008/r08-471-notice.html.

* 14 Rapport d'information n° 498 (2012-2013) fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation sur la synthèse des propositions adoptées par la délégation aux collectivités territoriales susceptibles d'animer les discussions législatives à venir, par Mme Jacqueline Gourault et M. Edmond Hervé. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-498-notice.html

* 15 Rapport d'information n° 272 (2010-2011) fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation sur le dialogue entre l'État et les collectivités territoriales, par Mme Jacqueline Gourault et M. Didier Guillaume. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2010/r10-272-notice.html.

* 16 Rapport d'information n° 495 (2009-2010) fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation sur la mutualisation des moyens des collectivités territoriales, par MM. Alain Lambert, Yves Détraigne, Jacques Mézard et Bruno Sido. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2009/r09-495-notice.html.

* 17 Rapport d'information n° 48 (2006-2007) au nom de l'Observatoire de la décentralisation sur le bilan et les perspectives de l'intercommunalité à fiscalité propre, par M. Philippe Dallier. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2006/r06-048-notice.html.

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