EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est invité à examiner la proposition de loi n°232 (2013-2014) de Mmes Hélène Lipietz et Aline Archimbaud ainsi que de plusieurs de leurs collègues relative à la création d'un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical.

Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, les personnes détenues atteintes d'une pathologie engageant le pronostic vital ou dont l'état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention peuvent demander à bénéficier d'une suspension de peine (article 720-1-1 du code de procédure pénale).

Ce dispositif est toutefois réservé aux seules personnes condamnées : son bénéfice ne peut être invoqué par les personnes faisant l'objet d'une détention provisoire, que ce soit dans le cadre d'une instruction, dans l'attente d'un procès en appel ou de l'examen d'un pourvoi en cassation.

Cette lacune du droit est d'autant plus préjudiciable que, comme l'observait le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son rapport d'activité pour 2012, « les personnes prévenues, présumées innocentes, ont à connaître de très mauvaises conditions de détention en maison d'arrêt » et que « la détention provisoire excède bien souvent la « durée raisonnable » que commande l'article 144-1 du code de procédure pénale » 1 ( * ) .

Reprenant l'une des préconisations formulées en juillet 2012 par notre collègue Jean-René Lecerf et notre ancienne collègue Nicole Borvo Cohen-Seat dans leur rapport d'évaluation de la loi pénitentiaire 2 ( * ) , la présente proposition de loi propose de remédier à cette lacune en instaurant un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, largement inspiré du dispositif applicable aux personnes condamnées.

Votre commission ne peut qu'apporter un soutien sans réserve à cette initiative bienvenue, qui permettra en outre d'assurer la conformité du droit français avec nos engagements européens.

Elle lui a apporté plusieurs modifications destinées à sécuriser juridiquement le dispositif retenu.

I. DÉTENUS MALADES : UNE INÉGALITÉ DE DROITS ENTRE PRÉVENUS ET CONDAMNÉS

A. L'EXISTENCE D'UN DISPOSITIF DE SUSPENSION DE PEINE POUR LES PERSONNES DÉTENUES CONDAMNÉES MALADES

En juin 2000, le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France préconisait d'instaurer un dispositif de suspension de peine pour les personnes détenues malades « dont il est établi, par expertise médicale, qu'[elles] sont atteintes d'une maladie mettant en jeu le pronostic vital ». La commission d'enquête avait relevé que « les prisons françaises tendent, en effet, à devenir des mouroirs, seule la grâce médicale permettant la libération de détenus en fin de vie. Or, ces grâces médicales ne sont accordées que parcimonieusement et après de longs délais » 3 ( * ) .

À l'initiative de votre commission des lois et de son rapporteur, notre ancien collègue Pierre Fauchon, le Sénat a introduit dans la loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé un dispositif permettant de suspendre l'exécution de la peine de détenus en fin de vie 4 ( * ) .

1. Le dispositif introduit par la loi du 4 mars 2002

En l'état du droit, l'article 720-1-1 du code de procédure pénale prévoit que, sauf s'il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction, la suspension de la peine d'emprisonnement peut être ordonnée pour les condamnés dont il est établi qu'ils sont atteints d'une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention , hors les cas d'hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux.

Deux modalités de mise en oeuvre sont prévues :

- en principe, la suspension est accordée au vu de deux expertises médicales distinctes et concordantes ;

- toutefois, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a prévu qu'en cas d'urgence, lorsque le pronostic vital est engagé, la suspension puisse être ordonnée au vu d'un certificat médical établi par le médecin responsable (ou son remplaçant) de la structure sanitaire dans laquelle est pris en charge le détenu.

Selon les cas, la décision relève du juge de l'application des peines ou du tribunal de l'application des peines 5 ( * ) .

En toute hypothèse, la juridiction qui accorde une suspension de peine dans les conditions précitées peut décider concomitamment de soumettre le condamné à une ou plusieurs obligations ou interdictions prévues pour le régime de la mise à l'épreuve : établir sa résidence dans un lieu déterminé, s'abstenir d'entrer en relation avec certaines personnes, ne pas fréquenter certains condamnés, etc.

En outre, le juge de l'application des peines peut à tout moment ordonner une expertise médicale à l'égard d'un condamné ayant bénéficié d'une mesure de suspension de peine et ordonner qu'il soit mis fin à la suspension si les conditions de celle-ci ne sont plus remplies. Il en est de même si le condamné ne respecte pas les obligations qui lui auraient été imposées ou s'il existe de nouveau un risque grave de renouvellement de l'infraction. En matière criminelle, une expertise médicale destinée à vérifier que les conditions de la suspension sont toujours remplies doit intervenir tous les six mois.

La suspension de peine peut être ordonnée à tout moment, y compris lorsque l'exécution de la peine d'emprisonnement ou de réclusion s'accompagne d'une période de sûreté.

2. Une mise en oeuvre restrictive

Le dispositif de suspension de peine pour raisons médicales donne lieu à quelques dizaines de demandes par an, une majorité d'entre elles se concluant par une décision favorable.

Ainsi, entre la date de l'instauration de la mesure, en 2002, et le 31 décembre 2012, 1 221 demandes de suspension de peine ont été déposées, 903 ont été accordées et 308 ont été rejetées (voir tableau).

Mise en oeuvre de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale

Bilan 2002-2011

Décisions

Accords

Rejets

Taux d'accord

2002

25

23

2

92 %

2003

121

67

54

55,37 %

2004

127

73

54

57,48 %

2005

83

57

26

68,67 %

2006

87

62

25

71,26 %

2007

108

83

25

76,85 %

2008

83

58

25

69,88 %

2009

94

65

29

69,15 %

2010

108

90

18

83,33 %

2011

89

72

17

80,90 %

2012

296 6 ( * )

253

33

88,46 %

Cumul 2002-2012

1 221

903

308

74,57%

Source : Administration pénitentiaire

Les principaux motifs de rejet sont justifiés par l'« état de santé compatible avec le maintien en détention » de l'intéressé (environ 50 % des motifs) et par un « pronostic vital non engagé » (30 % des motifs). Viennent ensuite les « expertises non concordantes » (10 %), la « dangerosité » des personnes concernées (5 %) et l'« absence d'hébergement spécialisé pour accueillir la personne » (5 %) 7 ( * ) .

De l'avis unanime des personnes entendues par votre rapporteure, dont le témoignage rejoint les constats effectués dans les établissements pénitentiaires par les équipes du Contrôleur général des lieux de privation de liberté 8 ( * ) , les conditions posées par l'article 720-1-1 du code de procédure pénale sont sans doute excessivement restrictives , celles-ci ne trouvant à s'appliquer la plupart du temps qu'aux cas d'une extrême gravité.

En outre, et comme l'a lui-même regretté le Dr Bertrand Ludes, président de la société française de médecine légale, les experts invités à se prononcer sur la compatibilité de l'état de santé de la personne avec son maintien en détention ignorent bien souvent la réalité des conditions dans lesquelles cette personne est détenue .

De ce fait, votre rapporteure a reçu au cours des auditions maints exemples de détenus atteints de pathologies d'une gravité telle qu'un maintien en détention ne paraît pas compatible avec le nécessaire respect de leur dignité : personnes atteintes de cancers, du SIDA, détenus âgés séniles ou grabataires, etc. La recrudescence de certaines maladies infectieuses graves, comme la tuberculose par exemple, inquiète également les professionnels de santé.

Face à de telles situations, il convient de rappeler que si des structures de soins dédiées aux personnes détenues existent, à l'intérieur ou à l'extérieur des établissements pénitentiaires (voir encadré), ces structures sont réservées à des prises en charge ponctuelles, et aucune d'entre elles - y compris l'établissement public national de santé de Fresnes - ne saurait être regardée comme offrant un mode de prise en charge adapté au traitement d'affections de longue durée .

Les structures dédiées à la prise en charge sanitaire des personnes détenues

Depuis la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, l'organisation des soins des personnes détenues relève du ministère en charge de la santé.

Pour l'essentiel, la réalisation des soins relève des unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA), et, pour les soins psychiatriques, des services médico-psychologiques régionaux (SMPR), installés dans les établissements pénitentiaires.

Lorsque cela est nécessaire, il est fait appel aux établissements hospitaliers de proximité avec lesquels l'établissement pénitentiaire a conclu une convention.

Des unités hospitalières sécurisées interrégionales (UHSI) et des unités hospitalières spécialement aménagées et dédiées à la prise en charge des détenus souffrant de troubles mentaux (UHSA), récemment créées, sont spécialisées dans la prise en charge sanitaire des détenus.

Enfin, l'établissement public de santé national de Fresnes, placé sous la double tutelle de l'administration pénitentiaire et de la direction générale de l'offre de soins, est en capacité d'accueillir jusqu'à 80 détenus.


* 1 Contrôleur général des lieux de privation de liberté, rapport d'activité pour 2012, page 247.

* 2 « Loi pénitentiaire : de la loi à la réalité de la vie carcérale », Nicole Borvo Cohen-Seat et Jean-René Lecerf, rapport n°629 (2011-2012), fait au nom de la commission des lois et de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, juillet 2012, page 59. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2011/r11-629-notice.html .

* 3 Rapport n°449 (1999-2000) de M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur de la commission d'enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, présidée par M. Jean-Jacques Hyest, juin 2000, page 195. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l99-449/l99-4491.pdf .

* 4 Le Sénat avait déjà voté en avril 2001 un dispositif similaire dans le cadre de l'examen de la proposition de loi de MM. Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel relative aux conditions de détention dans les établissements pénitentiaires et au contrôle général des prisons, mais cette proposition de loi n'a jamais été examinée par l'Assemblée nationale :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl00-115.html .

* 5 Lorsque la peine privative de liberté prononcée est d'une durée inférieure ou égale à dix ans ou que, quelle que soit la peine initialement prononcée, la durée de détention restant à subir est inférieure ou égale à trois ans, cette suspension est ordonnée par le juge de l'application des peines ; dans les autres cas, elle est prononcée par le tribunal de l'application des peines.

* 6 Le différentiel de 10 demandes correspond à 10 demandes non traitées au cours de l'année 2012.

* 7 Source : réponse du ministère de la justice à la question écrite n°4306 de M. Michel Lesage, JO AN du 20 novembre 2012, page 6806.

* 8 Rapport précité, page 245.

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