C. UNE POLITIQUE VOULUE, ORGANISÉE ET CENTRALISÉE PAR LES AUTORITÉS RUSSES

La question centrale, du point de vue politique et juridique, est de savoir s'il s'agit d'une opération planifiée et organisée au plus haut niveau. Il paraît difficile d'en douter à la lecture, notamment, du rapport de Yale précité, qui s'attache à décrypter ce qu'il qualifie de « système ».

1. Une procédure de naturalisation et d'adoption « simplifiée »

Dès mai 2022, en effet, le Président Poutine a signé un décret sur la procédure simplifiée d'acquisition de la citoyenneté russe par les orphelins, les enfants privés de soins parentaux, les personnes handicapées qui sont citoyennes ukrainiennes et se trouvent dans les territoires occupés de l'Ukraine.

Cela a permis de faciliter la procédure d'adoption d'enfants ukrainiens par des Russes sans tenir aucun compte de leur statut dans leur pays d'origine.

Cette procédure d'adoption simplifiée a été aussitôt utilisée par la Commissaire présidentielle aux droits de l'enfant de la Fédération de Russie, Mme Maria Lvova-Belova, qui joue un rôle clé dans l'exécution de cette politique, à grand renfort de publicité, jusque sur le site internet officiel du Kremlin, où on la voit, face à M. Vladimir Poutine, se féliciter qu'elle ait pu adopter un garçon de quinze ans, originaire de la région de Donetsk, « grâce à lui ».

Des vidéos ont été publiées sur des sites internet russes et circulent sur les réseaux sociaux russes, qui sont tout à fait significatives.

Au-delà de quelques cas documentés et fortement médiatisés par les réseaux sociaux et organes de presse et de propagande russes, il faut reconnaître, après avoir auditionné plusieurs officiels ukrainiens, mais aussi des ONG et des représentants de diverses administrations et organisations internationales, le manque actuel de statistiques précises sur le nombre d'enfants ukrainiens ayant reçu la nationalité russe et ayant été adoptés de cette manière.

Selon certaines des personnalités entendues, et selon le rapport de Yale précité, ces enfants ukrainiens séjourneraient donc dans des orphelinats ou des familles russes.

Deux rapports ont été publiés, l'un par Amnesty international 5 ( * ) et l'autre par l'ONG Human Rights Watch 6 ( * ) , qui tendent à accréditer les éléments dont fait état le rapport de Yale, le premier avant et le second après la parution dudit rapport.

2. Une politique mise en scène et suivie

Selon la plupart des interlocuteurs auditionnés, les enfants qui font l'objet de ces « procédures » subiraient aussi un véritable lavage de cerveau, avec remise en grande pompe de passeports russes, et volonté de les assimiler et de renier leur passé ukrainien et leurs racines familiales, alors que nombre de ces soi-disant orphelins pourraient encore avoir des parents vivants, dont ils ont été arbitrairement séparés, qu'ils résident en Ukraine ou ailleurs, y compris sur le territoire russe ou dans les territoires occupés par la Russie.

Les enfants ainsi déplacés sont malheureusement susceptibles de constituer des victimes toutes désignées pour des prédateurs ou auteurs d'abus ou les organisateurs de trafics illicites ou de traite des êtres humains, comme l'a souligné en audition le Représentant spécial de l'OSCE chargé de la lutte contre ce fléau.

Signant une politique d'État volontariste visant à accélérer ce processus d'assimilation ou de « russification » forcée, la Fédération de Russie aurait un programme de financement pour les familles qui acceptent d'adopter un enfant ukrainien, selon les déclarations d'officiels et ONG ukrainiens aux rapporteurs.

Même si les agences des Nations unies sont prudentes, afin de pouvoir continuer d'intervenir partout et auprès de tous leurs interlocuteurs pour mener à bien leurs missions quelles que soient les circonstances, le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, M. Filippo Grandi, aurait confié sa préoccupation quant au respect des principes fondamentaux de la protection de l'enfance par la Russie.

D'autres observateurs soulignent les mises en scène médiatiques abjectes auxquelles ils ont pu assister sur les ondes russes : ainsi, lors de festivités patriotiques au grand stade Loujniki de Moscou, le 22 février 2023, des enfants aux sourires forcés, présentés comme étant originaires de Marioupol, ont été invités, devant les caméras de télévision, à se serrer contre un soldat russe, « Tonton Youri », qui les aurait soi-disant sauvés de la ville en cendres.

Schéma du « parcours d'un enfant à travers le système russe de camps de rééducation et d'adoption », extrait du rapport de Yale 7 ( * ) .

Ce graphe distingue le « traitement » des enfants résidant en institutions - qui ne sont pas tous orphelins - de celui des enfants envoyés en camps en Crimée ou en Russie par leurs familles résidant dans les territoires occupés ou par des personnes « alignées sur la Russie » dans ces territoires. Il fait apparaître les violations graves des droits des enfants et des parents qui résultent des transferts, des intégrations dans des camps ou institutions russes, voire de l'adoption hâtive par des familles russes.


* 5 « Like a Prison Convoy » : Russia's Unlawful Transfer and Abuse of Civilians during `Filtration', « Comme un convoi pénitentiaire » : transferts et abus illégaux commis par la Russie à l'encontre de civils pendant la « filtration », Amnesty International, novembre 2022, 40 pages

https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/guerre-en-ukraine-transferts-forces-et-deportations-de-civils-ukrainiens-vers-la-russie

* 6 “We Must Provide a Family, Not Rebuild Orphanages” « Nous devons trouver des familles et non pas reconstruire des orphelinats », Human Rights Watch, mars 2023, 61 p.

https://www.hrw.org/report/2023/03/13/we-must-provide-family-not-rebuild-orphanages/consequences-russias-invasion

* 7 Op. cit. p.10, le schéma proposé reproduit celui du rapport original, qui n'est publié qu'en anglais.

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