II. OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR

A partir de trois constats, votre rapporteur expose les trois principes sur lesquels devrait se fonder une politique cohérente de l'audiovisuel.

A. TROIS CONSTATS

Les deux premiers sont relatifs au problème de financement du secteur public ; insuffisance des ressources provenant de la redevance et excès des recettes publicitaires. Votre rapporteur a eu maintes fois l'occasion de les développer. Le troisième, relatif à l'inadaptation des structures des chaînes sera l'occasion d'évoquer la situation des organismes en 1997 et les perspectives pour 1998.

1. L'insuffisance du financement public et l'excès des ressources publicitaires

L'étroitesse de l'assiette de la taxe parafiscale finançant l'audiovisuel public est l'une des caractéristiques les plus singulières de notre pays. Aucun autre pays démocratique ne compte autant de foyers de téléspectateurs exonérés. Il s'agit de la conséquence d'un décret " télécide " datant de novembre 1982 . Ce décret, en exonérant les personnes âgées de plus de 60 ans non imposables, a eu pour conséquences de quadrupler le nombre de comptes exonérés passés de 1 à 4 millions en 10 ans.

Un premier correctif est intervenu en décembre 1993, avec le relèvement de la condition d'âge à 65 ans mais sans grands résultats

Le décret n° 96-1220 du 30 décembre 1996 prévoit qu'à partir de 1998, pour être exonéré de la redevance, il conviendra, pour les personnes remplissant la condition d'âge (avoir 65 ans au 1er janvier 1998), d'être titulaire de l'allocation supplémentaire définie aux articles L 815-2 à L 815-8 du code de la sécurité sociale (soit 73 906 F pour un couple). Les conditions de revenus resteront toutefois inchangées pour les invalides ( soit 86 160 F pour un couple).

Le changement apporté par le décret de décembre 1996 ne règle pas le problème de fond qui est l'insuffisance du financement de l'audiovisuel public 10( * ) . et l'excès de ressources publicitaires. Cette situation explique l'existence de trois fois plus de messages publicitaires à la télévision actuellement qu'il y a 10 ans !

Les excès de publicité sur les écrans publics sont responsables de cette course à l'audience qui ont pu faire dériver France Télévision mais ils pourraient également faire déraper l'ensemble du secteur, car trop de pub tue la pub !

Faire reposer une trop grande partie du financement du secteur public sur la publicité, c'est substituer une logique commerciale à celle du service public.

Dépasser le seuil de 50% de recettes publicitaires et de parrainage, ce qui s'est produit pour la première fois en 1997 pour France 2, c'est franchir une ligne au delà de laquelle on est certain de changer la nature du système.


Bien avant ce seuil, il est clair que les impératifs d'audience prennent le pas sur ceux qui résultent des missions de service public : l'affaire - avril/mai 1996 - dite des animateurs producteurs en est la manifestation la plus caricaturale mais d'autres, en elles-mêmes non critiquables comme celle des provisions pour dépréciations de programmes, montrent que l'audimat dicte sa loi indépendamment des considérations de qualité des programmes.

Il est clair que, depuis cinq ans, c'est sur les écrans publics que la publicité a le plus augmenté tant en termes de durée que de nombre de spots.

2. L'inadaptation des structures de gestion

La perte enregistrée par France 2 pour 1996, soit près de 200 millions, est largement due à la constitution d'importantes provisions pour la dépréciation programmes.

· Les provisions pour dépréciation de programmes

L'annonce de 235 millions de francs pour dépréciations a été d'autant plus remarquée qu'elle a été faite au moment où France 2 exprimait le souhait de recevoir un complément de 65 millions de francs.

Provisions pour dépréciation des stocks de programmes

(en millions de francs)

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996*

Moyenne

205

120

200

93

105

95

235

135

*nette de reprise de provision

Il est légitime pour France 2 de ne pas conserver dans ses actifs des émissions non diffusables et donc de procéder à des dépréciations de stocks. Mais les critères appliqués ne sont-ils pas trop subjectifs ?

Des provisions pour dépréciation sont constituées pour faire face aux risques d'abandon de projets et productions ainsi qu'aux risques de non diffusion des programmes provenant de modifications de la grille, de raisons relatives à la qualité des produits, de préemption des droits ou de litiges juridiques. On note que les programmes non diffusés, dont les droits sont échus à la date de clôture, sont sortis de l'actif.

Le problème est que ces dépréciations parfois importantes correspondent à des commandes d'une ancienne gestion, ce qui ne facilite pas la détermination des responsabilités.

· L'affaire du siège commun

C'est bien le même constat de la difficulté que l'on rencontre à établir une responsabilité, qui caractérise la seconde " affaire ", dite du siège commun.

Par un processus d'indiscrétion désormais classique, un organe de presse s'est procuré quelques pages du relevé de constations provisoires de la Cour des Comptes relatives à la construction du siège social commun de France 2 et France 3. Le nouvel immeuble est situé dans le XVe arrondissement près du parc André Citroën. Cette opération, souhaitée par M. Hervé Bourges en décembre 1992, a été mise en oeuvre par M. Jean-Pierre Elkabbach.

Ce prérapport, qui n'est qu'une étape dans la procédure contradictoire de la Cour dans la mesure où les intéressés n'ont pas encore fait connaître leurs observations et où la juridiction n'a pas statué, souligne un certain nombre " d'irrégularités " relatives à l'information des conseils d'administration et à la mise devant le fait accompli des autorités de tutelle. Voici les éléments d'information que votre rapporteur a pu recueillir auprès des responsables en attendant le rapport définitif prévu pour le début 1998.
1. Aucune étude comparative des coûts n'aurait été effectuée,

2. Des surcoûts n'auraient pas été pris en compte :

· on a dû isoler l'immeuble des vibrations provoquées par la ligne voisine du RER ;

· il a fallu acheter au prix fort à la Ville de Paris une enclave non initialement prévue ;

· dans cette enclave, on constate la présence d'une plate-forme technique de la SNCF ;.

· enfin, des contrats ont été passé avec la SEMEA 15 pour l'aménagement des abords, sans planning précis de réalisation, et avec des paiements largement anticipés.
Dans le coût total (hors taxe) de l'opération, 1 738 millions, il faut distinguer :

1/ la construction proprement dite : 1 625 000 millions.

Cette somme se décompose en :

562 millions de charges foncières (terrain et charges d'aménagement)

133 millions de charges diverses (architecte, bureau d'étude)

218 millions d'aménagements techniques (régies, studios)

553 millions de constructions

124 millions d'aménagements intérieurs

35 millions de mobilier

et

2/ 113 millions de frais financiers (prévisions).

Cette enveloppe ne devrait pas être entièrement consommée et devrait permettre de dégager une économie de 30 millions.

Le crédit bail a une durée de 20 ans pour évaluer la somme qui aura été versée au cours de cette période, il faut faire des hypothèses au niveau des taux d'intérêts.
Compte tenu des taux actuels et dans l'hypothèse où ceux-ci seraient maintenus au-delà des dix premières années, le montant total (capital et intérêts) peut être évalué à 2,9 milliards hors taxe. Pour la première année, l'annuité de remboursement se monte à 115 millions de francs. Selon les estimations fournies par France Télévision, si on ajoute à cette somme les charges locatives du nouvel immeuble, que l'on peut évaluer à 112 millions de francs, la dépense reste inférieure au montant des loyers payables en 1998 (108 millions hors taxe) sur les 16 implantations et aux charges locatives correspondantes (122 millions).

Dernière remarque : dans cette accumulation d'erreurs de gestion, le bail des locaux de l'avenue Montaigne ne pourra être interrompu à la date prévue pour l'installation. France télévision aura à supporter la charge du crédit-bail et celle des loyers restant à courir jusqu'à une date en cours de négociation au moment de la rédaction de cette note . A ce sujet, un questionnaire a été adressé au Président de France Télévision.

La réunion de France 2 et France 3 sur un site commun va rendre plus aigu le problème largement évoqué dans le rapport écrit, de l'adaptation de la convention nationale des personnels de l'audiovisuel . L'actualité confirme les appréhensions de votre rapporteur.

Il y a là un problème de structures de gestion . Une fois de plus, l'audiovisuel public est resté au milieu du gué. Le précédent gouvernement avait déposé et fait adopter en première lecture par les deux assemblées, un projet de loi audiovisuelle , qui, sans répondre totalement aux attentes de votre rapporteur, apportait des solutions aux problèmes les plus urgents. Le nouveau Gouvernement étudie un autre texte. C'est de bonne méthode, étant donné la complexité des problèmes existants.

Mais, en attendant, l'inadaptation des structures s'ajoute aux déséquilibres budgétaires pour aboutir à la multiplication de dysfonctionnements et des gaspillages.

S'il y a une leçon à tirer de la crise des animateurs-producteurs , c'est que la pression publicitaire qui résulte d'un désengagement relatif de l'État sur le plan financier, place les chaînes publiques à cheval entre deux logiques, celle du secteur public et celle de l'entreprise commerciale .

Il existe, en effet, une éthique du service public que l'évolution actuelle a tendance à occulter pour des raisons d'efficacité commerciale . Pour l'avoir oublié, certains ont dû quitter prématurément leur poste. Mais plutôt que de s'en souvenir à intervalles irréguliers, à l'occasion de telle ou telle affaire, ne devrait-on pas chercher à mettre en place des structures qui ne favoriseraient pas une dérive commerciale si souvent dénoncée ?

On peut se demander si la pratique qui consiste à substituer au cachet traditionnel le contrat avec des sociétés de production n'est pas en elle-même la cause de ces dérives . Non seulement parce qu'elle permet aux animateurs-producteurs d'obtenir des avantages directs et indirects excessifs, mais encore parce qu'elle leur donne la possibilité de faire monter les enchères en menaçant de partir avec armes et bagages chez le concurrent. Le suspense des " transferts ", préalables à la présentation des grilles de rentrée, ne serait pas possible sans la généralisation de ces sociétés de production indépendantes.

Sans doute le retour aux principes d'origine du service public paraît-il utopique. Mais il convenait d'attirer l'attention du Sénat sur le fait que les chaînes publiques subissent un mode de fonctionnement et des structures juridiques qui les mettent en situation de faiblesse dans la négociation, aboutissant à une surenchère générale qui pousse les prix à la hausse sans gains véritables pour le téléspectateur.

Les chaînes publiques ne se privent-elles pas de l'atout que constitue leur position de force à l'achat au détriment et de leurs intérêts commerciaux et de ceux du service public ?

La confusion des genres se retrouve également au niveau de la structure juridique d'ensemble. Tout se passe comme si le recours accru aux ressources publicitaires avait conduit France 2 dans sa concurrence frontale avec TF1, à fonctionner comme une entreprise commerciale, mais sans les contraintes, sans les sanctions du marché et sans les contrôles qui résultent du droit des sociétés .

· La Société française de production
Cette société créée par la loi du 7 août 1974 n'est pas née sous une bonne étoile.

Déjà en 1978, votre rapporteur spécial, en qualité de rapporteur d'une commission d'enquête sur les conditions financières dans lesquelles sont produites les programmes des sociétés nationales de télévision, la question en ces termes : comment cette société a-t-elle pu être amenée à une situation de faillite virtuelle ? Elle avait déjà, en trois ans accumulé pour 236 millions de pertes.

Les raisons de cet échec sont multiples : pas de capital - car les apports avaient été faits en nature, d'où la responsabilité initiale de l'État - et donc des charges financières très importantes, des coûts de production élevés dus notamment à un appareil de production fait pour la fiction lourde, une politique trop ambitieuse, enfin. C'était une mission impossible, d'autant plus que les garanties de débouchés auprès de chaînes furent rapidement dégressives.

Dès le départ, il était clair que la SFP ne pouvait pas faire face, en dépit de son capital de compétence, à la concurrence des sociétés privées, plus souples, plus adaptables et, surtout, dépourvues de ces coûts fixes qui handicapent la société publique.

Si votre rapporteur revient aussi sur le passé, c'est pour souligner que la crise actuelle était prévisible et d'ailleurs annoncée, dès 1978, par le Sénat.

La responsabilité en incombe aux gouvernements successifs qui ont laissé la SFP accumuler les pertes pour aboutir à une situation quasi inextricable. Tout se cumule pour enfoncer un peu plus cette société dans la crise.

On trouve dans le rapport écrit le détail des péripéties qui ont conduit à l'échec du processus de privatisation.

La procédure de privatisation a été lancée en application des articles 52 et 53 de la loi du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier et précisée par les décrets d'application du 16 juillet 1996.

Le gouvernement avait finalement, marqué sa préférence pour l'offre de reprise de Havas/Générale des Eaux. A l'issue de la consultation du personnel organisée le 27 mars, une large majorité du personnel a exprimé son désaccord sur la clause sociale du plan de reprise.

" A la suite du retrait de l'offre d'acquisition déposée par Havas/Générale des Eaux, le gouvernement a décidé de suspendre le processus de privatisation de la SFP et de mettre fin à la procédure de recueil d'offres d'acquisitions qu'il avait engagée en juillet 1996. Les offres qui ont été déposées dans le cadre de cette procédure sont donc caduques " (communiqué du 30 avril 1997).

Le gouvernement de M. Jospin se trouve face au dossier, alors que de nouvelles suppressions d'emplois semblent inévitables. Tous les plans de reprise comportaient entre 300 et 400 suppressions d'emplois, y compris celui qu'avait proposé le P.D.G., aujourd'hui démissionnaire, M. J. Bayle, après l'arrêt du processus de privatisation.

En attendant, Bruxelles commence à surveiller de près une aide de l'État qui, en quelques années, a déjà atteint plus de 2,5 milliards de francs . La Commission a entamé du reste une procédure à l'encontre de la France pour le remboursement de 1,134 milliards de francs.

Au début octobre, Madame la ministre de la Culture et de la Communication fait connaître sa décision : le processus de privatisation est définitivement abandonné.


Mais, les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Bruxelles veille, tandis que les dures réalités financières et commerciales persistent.

Depuis 1993, on constate des chiffres d'affaires en baisse constante, des déficits d'exploitation qui ont tendance à fluctuer entre 150 et 200 millions.

En 1996, les comptes du groupe, se traduisent par un résultat net (part du groupe) déficitaire de 232 millions (dont 46 millions de provisions pour départs) contre une perte de 271 millions en 1995 ainsi qu'un chiffre d'affaires (incluant les productions immobilisées, les stocks et le compte de soutien) de 713 millions contre 818 millions en 1995 .

Le 30 septembre, Madame la ministre de la communication a dû plaider la cause de la société auprès de M. Karel Van Miert, commissaire européen chargé de la concurrence. Celui a répété devant la Commission des finances du Sénat qu'il faut entreprendre un plan de restructuration draconien pour redresser l'entreprise.

La SFP, légitimement fière de ses réalisations passées comme de ses capacités techniques actuelles, n'a en fait que peu de moyens pour lutter contre des entreprises à géométrie variable - dont la souplesse n'est pas étrangère à l'existence du régime des intermittents du spectacle.

3. Le nouveau défi américain

Il faut replacer tous ces dysfonctionnements dans le contexte de cette fin de siècle : il n'y a pas de temps à perdre.

En ce début de législature, le Parlement doit prendre conscience que, sous ses yeux, dans ce domaine, les États-Unis passent d'une situation de suprématie, où ils étaient les meilleurs, à une situation d'hégémonie, où ils seront les seuls.

Le marché mondial est dominé par de grands groupes, dont se dégagent MM. Gates, Turner et Murdoch. Ils sont certes concurrents, mais en s'avançant masqués derrière les idées de liberté et d'innovation, ils sont solidaires, dès qu'il s'agit d'étendre l'emprise du complexe médiatico-financier sur le monde, désormais intégré, de la communication.

Derrière les écrans, il y a des flux financiers et, en définitive, des emplois : le secteur de l'audiovisuel (cinéma et télévision) représente, en France, plus de 70.000 personnes travaillant dans 6 000 entreprises, et plus de 80 milliards de francs de chiffre d'affaires. Mais les produits américains continuent de dominer le marché des produits audiovisuels en France même.

Pour le cinéma, la part de marché - en termes de nombres d'entrées - des films américains est passée, en quinze ans, de 31 à 54%, tandis que celle des films français baissait de 50 à 37,5%. Et encore, les derniers chiffres connus, qui datent de 1996, sont-ils relativement favorables.

La domination américaine est également très nette sur le petit écran, même si la tendance semble être à l'amélioration. En 1992, plus de 55% des oeuvres de fiction télévisuelles diffusées sur les chaînes nationales étaient d'origine américaine. Toutefois, en 1996, cette proportion a baissé pour atteindre 46,5%.

Cette évolution récente ne change pas fondamentalement la situation caractérisée par la faiblesse de nos industries de programmes face à la concurrence américaine, en dépit des protections dont elles bénéficient.

D'une part, les résultats de notre commerce extérieur sont toujours aussi médiocres, malgré de louables efforts. Il suffit de remarquer que les quelque 490 millions de francs de programmes audiovisuels, que nous avons réussi à exporter en 1996, ne représentent qu'environ la centième partie de ce que les Américains ont, la même année, vendu à l'Europe en produits audiovisuels.

D'autre part, les performances accomplies par les productions françaises sur le marché national et même l'amorce d'une certaine reconquête du marché intérieur, tiennent pour une très large part aux régimes des quotas d'oeuvres nationales et européennes, que l'on a pu imposer au nom de " l'exception culturelle ".

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