C. DES INCERTITUDES JURIDIQUES LIÉES AUX CONSÉQUENCES DES ACCORDS COLLECTIFS SUR LES CONTRATS DE TRAVAIL INDIVIDUELS

1. La réduction du temps de travail telle qu'elle est envisagée devrait être accompagnée d'une compensation salariale partielle

La réduction du temps de travail pose inéluctablement la question de la compensation salariale. Réduire l'horaire hebdomadaire de 39 heures à 35 heures en réduisant à due concurrence le salaire ne pose pas de problèmes insurmontables à l'entreprise ; cette logique s'inscrit d'ailleurs dans l'esprit du travail à temps partiel.

Les salariés, quant à eux, n'envisagent pas, dans la majorité des cas, que la réduction du temps de travail puisse s'accompagner d'une réduction proportionnelle de leur salaire. Ceci est d'ailleurs parfaitement compréhensible, notamment en ce qui concerne les salariés les moins bien rémunérés. De nombreux sondages ont même mis en évidence que les salariés préféraient une augmentation de leur pouvoir d'achat à une réduction du temps de travail. Dans ces conditions, les négociations sur la réduction du temps de travail risquent d'achopper sur la compensation salariale. Le risque est d'autant plus élevé que le dispositif d'aide envisagé par le Gouvernement est moins favorable que le dispositif de Robien, en particulier pour les cadres.

Dans ces conditions, il existe un risque sérieux que les salariés soient fondés à demander à être licenciés par leur entreprise avec des indemnités. On se trouverait dans ce cas dans une situation paradoxale où l'entreprise se verrait dans l'obligation de licencier avant de pouvoir embaucher dans le cadre d'un accord de réduction du temps de travail tel que défini par le présent projet de loi.

2. Une remise en question du salaire constitue une modification du contrat de travail qui peut déclencher une procédure de licenciement

Depuis un arrêt du 10 juillet 1996, la Chambre sociale de la Cour de cassation a substitué à l'ancienne distinction entre modification substantielle et modification non substantielle du contrat de travail celle de modification du contrat et de changement des conditions de travail ; l'inflexion terminologique, cependant, ne semble pas avoir pour conséquence de modifier sensiblement les règles de fond.

·  Ainsi, en ce qui concerne la rémunération, la jurisprudence considère traditionnellement qu'elle constitue un élément essentiel, substantiel du contrat de travail.

S'agissant plus précisément d'une réduction de salaire induite par une réduction de la durée du travail, la Cour de cassation, dans deux arrêts récents, a jugé qu'il s'agissait d'une " modification d'un élément essentiel du contrat de travail des intéressés " (Cass. Soc. 14 février 1996 SAGEM c/Binard et a.) puis, le 19 novembre 1997, que " la réduction de la durée du travail sans compensation salariale constituait une modification de leur contrat que les salariés n'étaient pas tenus d'accepter " (Cass. Soc. 19 novembre 1997 Manoir industries c/Akarkoub et a.).

·  L'arrêt rendu le 28 janvier 1998 (cf. Cass. Soc. 28 janvier 1998 Sa Systia Informatique c/Bernard) décide, en outre, que " le mode de rémunération d'un salarié constitue un élément du contrat de travail qui ne peut être modifié sans son accord, peu importe que l'employeur prétende que le nouveau mode serait plus avantageux ". Cet arrêt confirme les solutions précédemment citées puisque, si le mode de rémunération constitue un élément du contrat, il en va de même a fortiori en ce qui concerne le niveau, le montant de la rémunération.

·  La réduction de salaire entraîne donc une modification du contrat de travail qui requiert l'accord individuel des salariés concernés.

Ce principe, qui semble bien établi, souffre deux exceptions, qu'il convient de signaler pour être complet : la réduction des heures supplémentaires ne constitue pas une modification du contrat, de même que la mise en chômage partiel indemnisé (Cass. Soc. 18 juin 1996 : cette dernière jurisprudence s'explique par le fait que le chômage partiel a un caractère temporaire et qu'il fait l'objet d'une indemnisation subordonnée à une autorisation administrative).

· On doit ajouter que le fait que la réduction de salaire ait été entérinée par un accord collectif ne devrait pas dispenser l'employeur de recueillir l'acceptation individuelle des salariés.

La jurisprudence sur cette question est rare (voir, cependant, Cass. Soc. 25 février 1970 et Cass. Soc. 25 juin 1997), mais cette solution est admise généralement par la doctrine sur le fondement de l'article L. 135-2 du code du travail qui prévoit que " lorsqu'un employeur est lié par les clauses d'un accord collectif de travail, ces clauses s'appliquent aux contrats de travail conclus avec lui, sauf dispositions plus favorables ".

·  La jurisprudence de la Cour de cassation, depuis les arrêts du 3 décembre 1996 (" Framatome " et " Majorette ") a décidé que, en cas de modification des contrats de travail pour motif économique dans une entreprise d'au moins 50 salariés, dès lors qu'au moins 10 salariés sont susceptibles d'être concernés dans une même période de 30 jours, l'employeur avait l'obligation de mettre en oeuvre, en amont, un plan social. Lorsque ces seuils ne sont pas atteints, c'est la procédure prévue par le code du travail en cas de licenciements pour motif économique inférieurs à 10 salariés qui est applicable.

Il apparaît, en effet, que le licenciement subséquent au refus de la modification du contrat, induite par une réduction de salaire, par le ou les salariés, aurait un caractère économique, compte tenu de la définition donnée à l'article L. 321-1 du code du travail, et devrait obéir aux procédures précitées.

·  Quant à la légitimité du licenciement prononcé en cette hypothèse, il est cependant vraisemblable que le juge considérera qu'elle est fondée sur une cause réelle et sérieuse.

Il en est ainsi si la réduction de la durée du travail a pour motif des difficultés économiques (volet dit " défensif " d'application du dispositif d'incitation) ; il en sera sans doute de même si la réduction de la durée du travail a pour objet d'anticiper la réduction de la durée légale et de développer l'emploi (volet dit " offensif ").

On peut toutefois souligner que d'éminents juristes auditionnés par votre commission ont émis des réserves sur le caractère de cause réelle et sérieuse d'un licenciement qui suivrait un accord collectif prévoyant une réduction des salaires. Si le licenciement devait être considéré comme abusif, l'entreprise devrait alors payer de lourdes indemnités sous forme de dommages et intérêts. Dans un cas extrême, si le licenciement est considéré comme irrégulier, l'employeur pourrait éventuellement être poursuivi pour délit d'entrave (en cas de défaut de consultation des représentants du personnel, de défaut de notification à l'administration et/ou de non-respect des délais) et risquer dans ce cas d'être condamné à une peine d'emprisonnement.

·  Le Gouvernement admet cette possibilité que des salariés puissent demander à être licenciés avec indemnités. Mais à propos de la qualification du licenciement, il estime qu'il y a peu de doute que la cause réelle et sérieuse doive être reconnue par le juge.
Plus précisément, le Gouvernement considère que " la conclusion d'un accord collectif préalablement à la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail est un élément qui contribue à établir la légitimité de la modification du contrat de travail proposée par l'employeur et, par voie de conséquence, celle du licenciement prononcé en cas de refus du salarié . "

On peut ajouter que vu l'expérience des accords de Robien qui ont pour certains, très exceptionnellement, prévu des baisses de salaire, le Gouvernement considère que le risque existe mais qu'il est très limité. On observera toutefois que l'aide financière est moins intéressante que dans le dispositif " de Robien ", notamment pour les cadres, et que les accords sont amenés à concerner un grand nombre d'entreprises si l'abaissement de la durée légale est maintenu.

Dans ces conditions, il n'est pas impossible qu'une entreprise soit amenée à licencier des salariés, notamment des cadres, avant de pouvoir embaucher des salariés, surtout peu qualifiés dans le cadre du nouveau dispositif. Ceci serait pour le moins paradoxal.

Votre commission souhaiterait que le Gouvernement présente une analyse détaillée sur les conséquences de cette incertitude juridique majeure, tant il semble évident que le risque ne semble pas, comme pour le SMIC, avoir été suffisamment apprécié lors de la conception du projet de loi.

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