F. AUDITION DE JEAN-FRANÇOIS CHADELAT, INSPECTEUR GÉNÉRAL DES AFFAIRES SOCIALES

Réunie le mardi 13 octobre 1998 , sous la présidence de M. Jean Delaneau, président, la commission a procédé à l'audition de M. Jean-François Chadelat, inspecteur général des affaires sociales.

M. Jean-François Chadelat
a tout d'abord tenu à rappeler les conditions d'élaboration du rapport dont il avait été chargé par une lettre de mission de M. Alain Juppé, alors Premier ministre, en date du 24 décembre 1996.

Il a relevé que M. Alain Juppé reprenait, dans cette lettre, les termes de son discours du 15 novembre 1995 sur la réforme de la sécurité sociale dans lequel il déclarait vouloir mener à bien l'élargissement de l'assiette de la contribution sociale généralisée (CSG), le basculement progressif des cotisations salariales vers une CSG élargie et enfin, une réforme des cotisations patronales " dont l'assiette devrait être diversifiée en intégrant par exemple des éléments fondés sur la valeur ajoutée ".

M. Jean-François Chadelat a souligné que son rapport ne portait donc pas sur la lutte contre le chômage mais d'abord sur la réforme du financement de la protection sociale.

Puis, il a indiqué que le rapport posait d'abord la question de savoir s'il était nécessaire de modifier l'assiette des cotisations patronales et qu'il avançait cinq raisons pour répondre positivement à cette question.

En premier lieu, M. Jean-François Chadelat a souligné qu'il fallait déterminer l'assiette la plus dynamique possible pour assurer le financement de la sécurité sociale.

Il a constaté, à cet égard, que la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée se réduisait constamment sur les quinze dernières années. Ainsi, de 1980 à 1997, l'écart en moyenne annuelle entre l'augmentation du produit intérieur brut (PIB) et celle de la masse salariale a été de 0,7 %, soit un manque à gagner de 7 milliards de francs par an qui se cumulent.

En second lieu, M. Jean-François Chadelat a observé que notre système de sécurité sociale restait majoritairement financé par des cotisations assises sur les revenus du travail et principalement sur les salaires, qu'il pesait donc sur le coût du travail et pénalisait l'emploi.

Il a précisé qu'il avait choisi volontairement de ne pas mettre l'accent en premier lieu sur cet argument, dans la mesure où le rapport qui lui était demandé portait prioritairement sur le financement de la sécurité sociale.

En troisième lieu, M. Jean-François Chadelat a souligné le caractère positif d'une diversification des ressources de la sécurité sociale : remarquant, à cet égard, que la France était dans une situation " atypique " par rapport à ses principaux partenaires, dans la mesure où elle accordait la première place aux cotisations sociales assises sur les salaires, ceci malgré l'effort que représentait la mise en place de la CSG, il s'est demandé si notre pays ne courait pas un risque à " mettre tous ses oeufs dans le même panier ".

En quatrième lieu, il a insisté sur la nécessité d'engager en matière de cotisations patronales une réforme parallèle à celle conduite pour élargir l'assiette de la cotisation salariale par la mise en place de la CSG qui tient compte du fait que les revenus des ménages n'étaient pas composés uniquement de revenus salariaux.

Il a estimé qu'il serait paradoxal de ne pas suivre, pour les cotisations patronales, le même raisonnement que pour les cotisations salariales et de ne pas tenir compte de tous les éléments qui " font la richesse des entreprises ".

Enfin, tout en reconnaissant le caractère quelque peu caricatural de la formule, il a déclaré ne pas comprendre pourquoi, du point de vue de l'égalité de traitement, une entreprise " employant 100 salariés et utilisant 10 machines ne verserait pas la même contribution que l'entreprise employant 10 salariés et utilisant 100 machines ".

Puis, M. Jean-François Chadelat a indiqué que la seconde partie de son rapport examinait comment réformer les cotisations patronales de sécurité sociale.

Tout d'abord, il a relevé que, compte tenu de la masse financière en cause, il était nécessaire de recourir à une assiette de cotisation la plus large possible, supérieure ou au moins égale à l'assiette constituée par la masse salariale.

Il a souligné, en effet, qu'il serait déraisonnable d'instituer des taux nominaux de prélèvements excessifs ainsi que de se fonder sur une assiette trop fluctuante en raison de son étroitesse.

Dans ces conditions, M. Jean-François Chadelat a constaté qu'il n'existait que deux possibilités pour asseoir la contribution sociale des entreprises, soit une assiette fondée sur le chiffre d'affaires, soit celle fondée sur la valeur ajoutée.

Concernant le chiffre d'affaires, il a estimé que cette notion, apparemment séduisante, qui était déjà utilisée, à un taux très faible, pour financer la contribution sociale de solidarité à la charge des sociétés (C3S) présentait des inconvénients car elle induisait une taxation en cascade sur les intermédiaires d'un même circuit de production et elle avantageait donc les circuits commerciaux courts au détriment du petit commerce de détail. Sur ce point, il a rappelé que, statistiquement, la somme des chiffres d'affaires des entreprises était deux fois supérieure au montant du PIB.

Considérant donc comme inévitable le recours à une assiette fondée sur la valeur ajoutée, il a précisé que, dans son rapport, il examinait la question de la " faisabilité " du transfert en remarquant que ce problème n'avait pas été franchement abordé dans les multiples rapports précédents.

Il a noté, à cet égard, que dans les travaux antérieurs, les conséquences macro-économiques du passage à des cotisations patronales assises sur la valeur ajoutée avaient été largement analysées.

Il a ainsi été démontré que les secteurs qui utilisent peu de capital et emploient beaucoup de salariés (textile, bâtiment) seraient avantagés par la réforme et qu'en revanche seraient pénalisés les secteurs dans lesquels la masse salariale est faible et le montant des investissements importants en capital (pétrochimie, informatique).

M. Jean-François Chadelat a noté, non sans ironie, que les analyses économétriques ne faisaient sur ce point que confirmer les conclusions auxquelles permettaient d'aboutir un raisonnement économique relativement simple.

Concernant en revanche la question plus complexe des modalités de mise en oeuvre du passage à la nouvelle assiette, il a souligné qu'aucun problème ne serait insoluble dès lors qu'un groupe restreint de décideurs seraient habilités à résoudre les difficultés subsistantes avec une obligation de résultat, nonobstant les réticences des administrations concernées.

Concernant la définition de la valeur ajoutée, M. Jean-François Chadelat a préconisé le recours à la notion de valeur ajoutée comptable déjà utilisée par le code général des impôts dans le dispositif de plafonnement de la taxe professionnelle par rapport à la valeur ajoutée.

S'agissant du champ d'application, il a émis des doutes sur l'opportunité de l'introduction de la valeur ajoutée dans le secteur non marchand. A cet égard, il a remarqué que la notion de valeur ajoutée d'une administration publique ou d'une association à but non lucratif avait peu de sens et qu'elle serait largement identifiée, par des biais comptables, aux charges de personnel, ce qui entraînerait des distorsions par rapport au secteur marchand.

En outre, il a mis l'accent sur la nécessité d'éviter des effets pervers au détriment des travailleurs indépendants. Constatant que le changement avantagerait en moyenne les entreprises comptant entre 5 et 400 salariés, il a estimé nécessaire de définir un seuil minimum d'assujettissement qui permettrait d'exclure les plus petites entreprises.

Enfin, il a considéré qu'un sort particulier devrait être réservé au secteur agricole caractérisé par une forte proportion d'entreprises individuelles et dans lequel la majorité des exploitants cotise au forfait.

En matière de contrôle de recouvrement, M. Jean-François Chadelat a souligné l'effort à accomplir en matière d'information des entreprises ainsi que la vigilance nécessaire à l'égard des évasions et fraudes possibles.

Administrativement, il a estimé envisageable que les opérations matérielles de recouvrement soient effectuées par les Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF), tout en soulignant que seuls les services fiscaux bénéficiaient du savoir-faire et de la compétence nécessaire pour assurer les tâches de contrôle des entreprises.

En définitive, M. Jean-François Chadelat a souligné que son rapport faisait apparaître que l'introduction progressive de la notion de valeur ajoutée dans le financement de la sécurité sociale était inéluctable et souhaitable et qu'aucune difficulté technique ne semblait insoluble en ce domaine.

Il a souhaité ne pas porter de jugement sur le rapport de juillet 1988 remis au Premier ministre sur l'analyse économique des cotisations sociales à la charge des employeurs.

Il a relevé toutefois que, dans ce rapport, il lui était reproché de ne pas envisager le basculement immédiat des 12,8 points de cotisations patronales d'assurance maladie sur une nouvelle cotisation assise sur la valeur ajoutée et que cette prudence était interprétée comme un manque de conviction.

Evoquant le principe statistique selon lequel " la nature n'agissait pas par saut ", il a souligné qu'une réforme brutale, " en marche d'escalier ", provoquerait inévitablement une catastrophe.

En revanche, il a souligné la pertinence d'une réforme progressive et lente, en rappelant que le déplafonnement des cotisations de sécurité sociale, engagé depuis 1978 et poursuivi pendant quatorze ans, avait entraîné des transferts considérables entre secteurs et entreprises, de l'ordre de 200 milliards de francs, sans difficulté particulière.

M. Charles Descours, rapporteur pour les équilibres financiers généraux et l'assurance maladie, a remercié l'intervenant, a souligné qu'il avait répondu dans ses propos liminaires aux questions qu'il lui avait adressées et il s'est interrogé sur l'article 2 du projet de loi de financement de la sécurité sociale relatif à la C3S.

M. Jean-François Chadelat a indiqué que cette disposition constituait en fait la suite d'un article de la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998 prévoyant que les excédents de CSG, dégagés à l'occasion du basculement des cotisations salariales d'assurance maladie, devaient être affectés en priorité pour combler le déficit de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et, le cas échéant, de la Caisse nationale d'assurance maladie maternité des professions indépendantes (CANAM).

Il était également prévu que les excédents de C3S étaient affectés à la Caisse autonome nationale de compensation de l'assurance vieillesse des artisans (CANCAVA) et à l'organisation autonome nationale de l'industrie et du commerce (ORGANIC). Le projet de loi prévoit donc que les excédents éventuellement restants soient affectés au financement du fonds de solidarité vieillesse.

M. Jean-François Chadelat a admis que des excédents pourraient effectivement être dégagés en 1999 sur la C3S en considérant qu'il était difficile de se prononcer au-delà dans un tel dispositif.

M. André Jourdain s'est interrogé sur la situation des grandes entreprises au regard de la valeur ajoutée.

M. Jean-François Chadelat a remarqué que les entreprises, de plus de 400 salariés, utilisaient également beaucoup de capital ce qui expliquait qu'elles ne trouvaient pas toujours avantage au passage à une contribution assise sur la valeur ajoutée.

Il a constaté à cet égard que, statistiquement, la réforme avantageait les entreprises pour lesquelles la masse salariale intervient pour plus de deux tiers dans la formation de leur valeur ajoutée.

M. François Autain a estimé que le problème essentiel était celui de la création d'emplois et il s'est interrogé sur l'opportunité d'un changement d'assiette des cotisations patronales dès lors que certains avançaient que le passage à la valeur ajoutée ne créerait qu'un faible nombre d'emplois.

M. Jean-François Chadelat a indiqué que les simulations demandées pour la préparation de son rapport présentaient des fourchettes d'estimations extrêmement larges variant de 40.000 à 400.000 emplois supplémentaires. Il a souligné, de manière générale, la difficulté et les aléas des chiffrages en matière de création d'emplois. Il lui a semblé clair, en revanche, qu'une réduction des charges sociales pesant sur les salaires allait dans un sens favorable à l'emploi.

Se demandant si ce gain justifiait un changement aussi considérable, il a constaté que la France avait poussé la logique bismarckienne de la protection sociale à un niveau caricatural, en finançant la sécurité sociale de manière quasi exclusive par l'assiette des revenus du travail.

Soulignant que, sur le plan économique, une entreprise avait toujours intérêt à maximiser ses profits et à minimiser ses coûts et en particulier les salaires qui constituent les dépenses les plus importantes, il a considéré qu'il serait absurde de continuer à financer la sécurité sociale à partir d'une assiette que les entrepreneurs cherchent à réduire.

M. Guy Fischer s'est demandé si le maintien du statu quo actuel ne pourrait pas entraîner un sentiment d'injustice de la part des Français ainsi qu'un fort taux de chômage.

En réponse, M. Jean-François Chadelat a estimé que certaines entreprises pouvaient effectivement considérer que le maintien du régime actuel les pénaliserait injustement.



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