B. L'INTERPRÉTATION RESTRICTIVE DE LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES, À PARTIR DE 1991

A travers deux arrêts rendus en 1991 2( * ) et 1994, la Cour de justice s'est livrée à une interprétation très restrictive des dispositions de l'article 7 de la directive, en soutenant qu'il fallait assurer un régime complet de protection pendant les périodes au cours desquelles la survie des oiseaux était particulièrement menacée. La Cour a considéré en particulier que " les méthodes qui aboutissent à ce qu'un pourcentage donné des oiseaux d'une espèce échappent à cette protection ne sont pas conformes aux dispositions de la directive ".

Cette interprétation ressort notamment de l'arrêt du 19 janvier 1994 de la Cour de justice en réponse à une série de questions préjudicielles posées par le tribunal administratif de Nantes le 17 décembre 1992.

Faisant application de la notion de perturbation et de risque de confusion, la Cour de justice pose comme principe la protection complète des espèces, alors que la directive n'a jamais prévu ce régime pour les espèces chassables. La Cour érige alors en exception la possibilité de chasser, en l'enfermant dans des conditions extrêmement strictes.

La Cour de justice des communautés européennes exige, en particulier, une protection complète des espèces migratrices pendant leur trajet de retour sur leur lieu de nidification, en exigeant que la protection de l'espèce soit assurée dès qu'un seul oiseau a entrepris son trajet de retour vers son lieu de nidification et en posant une exigence nouvelle et de création jurisprudentielle selon laquelle il convient d'éviter, pour les espèces concernées, toute activité de chasse susceptible de les perturber.

C. LE DURCISSEMENT DES JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES FRANÇAISES, MALGRÉ L'OPPOSITION DU LÉGISLATEUR

Conscient des difficultés d'interprétation posées par cette directive, le législateur a modifié, par deux fois, l'article L.224-2 du code rural sur les périodes de chasse à travers les lois n° 94-591 du 15 juillet 1994 et n° 98-549 du 3 juillet 1998.

- La loi du 15 juillet 1994 inscrit dans la loi le principe des fermetures échelonnées pour les oiseaux d'eau et de passage, en laissant la possibilité à l'autorité administrative de fixer des dates plus avancées, sous réserve qu'elles soient postérieures au 31 janvier.

Cette disposition a donné lieu à un contentieux particulièrement abondant et dont les conclusions n'ont pas toujours été rendues dans le même sens. Néanmoins un certain nombre d'entre elles ont fait application de l'interprétation restrictive de la Cour de justice.

Certes, tous les tribunaux n'ont pas eu la même appréciation sur la compatibilité ou la non-compatibilité de la loi avec la directive, car certains ont considéré comme scientifiquement et techniquement fondées des analyses rejetées par d'autres. En outre, les jugements des tribunaux administratifs ont été également partagés sur le point de savoir à qui incombait la charge de la preuve. Certains considéraient que les associations n'apportaient pas la preuve que des circonstances locales justifiaient de déroger au régime général de fermeture prévu par l'article L.224-2 du code rural, alors que d'autres soulignaient que le préfet ne démontrait pas que l'échelonnement des dates permettait dans son département la protection complète des espèces chassées. En pratique, tout dépendait de la valeur que les tribunaux conféraient aux analyses scientifiques du Comité Ornis, structure chargée du suivi de l'application de la directive " oiseaux ".

- La loi du 3 juillet 1998, adoptée à l'initiative du Sénat , a eu pour objectif de fixer les dates d'ouverture anticipée de la chasse au gibier d'eau, et de supprimer les possibilités de fermeture anticipée par le préfet. Elle maintient -en modifiant certaines des dates retenues pour quelques espèces afin de tenir compte de données scientifiques récentes-, le principe des fermetures échelonnées selon les espèces entre le 31 janvier et le 28 février. Pour les espèces chassées au-delà du 31 janvier, elle prévoit l'adoption de plans de gestion pour les espèces dont le statut de conservation n'est pas favorable.

A ce propos, on ne peut que dénoncer, avec force, le refus, de la part du ministre en charge de la chasse, de publier les décrets d'application nécessaires à la mise en place de ces plans de gestion, pourtant conformes à l'esprit de la directive, et permettant d'assurer une protection effective des oiseaux migrateurs.

Malgré la fixation au niveau législatif des dates d'ouverture ou de fermeture de la chasse aux oiseaux migrateurs, l'application de la loi au 31 juillet 1998 a donné lieu à un contentieux important, favorisé en cela par des décisions rendues en 1998, dans lesquelles le Conseil d'Etat a fait sienne l'interprétation restrictive de la Cour de justice des communautés européennes, tant sur l'ouverture de la chasse au gibier d'eau à partir du 1 er septembre seulement 3( * ) que pour une fermeture générale de la chasse au 31 janvier tant pour le gibier d'eau 4( * ) que pour les oiseaux de passage.

Néanmoins, il convient de souligner, une fois encore, que les diverses juridictions administratives ont adopté des positions souvent fortement divergentes. Ainsi, les tribunaux administratifs d'Orléans et de Rouen ont débouté les associations requérantes, considérant qu'elles n'apportaient pas de preuve scientifique de nature à établir l'incompatibilité de la loi du 3 juillet 1998 avec la directive " Oiseaux ". En revanche, d'autres tribunaux ont considéré que la nouvelle rédaction de l'article L.224-2 du code rural issue de la loi du 3 juillet 1998 laissait encore subsister la compétence de l'autorité administrative pour fixer les dates d'ouverture et de fermeture de la chasse aux oiseaux migrateurs.

Cependant, la Cour administrative d'appel de Bordeaux 5( * ) a considéré que, si la loi du 15 juillet 1994 avait laissé un pouvoir d'intervention aux préfets, et que le refus de ces derniers d'intervenir pouvait être interprété comme une décision faisant grief, la loi du 3 juillet 1998, en revanche, avait privé les préfets de toute compétence s'agissant des dates de chasse aux oiseaux migrateurs. En conséquence, elle a estimé que les arrêtés préfectoraux fixant les dates d'ouverture et de fermeture pour la saison 1998-1999 n'avaient aucun caractère décisionnel et qu'ils n'étaient donc pas susceptibles de recours selon la jurisprudence constante du Conseil d'Etat 6( * ) .

Mais dans un arrêt du 3 décembre 1999 7( * ) , le Conseil d'Etat a réaffirmé la priorité des directives sur le droit national, en se référant à l'article 7 de la directive " Oiseaux ", tel qu'interprété par l'arrêt de la Cour de justice du 19 janvier 1994 . Il a ainsi jugé que la quasi totalité des dispositions de la loi du 3 juillet 1998 étaient incompatibles avec le droit européen.

L'arrêt du Conseil d'Etat soulève des questions à plus d'un titre. D'une part, il a jugé que les dates d'ouverture anticipée et de clôture temporaire de la chasse au gibier d'eau se trouvaient, en l'état des connaissances scientifiques, " dans leur quasi-totalité, incompatibles avec les objectifs de préservation des espèces fixés par la directive telle qu'interprétée par l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 19 janvier 1994 ". S'avérant ainsi inapplicables, il a considéré qu'elles ne pouvaient fonder le refus du ministre de faire droit à la demande des associations requérantes tendant à l'application de la directive. Ayant écarté l'application de la loi du 3 juillet 1998, le Commissaire du Gouvernement s'est alors fondé sur le premier alinéa maintenu de l'article L.224-2 du code rural, combiné à l'article R.224-6 du même code, qui dispose que " le ministre chargé de la chasse peut, par arrêté publié au moins vingt jours avant la date de sa prise d'effet, autoriser la chasse au gibier d'eau avant la date d'ouverture générale et jusqu'à celle-ci, en zone de chasse maritime, sur les fleuves, rivières, canaux... ". A ce titre, il a considéré que le ministre restait compétent pour fixer les dates d'ouverture anticipée de la chasse aux oiseaux d'eau, lui permettant ainsi de passer outre la volonté clairement affichée du législateur.

D'autre part, dans une décision rendue le même jour, le Conseil d'Etat 8( * ) a considéré que le refus du Premier ministre de prendre un décret sur le fondement de l'article 37-2 de la Constitution afin de déclasser la loi du 15 juillet 1994 ne constituait pas un acte de Gouvernement échappant à toute compétence juridictionnelle.

Cette position peut sembler d'autant plus audacieuse qu'un décret de déclassement d'une loi postérieure à 1958 ne peut intervenir qu'après un avis conforme du Conseil Constitutionnel.

Certes, il n'existe pas de définition générale de l'acte de gouvernement mais plutôt une liste d'actes, dont cependant toute une série concerne les rapports de l'Exécutif avec le Parlement. Il en est ainsi du refus de présenter une loi au Parlement ou encore un décret de promulgation d'une loi, qui sont des actes traduisant, selon le Conseil d'Etat, la participation directe du pouvoir exécutif à la mission législative, ce qui les fait échapper au contrôle du juge administratif. Mais, en l'espèce, le Conseil d'Etat a considéré que le décret de déclassement d'une loi, nonobstant l'avis du Conseil Constitutionnel, ne relevait pas de la participation directe du pouvoir exécutif à la mission législative et qu'il devait être rattaché à l'exercice du pouvoir réglementaire relevant d'une " mission administrative ", soumise, elle, au contrôle du juge administratif.

Le Conseil d'Etat n'a pas considéré que l'intervention du Conseil Constitutionnel pouvait justifier en soi l'application de la théorie de l'acte de gouvernement, et il a jugé, en outre, que le risque de voir les deux juridictions adopter des positions divergentes sur un même décret de déclassement d'une loi était minime, et ne lui interdisait pas de se déclarer compétent.

Cette application de la théorie de l'acte détachable n'apparaît pas pleinement justifiée sur le fond et elle affaiblit encore un peu plus le pouvoir législatif.

En définitive, ce n'est pas la directive elle-même, mais l'interprétation de plus en plus restrictive qu'en donnent les juridictions tant européenne que nationale qui pose problème. La Commission européenne ayant pris acte de cette interprétation et mis en demeure la France de s'y conformer, il apparaît donc indispensable de revoir la législation communautaire, en étroite concertation avec nos partenaires européens.

Une fois encore, il convient de rappeler que toute disposition relative aux périodes de chasse, qu'elle soit d'ordre législatif ou réglementaire -et là-dessus la Commission européenne laisse entière liberté aux Etats membres-, devra s'appuyer sur des considérations scientifiques fiables.

Il ne saurait être question, au nom d'un principe de précaution qui ne se justifie pas pour interpréter la directive sur la conservation des oiseaux sauvages, de se satisfaire d'une date unique de fermeture de la chasse aux oiseaux migrateurs sur l'ensemble du territoire national.

Les chiffres disponibles -à interpréter il est vrai avec précaution- sur les populations de certains oiseaux migrateurs témoignent d'un accroissement très significatif depuis vingt ans.

POPULATIONS D'OISEAUX D'EUROPE DE L'OUEST

 

1979

1997

Vanneau huppé

(Vanellus vanellus)

2 millions

7 millions (de nicheurs !)

Bécassine des marais

(Gallinago gallinago)

1 million

20 millions (de nicheurs !)

Pluvier doré

(Pluvialis apricaria)

1 million

1,8 million (stable)

Sarcelle d'été

(Anas querquedula)

500 000

2 millions

Bernache cravant

(Branta bernicla bernicla/npn chassée)

130 000

300 000 (en augmentation)

Oie rieuse

(Anser albifrons albifrons)

80 000 (1967)

600 000 (en augmentation)

Source : Fondation internationale pour la sauvegarde de la Faune

Plus précisément et s'agissant des preuves scientifiques à apporter pour étayer les choix faits au niveau national, les seules observations " scientifiques " des mouvements d'oiseaux ne suffisent pas. Il faut les apprécier à la lumière d'un faisceau d'indices pour qualifier la nature de ces mouvements.

Bien plus, au-delà des observations fournies pour les scientifiques, il appartient au pouvoir politique qui, certes, les prend en compte d'arrêter un dispositif compatible avec les exigences spécifiques des territoires concernés.

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