III. UN DÉBAT INACHEVÉ SUR LE PARTAGE DES USAGES DE LA NATURE
A
l'occasion de l'examen du projet de loi relatif à la chasse, se repose
avec encore plus d'acuité le débat sur le partage des usages de
la nature. En effet, plusieurs dispositions du projet de loi, telles celles
relatives à la compatibilité entre l'exercice de la chasse et les
usages non appropriatifs de la nature, à l'interdiction de la chasse le
mercredi ou enfin à la présence des ours de Slovénie sur
des territoires de pastoralisme extensif relèvent de ce débat
très important.
Il s'agit en réalité d'une question qui dépasse
très largement la stricte réglementation de la chasse et qui
traduit l'évolution du rôle joué par l'espace rural.
D'autres projets de loi récents, tel celui sur le sport, posent des
questions comparables, s'agissant des dispositions tendant à favoriser
le développement des sports de nature.
En effet, depuis 1950, la multifonctionnalité de l'espace n'a
cessé de s'accentuer : l'espace consacré à
l'agriculture a diminué du quart au profit de l'urbanisation, des
infrastructures routières, des parcs naturels, des chemins de
randonnée ou encore des stations de ski et autres utilisations de
loisirs. L'espace rural est de plus en plus dédié aux loisirs des
citadins. Le rapport sur les territoires périurbains de M. Gérard
Larcher a consacré à ces questions d'importantes analyses et
propositions.
En dehors des espaces publics, cette situation, ce développement des
nouvelles utilisations de l'espace rural et l'explosion des sports de pleine
nature ont des incidences directes pour les propriétaires privés,
qui se trouvent être les premiers concernés par ces nouvelles
activités exercées sur leurs terrains.
La plupart des utilisateurs occasionnels de l'espace rural considèrent
celui-ci comme entièrement libre d'accès et ne font aucun cas de
la question de la propriété du terrain et du respect de celle-ci
en demandant l'autorisation de passage au propriétaire.
Cette question de la propriété resurgit pourtant avec une grande
vigueur dès lors qu'il s'agit de réparer les conséquences
d'un dommage et de trouver un responsable.
En effet, l'article 1384 du Code civil, fondement de la
responsabilité du fait des choses inanimées, dispose que
l'" on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son
propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des
personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa
garde ".
Cet article, tel qu'interprété par la jurisprudence, institue
donc une présomption simple de responsabilité du fait des choses
inanimés. Il convient de noter qu'il s'agit sinon d'une
responsabilité sans faute, du moins d'une présomption de faute
pour le gardien de la chose qu'est le propriétaire.
Sur ce fondement, les propriétaires privés peuvent se trouver
assignés en responsabilité par les utilisateurs de leurs
propriétés et ce régime de la responsabilité du
fait des choses inanimées peut s'avérer dans la pratique
extrêmement sévère pour les propriétaires
privés de bonne foi.
Ainsi, on peut citer un arrêt récent de la deuxième chambre
civile de la Cour de Cassation en date du 18 décembre 1995,
à propos du décès d'une personne participant à une
promenade organisée par une association à la suite d'une chute
mortelle dans les douves d'un château en ruine.
Dans un premier temps, la Cour d'appel avait considéré, pour
rejeter la demande formée contre le propriétaire, que le
promeneur avait délibérément transgressé
l'interdiction d'entrer à l'intérieur de la
propriété privée et que cette imprudence était
directement à l'origine du préjudice subi.
Mais la Cour de Cassation a cassé cette décision au motif qu'il
convenait de se demander si la faute commise par le promeneur était
imprévisible et insurmontable, et ce malgré la présence de
barrières interdisant l'accès des lieux et les mentions
d'interdiction de pénétrer.
La preuve de cette faute imprévisible et insurmontable est pratiquement
impossible à rapporter d'autant que, l'information faite au public par
voie d'affichage -même très dissuasive- ne semble pas être
en mesure de fonder une quelconque responsabilité de la victime. Rien ne
semble donc pouvoir exonérer le propriétaire de sa
responsabilité sur les choses inanimées.
Cette situation, née d'une application stricte et constante d'un texte
ancien, n'est plus adaptée à l'évolution rapide des modes
d'utilisation de l'espace rural. Si rien ne vient la faire évoluer, la
tentation sera grande pour les propriétaires de faire usage du droit de
se clore que leur confère l'article 647 du Code civil, afin de se
préserver des risques inhérents à l'accès des
propriétés. Mais cette pratique n'est, à l'évidence
pas satisfaisante car elle induit à un décalage encore plus grand
entre usagers de l'espace rural et propriétaires.
Elle ne peut conduire qu'à une diminution importante des surfaces
disponibles et aménagées pour satisfaire la demande des
" consommateurs de nature ", à un désengagement des
propriétaires qui se voient retirer jusqu'à l'usage de leurs
biens par le développement du sentiment de libre accès des
propriétés.
Dans un souci d'aménagement de l'espace rural, de couverture des risques
et dans le cadre d'un consensus à dégager entre les
propriétaires et les utilisateurs de l'espace, il conviendrait
plutôt de redéfinir les conditions du partage des
responsabilités et de revenir à une responsabilité du fait
originel.
Ainsi, l'intrusion d'un promeneur dans une propriété privé
pourrait être considérée comme un fait imprévisible
générateur de responsabilité pour le promeneur, dès
lors qu'il n'a pas reçu l'autorisation du propriétaire.
Ce partage de la responsabilité aurait comme avantage induit de
responsabiliser l'ensemble des utilisateurs de l'espace rural.
Plutôt que de traiter de ce sujet fondamental pour l'avenir de l'espace
rural, de façon partielle et arbitraire, à l'occasion de tel ou
tel projet de loi traitant d'une question particulière, il conviendrait
sans doute de mener une réflexion globale pour proposer une solution
d'ensemble pour faciliter le développement de ces nouvelles pratiques
qui induit la fiscalité, la responsabilité du fait des choses,
l'indemnisation et la contractualisation.