V. L'ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL : LA RECHERCHE D'UN NOUVEL ÉQUILIBRE

Utilisant l'expression qui désignait la rivalité entre les empires britannique et russe au XIXe siècle en Asie centrale, certains évoquent aujourd'hui le retour du « grand jeu » dans la région à propos des luttes d'influence auxquelles se livrent la Russie et les Etats-Unis.

Ce raccourci historique ne tient pas compte de l'émergence des nouvelles républiques et, singulièrement, du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan comme acteurs autonomes sur la scène internationale .

Indépendance et souveraineté auront été deux maîtres mots de nos interlocuteurs à Tachkent et Astana. Ces priorités n'inclinent pas, pour l'heure, les autorités des deux pays à privilégier une coopération régionale dont l'intérêt ne manquera pas cependant, à terme, de s'imposer. Le souci d'indépendance n'a pas conduit toutefois ces pays à ignorer leur vulnérabilité : conscients de leurs faiblesses, mais attachés à la défense de leur souveraineté, ils cherchent à bâtir un nouvel équilibre avec les puissances -grandes et moyennes- qu'intéresse cette région.

A. LE PRIMAT ACCORDÉ À LA CONSTRUCTION DE L'INDÉPENDANCE SUR LA COOPÉRATION RÉGIONALE

1. Les instruments de souveraineté : la mise en place progressive d'une politique de défense autonome

L'Ouzbékistan et le Kazakhstan ont su se doter d'un instrument militaire autonome ; l'un et l'autre ont entrepris une large restructuration du dispositif hérité de l'époque soviétique ; toutefois, le premier a pu s'affirmer comme la principale puissance militaire en Asie centrale, tandis que le second demeure encore, pour une part, tributaire du soutien de la Russie.

. Le Kazakhstan : l'alliance russe

La politique de défense du Kazakhstan est marquée par deux traits principaux : le maintien de liens privilégiés avec Moscou qui apparaît comme le meilleur garant des frontières d'un territoire immense ; la mise en oeuvre d'une réforme de l'appareil de défense sur le long terme.

Après son accession à l'indépendance, le Kazakhstan s'était d'abord déclaré partisan de forces armées unies constituées dans le cadre de la Communauté des Etats indépendants (CEI), avant de se résoudre, devant l'échec de cette entreprise, à fonder un système de défense national. Il a toutefois préservé des relations étroites avec la Russie dans le cadre de la CEI (adhésion au traité de sécurité collective conclu le 15 mai 1992) mais aussi d'accords bilatéraux où l'expression « intégration militaire » apparaît fréquemment. Ces liens ont certainement facilité le transfert -achevé en avril 1995- vers la Russie, de tout l'armement nucléaire stationné sur le territoire kazakh. En mars 1994, le Kazakhstan avait renoncé à son statut nucléaire. La base d'essais nucléaires de Semipalatinsk a été désaffectée et un centre chargé du « contrôle écologique » y a été mis en place comme nous l'a indiqué le vice-ministre de la défense, M. Posperov.

Ce pays a toutefois manifesté un certain souci de diversification de ses partenaires dans le domaine de la défense en se tournant vers la Chine et l'occident.

Les forces armées kazakhes ont été créées le 9 mai 1992 sur la base des unités de la quarantième armée soviétique installée sur le territoire du Kazakhstan. Composées de 34 000 hommes environ, elles se répartissent entre les forces à vocation générale (20000 hommes équipés -hors matériels stockés- de 1 300 chars de combat, 15 000 véhicules blindés de combat et 1 000 pièces d'artillerie), les forces aériennes (7 000 hommes dotés de 350 avions de combat et de 4 régiments d'hélicoptères) et les unités de défense antiaérienne (7 000 hommes).

Depuis 1998, les forces armées sont engagées, à l'initiative du Président Nazarbaev, dans une profonde réforme qui s'échelonnera jusqu'en 2030 :

- de 1998 à 2005, mise en place d'un nouveau cadre légal, professionnalisation progressive et, parallèlement, jusqu'en 2003, restructuration des forces armées et mise en place de quatre régions militaires ;

- de 2006 à 2015, modernisation des équipements ;

- de 2016 à 2030, optimisation des structures.

Les moyens budgétaires (1 % du PIB, soit 200 millions de dollars en 2001), jusqu'à présent, n'apparaissent toutefois pas à la mesure des besoins requis par cette réforme, et ne permettent pas, du moins à court terme, comme l'a d'ailleurs admis devant nous le vice-ministre de la défense, d'envisager le passage à une armée de métier.

. L'Ouzbékistan : première puissance militaire de l'Asie centrale

L'environnement immédiat de l'Ouzbékistan, caractérisé par la relative instabilité des régions voisines (Afghanistan et Tadjikistan) et la présence de mouvements islamistes, explique sans doute la priorité accordée par ce pays à sa politique de défense.

La politique de défense ouzbèke fait apparaître trois grands axes : « nationalisation » des personnels, réduction des effectifs et réorganisation du système de défense.

- la nationalisation des personnels

L'Ouzbékistan a créé dès 1994 une académie militaire , la première de ce type en Asie centrale, ; il a également demandé aux pays occidentaux, principalement aux Etats-Unis, un appui à la formation des cadres. Ces initiatives ont porté leurs fruits : de 1992 à 1996, la part de personnels d'ethnie ouzbèke est passée de 6 % du corps des officiers à 80 %.

- la réduction des effectifs

Le plan d'évolution des effectifs a conduit à une réduction de 15 000 personnes entre 1999 et 2000. Les forces comptent aujourd'hui 50 000 hommes répartis entre les forces armées terrestres (30 000 hommes dotés de 355 chars, 594 véhicules de combat blindés, 600 pièces d'artillerie), les forces aériennes (12 650 hommes dotés de 150 avions et d'une centaine d'hélicoptères) et les forces de défense aérienne (5 500 hommes)

- la réorganisation du système de défense

Face à la montée des tensions dans la région, l'Ouzbékistan a décidé de réorganiser son outil de défense : meilleure répartition des unités sur le territoire, professionnalisation, affranchissement progressif de la dépendance stratégique et matérielle vis-à-vis de Moscou. Ainsi, en 1999, cinq régions militaires ont été substituées aux trois corps d'armée. Cette organisation doit permettre de mieux coordonner les différentes unités chargées de la sécurité, de les responsabiliser en dotant les nouvelles structures de compétences jusque-là centralisées à Tachkent. Il convient de noter que le ministère de la défense a été confié, pour la première fois, en octobre 2000, à une personnalité civile , M. Goulamov, qui s'est également vu attribuer le commandement des forces du ministère de l'intérieur et des gardes-frontières, réforme sans précédent dans un pays de la CEI.

Sans doute l'accent doit-il être porté aujourd'hui sur les moyens financiers (le budget comprend deux volets : le premier, en monnaie non convertible, finance des achats sur le marché local, le second, en devises, est affecté aux achats ponctuels d'armement ; la majeure partie des achats d'équipement d'origine étrangère est toutefois réalisée sur des fonds réservés non budgétaires. Par ailleurs, comme l'a d'ailleurs souligné le ministre de la défense devant notre délégation, l'armée demeure dépendante de la Russie pour la maintenance et, dans une large mesure, pour le renouvellement de ses matériels. Enfin, l'effort de formation des cadres doit se poursuivre ; ce domaine ouvre d'ailleurs un vaste champ de coopération avec les pays extérieurs à la zone.

2. La nécessaire mais difficile mise en place d'une coopération régionale

Le souci d'indépendance que manifeste la mise en place d'instruments militaires autonomes a pu induire également une logique de différenciation des républiques d'Asie centrale les unes par rapport aux autres. Aussi bien, la dynamique actuelle marquée par l'affirmation de souverainetés, voire les rivalités interétatiques, ne paraît pas propice à une coopération régionale pourtant indispensable.

Si les sujets d'intérêt commun ne manquent pas, deux mériteraient plus particulièrement une approche commune : dans le domaine de la sécurité, la question afghane, dans celui de l'économie, la gestion de l'eau.

. La question afghane

Comme l'ont confirmé les plus hauts responsables politiques rencontrés par notre délégation, la situation de l'Afghanistan est au coeur des préoccupations du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan. Les incursions des mouvements islamistes depuis le territoire afghan, le développement du trafic de drogue et d'armes représentent en effet autant de facteurs d'instabilité à l'échelle de la région dans son ensemble. Les deux pays ont cependant adopté des positions différentes vis-à-vis de l'Afghanistan ; Astana n'a pas souhaité se désolidariser de la position intransigeante défendue par Moscou. Le ministre des affaires étrangères du Kazakhstan, M. Idrissov, nous a rappelé par ailleurs que le Président Nazarbaev avait demandé une réunion spéciale du Conseil de sécurité sur le problème afghan.

Tachkent promeut, pour sa part, une vision plus pragmatique , jugée mieux à même de lui permettre d'atteindre son objectif prioritaire -éviter que l'Afghanistan ne soit une base de subversion et un foyer de soutien aux rebelles ouzbeks. D'une part, l'Ouzbékistan appuie la recherche d'une solution négociée dans le cadre du « groupe 6 + 2 » 8 ( * ) ; d'autre part, il a manifesté la volonté de préserver les chances d'un dialogue avec les responsables talibans et les dirigeants pakistanais (visite du général Musharaf à Tachkent en décembre 2000, suivie d'un déplacement à Islamabad du ministre ouzbek des affaires étrangères). Le ministre des affaires étrangères, M. Komilov, nous a confirmé le souci de l'Ouzbékistan de maintenir des contacts avec les Talibans sans reconnaître cependant leur régime.

La question afghane nourrit certaines tensions entre l'Ouzbékistan et le Tadjikistan : malgré la présence de quelque 20 000 gardes-frontières russes chargés d'assurer la surveillance de la frontière tadjike, il semble en effet que les militants islamistes basés en Afghanistan empruntent souvent le territoire du Tadjikistan pour mener leurs incursions en Ouzbékistan. L'efficacité des contrôles exercés par les Russes a souvent été mise en cause ; selon le ministre de la défense ouzbek, ces difficultés ne sont pas imputables aux Russes -responsables d'une partie seulement de la frontière- mais à l'intégration d'anciens opposants islamistes tadjikes au sein des gardes-frontières à la suite des accords qui ont mis fin à la guerre civile. Interrogé par notre délégation sur les perspectives d'évolution de la situation en Afghanistan, M. Goulamov, a estimé que le principal responsable de la résistance aux Talibans, le commandant Massoud, ne serait pas vaincu. Il a noté la montée des divisions au sein de l'ethnie pashtoun sur laquelle s'appuyaient les Talibans et jugé que le pouvoir de Kaboul se maintenait grâce aux seuls appuis extérieurs.

. La gestion de l'eau

Les mauvaises conditions de gestion de l'eau à l'époque soviétique ont conduit à une catastrophe écologique majeure dans la « mer » d'Aral.

Considérée jusque dans les années soixante comme le quatrième plus grand lac du monde, fournissant chaque année quelque 40 000 tonnes de poisson, celle-ci a, depuis lors, perdu la moitié de sa surface, près de 20 mètres de sa profondeur et les trois quarts de son volume . Au début des années 50, près de 60 milliards de mètres cubes d'eau arrivaient dans la mer d'Aral contre 7 milliards aujourd'hui. Cette évolution présente des conséquences économique et humaine catastrophiques : la désertification des zones humides attenantes et le triplement du taux de salinité de l'eau ont pratiquement fait disparaître toute activité agricole et halieutique dans la zone, tandis que l'érosion éolienne, liée aux modifications climatiques, entraînait bien au-delà les dépôts salins chargés de pesticides. La situation sanitaire des populations demeurées dans cette région apparaît très préoccupante : le taux de mortalité infantile y est l'un des plus élevé du monde.

Cette situation résulte d'une planification soviétique qui a toujours davantage privilégié les critères quantitatifs aux dépens des aspects qualitatifs. Ainsi les objectifs de production agricole assignés à l'Asie centrale ont nécessité un système d'irrigation dont la mise en place a conduit à l'épuisement progressif des affluents des deux grands fleuves, le Syr-Daria et l'Amou Daria, qui alimentaient la mer d'Aral par le nord et par le sud.

Si les cinq pays de la région ont tenté d'enrayer ce sinistre en instituant, en 1993, un Fonds international pour la réhabilitation de l'Aral alimenté par des aides étrangères encore modestes, ils n'ont toujours pas accompagné cet effort d'une gestion plus rationnelle des eaux. L'Amou Daria, dont 29 % des eaux sont prélevées par le Turkménistan, a désormais cessé d'atteindre la mer. L'eau, loin d'être un facteur de coopération, apparaît plutôt comme un ferment de division.

Les nouvelles républiques ont en effet parfois la tentation d'utiliser cette ressource comme un moyen de pression sur leurs voisins. A titre d'exemple, les livraisons de charbon fourni par le Kazakhstan au Kirghizistan au cours de l'hiver 2000 n'ayant pas été honorées, Bichkek a réduit l'été suivant ses fournitures d'eau et d'énergie hydroélectrique à son voisin qui a répliqué en faisant obstacle au trafic routier... De même, l'Ouzbékistan qui suspend régulièrement ses livraisons de gaz au Kirghizistan, faute de remboursements, a été privé d'eau par mesure de rétorsion. Le Premier ministre ouzbek, M. Soultanov, a reproché au Kirghizistan, lors de l'audience qu'il nous a accordée, de faire de ses ressources en eau un produit marchand contrairement aux principes du droit international.

Une coopération apparaît d'autant plus indispensable que l'on observe aujourd'hui des indices inquiétants d'évolution climatique tels que la fonte de réserves glaciaires.

. Les enceintes de coopération régionale

La Communauté économique centre-asiatique (CECA) et le forum de Shanghaï constituent aujourd'hui les principales enceintes de coopération régionale.

- La communauté économique centre asiatique

La CECA, qui a été créée en 1994, réunit l'Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, avec pour objectif « l'approfondissement de l'intégration économique ». Cet objectif supposait notamment une réduction des droits de douane (mais non la mise en place d'un tarif extérieur commun). Le bilan de cette organisation apparaît encore modeste. Lors du dernier sommet de la CECA, en janvier 2001, le président Karimov a observé que plus de 250 documents signés au cours des dernières années n'avaient pas encore reçu un début d'application. Par ailleurs, la part du commerce régional entre les quatre pays membres s'est plutôt réduite : elle est passée de 14 % du total des échanges, en 1994, à 13 % quatre ans plus tard. Un infléchissement de ces tendances n'a pas encore été observé. Toutefois devant notre délégation, le ministre des finances du Kazakhstan, M. Essenbaev, s'est montré confiant dans l'avenir de cette coopération et dans la mise en place en particulier d'un système douanier commun.

En octobre 2000, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, la Russie et la Biélorussie ont décidé de former une Union économique eurasiatique afin de favoriser l'intégration économique.

- Le forum de Shanghai

Cette enceinte, créée en 1996, qui rassemble la Chine et les quatre Etats frontaliers issus de l'ex-URSS (Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) constitue actuellement le cadre le plus actif de coopération régionale. L'Ouzbékistan auquel était reconnu le statut d'observateur depuis 1998 intégrera le groupe comme membre à part entière en juin 2001.

Destiné d'abord à favoriser le règlement des conflits frontaliers, le forum a développé récemment une coopération dans les domaines politique, économique et de sécurité. Ce groupe a conservé un caractère informel. Son efficacité lui vient de la participation des deux grandes puissances de la région -la Chine et la Russie.

Aujourd'hui, les intérêts des pays d'Asie centrale apparaissent trop divergents, leurs options -diplomatiques, économiques- trop diverses, leurs ambitions trop souvent concurrentes pour favoriser une coopération régionale. Le secrétaire du conseil de sécurité du Kazakhstan s'est montré prudent sur les perspectives d'intégration régionale du fait de la disparité des régimes économiques et sociaux. L'objectif minimal -nous a-t-il affirmé- est de maintenir des relations pacifiques. A moyen terme, cependant, un rapprochement s'imposera sans doute, compte tenu de l'importance des sujets de préoccupation communs. La nouvelle diplomatie russe pourrait d'ailleurs constituer un vecteur des solidarités régionales.

* 8 Les six pays frontaliers, la Russie et les Etats-Unis.

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