B. DES FONDATIONS SOCIALES ÉBRANLÉES

Les difficultés financières rencontrées par les budgets publics dans les années de transition ont mis à mal l'ensemble des dispositifs sociaux dont bénéficiaient les Russes sous le régime précédent. L'effondrement de la protection sociale contribue à l'instauration d'une société à deux vitesses , dont une partie seulement est en mesure de s'acheter les biens sociaux désormais payants proposés par le marché.

Il en est ainsi du système de santé . Les structures médicales publiques se trouvent dans un état critique (vétusté des locaux, manque de matériel...). En outre, les soins que les entreprises dispensaient à leurs employés dans le cadre de l'action sociale sous le régime soviétique ont progressivement disparu. Pour être bien soigné, il faut désormais avoir les moyens de s'offrir les services très onéreux de cliniques privées et de médecins libéraux, qui sont bien souvent des médecins publics exerçant une activité complémentaire. Selon le témoignage des enseignants du lycée français de Moscou, les expatriés évitent de se faire soigner en Russie, tant en raison du coût prohibitif des soins que de leur manque de qualité .

Une des conséquences de cette dégradation du système sanitaire est la réapparition de maladies autrefois endiguées, comme la tuberculose. La situation dans les prisons russes est de ce point de vue préoccupante. Le milieu carcéral compterait 30.000 tuberculeux, dont un quart serait atteint de la forme incurable de cette maladie. En outre, 40.000 prisonniers seraient séropositifs.

Ayant pris conscience de la fragilisation de l'état sanitaire de la population, les pouvoirs publics affirment aujourd'hui vouloir réintroduire de véritables politiques de santé publique . L'une des priorités affichées est notamment la lutte contre l'alcoolisme.

La privatisation des biens sociaux est aussi à l'oeuvre dans le domaine de l'éducation . Le système scolaire public continue à bien fonctionner jusqu'à la fin des études secondaires, même si, en milieu rural, les absences des élèves réquisitionnés pour aider dans les fermes collectives sont encore courantes, marquant la poursuite d'une pratique qui avait cours sous l'ère soviétique. Mais l'enseignement supérieur évolue vers le privé . Seules les grandes universités d'Etat, accessibles à un petit nombre sur concours, sont gratuites. Les autres instituts publics sont désormais payants et posséder des « relations personnelles » bien placées devient déterminant pour pouvoir y accéder. Par ailleurs, on voit se développer des écoles supérieures privées dispensant des enseignements nouveaux (management, vente, communication...) sur le modèle anglo-saxon. Beaucoup de Russes critiquent cette évolution du système scolaire qui, basée sur une sélection par l'argent, conforte les inégalités sociales.

La situation dans laquelle se trouve le parc de logements rend, par ailleurs, compréhensible le sentiment d'abandon ressenti par une partie de la population. Dans les villes, un grand nombre d'immeubles construits à la hâte sous Khrouchtchev est vétuste et dégradé , comme ont pu le constater, au cours du déplacement, deux membres de la délégation qui se sont rendus dans un quartier populaire d'une ville de province. Lors de la privatisation qui, dans ce domaine, a consisté à donner les appartements à leurs occupants, rien n'a été entrepris pour organiser la gestion des parties communes, attribuées de fait aux municipalités, mais qui sont, le plus souvent laissées à l'abandon. Lorsque des rénovations sont entreprises, elles se traduisent par des coupures d'eau ou d'électricité hebdomadaires qui paralysent la vie d'un quartier. Selon le collectif d'enseignants qui a écrit à votre rapporteur, chaque secteur de Moscou subit obligatoirement chaque année une coupure d'eau chaude pendant un mois pour permettre l'entretien des canalisations.

Malgré la dégradation des équipements, les loyers sont très élevés, notamment dans la capitale, en raison de l'insuffisance du nombre de logements : « Même à 1.500 euros (par mois), les appartements sont le plus souvent dans des immeubles qui, en France, seraient considérés comme insalubres et ne se rencontrent que dans nos banlieues les plus sinistrées (murs couverts de tags, ascenseurs cassés, portes qui ne ferment plus, vitres cassées, mauvaises odeurs, SDF dormant dans l'entrée ...) ». La rareté des logements disponibles oblige souvent plusieurs générations à cohabiter sous le même toit. A Saint-Pétersbourg, on compte encore une proportion non négligeable d'appartements communautaires, dont les habitants partagent les cuisines et les sanitaires. Dans les campagnes, la situation n'est pas meilleure. Si la plupart des habitations sont reliées au réseau de gaz, c'est loin d'être le cas s'agissant de l'eau courante. Les isbas en bois, dont certaines sont pourtant si jolies à voir, sont en général inconfortables et mal équipées.

Enfin, au-delà de la fourniture de biens sociaux, la nostalgie des Russes concerne aussi, dans une certaine mesure, l'encadrement social que leur offrait le régime soviétique : loisirs, vie culturelle et associative imposée, notamment dans le cadre des « komsomols ». L'individualisme voire l'isolement dans lesquels les laisse la disparition de ces cadres sociaux est difficile à supporter. Tout relève désormais de l'initiative individuelle qui a parfois du mal à s'exercer.

C'est pourquoi l'espace laissé vacant donne parfois naissance à de nouvelles formes de contrôle social . Ainsi, les deux membres de la délégation à qui il a été donné de pénétrer dans un quartier populaire d'une ville de province ont été suivis par trois individus tout au long de leur parcours. Ce sont des « protecteurs » qui surveillent toute la vie sociale dans un secteur particulier, s'imposant comme des intermédiaires pour trouver un logement, un emploi, réglant le cas échéant les conflits et exerçant une certaine autorité sur l'ensemble des habitants.

Ainsi, l'effondrement des structures sociales et de la prise en charge par l'Etat laisse une partie de la société russe dans une situation matérielle difficile , qui leur fait souvent regretter un régime pourvoyant gratuitement à leur bien-être, un « âge d'or » qu'elle magnifie en en oubliant certains aspects (files d'attente devant les magasins...).

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