c) La portée limitée du décret de 1977

Le plus important est sans doute que la réglementation de 1977 s'est malheureusement révélée peu efficace.

D'une part, en effet, - et c'est un paradoxe apparent -, le décret de 1977 a eu un effet démobilisateur .

Ce fut le cas notamment à Jussieu, où les personnels s'étaient pourtant beaucoup impliqués, pour des raisons exposées par M. Henri Pézerat, au cours de son audition : « Pourquoi la crise a-t-elle diminué d'intensité de 1980 à 1993 ? Ceci s'explique par les mesures qui ont été prises pour limiter l'amiante dans le milieu industriel. Je pense, en particulier, au décret de 1977. Dès lors, les syndicats ouvriers, qui s'étaient joints à l'action de l'intersyndicale de Jussieu pour remettre en cause l'usage de l'amiante, se sont bornés à demander l'application du décret de 1977. [...] Les scientifiques universitaires, à partir de la fin des années 1970, se sont retrouvés totalement isolés. Il devenait inutile de poursuivre la démarche du « collectif Jussieu » que nous avions constitué. Nous avions le sentiment que plus personne ne nous écoutait ».

Dans les entreprises, dès lors que cette réglementation avait été édictée, certains salariés s'estimaient à l'abri et ne prenaient aucune précaution particulière.

D'autre part, le décret de 1977 a été mal appliqué .

Le professeur Patrick Brochard a insisté sur le fait que cette réglementation aussi insuffisante qu'elle ait été, n'a de toute façon pas été respectée, rappelant que, dans les chantiers navals, par exemple, les niveaux d'exposition constatés étaient de 100 à 1.000 fois supérieurs à ceux fixés par les normes.

Le ministère du travail n'ignorait d'ailleurs pas la médiocre application de cette réglementation.

M. Jean-Luc Pasquier écrivait ainsi, en octobre 1981, dans la revue du ministère du travail, Echange Travail , que « deux ans après son entrée en application effective, le décret n° 77-949 du 17 août 1977 a permis d'améliorer les conditions de travail des salariés concernés. Mais des difficultés subsistent. Le décret n'est pas entré en application partout où il devrait l'être : certaines entreprises échappent encore au contrôle. Un problème important devra également un jour être résolu : celui du recyclage de l'air filtré dans les ateliers. Pour des raisons compréhensibles d'économie d'énergie, l'air filtré recyclé charge l'atmosphère des lieux de travail de très fines particules (fibrilles élémentaires d'amiante) : on peut évidemment se demander si dans de telles circonstances, la validité de la norme comme indice de prévention est conservée ».

Dans une circulaire du 15 avril 1983 relative à l'application du décret du 17 août 1977, adressée aux directeurs régionaux et départementaux du travail et de l'emploi et aux inspecteurs du travail, M. Jean-Luc Pasquier notait également qu'un premier bilan d'application du décret « montre qu'en 1979, seules les entreprises de première transformation de l'amiante avaient, semble-t-il, compris, assimilé et appliqué les principales dispositions du décret ». Il poursuivait : « En tout état de cause, les enseignements tirés de ce premier bilan sont suffisamment riches pour qu'il soit nécessaire d'actualiser et de compléter les données. En particulier, ce premier bilan qui a permis de recenser quelque 200 entreprises utilisatrices d'amiante, n'a pas apporté de réponse sur les utilisateurs occasionnels de produits à base d'amiante. La connaissance du risque dans des secteurs d'activité tels la réparation automobile ou la construction reste encore très imparfaite. De même, dans des domaines comme ceux de la démolition des bâtiments, les travailleurs sont soumis à un risque d'exposition non négligeable qui, semble-t-il, n'est pas actuellement évalué ».

Mme Martine Aubry, a expliqué que, lorsqu'elle était directrice des relations du travail, « le décret de 1977 a été pour [elle] et [ses] collaborateurs une préoccupation constante et c'est ainsi que des dizaines de textes concernant l'amiante [...] ont été pris entre 1984 et 1987, allant de l'interdiction du recours au travail temporaire pour les travaux exposant aux poussières d'amiante, en février 1985, jusqu'à des mesures de protection individuelle et collective de toute nature ». Elle a conclu sur ce point : « Quand on dit, sur ces problèmes [...] , qu'on ne s'en est pas occupé et que tout le monde les a ignorés, je réponds que ce n'est pas vrai : même à cette époque, nous prenions les textes que nous croyions efficaces et suffisants ».

Cette argumentation n'avait pas convaincu le Conseil d'État.

Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement, notant que « le gouvernement soutient que cette politique [l'usage contrôlé de l'amiante] était adaptée aux connaissances scientifiques du moment et a été durcie au fur et à mesure que d'autres connaissances étaient acquises », a réfuté ces moyens. D'abord, « en France, de 1975 à 1995, il n'y a pas eu davantage d'études scientifiques demandées aux instituts de recherche publique et notamment à l'INSERM et au CNRS, voire l'INRETS sur les propriétés de cette fibre et ses effets sur la santé, que par le passé. Il n'y a eu aucune enquête de l'inspection du travail diligentée auprès d'entreprises susceptibles d'être concernées par les mesures imposées par le décret de 1977 ». Ensuite, « la politique d'usage contrôlée, si elle était peut-être efficace dans les usines modernes, n'était pas adaptée à tous les autres endroits où, compte tenu de la diffusion de produits amiantés dans l'environnement, des ouvriers étaient amenés à travailler sur des produits contenant de l'amiante ou dans un environnement qui, à un moment, avait été isolé ou protégé avec de l'amiante ».

Le Conseil d'État a sérieusement contesté la qualité des mesures effectuées en application du décret de 1977 : « On voit que la mesure par microscope de la concentration moyenne de fibres d'amiante sur 8 heures de travail était radicalement inadaptée pour ces salariés ».

Une telle affirmation pourrait paraître un peu facile à avancer rétrospectivement. Pourtant, le caractère applicable du décret de 1977 a été contesté dès cette époque . Ainsi, dans leur ouvrage de 1977, Danger amiante 34 ( * ) , les chercheurs de Jussieu notaient que « le défaut principal de la norme définie comme une moyenne dans le temps est que cela permet les pires abus : par exemple, une machine très polluante fonctionnant deux heures par jour et polluant tout un atelier, peut très bien respecter la norme ». Ils écrivaient également : « Le chargement des machines, s'il a lieu seulement deux ou trois fois par jour, peut se faire aussi salement que l'on veut : la norme en moyenne sera respectée, vu le court laps de temps pendant lequel le travail a lieu ». Ainsi, le système des moyennes sur 8 heures que le décret de 1977 avait mis en place pour mesurer le risque n'était pas adapté pour saisir les pics d'empoussièrement que les experts considéraient comme une des principales causes des pathologies de l'amiante.

Mme Martine Aubry a estimé que le ministère du travail avait, à l'époque, « multiplié les avancées réglementaires ». La mission ne peut que constater que cette « multiplication » est intervenue dans un contexte qualifié par certains sociologues de « longue période muette ».

« Une longue période muette (1980-1994) »

Dans leur ouvrage précité, MM. Francis Chateauraynaud et Didier Torny notent qu'« entre 1980 et 1994, le front de l'amiante ressemble un peu à ces drôles de guerres dont on finit par se convaincre qu'elles n'auront jamais lieu ».

Ils avancent deux hypothèses pour expliquer le silence qui a entouré le dossier de l'amiante entre la publication du décret du 17 août 1977 et la médiatisation d'un certain nombre d'« affaires » au milieu des années 1990 :

« - la première consiste à mettre en évidence une sorte de « trou configurationnel » qui marque précisément la période des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix : on enregistre en effet une chute de potentiel de la critique sociale et des formes de luttes politiques qui avaient porté le dossier de l'amiante dans les années soixante-dix. Ce « trou configurationnel » a été entretenu par une des caractéristiques majeures des dégâts sanitaires causés par l'amiante : le temps de latence entre l'exposition du corps humain et le développement des pathologies portant sa signature ;

« - la seconde hypothèse recoupe assez facilement la précédente : elle met l'accent sur l'absence de savoir-faire collectif en matière de traitement cognitif des alertes et sur la faible existence politique et médiatique des lanceurs d'alerte encore largement identifiés à des dénonciateurs ». A cet égard, les auteurs estiment qu'après la retombée de la mobilisation, « la plupart des protagonistes semblent remis dans une situation de confiance où l'État pallie aux dysfonctionnements, remplissant sa fonction première de garant de la sécurité des biens et des personnes. Du point de vue du lanceur d'alerte, il s'agit là d'un piège institutionnel ».

Pourtant, les alertes locales ont existé en France au cours de ces années de « mise en sommeil » du dossier : en 1980, mairie de Montpellier ; en 1985, centre de tri de Saint-Lazare et mine d'Anglade, en Ariège ; en 1989, centre international de recherche sur le cancer à Lyon et tour Beaulieu à Nantes ; en 1990, prison de Fleury-Mérogis ; en 1991, école de Marcouville à Pontoise. Mais ces alertes n'ont jamais atteint un niveau national et n'ont pas permis de créer les conditions propices à la dénonciation publique d'un « scandale ».

Ces deux sociologues rappellent également que « la dénonciation de l'amiante était fortement liée au dévoilement des conditions sociales des travailleurs les plus exposés. Les maladies déjà répertoriées concernaient avant tout des ouvriers et ressemblaient, comme la silicose, à une « maladie de classe » engendrée par l'exploitation capitaliste... ».

S'agissant, enfin, de la transposition en droit français des directives communautaires réduisant la valeur d'exposition 35 ( * ) , le juge administratif a considéré que la question du délai de transposition, qui a été quasiment respecté, n'était pas essentielle. En effet, le tribunal administratif de Marseille, dont le jugement a été confirmé par la cour administrative d'appel de Marseille puis par le Conseil d'État, a ainsi retenu la responsabilité pour faute de l'État pour l'intervalle allant du 1 er janvier 1987, date limite de transposition de la directive 83/477/CEE, au 27 mars 1987, date de la transposition effective 36 ( * ) . Surtout, il a jugé que la responsabilité de l'État est engagée dès lors que celui-ci a connaissance, par les directives communautaires, de l'inadaptation des seuils nationaux en vigueur, « sans qu'il soit utile de rechercher si le délai laissé par la France a été respecté ».

* 34 Editions Maspero.

* 35 Directives du 19 septembre 1983 et du 25 juin 1991.

* 36 La directive du 25 juin 1991, en revanche, a été transposée le 6 juillet 1992, soit avant le délai limite du 1 er janvier 1993.

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