D. L'IMPOSSIBILITÉ DE CRÉER OU D'AGGRAVER UNE CHARGE PUBLIQUE

En application de l'article 40 de la Constitution, l'adoption d'un amendement parlementaire ne peut avoir pour conséquence la création ou l'aggravation d'une charge publique . Ce principe appelle plusieurs commentaires liminaires.

La notion de charge publique recouvre tout d'abord une réalité plus large que celle des dépenses stricto sensu imputées aux personnes publiques, et englobe les droits que des tiers détiennent sur ces personnes ou les compétences qu'elles exercent et les missions dont elles s'acquittent. On observe, au demeurant, que ces déclinaisons de la notion de charge se cumulent fréquemment au sein d'un même amendement, la création d'une compétence ou l'institution d'un droit se traduisant le plus souvent par l'engagement de dépenses.

En deuxième lieu, la charge publique sera constituée dès lors que l'amendement en ouvrira la possibilité juridique . Par conséquent, ne sont pas opposables les raisonnements faisant valoir, entre autres, le caractère facultatif du dispositif proposé ou l'absence de certitude que ce dispositif se traduise dans les faits par une charge supplémentaire.

Enfin, le fait que l'article 40 de la Constitution mentionne une charge publique et non les charges publiques interdit à l'auteur de l'amendement de compenser la création ou l'aggravation d'une telle charge par la diminution d'une autre ou par l'augmentation d'une ressource publique. En pratique, il résulte de cette impossibilité de « gager » que la totalité des amendements déclarés irrecevables le sont en tant qu'amendements « de charge ».

1. Les cas d'irrecevabilité caractérisée

En application des règles qui viennent d'être mentionnées, il est possible d'établir, à l'usage des auteurs d'amendements, une première « typologie » des cas les plus répandus d'irrecevabilité prononcée sur le fondement de la création ou de l'aggravation d'une charge publique.

a) Les dotations publiques

Parmi les cas d'irrecevabilité les plus aisément décelables figurent tout d'abord les amendements visant les dotations et subventions attribuées par une personne publique, dans la mesure où ceux-ci se traduisent directement par un supplément de dépenses.

Ne peuvent donc être le fruit d'une initiative parlementaire :

1) les amendements instituant une subvention nouvelle, en prévoyant par exemple que des « crédits spécifiques » seraient attribués à certains établissements de santé afin de permettre le financement de l'intégration du temps de garde dans le temps de travail des médecins ;

2) les amendements augmentant des dépenses existantes, tels que ceux prévoyant la majoration de la participation financière de l'Etat au Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante.

b) Les droits détenus par les administrés sur une personne publique

Ainsi qu'il a été indiqué, la notion de charge publique englobe les droits que les administrés peuvent détenir sur une personne publique, et notamment les droits à diverses prestations ou allocations.

Sont par conséquent irrecevables les ouvertures de droits nouveaux constituées, par exemple, lorsqu'un amendement parlementaire crée ou étend un droit à un revenu d'existence individuel d'un montant égal au seuil de pauvreté.

Une aggravation de charge est également identifiée :

1) en cas d' élargissement du champ des bénéficiaires ou d'assouplissement des conditions d'application de certains dispositifs créateurs de droits . J'ai ainsi été contraint de déclarer irrecevables des amendements abaissant de 25 à 18 ans l'âge minimal requis pour bénéficier du revenu minimum d'insertion, ou supprimant une participation forfaitaire à la charge des accidentés du travail ;

2) en cas d'accroissement de la durée d'application de tels dispositifs . Des amendements qui anticipent l'entrée en vigueur de la revalorisation de la retraite des anciens combattants ou prolongent la durée légale du congé de maternité pour les salariées ayant eu au moins deux enfants sont donc contraires à l'article 40 de la Constitution.

c) Les créations de structures ayant vocation à dépenser

Les créations de structures publiques nouvelles auxquelles sont confiées des missions et des moyens sont également irrecevables :

1) d'abord parce que cette création peut en elle-même être coûteuse . Un amendement qui prévoit la fusion d'Electricité de France, Gaz de France et des gestionnaires de réseaux de transports et de distribution en un « pôle public de l'énergie » ayant le statut d'établissement public industriel et commercial conduirait par exemple l'Etat à racheter les actions qu'ils ne détient pas ;

2) ensuite parce que les structures ainsi créées auront inévitablement vocation à dépenser .

Il en va notamment ainsi des amendements portant création de « fonds » publics, et j'ai été amené à déclarer irrecevable un amendement créant quatre fonds de co-développement régional pour la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion, dont il était de surcroît précisé qu'ils étaient alimentés par « des crédits de l'Etat » ou des « dotations du département , de la région , de toute autre collectivité publique ou de tout organisme public ».

De la même manière, il ne m'a pas été possible d'accepter le dépôt d'un amendement ayant pour objet d'accroître le nombre des délégations territoriales d'un établissement public, en l'occurrence la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE).

d) Les modifications apportées aux compétences des personnes publiques

Sont incluses dans la notion de charge publique les compétences des personnes publiques. Aucun amendement parlementaire ne saurait donc attribuer de compétences nouvelles à une telle personne, que ces compétences soient générales ou prennent la forme d'une mission ponctuelle .

Sur ce fondement, j'ai déclaré irrecevables :

1) un amendement attribuant aux départements et aux régions une compétence d'aménagement et d'exploitation des installations hydroélectriques ;

2) un amendement imposant la réalisation d'un diagnostic amiante préalablement au transfert aux universités de la propriété de leurs biens immobiliers.

Les compétences d'une personne publique ne peuvent pas davantage être élargies que créées. A ainsi été déclaré irrecevable un amendement étendant les missions du Centre national de la fonction publique territoriale et des centres de gestion à la prise en charge des fonctionnaires territoriaux privés d'emploi à la suite de la cession du patrimoine d'un office public de l'habitat. Si, en l'espèce, l'irrecevabilité résulte de l'élargissement du champ des prérogatives de la personne publique, il en serait de même d'un amendement portant extension du ressort territorial sur lequel ces prérogatives s'exercent.

Est également irrecevable tout amendement visant à contraindre une personne publique à consacrer une fraction déterminée de ses ressources à une compétence identifiée . Ce « fléchage » de ressources s'analyse en effet soit comme une création de compétence dans les cas où les missions vers lesquelles les ressources sont fléchées n'existaient pas auparavant, soit comme une aggravation de charge en introduisant un élément de contrainte supplémentaire au détriment de la personne publique censée arbitrer entre les différents postes de son budget. Cette règle m'a amené à refuser le dépôt d'un amendement obligeant les départements d'outre-mer à consacrer 5 % du produit des droits de consommation sur les produits du tabac qu'ils perçoivent vers des actions de prévention et de lutte contre le tabagisme.

Enfin, et bien que l'article 40 n'évoque pas littéralement cette hypothèse, tout transfert de compétence entre personnes publiques est irrecevable, dans la mesure où il se traduit par une création de charge pour la personne destinataire du transfert. Ce principe s'applique sans exception, entre personnes publiques de catégories égales ou différentes, et quand bien même l'auteur de l'amendement ferait valoir qu'un tel transfert permettrait au nouveau titulaire de la charge de l'assumer à moindre coût. Un amendement parlementaire ne peut donc ni « recentraliser » le service du RMI en revenant sur sa décentralisation vers les départements, ni confier aux services fiscaux de l'Etat la gestion de la redevance d'enlèvement des ordures ménagères, tâche normalement assumée par les collectivités territoriales ayant institué le prélèvement.

On notera enfin que le caractère expérimental d'un transfert de compétence ne l'exonère en rien de l'irrecevabilité financière. Le dépôt n'a ainsi pas été admis d'un amendement prévoyant que l'Etat pouvait, à titre expérimental, conférer à la région la mission d'établir une carte régionale des formations professionnelles post-bac jusqu'au niveau licence.

e) Les dispositions intéressant l'emploi public

Les dispositions intéressant l'emploi public ont été à l'origine de plusieurs amendements contraires à l'article 40 de la Constitution. A cet égard, un certain nombre de principes peuvent être développés, de nature à prémunir les auteurs d'amendement contre l'irrecevabilité de leurs initiatives dans ce domaine.

En premier lieu, tout recrutement opéré par une personne publique, qu'il concerne des agents titulaires ou non, est constitutif d'une création de charge. A tout emploi s'attachent en effet des dépenses (de rémunération) et des droits détenus par l'agent public sur son employeur (droits à pension notamment). Un amendement parlementaire n'est, par conséquent, pas conforme à l'article 40 de la Constitution lorsqu'il prévoit que le contrôleur général des lieux de privation de liberté peut recruter des collaborateurs pour former son cabinet ou des fonctionnaires et agents non titulaires pour les services placés sous son autorité.

De la même manière un amendement parlementaire ne peut prévoir la titularisation d'agents contractuels. En effet, les droits attachés au statut de fonctionnaire titulaire étant plus étendus que ceux des agents non titulaires, toute titularisation est constitutive d'une aggravation de charge.

f) Le cas des charges futures, éventuelles et de trésorerie

Ainsi qu'il a déjà été mentionné, un amendement est déclaré irrecevable dès lors qu'il ouvre la possibilité juridique de créer ou d'aggraver une charge publique.

Cette définition conduit à inclure dans le champ de l'irrecevabilité les amendements créant une charge future , en augmentant par exemple le délai de prescription des demandes d'indemnisation adressées au fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA). L'immédiateté des effets possibles d'un dispositif sur une charge publique n'est ainsi pas une condition nécessaire de leur irrecevabilité.

Il en va de même des amendements créant une charge facultative . Est donc irrecevable un amendement ouvrant aux collectivités ou établissements publics la simple faculté d'étendre à l'ensemble de leurs agents un complément de rémunération déjà accordé à la majorité d'entre eux. Un tel amendement crée en effet la possibilité juridique d'une charge supplémentaire, quand bien même les personnes publiques visées pourraient choisir de ne pas prendre une délibération dans ce sens. De manière analogue, n'est pas recevable un amendement prolongeant le délai d'intégration des fonctionnaires de la Poste à l'une des trois fonctions publiques. Cet amendement crée en effet la possibilité juridique d'un transfert de charge, bien que sa réalisation soit conditionnée par l'exercice effectif, par les agents de la Poste, de leur droit d'option.

N'est pas davantage admis le dépôt d'amendements créant une charge éventuelle , dont la concrétisation serait conditionnée par des facteurs extérieurs au dispositif de l'amendement. Il en serait ainsi d'amendements octroyant la garantie financière d'une personne publique ou l'indexation d'une dépense publique sur un paramètre économique quelconque.

Au chapitre des cas d'irrecevabilité dont la compréhension peut paraître moins « intuitive », on relèvera enfin qu'un amendement ayant pour effet de créer une charge de trésorerie pour une personne publique s'analysera comme une aggravation de charge , dans la mesure où il pèsera, même momentanément, sur sa capacité de décaissement. Se sont ainsi vus appliquer l'article 40 un amendement raccourcissant les délais de remboursement par l'Etat des crédits de TVA détenus par les entreprises, ainsi qu'un amendement supprimant le délai de carence en matière de versement de l'aide personnalisée au logement.

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