B. UNE PRATIQUE CONTRAIRE À L'INTÉRÊT DE L'ENFANT ?

La deuxième série d'objections à la légalisation de la maternité pour autrui repose sur l'intérêt de l'enfant. Celui-ci exigerait le maintien de la prohibition pour deux raisons : la maternité pour autrui serait vécue par l'enfant comme un abandon à la naissance et compromettrait donc son épanouissement ; en dissociant les figures maternelles, elle introduirait un brouillage dans la filiation, dont les conséquences pourraient être graves.

1. La question de l'abandon par la mère de substitution

* La thèse suivant laquelle la maternité pour autrui serait un abandon

Comme l'a fait remarquer lors de son audition Claude Sureau, professeur honoraire de gynécologie obstétrique à l'université Paris 5, président honoraire de l'Académie nationale de médecine, membre du Comité consultatif national d'éthique, l'existence d'échanges intra-utérins entre la femme enceinte et l'embryon n'est plus contestée. L'ensemble des personnes entendues par le groupe de travail l'a admise.

L'enfant à naître est nécessairement dans un rapport fusionnel avec celle qui le porte : il s'habitue à son corps, à son odeur, à sa voix et à la présence des personnes qu'elle fréquente. Toutefois, si la réalité des échanges embryo- et foeto-maternels pendant les neufs mois de grossesse est avérée, leurs effets demeurent incertains .

De ce constat unanimement partagé, d'aucuns tirent la conclusion, à l'instar de Myriam Szejer, pédopsychiatre, présidente de l'association « La cause des bébés », que la maternité pour autrui est un abandon. Puisque l'enfant à naître noue une relation avec celle qui le porte dans son ventre, puisque ces neuf mois de grossesse ont de l'importance pour lui, il ressentira naturellement, après sa naissance, l'absence de cette femme comme un abandon. L'enfant cherchera en vain les repères sensoriels auxquels il s'était habitué et ne pourra qu'être marqué négativement par cette expérience. La blessure infantile pourra peser sur lui toute sa vie, puisque c'est à la naissance et dans les premiers mois d'existence que se construisent les fondements de la confiance en soi.

Cette thèse est loin d'être défendue par l'ensemble des psychanalystes. Elisabeth Roudinesco, par exemple, soutient que les échanges intra-utérins ne sont pas déterminants au point que l'enfant aurait besoin, sous peine de traumatisme grave, de rester en contact intime avec la femme qui l'a porté. En réalité, il s'avère très difficile de construire une théorie solide sur l'influence et la nature des échanges prénatals, tant ils dépendent de chaque femme et apparaissent singuliers . La clinique révèle une multitude infinie de cas : certaines femmes s'attachent à l'enfant uniquement durant la grossesse, d'autres ne supportent pas la gestation et n'aiment leur enfant qu'une fois né, d'autres encore n'ont pas de rapport problématique à la grossesse... Pour Marcela Iacub, chercheuse au CNRS, ces observations prouvent bien que la grossesse ne fait pas la mère.

Cependant, deux nouvelles objections sont formulées par les opposants à la maternité pour autrui.

D'abord, s'il est possible à la femme qui porte l'enfant de ne pas s'attacher à lui, il est en revanche impossible à l'enfant de ne pas « investir » la mère de substitution : comment ne développerait-il pas des liens profonds et sans doute ineffaçables avec celle qui l'a porté pendant neuf mois et lui a donné la vie ?

Ensuite, que les échanges prénatals entre la mère et le foetus soient importants ou non, on ne peut raisonnablement souhaiter à un futur enfant que sa mère, porteuse ou pas, soit indifférente à son égard.

C'est ce que dénonce l'Union nationale des familles de France : la maternité pour autrui ferait passer l'intérêt des adultes avant ceux de l'enfant, puisqu'elle consiste à demander à la mère de substitution, dans l'intérêt des parents intentionnels, de ne pas aimer l'enfant qu'elle porte , l'intérêt de l'enfant étant au contraire justement d'être « investi » par sa mère, porteuse ou pas, dès sa conception. La maternité pour autrui serait donc l'inverse de l'adoption, puisqu'au lieu de réparer le préjudice subi par un enfant abandonné en permettant son adoption, on réparerait le préjudice de parents sans enfant en organisant par avance un abandon.

* Une thèse qui paraît fragile

Si argumentée qu'elle puisse paraître, la théorie de l'abandon s'avère pourtant fragile.

La rupture dont souffrirait l'enfant, en ne retrouvant pas à la naissance les sons, les odeurs et les repères qu'il avait dans le ventre maternel, est toute relative.

Les expériences des pays étrangers révèlent que les parents intentionnels rendent très régulièrement visite à la mère de substitution. Ils passent souvent de longues heures ensemble, qui permettent à l'enfant à naître de se familiariser avec eux : à sa naissance, il pourra reconnaître des voix et des sons déjà entendus.

Par ailleurs, il ne s'agit pas de sommer la mère de substitution de se désintéresser de l'enfant qu'elle porte, mais de lui demander de ne pas « investir » cet enfant comme le sien .

Plusieurs personnes entendues par le groupe de travail ont cependant fait remarquer que la mère de substitution n'était pas libre de contrôler ses sentiments une fois enceinte. Elisabeth Badinter, philosophe, a notamment souligné que les sentiments d'une femme à l'égard de l'enfant qu'elle porte évoluent pendant la grossesse : personne ne peut prédire et encore moins maîtriser la relation qui va se nouer, et personne ne peut interdire à une femme d'aimer finalement l'enfant qu'elle a porté. Parce qu'une relation d'amour maternel peut jaillir pendant la grossesse, il paraît inenvisageable d'interdire à la mère de substitution de garder l'enfant si elle le souhaite.

La maternité pour autrui ne constitue donc pas un abandon , puisque l'enfant, loin d'être brutalement et tragiquement délaissé par ses parents, est au contraire fortement désiré dès sa conception, et accueilli par ses parents intentionnels dès sa naissance .

2. La question du brouillage de la perception de sa filiation par l'enfant

L'intérêt de l'enfant commanderait également le maintien de l'interdiction de la maternité pour autrui en raison des lourds problèmes de filiation qu'elle implique : confronté à plusieurs figures maternelles, l'enfant ne pourrait qu'éprouver de grandes difficultés à résoudre les conflits potentiels résultant de cette situation et il lui faudrait beaucoup d'énergie et de résilience pour s'épanouir.

* Le rapport à la mère de substitution

Selon Myriam Szejer, pédopsychiatre, présidente de l'association « La cause des bébés », un enfant né d'une mère porteuse devra surmonter, notamment à l'adolescence, un conflit interne très violent : il ressentira nécessairement une double loyauté contradictoire à l'égard, d'une part, de la femme qui l'a mis au monde, d'autre part, de ses parents intentionnels qui l'ont désiré et le considèrent comme leur enfant.

Pour Marcel Rufo, professeur des universités, pédopsychiatre, chef de service de l'unité d'adolescents « Espace Arthur » au centre hospitalier universitaire Sainte-Marguerite à Marseille, ce conflit risque d'être d'autant plus violent que l'enfant ne pourra pas, contrairement aux enfants abandonnés, considérer que la femme qui l'a porté l'a remis à ses parents intentionnels par amour. Les enfants abandonnés soignent en effet souvent la blessure de l'abandon en considérant, lorsque cela est possible, qu'ils ont été abandonnés par amour, que leurs parents espéraient leur préparer un meilleur destin en les confiant à d'autres adultes auxquels la vie a réservé un sort plus clément. Dans les cas d'enfants nés d'une maternité pour autrui, ce ressort psychique ne peut jouer , puisque la mère de substitution remet l'enfant en vertu d'un simple accord passé avec les parents intentionnels, et non par amour.

Dès lors, il faut s'attendre à ce que ces enfants présentent de graves troubles au moment où ils devront assumer consciemment leur filiation.

* Le pouvoir de la parole

Ces arguments relatifs à la filiation apparaissent cependant trop déterministes . En effet, ils semblent condamner l'enfant à une adolescence difficile, comme si les premières années de son existence n'avaient aucune influence, comme si l'attitude des parents intentionnels ne comptait pas. Certes, l'enfant hérite d'une filiation complexe. Pour autant, cette histoire et les conflits potentiels qui en résultent ne sont-ils pas surmontables, comme les autres difficultés de la vie ? Surtout, ne peut-on envisager que les parents intentionnels, en ne cachant rien à l'enfant, en lui racontant simplement son histoire, puissent largement prévenir les problèmes de filiation ?

Selon Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste, deux conditions doivent être réunies pour éviter de brouiller la perception par l'enfant de sa filiation. En premier lieu, il doit absolument connaître la vérité . Cacher son origine entraînerait inévitablement de lourdes complications, car ce serait le priver d'une part de lui-même. La part dérobée de son histoire se manifestera de toute façon d'une manière ou d'une autre, et il ne pourra se l'approprier que s'il peut la mettre en parole. La capacité de l'homme à assumer un roman familial complexe est immense, mais elle est fortement réduite dès lors qu'un événement ou un morceau de l'histoire reste dissimulé . Telle est la raison pour laquelle la mère de substitution devrait également dire la vérité à ses propres enfants , afin d'éviter qu'ils ne s'identifient à l'enfant porté et craignent que leur mère envisage de les donner eux aussi. En second lieu, il est indispensable d'éviter que la gestatrice soit également la génitrice , c'est-à-dire que l'enfant soit conçu avec ses ovocytes. Cette exigence est partagée par l'ensemble des psychanalystes entendus par le groupe de travail et favorables à la légalisation de la maternité pour autrui.

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