2. Une réponse pénale jugée souvent insuffisante, tant sur l'intérêt public que les intérêts civils

Lors des auditions, les représentants du service national de la douane judiciaire ont salué la qualité de la réponse pénale apportée par les juridictions spécialisées, en particulier les JIRS, en matière de contrefaçon.

En revanche, la réponse pénale au phénomène de la contrefaçon ordinaire a souvent été jugée insuffisante, tant sur l'intérêt public que les intérêts civils.

De nombreuses personnes entendues par vos rapporteurs ont regretté la timidité de la réponse pénale, timidité qui expliquerait que les juridictions répressives sont peu saisies d'atteintes à la propriété intellectuelle 44 ( * ) .

En premier lieu, Mme Christine Lai, secrétaire générale de l'UNIFAB, a déploré l'attitude du ministère public , classant sans suite des dossiers alors que « les droits sont reconnus », « des procédures douanières sur des quantités ou valeurs de produits loin d'être négligeables », « des affaires concernent des récidivistes »...

En second lieu, les juridictions de jugement sont, elles aussi, accusées de faire preuve d'une certaine retenue, tant sur les sanctions pénales que sur les indemnisations civiles.

Pour illustrer cette clémence, Mme Lai a cité le jugement du Tribunal correctionnel de Nanterre qui a condamné en 2009 des personnes impliquées dans le piratage du film « Les Bronzés 3 » à une peine d'un mois de prison avec sursis mais pas d'amende, et à verser solidairement 15.000 euros de dommages à l'éditeur du DVD qui estimait son préjudice à 13 millions d'euros. Quant aux acteurs, ils n'ont obtenu qu'un euro symbolique, alors que certains d'entre eux réclamaient un million d'euros de dommages et intérêts 45 ( * ) .

De la même façon, la société Microsoft a indiqué qu'un arrêt de la Cour d'appel d'Agen du 4 septembre 2008 avait jugé que la contrefaçon de logiciels édités par la société ne constituait pas « une atteinte à son image » puisque les logiciels contrefaisants avaient été « réalisés conformément à l'oeuvre originaire qui n'est donc pas abîmée » . Elle n'a condamné les prévenus qu'à la réparation du préjudice matériel, calculé sur la base du prix public des logiciels, bien que ceux-ci aient été vendus à des prix inférieurs à ce dernier. Par ailleurs, sur l'action publique, les prévenus n'ont été condamnés qu'à une peine d'amende avec sursis.

Il apparaît donc que les juridictions de jugement font preuve d'une certaine timidité, tant sur les sanctions pénales que sur les indemnisations civiles.

Vos rapporteurs relèvent toutefois que certaines rares décisions pénales font preuve d'une grande sévérité tant sur les sanctions pénales que sur les indemnisations civiles.

A été ainsi citée, lors des auditions la décision dite « Radioblog » du 3 septembre 2009 par laquelle la 31 ème chambre correctionnelle du TGI de Paris a condamné le gérant d'un site Internet qui avait mis à la disposition du public, sans autorisation préalable, des enregistrements musicaux protégés à :

- un an d'emprisonnement avec sursis ;

- une amende de 15.000 euros.

Par ailleurs, le tribunal a ordonné la fermeture définitive de la société ayant servi à commettre les faits incriminés.

Sur l'action civile, sur le fondement de la nouvelle rédaction issue de la loi de 2007, invitant le juge à prendre en compte, pour la détermination des dommages-intérêts, les bénéfices réalisés par le contrefacteur, le TGI a condamné le gérant du site à verser aux parties civiles l'intégralité du chiffre d'affaires réalisé au cours des années 2006 et 2007 (soit plus d'un million d'euros).

On peut même se demander si, ce faisant, la juridiction n'a pas implicitement ordonné la restitution des fruits de la contrefaçon, solution juridique préconisée par vos rapporteurs ( cf. supra ) qui, par son caractère confiscatoire, permet de neutraliser la faute lucrative. Ainsi, un auteur, commentant cette décision, a-t-il pu écrire : « les dommages-intérêts de nature confiscatoire font donc officiellement leur entrée dans notre droit ! » 46 ( * ) .

Toutefois, cet arrêt semble isolé et ne vient pas affaiblir le constat énoncé plus haut : les juridictions de jugement font preuve d'un manque de fermeté , tant sur les sanctions pénales que sur les indemnisations civiles.

Comment expliquer cette situation ?

Sur le premier point, les magistrats entendus par vos rapporteurs ont expliqué que la timidité des sanctions pénales tenait au fait que la contrefaçon, bien que reconnue comme un délit par le code pénal, était parfois perçue comme une atteinte à des intérêts privés , et non comme une atteinte à l'intérêt général.

Quant au second point -le manque de fermeté des juridictions répressives sur les indemnisations civiles-, il s'agit d'une question récurrente qui n'est pas propre au domaine de la propriété intellectuelle. Comme le souligne le rapport d'information de MM. Alain Anziani et Laurent Béteille sur la responsabilité civile 47 ( * ) , il est manifeste que le juge répressif accorde des indemnisations bien moindres que le juge civil lorsqu'il est saisi de faits similaires . Cette situation semble découler d'une différence d'approche du juge civil et du juge pénal dans l'indemnisation du préjudice.

Vos rapporteurs formulent deux recommandations qui devraient apporter une réponse aux deux points soulevés ci-dessus et permettre ainsi de remédier au manque de fermeté reproché aux juridictions répressives en matière de contrefaçon :

- spécialiser quatre ou cinq tribunaux correctionnels pour les dossiers simples de contrefaçon ;

- créer, au sein de chacune des juridictions spécialisées, une chambre mixte de propriété intellectuelle associant des magistrats civilistes et pénalistes.

a) Spécialiser quatre ou cinq tribunaux correctionnels pour les dossiers simples de contrefaçon

Comme indiqué plus haut, la timidité des sanctions pénales semble tenir au fait que la contrefaçon, bien que reconnue comme un délit par le code pénal, est parfois perçue comme une atteinte à des intérêts privés , et non comme une atteinte à l'intérêt général. Cette perception est accentuée par l' absence de spécialisation des juridictions répressives : ces dernières ont, semble-t-il, tendance à relativiser l'importance d'une contrefaçon au regard d'autres délits dont ils ont à connaître tels que les agressions sexuelles, les homicides involontaires, les coups et blessures...

En effet, les tribunaux correctionnels ne consacrent qu' une faible part de leur activité à des affaires de contrefaçons : à titre d'exemple, la 31 ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris consacre environ 7 % de son activité à la contrefaçon. En effet, en 2009 et au cours du premier semestre 2010, cette chambre a traité 134 dossiers de contrefaçon sur un total de 1900. En conséquence, chacun des six magistrats de cette chambre traite en moyenne 15 dossiers de contrefaçon par an, soit un peu plus de 2 par mois, ce qui est très peu.

Même si - on l'a dit - vos rapporteurs n'ont pas pu obtenir de statistiques sur la répartition du contentieux pénal de la contrefaçon ordinaire, il est probable que le contentieux se concentre sur quatre ou cinq tribunaux correctionnels , comme en matière civile.

On peut ajouter qu'une spécialisation en matière pénale permettrait d'établir des connexions entre certaines affaires : à titre d'exemple, le tribunal correctionnel de Paris pourrait connaître des cas de contrefaçons apparues autour des gares parisiennes ainsi que celles des aéroports d'Orly et de Roissy alors qu'elles relèvent aujourd'hui de trois juridictions différentes : respectivement Paris, Créteil et Bobigny.

En conséquence, vos rapporteurs préconisent de spécialiser quatre ou cinq tribunaux correctionnels exclusivement compétents pour l'enquête, la poursuite, l'instruction et le jugement des « délits simples » de contrefaçon.

Les juridictions spécialisées et les JIRS demeureraient, elles, compétentes pour connaître des délits de contrefaçons apparaissant respectivement d'une grande ou d'une très grande complexité.

Recommandation n° 14 : Spécialiser quatre ou cinq tribunaux correctionnels exclusivement compétents pour l'enquête, la poursuite, l'instruction et le jugement des délits de contrefaçon commis en France, autres que ceux qui apparaissent d'une grande ou d'une très grande complexité.

b) Améliorer l'indemnisation civile accordée par les juridictions répressives

On l'a dit, il est manifeste que le juge répressif accorde des indemnisations bien moindres que le juge civil lorsqu'il est saisi de faits similaires. Cette situation, qui n'est pas propre à la contrefaçon, semble découler d'une différence d'approche du juge civil et du juge pénal dans l'indemnisation du préjudice.

Vos rapporteurs estiment essentiel qu'il soit mis un terme à cette différence « culturelle » et que les juridictions pénales, lorsqu'elles statuent sur l'action civile, accordent des indemnisations de même niveau que celles retenues par les juridictions civiles.

A cette fin, vos rapporteurs se sont interrogés sur l'opportunité de recommander le recours à l'article 464 du code de procédure pénale 48 ( * ) .

Cet article permet à une juridiction pénale de renvoyer à une juridiction civile le soin de se prononcer sur la recevabilité de la constitution de partie civile et de délibérer sur les intérêts civils .

Cette solution qui n'est jamais utilisée en matière de propriété intellectuelle, l'est très rarement dans les autres domaines juridiques : le cas le plus connu est celui de la 19 ème chambre du TGI de Paris, spécialisée dans le traitement des dommages-intérêts accordées aux victimes après un accident de la route ; cette spécialisation se justifie au regard du contentieux de masse que représente la circulation routière. En outre, la nature des blessures implique souvent un défaut de consolidation 49 ( * ) au moment où le juge pénal statue, d'où le renvoi sur intérêts civils, éventuellement avec expertise.

Vos rapporteurs considèrent toutefois qu'en matière de contrefaçon, le renvoi sur intérêts civils, fût-ce pour les affaires les plus importantes, comporterait certains inconvénients : perte de temps pour les magistrats civilistes, contraints de réexaminer le dossier, allongement de la procédure...

En conséquence, vos rapporteurs préconisent, afin de garantir un meilleur dialogue des juges et une harmonisation des montants d'indemnisation des titulaires de droits :

- de spécialiser les mêmes quatre ou cinq tribunaux de grande instance , au pénal comme au civil 50 ( * ) ;

- de créer, au sein de chacun de ces tribunaux de grande instance spécialisés, une chambre mixte de propriété intellectuelle (sur le modèle de la 17 ème chambre du TGI de Paris compétente en matière de liberté de la presse) associant des magistrats civilistes et pénalistes traitant indifféremment les affaires dans des formations mixtes : à titre d'exemple, une affaire pénale serait traitée par deux pénalistes et un civiliste, les affaires civiles par deux civilistes et un pénaliste.

Il s'agirait de reprendre, en l'approfondissant, l'expérience, lancée en 2007 par M. Jean-Claude Magendie, alors président du tribunal de grande instance de Paris, expérience que M. Laurent Béteille avait, dans son rapport de première lecture, salué.

L'objectif était de réunir les magistrats de la 3 ème chambre civile et de la 31 ème chambre correctionnelle, toutes deux compétentes en matière d'atteintes à la propriété intellectuelle, au moyen d'une audience mixte par mois. Cette audience associait les magistrats des chambres civiles et correctionnelles, avait pour but de faciliter les rapprochements des points de vue et de garantir la cohérence des décisions rendues.

Cette expérience a été abandonnée en 2008 compte tenu de la faible activité de la 31 ème chambre en matière de propriété intellectuelle (environ 7 % du contentieux, comme indiqué précédemment).

C'est pourquoi vos rapporteurs considèrent que la création de chambres mixtes implique nécessairement une spécialisation préalable des tribunaux correctionnels , spécialisation qui conduira, par définition, à une augmentation du contentieux pénal.

Vos rapporteurs insistent sur le fait qu'une telle organisation constituerait une alternative à l'introduction - controversée - des dommages-intérêts punitifs puisqu'elle devrait conduire à une réponse pénale plus ferme tant sur l'intérêt public (dimension punitive) que sur les intérêts civils (dimension réparatrice).

Recommandation n° 15 : Afin de garantir un meilleur dialogue des juges et une harmonisation des montants d'indemnisation des titulaires de droits, il conviendrait de créer, au sein de chacune des juridictions spécialisées, une chambre mixte de propriété intellectuelle associant des magistrats civilistes et pénalistes.


* 44 Comme indiqué dans le tableau figurant en début de rapport, les juridictions civiles ont traité en 2009 près de 3500 dossiers. Il n'y a donc qu'un procès de contrefaçon sur quatre qui est porté au pénal.

* 45 Tribunal de grande instance de Nanterre 15 ème chambre, Jugement du 12 février 2009/ TF1, SEV et autres / Cédric P. et autres.

* 46 Maître Kami Haeri, Gazette de la propriété industrielle, n° 6, p. 25.

* 47 « Responsabilité civile : des évolutions nécessaires », rapport d'information n° 558 (2008-2009), fait au nom de la commission des lois, déposé le 15 juillet 2009. http://www.senat.fr/notice-rapport/2008/r08-558-notice.html

* 48 Cet article dispose qu' «après avoir statué sur l'action publique, le tribunal peut, d'office ou à la demande du procureur de la République ou des parties, renvoyer l'affaire à une date ultérieure pour statuer sur l'action civile, même s'il n'ordonne pas de mesure d'instruction, afin de permettre à la partie civile d'apporter les justificatifs de ses demandes. Ce renvoi est de droit lorsqu'il est demandé par les parties civiles. Le tribunal doit alors fixer la date de l'audience à laquelle il sera statué sur l'action civile. La présence du ministère public à cette audience n'est pas obligatoire. A cette audience, le tribunal est composé du seul président siégeant à juge unique. »

* 49 On estime que l'état d'une personne est consolidé lorsqu'il est stabilisé : elle ne bénéficie plus de soins susceptibles d'améliorer la situation (soins médicaux, kinésithérapie ou ablation prochaine de matériel d'ostéosynthèse ...) et ses séquelles ne doivent plus évoluer à court terme.

* 50 Voir la première recommandation du présent rapport : « Plafonner à 4 ou 5 le nombre de TGI exclusivement compétents en matière de dessins et modèles, d'indications géographiques et de propriété littéraire et artistique ».

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