EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 9 FÉVRIER 2011

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M. Richard Yung , co-rapporteur. - Mon collègue Laurent Béteille et moi avons conduit un travail d'évaluation de la loi du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon, loi qui a renforcé la protection de la propriété intellectuelle en France.

Ce travail d'évaluation nous a permis de constater qu'il est essentiel de conforter encore la réputation d'excellence et l'attractivité juridique de notre pays en matière de propriété intellectuelle.

Nous formulons dix-huit recommandations. Je vais vous présenter les douze premières, qui concernent la matière civile.

Tout d'abord, les recommandations n°s 1 à 6 portent sur la spécialisation des juridictions et des magistrats. Cette question est d'autant plus importante que la propriété intellectuelle est un domaine très concurrentiel marqué par le phénomène dit du « forum shopping ».

Rappelons qu'à l'initiative du Sénat, la loi de 2007 a posé le principe d'une concentration des compétences en matière de propriété intellectuelle : les décrets d'application de la loi de 2007 ont retenu seulement dix tribunaux de grande instance (TGI) compétents pour le contentieux des marques, dessins et modèles, indications géographiques et pour celui de la propriété littéraire et artistique. Nous proposons d'aller encore plus loin dans cette spécialisation : nous pensons que quatre ou cinq TGI pourraient suffire dans ces domaines : c'est l'objet de la recommandation n° 1.

Par ailleurs, alors qu'actuellement dix TGI sont compétents en matière d'obtentions végétales, nous souhaitons que soit confié à un seul TGI ce contentieux marginal (environ cinq affaires par an). Nous pensons que le TGI de Paris devrait être choisi : en effet, cette juridiction a reçu une compétence exclusive en matière de brevets et les contentieux portant sur les brevets et les obtentions végétales sont techniquement très proches. Tel est le sens de la recommandation n° 2.

Suivent quatre recommandations n°s 3 à 6 relatives à la spécialisation des magistrats en matière de propriété intellectuelle. Je rappelle que cette spécialisation, si elle n'a pas fait l'objet d'amendements parlementaires en 2007, a été fortement recommandée lors des débats, en commission comme en séance publique.

Tout d'abord, nous appelons le ministère de la justice à poursuivre les efforts engagés en matière d'adéquation profil/poste afin de créer des « filières » ou des « parcours de compétence » dans le domaine de la propriété intellectuelle (recommandation n° 3).

Ensuite, nous recommandons d'améliorer la formation des magistrats spécialisés par l'obligation de suivre une formation préalable et continue de haut niveau en matière de propriété intellectuelle (recommandation n° 4). Cette recommandation suscite certaines réserves de la chancellerie.

Par ailleurs, nous avons constaté à regret que la troisième chambre du TGI de Paris, compétente en matière de propriété intellectuelle, a vu une grande partie de ses magistrats partir au cours des années 2008-2009. Cette situation nuit à la préservation de la capacité d'expertise des juridictions et à la mémoire des dossiers. C'est pourquoi nous recommandons d'éviter, dans la mesure du possible, le renouvellement simultané de la totalité des magistrats spécialisés en propriété intellectuelle dans une même juridiction (recommandation n° 5).

Enfin, nous invitons le Conseil supérieur de la Magistrature (CSM) à adopter une politique de gestion des carrières qui favorise une durée d'affectation d'au moins huit à dix ans des magistrats spécialisés en propriété intellectuelle (recommandation n° 6). En effet, nous avons pu constater que les magistrats restent en poste trop peu de temps, notamment parce que le CSM s'oppose à leur avancement sur place pour le passage du second au premier grade. Nous relevons pourtant dans le rapport qu'aucune règle statutaire n'impose de faire bouger les magistrats tous les quatre ou cinq ans, et encore moins dans des contentieux aussi techniques ! Nous pensons que notre proposition est raisonnable : nous ne sommes pas allés jusqu'à préconiser une affectation de vingt-cinq ans, qui peut avoir des effets pervers.

Sur la question des dédommagements, je rappelle qu'un des principaux objectifs de la loi du 29 octobre 2007 était d'améliorer le calcul des dédommagements accordés par les tribunaux civils aux plaignants en matière de contrefaçon.

Même s'il paraît prématuré de se prononcer avec certitude, il semble que cet objectif ait été rempli.

Pour autant, la contrefaçon demeure encore aujourd'hui une faute lucrative. Autrement dit, lorsque les contrefacteurs ont, ce qui est pratiquement toujours le cas, une capacité de production supérieure au fabricant des produits authentiques, le faible montant des dédommagements accordés leur permet, au final, de retirer un avantage économique de la contrefaçon, avantage qui peut être très substantiel.

Afin de faire disparaître, dans le domaine de la contrefaçon, toute « prime au vice », nous proposons d'inscrire, dans le code de la propriété intellectuelle, que « si les fruits de la contrefaçon dépassent les dommages et intérêts et si le contrefacteur est de mauvaise foi, la juridiction les restitue au titulaire du droit auquel il été porté atteinte.» (recommandation n° 7).

Par ailleurs, la loi du 29 octobre 2007 a instauré un droit à l'information qui vise à permettre aux autorités judiciaires civiles de mieux identifier l'ensemble des acteurs des réseaux de contrefaçon afin de démanteler ces derniers. Les premières décisions judiciaires soulignent l'intérêt de ce nouveau mécanisme. Toutefois, nous suggérons d'apporter deux clarifications procédurales attendues par les professionnels. Il s'agit, d'une part, de préciser que le droit à l'information peut être mis en oeuvre avant la condamnation au fond pour contrefaçon, y compris par le juge des référés (recommandation n° 8), d'autre part, de supprimer la liste des documents ou informations dont la communication est susceptible d'être ordonnée par le juge dans le cadre du droit à l'information (recommandation n° 9).

S'agissant du droit de la preuve, nous pensons utile de préciser dans le code de la propriété intellectuelle, d'une part, que l'huissier peut, dans le cadre d'une saisie-contrefaçon, procéder à une simple description détaillée des matériels et instruments utilisés pour produire ou distribuer ces contrefaçons (recommandation n° 10), d'autre part, que le juge peut ordonner la production d'éléments de preuve détenues par les parties, indépendamment de la saisie-contrefaçon (recommandation n° 11).

Notre dernière recommandation en matière civile - et elle est très importante - concerne la lutte contre la cybercontrefaçon. Nous recommandons de faire évoluer la directive du 8 juin 2000 relative au commerce électronique, qui a été transposée en France par la loi du 6 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (recommandation n° 12). Il s'agirait de faire apparaître, aux côtés de l'hébergeur et de l'éditeur, une troisième catégorie d'acteurs sur Internet qu'on pourrait qualifier d' « éditeurs de services », qui sont plus que des hébergeurs (opérateurs qui offrent de l'espace sur Internet) mais moins que des éditeurs (opérateurs qui « fabriquent » du contenu). C'est le cas des sites collaboratifs dits « 2.0 » et des sites de vente aux enchères. Parce qu'ils retirent un avantage économique direct de la consultation des contenus hébergés, même lorsque ces contenus sont illégaux, dans le cas, par exemple, de contrefaçons, ces « éditeurs de service » devraient être soumis à un régime de responsabilité intermédiaire, plus clément que celui de l'éditeur mais plus sévère que celui de l'hébergeur. Devrait ainsi leur être imposée une obligation de mettre en place tous moyens propres à assurer une surveillance proactive des contenus qu'ils hébergent, d'autant que les outils de recherche syntaxique et sémantique ou de reconnaissance d'images ou de sons sont aujourd'hui très efficaces.

M. Laurent Béteille , co-rapporteur. - Avant de vous présenter les recommandations en matières pénale et douanière, je précise que notre rapport ne constitue qu'un premier bilan de la loi du 29 octobre 2007, d'autant que certains décrets, en particulier ceux portant sur la spécialisation des juridictions, sont intervenus tardivement.

Nous manquons d'un peu de recul pour évaluer efficacement la portée de certaines dispositions de la loi de 2007. Sans doute la jurisprudence pourrait-elle à l'avenir se préciser et se stabiliser sur certains sujets, rendant moins pertinentes quelques unes de nos recommandations, je pense à la recommandation n° 8 sur le droit à l'information et surtout à la recommandation n° 12 sur la création d'une nouvelle catégorie d'acteurs sur Internet qu'on a qualifiée d' « éditeurs de services », sujet sur lequel il est peut-être préférable de laisser la jurisprudence se prononcer au cas par cas.

Je précise également que la très grande majorité des personnes que nous avons entendues ont jugé globalement satisfaisantes les avancées contenues dans la loi du 29 octobre 2007.

J'en viens aux recommandations en matières pénale et douanière.

Je signale tout d'abord que la loi de 2007 comporte peu de dispositions à caractère pénal, en dehors - j'y reviendrai - de la création d'une circonstance aggravante sur les contrefaçons dangereuses.

Notre travail d'évaluation nous a conduits à réfléchir à une éventuelle spécialisation des juridictions en matière pénale. Rappelons que le législateur a fait le choix, en 2007, de ne pas prévoir une spécialisation des juridictions pénales dans le domaine de la propriété intellectuelle, jugeant alors satisfaisant le traitement de la contrefaçon en matière pénale. Toutefois, il ressort de nos auditions que la réponse pénale n'est pas si bonne. D'ailleurs, on note une certaine désaffection des titulaires de droits et de leurs avocats à saisir les juridictions répressives, considérées comme trop timides dans l'indemnisation accordée aux victimes de contrefaçon. Nous pensons qu'on pourrait résoudre cette difficulté par une spécialisation des juridictions en matière pénale.

Nous proposons toutefois de maintenir la compétence des juridictions spécialisées et des JIRS (juridictions interrégionales spécialisées) pour les dossiers de contrefaçon relevant respectivement de la grande et de la très grande complexité (recommandation n°13). En effet, ces juridictions spécialisées possèdent une expertise reconnue en matière de délinquance économique et financière à laquelle la contrefaçon se rattache bien souvent.

En revanche, nous pensons utile de spécialiser quatre ou cinq tribunaux correctionnels exclusivement compétents pour l'enquête, la poursuite, l'instruction et le jugement des délits de contrefaçon ordinaire, c'est-à-dire pour les délits autres que ceux qui apparaissent d'une grande ou d'une très grande complexité (recommandation n° 14).

Cette spécialisation pénale permettrait de rapprocher les magistrats pénalistes et civilistes, ce qui nous amène à la recommandation n° 15 : créer, au sein de chacune des juridictions spécialisées, une chambre mixte de propriété intellectuelle associant des magistrats civilistes et pénalistes, et ce afin de garantir un meilleur dialogue des juges et une harmonisation des montants d'indemnisation des titulaires de droits.

Par ailleurs, nous avons cherché à évaluer l'apport de la loi de 2007 en matière de contrefaçons dangereuses. Je rappelle qu'à l'initiative du Sénat et de sa commission des lois, la loi a décidé d'aggraver les sanctions pour les contrefaçons dangereuses pour la santé et la sécurité des personnes. En effet, le législateur a été sensible au fait que la contrefaçon ne portait pas seulement atteinte à des intérêts économiques protégés et à la loyauté du commerce, mais pouvait également, dans bien des cas, mettre en danger les personnes, dans le cas en particulier des médicaments, des jouets, des pièces de rechange automobiles ou encore des lunettes de soleil.

Or, avant l'intervention de la loi, le droit retenait une seule circonstance aggravante : la commission du délit de contrefaçon en bande organisée. La loi en a donc ajouté une seconde. Nous avons constaté lors des auditions que les professionnels qui s'étaient, en 2007, déclarés réservés sur l'utilité d'une telle circonstance aggravante la jugeaient aujourd'hui très opportune. Nous demandons au ministère de la justice de se doter des outils statistiques permettant d'évaluer si la création de cette circonstance aggravante a conduit à une aggravation effective des sanctions pénales pour les contrefaçons dangereuses (recommandation n° 16).

Enfin, nous proposons deux recommandations n°s 17 et 18 en matière douanière. Je rappelle qu'en 2007, le législateur avait, principalement à l'initiative du Sénat et de sa commission des lois, renforcé les compétences des douanes en matière de lutte contre la contrefaçon. A titre d'exemple, nous avions décidé de réprimer plus sévèrement les contrefaçons de marques constatées lors des « transbordements », c'est-à-dire lorsque les marchandises acheminées sur des plateformes aéroportuaires ne sont pas destinées au marché français ou communautaire mais sont stockées temporairement dans l'attente de leur réexpédition, par voie aérienne, vers leur destination finale extra-communautaire. De la même façon, la loi a étendu la compétence des douanes en matière de dessins et modèles, ce qui a renforcé l'efficacité de l'action des douanes. En effet, il est très fréquent que, dans un souci de discrétion, les contrefacteurs utilisent, pour réaliser in fine des contrefaçons de marques, deux envois distincts : dans l'un, ils mettent des signes distinctifs contrefaisants (logos, étiquettes...) ; dans l'autre, les produit « nus ». Ces derniers constituent, en conséquence, des contrefaçons de dessins et modèles et non des contrefaçons de marques. Avant la loi du 29 octobre 2007, la saisie n'était possible que dans le premier cas, pas dans le second.

Les douaniers sont très satisfaits des nouveaux moyens d'action que la loi leur a accordés - ils nous l'ont dit lors d'un déplacement que nous avons effectué à la direction interrégionale des douanes de Roissy.

Nous avons toutefois une inquiétude : la Cour de justice de l'Union européenne doit, au cours du premier semestre 2011, se prononcer sur une question préjudicielle posée par une juridiction anglaise visant à déterminer si le Règlement communautaire 1383/2003 qui définit le champ d'intervention des douanes en matière de contrefaçon, permet ou non la retenue douanière. La Commission européenne soutient que les saisies ne doivent pas concerner des marchandises qui ne seraient pas destinées au territoire de l'Union européenne. Telle n'est pas la position de la France.

Par ailleurs, indépendamment de cette décision de justice attendue, la Commission européenne a engagé un processus de révision de ce Règlement : elle souhaite apaiser le conflit avec l'Inde et le Brésil, soupçonnés d'accueillir en masse des contrefaçons de médicaments, contrefaçons qui transitent souvent sur le sol communautaire. Autrement dit, la Commission pourrait souhaiter modifier le Règlement pour exclure explicitement la possibilité pour les douanes d'intervenir pour les produits en transbordement, au motif qu'on ne peut pas empêcher certains pays de se soigner. Mais je signale que les médicaments contrefaisants, qui ne subissent aucun contrôle, sont soit totalement inefficaces pour le traitement de la pathologie qu'ils sont supposés soigner, soit - pis encore - comportent des substances toxiques.

C'est pourquoi nous recommandons de ne pas toucher à la règlementation douanière communautaire ou, à défaut, de la clarifier pour prévoir explicitement la possibilité pour les douanes d'intervenir pour les produits en transit, quels qu'ils soient.

M. Jean-Jacques Hyest . - Je remercie les co-rapporteurs pour leur exposé. Je les invite à une certaine prudence concernant la présentation des recommandations sur la spécialisation des magistrats. Il est difficile pour le ministère de la justice de proposer des stages de formation continue de plusieurs mois. Quant à la recommandation concernant le renouvellement simultané des magistrats spécialisés, j'en comprends la logique mais on ne peut pas empêcher les magistrats de partir, surtout s'ils se voient proposer des opportunités professionnelles intéressantes.

M. Laurent Béteille , co-rapporteur. - Nous visons le cas de magistrats qui partent contre leur gré alors qu'ils auraient souhaité bénéficier d'un avancement sur place pour approfondir encore quelques années leur spécialisation en matière de propriété intellectuelle. Je signale que le CSM lui-même admet la nécessité d'une certaine stabilité dans des fonctions particulières puisque, par exemple, il accepte l'avancement sur place des magistrats spécialisés du pôle antiterroriste de Paris. Nous préconisons simplement, pour les magistrats spécialisés en propriété intellectuelle, un alignement sur cette « doctrine ».

M. Richard Yung , co-rapporteur. Nous envisageons de traduire les recommandations de portée législative dans une proposition de loi.

Le rapporteur de ce texte pourra peut-être proposer de le compléter en réfléchissant à l'opportunité d'aligner certaines procédures - anciennes - applicables en matière de propriété littéraire et artistique sur celles en vigueur en matière de propriété industrielle.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Une incidente : il y a de plus en plus de pillages de travaux universitaires.

M. Patrice Gélard . - Ce n'est pas nouveau... parfois une même thèse a été reprise cinq fois sous des titres différents !

La commission autorise la publication du rapport d'information.

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