(3) Le problème irrésolu de l'imposition des bénéfices du « numérique »

De façon générale, la fiscalité internationale des revenus et des bénéfices est soumise au principe de territorialité de l'impôt et repose pour l'essentiel sur un concept de présence physique : la notion de foyer ou de résidence habituelle pour les personnes physiques et celle d'établissement stable pour les entreprises. En ce qui concerne l'imposition des bénéfices, le modèle de convention OCDE, dans son article 7.1, prévoit ainsi que : « les bénéfices d'une entreprise d'un État contractant ne sont imposables que dans cet État, à moins que l'entreprise n'exerce son activité dans l'autre État par l'intermédiaire d'un établissement stable qui y est situé ».

M. Olivier Sivieude 301 ( * ) a souligné que pour l'administration fiscale, il est aujourd'hui extrêmement difficile de démontrer l'existence d'un établissement stable pour des sociétés qui, exerçant leur activité depuis un pays à fiscalité privilégiée, réalisent des prestations en France sans pour autant y posséder d'établissement acquittant de manière substantielle des impôts sur ses bénéfices. La jurisprudence administrative exige, en effet, la preuve que l'établissement installé en France n'est pas un simple prestataire de services mais exerce en France, auprès des clients français, une véritable activité, qui génère des bénéfices bien plus importants que ceux qu'il déclare.

Ces limites pourraient être dépassées dans le cadre des progrès du projet ACCIS qui entend conférer une portée particulière au chiffre d'affaires dans la clef de répartition des produits de l'imposition des entreprises entre les États tout en écartant au moins pour un temps des critères plus malléables, comme le rattachement territorial des droits incorporels, solution qui n'est pas sans poser de sérieuses difficultés logiques.

Interrogé à propos des articles de presse évoquant une éventuelle procédure de « redressement de Google », le directeur de la DNEF 302 ( * ) a signalé qu'elle n'émanait pas de son service, tout en confirmant que ce dernier a travaillé sur le dossier : « certaines sociétés, sont officiellement établies ailleurs qu'en France. Or n'ont-elles pas en France un cycle commercial complet ? C'est toute la question. »

Extrait d'un article de presse publié par l'Express le 12 mars 2012

(...) La Direction nationale d'enquêtes fiscales et les Douanes ont réalisé, le 30 juin 2011, une perquisition au siège de Google France. Objet de cette « descente », demeurée jusqu'alors secrète : la saisie de nombreux mails, factures, et autres contrats afin de déterminer le montant de l'impôt sur les sociétés et la TVA dont ne s'est pas acquitté le moteur de recherche entre 2008 et 2010.

Si la France constitue, en termes d'activité, le quatrième pays pour Google, comme Yahoo!, l'entreprise n'a déclaré avoir réalisé qu'un chiffre d'affaires de 68,7 millions d'euros en 2010. Un montant 37 fois inférieur à celui affiché au Royaume-Uni (2,5 milliards d'euros). Les achats de liens sponsorisés en France ont été facturés directement au siège irlandais. Un procédé légal, sauf si les ordres sont enregistrés dans l'Hexagone et suivent un cycle commercial complet avant d'être encaissés dans un autre pays.

Les avocats de la firme de Mountain View doivent éviter un redressement qui pourrait dépasser les 100 millions d'euros. De son côté, Google estime se conformer « aux législations fiscales de tous les pays dans lesquels l'entreprise opère, et nous sommes convaincus d'être en conformité avec la loi française ».

Si le moteur de recherche était condamné, cela pourrait également avoir des répercussions chez les autres acteurs américains qui utilisent le même procédé d'optimisation fiscale comme Apple, Facebook ou encore Amazon. Ce dernier est d'ailleurs sous le coup d'un contrôle sur les années 2007 à 2010. Le site de commerce électronique Amazon France a déclaré un chiffre d'affaires de 21,7 millions d'euros en 2010 contre 26 milliards d'euros pour sa maison-mère. (...).

Le concept de « cycle commercial complet » est avant tout jurisprudentiel. Il trouve son origine dans une décision du Conseil d'État du 14 février 1944 qui, a contrario , écarte l'imposition en France des profits réalisés par une société d'expédition de fruits à l'occasion d'actes de commerce faits exclusivement à l'étranger, sans aucune installation fixe. Le Gouvernement anglais ayant interdit en 1935 l'importation des pommes de terre françaises, deux associés s'étaient rendus en Espagne durant quelques semaines en vue de procéder aux achats nécessaires, un troisième assurant en Angleterre la vente des marchandises au fur et à mesure de leur importation d'Espagne.

Au niveau législatif, les mécanismes de base principalement fondés sur des questions de matérialité restent assez largement inadaptés à la logique du e-commerce. La représentante du bureau affaires internationales, à la direction générale des finances publiques, a résumé cette incertitude 303 ( * ) : « Qu'est-ce qui est taxable en France ? Une activité déployée en France. Or, quelle est la nationalité d'une activité déployée sur Internet ? Ce qui est taxable en France, c'est un établissement stable qui va être défini par une installation fixe d'affaires, mais où est la fixité sur Internet ? ». Estimant qu'à droit constant, c'est plutôt l'État de la résidence de l'entreprise qui va attraire les bénéfices de l'activité, elle a souligné que la modification de ce principe relève de la négociation internationale : la France, seule, ne peut pas décider de changer le lieu de taxation puisqu'elle a signé plus de cent conventions fiscales avec ses principaux partenaires sur ce point.

La commission d'enquête constate que les principes d'imposition des bénéfices définis par l'OCDE, bien adaptés à l'économie industrielle, doivent être réaménagés dès lors que la création de richesses naît d'un flux dématérialisé qui se loge très facilement dans des lieux à basse pression fiscale . Elle estime prioritaire d'explorer, en particulier dans le cadre des travaux relatifs à l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), les solutions permettant d'alimenter les caisses publiques des États où sont opérés les chiffres d'affaires, plutôt qu'en fonction du lieu d'implantation des opérateurs économiques.


* 301 Cf . audition du 10 avril 2012.

* 302 Cf . audition de M. Bernard Salvat du 10 avril 2012.

* 303 Cf . audition de Mme Maïté Gabet du 27 mars 2012.

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