2. Un « gouvernement des juges » ? Les notions de marge d'appréciation et de subsidiarité dans la jurisprudence de la Cour

Certains de ses arrêts ont parfois valu à la Cour l'accusation de « gouvernement des juges ». En particulier, deux contentieux récents concernant, d'une part, le droit de vote des détenus 11 ( * ) et, d'autre part, l'expulsion de terroristes vers un pays tiers 12 ( * ) ont donné lieu à une large polémique au Royaume-Uni, conduisant le Premier ministre David Cameron à convoquer à Brighton une conférence de haut-niveau chargée de réfléchir à l'avenir de la Cour.

Si ces mouvements d'humeur ne sont pas nouveaux, ils méritent d'être sérieusement nuancés.

En effet, dès ses premiers arrêts, la Cour a mis en oeuvre le principe de subsidiarité inhérent au mécanisme européen de protection des droits de l'homme et reconnu aux États parties une marge d'appréciation dans leur façon d'appliquer les droits reconnus par la Convention : « [la Cour] ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention. Les autorités nationales demeurent libres de choisir les mesures qu'elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention. Le contrôle de la Cour ne porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la Convention » (affaire linguistique belge, 23 juillet 1968).

Quelques années plus tard, elle affirmait encore : « la Cour relève que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l'homme [...]. La Convention confie en premier lieu à chacun des États contractants le soin d'assurer la jouissance des droits et libertés qu'elle consacre. Les institutions créées par elle y contribuent de leur côté, mais elles n'entrent en jeu que par la voie contentieuse et après épuisement des voies de recours internes (art. 26) » (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni ).

De ces principes découle le refus de la Cour de jouer le rôle de juridiction d'appel, de cassation ou de révision par rapport aux juridictions des États parties à la Convention. Comme le notait l'ancien président de la Cour M. Jean-Paul Costa lors d'une conférence organisée par le Conseil d'État sur le principe de subsidiarité et la protection européenne des droits de l'homme 13 ( * ) , « la compétence de la Cour se limite au contrôle du respect, par les États contractants [...], des engagements en matière des droits de l'homme qu'ils ont pris en adhérant à la Convention (et à ses protocoles). La Cour [...] doit respecter l'autonomie des ordres juridiques des États contractants, plus encore que la Cour de Justice, qui interfère davantage avec eux, du fait du renvoi préjudiciel. Surtout, notre Cour n'est pas une quatrième instance : elle ne peut apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, ni en principe établir ou évaluer les preuves, ni même interpréter elle-même le droit interne » - pour peu qu'il ne soit pas porté d'atteinte au principe d'effectivité des droits qu'elle met en oeuvre (voir supra ).

Ces considérations ont conduit la Cour à reconnaître aux États dans de nombreux domaines une marge d'appréciation . Dans un récent arrêt, elle a par exemple jugé que, tant qu'il ne relevait pas d'une forme d'endoctrinement et compte tenu de l'absence de consensus européen sur ce sujet, le choix de mettre des crucifix dans les salles de classes en Italie relevait de la marge d'appréciation de l'État et ne violait pas l'article 2 du Protocole n°1 relatif au droit à l'instruction 14 ( * ) .

Sur la question du droit de vote des détenus, qui a récemment cristallisé l'opposition de l'opinion publique britannique contre la Cour, les juges européens ont reconnu que les États jouissaient d'une ample marge d'appréciation concernant tant la détermination des catégories d'infractions entraînant l'interdiction du droit de vote que la question de savoir si pareille mesure doit résulter d'une décision judiciaire prise en cas par cas ou de l'application générale d'une loi (CEDH, 22 mai 2012, Scoppola c. Italie ) ; ce n'est que lorsque la privation du droit de vote relève d'une interdiction générale, automatique et indifférenciée , imposée à tous les détenus condamnés indépendamment de la nature ou de la gravité de l'infraction commise, que la loi est incompatible avec l'article 3 du Protocole n°1 (CEDH, Hirst , 6 octobre 2005).


* 11 Arrêts Hirst (n°2) c. Royaume-Uni, rendu en Grande Chambre, 6 octobre 2005 et Greens et M. T. c. Royaume-Uni, 23 novembre 2011, par lesquels la Cour a jugé que l'interdiction générale, automatique et indifférenciée du droit de vote imposée à tous les détenus condamnés, indépendamment de la nature ou de la gravité de l'infraction commise, est incompatible avec l'article 3 du Protocole n°1 (droit à des élections libres).

* 12 Arrêt Omar Othman c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012 : la Cour a considéré que l'expulsion du requérant vers la Jordanie, où il avait été condamné par défaut pour diverses infractions terroristes, serait contraire à l'article 6 (droit à un procès équitable) eu égard au risque réel que des preuves obtenues sous la torture soient admises lors du procès du requérant en Jordanie.

* 13 Conseil d'État, « le droit européen des droits de l'homme - un cycle de conférences du Conseil d'État », collection droits et débats, 2010-2011.

* 14 Arrêt de Grande Chambre, Lautsi et autres c. Italie, 18 mars 2011.

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