B. UN MODÈLE ÉCONOMIQUE À PART

1. Au niveau économique

Le modèle économique du secteur des jeux vidéo ne ressemble à aucun autre, que ce soit celui du cinéma, de l'audiovisuel ou des communications électroniques. Entièrement globalisé et mettant en scène des acteurs extrêmement hétérogènes, il requiert des investissements colossaux pour la réalisation de produits phares dont un nombre très réduit sera susceptible de rapporter des bénéfices.

a) Un marché mondialisé et ultra-concurrentiel

Ainsi que le soulignait un article d'analyse économique de ParisTech Review il y a quelques mois 24 ( * ) , « le secteur des jeux vidéo offre un des rares exemples de marché hyperconcurrentiel ». Il y est fait état d'« univers instables hantés par le fantôme de Schumpeter , où la compétition est si vive et la visibilité si faible que les règles habituelles de l'économie industrielle ne s'appliquent plus ».

De nombreux facteurs, rappelés dans l'article, expliquent cet état de fait : la vitesse des changements technologiques, l'intensité de la concurrence, la faiblesse de la réglementation, la fragmentation des goûts des consommateurs... Ces éléments conduisent à une situation « marquée par un déséquilibre structurel, où un avantage concurrentiel ne dure jamais très longtemps et où une position dominante peut être un handicap ».

Le marché des jeux vidéo n'est pas encore stabilisé et se caractérise par une certaine forme d'exubérance créative, que la loi de l'offre et de la demande vient réguler sévèrement . Comme le note le cabinet de conseil Zalis 25 ( * ) , sont lancés chaque année, sur les plateformes consoles et PC, « environ 5 000 titres de jeux vidéo (...) . Parmi ces 5 000 titres, seuls environ 200 permettront un retour sur investissement. Sur ces 200 titres, une vingtaine de titres seulement enrichira vraiment les éditeurs : ce sont les blockbusters ».

Excepté le continent africain, toutes les régions du monde se positionnent aujourd'hui sur un marché hyperconcurrentiel, mais appelé à croître dans les années à venir. Selon l'IDATE, s'élevant à 53,3 milliards d'euros en 2012, contre 51,1 milliards l'année précédente, il devrait enregistrer une croissance à deux chiffres en 2013 et 2014, grâce à la commercialisation des consoles de salon nouvelle génération.

b) Un secteur atomisé entre une myriade de petits acteurs et quelques poids lourds

Le secteur des jeux vidéo se caractérise par un grand dynamisme, allant de pair avec une dissémination de ses multiples acteurs, ainsi que l'a montré une étude réalisée en 2012 sur la structuration du secteur 26 ( * ) , dont sont issus les données et graphiques suivants.

Il comprend un grand nombre de petites entreprises réparties sur l'ensemble du territoire. 52 % d'entre elles seulement comptent plus de 10 salariés dans leur effectif.

EFFECTIFS DES ENTREPRISES DU SECTEUR DES JEUX VIDÉO

Source : SNJV/Opcalia

Ces entreprises sont jeunes pour beaucoup, puisque 32 % ont moins de deux ans d'ancienneté, et 55 % moins de cinq ans d'existence.

ANCIENNETÉ DES ENTREPRISES DU SECTEUR DES JEUX VIDÉO

Source : SNJV/Opcalia

À l'opposée, le secteur est structuré par quelques « poids lourds » , entreprises de taille moyenne et intermédiaire déjà bien « assises », qui font l'image de la France à l'international. Ainsi, 33 % des entreprises déclarent un chiffre d'affaires supérieur à 1 million d'euros, 8 % étant même au-delà de 10 millions. Et 27 % des sociétés ont plus de dix ans d'ancienneté, dont 4 % ont même plus de quinze ans d'âge.

CHIFFRE D'AFFAIRES DES ENTREPRISES DU SECTEUR DES JEUX VIDÉO

Source : SNJV/Opcalia

c) Des acteurs variés entretenant des relations complexes

Le lancement sur le marché d'un jeu vidéo comporte trois étapes, et autant de types d'acteurs différents : le développement ou la création du jeu, sa production-édition et enfin sa distribution 27 ( * ) . Certains acteurs sont uniquement développeurs, d'autres sont développeurs-éditeurs et d'autres sont développeurs, éditeurs et distributeurs .

• La phase de création

La première étape est la création à proprement parler du jeu vidéo par des studios. Ceux-ci sont des entreprises de taille très variable, souvent des PME, soit indépendantes, soit intégrées à l'éditeur. Les équipes y travaillant font collaborer de nombreux corps de métiers ultra spécialisés et qualifiés :

- les concepteurs, ou game designers , chargés d'imaginer les concepts sur lesquels sont basés les jeux. Ils sont parfois assistés par des scénaristes, notamment quand l'univers en est complexe, comme dans les jeux de rôle ;

- les concepteurs de niveau, ou level designer , chargés de réaliser les niveaux de jeu en respectant les consignes globales définies par les game designers ;

- les infographistes 2D et 3D, les musiciens et les techniciens, qui assistent les concepteurs ;

- les programmeurs, chargés du développement global du jeu, qui interviennent sur le moteur du jeu, mais aussi sur des logiciels annexes ;

- les testeurs, qui s'inscrivent dans une démarche qualité ;

- les traducteurs, chargés de traduire non seulement les dialogues, mais aussi les inscriptions et les menus des jeux.

En outre, la complexification croissante des jeux a incité les développeurs à solliciter des prestataires intermédiaires spécialisés . Ces sous-traitants peuvent intervenir sur une partie du jeu (création sonore, graphique...) ou sur des éléments support (moteur 3D...).

Les relations contractuelles entre développeurs et éditeurs sont particulièrement diversifiées, sachant que les « poids lourds » du secteur, comme Activision-Blizzard, EA, Titus, Infogrames ou Ubisoft, sont à la fois développeurs, éditeurs et distributeurs.

On distingue, parmi les développeurs, ceux qui n'ont pas d'indépendance par rapport à l'éditeur de ceux qui en conservent une. Les « first-party-publisher » sont intégrés à l'éditeur de jeu vidéo (ou au producteur de consoles) et peuvent utiliser soit le nom de leur éditeur (comme Nintendo, Electronic Arts, Ubisoft, Sega ou Activision-Blizzard), soit un nom propre (comme Polyphony Digital chez Sony).

Un « second-party-publisher » est un ancien studio indépendant qui s'est fait racheter par un « first-party-publisher » pour développer des jeux. Enfin, un « third-party-publisher » est un studio de développement indépendant, mais qui peut avoir des accords exclusifs d'édition avec les éditeurs.

L'initiative de la création d'un jeu provient de l'éditeur, ou du développeur lui-même s'il s'agit d'un concept original . La phase de conception, financée par l'un ou l'autre selon les cas, laisse place à une phase de pré-production débouchant sur la mise au point d'une maquette informatique puis, si elle est validée, à la phase de production proprement dite, financée par l'éditeur.

La rémunération du développeur comporte normalement deux parties : une avance sur royalties , fixe, que lui consent l'éditeur, et qui n'est pas remboursable, même en cas d'échec commercial, ainsi qu'une rémunération proportionnelle aux ventes effectives, versée une fois les coûts de production couverts.

• La phase de production

La phase de production du jeu, au sens qu'elle a dans l'industrie du cinéma, est prise en charge par l'éditeur . Celui-ci, qui a assuré le financement de sa création, détient les droits de propriété intellectuelle, produit le support du jeu, les notices et l'emballage du logiciel, assure le marketing et la promotion, et fait le lien avec le distributeur. C'est son label qui figure sur les jeux.

La plupart des éditeurs indépendants produisent aujourd'hui pour plusieurs plateformes ( PC, PS3, Xbox 360, 3DS ...). Une telle stratégie s'explique principalement par des raisons industrielles liées à l'augmentation du coût moyen de production. Le portage d'un jeu coûte en effet trois fois moins cher que le développement du jeu initial . En outre, cela permet de réduire la dépendance à une plateforme et d'assurer une plus grande ouverture pour les débouchés.

Il n'en reste pas moins que chaque constructeur de console (Sony, Nintendo, Microsoft) a intérêt à proposer des jeux en exclusivité pour valoriser spécifiquement son produit et assurer sa renommée. Il le fait au travers de productions internes ou en passant des accords avec des éditeurs tiers.

• La phase de distribution

Cette phase, qui comprend la vente physique de jeux vidéo, la vente de jeux sur mobiles et la vente et la location dématérialisées est le fait de divers types d'acteurs, dont les marges sont plus faibles.

Les distributeurs livrent les grossistes, les détaillants (comme Micromania en France ou GameStop aux États-Unis) et les centrales d'achat pour les grandes surfaces (comme Carrefour ou la FNAC). Les éditeurs les plus importants sont aussi distributeurs ; ils peuvent exercer cette fonction pour leur compte ou celui d'autres éditeurs. À l'inverse, certains distributeurs spécialisés ne sont pas éditeurs (comme Big Ben et Nobilis en France).

Le distributeur s'occupe de la partie logistique : il fournit les magasins revendeurs et gère le stock de marchandises. Le succès d'un jeu dépend du nombre de jeux vendus pendant les premières semaines ; dès lors, l'existence durant cette période d'un stock conséquent et d'un large réseau de distribution sont cruciaux, et l'action du distributeur tout autant.

d) La difficile conciliation du marché de l'occasion avec les nécessités de la lutte contre le piratage

Le marché parallèle de l'occasion est né en même temps que le jeu vidéo. La liberté du joueur sur le jeu qu'il possède et la volonté de pouvoir partager l'expérience ludique sont des principes considérés comme inaliénables dans la philosophie des « gamers ».

À l'heure actuelle, les Français sont les plus grands consommateurs de jeux vidéo d'occasion en Europe. Sous la double influence d'une conjoncture économique difficile et de certains phénomènes de mode tels que le « rétro gaming » (jeux anciens et de collection), les ventes ne cessent de progresser, le secteur représentant désormais trois milliards d'euros de chiffre d'affaires annuels.

À l'heure où la première mise en marché souffre, avec notamment la fin d'activité récente du réseau de vente Game, des enseignes de distribution spécialisées dans l'occasion se sont développées et voient leur activité croître. Ainsi, après avoir racheté une partie du réseau Game l'hiver dernier, l'enseigne Game Cash compte soixante-dix points de vente, avec l'ambition d'atteindre les cent cinquante à deux cents points de vente à terme, au rythme de dix à douze ouvertures par an.

Pourtant, l'avenir du marché de l'occasion semble largement hypothéqué par le développement massif de l'offre dématérialisée . Selon une récente étude du cabinet de conseil PwC 28 ( * ) , les ventes dématérialisées devraient dépasser les ventes physiques à l'horizon 2016 et porter à elles seules 64 % de la croissance mondiale du secteur d'ici 2017.

Cette évolution, qui n'a rien d'un mouvement naturel comme dans d'autres secteurs de l'édition, relève en réalité d'une stratégie des éditeurs et des consoliers pour, officiellement, lutter plus efficacement contre la fraude et, en réalité, mieux contrôler les joueurs et leur comportement .

La distribution de jeux en ligne permet certes, en exigeant des joueurs qu'ils s'identifient et se connectent régulièrement pour mettre à jour leurs jeux et pouvoir évoluer en leur sein, de limiter grandement les risques de fraude et de violation de la propriété intellectuelle dont sont porteurs les jeux d'occasion.

Des plateformes de distribution de contenu comme Steam ou Origin se placent ainsi entre l'usager et son jeu, tandis que des verrous numériques (DRM) ont pour objet de contrôler l'accès et l'utilisation des contenus acquis légalement.

Cependant, les motivations des fabricants de console et des éditeurs de jeux à développer l'offre digitalisée semble être davantage de « tenir » les joueurs à distance et de favoriser la facturation à ces derniers différents types de prestations : envoi de de codes de sécurisation des jeux et de toutes sortes de services en ligne pour améliorer leur jouabilité. Cette stratégie, qui in fine assèche le marché de la revente d'occasion, accentue en outre les dysfonctionnements sur les jeux en ligne, dont la maintenance est extrêmement délicate techniquement .

Une telle évolution s'est fait jour lors de l'annonce du lancement des deux dernières consoles de salon, à la mi-juin : la PlayStation 4 de Sony et la Xbox One de Microsoft. Alors que la société japonaise n'imposait pas une connexion en ligne pour utiliser sa future console et laissait les joueurs libres d'échanger ou de revendre leurs jeux, la firme américaine exigeait tout d'abord une telle connexion régulière, toutes les 24 heures.

La réaction de la communauté des joueurs ne s'est pas fait attendre. Sur les sites spécialisés, les forums de discussion ou les blogs, les commentaires critiques ont fusé suite à cette annonce, que d'aucuns avaient déjà anticipée. Devant cette levée de boucliers et le risque concurrentiel que représentait la démarche plus libérale de son rival japonais, Microsoft faisait finalement « machine arrière » quelques jours plus tard, en indiquant qu'« une connexion à Internet ne sera pas requise pour jouer offline », le joueur n'ayant besoin que d'un accès unique lors de l'installation. Le consolier américain ajoutait que l'on pourrait « échanger, prêter, revendre, donner ou louer » des jeux sans restriction, comme c'est actuellement le cas avec la Xbox 360 .

Ce revirement positif n'en laisse pas moins planer une menace diffuse sur l'avenir de cette filière de l'occasion. Sa disparition aurait des conséquences néfastes, tant pour les joueurs que pour la filière prise dans sa globalité.

Pour les premiers, la possibilité de revendre d'occasion des jeux achetés neufs permet en effet d'amortir ces acquisitions, dont les montants sont relativement élevés pour les « hits » du secteur puisqu'ils peuvent aller jusqu'à quatre-vingt euros. Cela se vérifie particulièrement pour les publics les moins fortunés, tels que les jeunes ou les étudiants, qui constituent de surcroît la plus grande part des « gamers ».

Interdire un tel refinancement risquerait fort d'empêcher, ou du moins de désinciter ces utilisateurs à acheter de nouveaux jeux, mais également à acquérir de nouvelles consoles, ce qui affecterait à la fois les éditeurs et les fabricants de ces deux types de produits. En outre, cela réduirait fortement l'activité des sociétés spécialisées dans la vente de jeux vidéo, neufs ou usagés, désormais concurrencées par les plateformes dématérialisées.

Le marché de l'occasion parait donc essentiel pour l'industrie vidéoludique. C'est d'ailleurs ce qui ressort d'une étude réalisée par Masakazu Ishihara et Andrew Ching, respectivement professeurs de marketing à l'Université de New York et à l'Université de Toronto. Se basant sur le marché vidéoludique japonais, ils anticipent une baisse de profits de 10 % par jeu en cas de disparition totale du second marché des jeux vidéo.

e) La courte durée de vie des produits

Le marché des jeux vidéo se caractérise par une extrême volatilité et par des cycles d'exploitation excessivement courts. La plupart des jeux sur support physique se vend ainsi dans les deux semaines suivant leur lancement, la période octobre-décembre, qui suit la rentrée scolaire et s'achève avec les fêtes de fin d'année, étant particulièrement propice : les ventes de Noël représentent en effet 40 % du chiffre d'affaires saisonnier. La durée de vie commerciale d'un jeu sur PC est d'un an au plus, et de 6 mois seulement sur une console .

Le secteur des jeux vidéo « ne fait pas de conserve » : un titre, pour populaire et rentable qu'il soit, sera très rapidement relégué par d'autres sorties, plus abouties techniquement ou visuellement. A l'inverse du cinéma, il n'existe donc pas de catalogue des jeux vidéo dans lequel les joueurs peuvent puiser des années après leur parution.

Selon Laurent Michaud, responsable du pôle « loisirs numériques et électronique grand public » à l'IDATE, « la règle économique « s'adapter ou disparaître » n'a jamais été aussi vraie qu'aujourd'hui dans l'industrie du jeu. Et jamais cette règle ne s'est exercée aussi vite qu'aujourd'hui. Les temps de production se raccourcissent sur de nombreuses plateformes (mobiles, tablettes, réseaux sociaux, navigateurs) et le time to market est très court, tout comme parfois le temps qui sépare le développeur de la désillusion » 29 ( * ) .

Le caractère très éphémère de la durée de vie des jeux vidéo contraste avec le temps nécessaire à leur élaboration . Technique, complexe, faisant intervenir de multiples acteurs, cette phase est souvent étalée sur des périodes bien plus longues que celle de l'industrie du cinéma, par exemple. Selon la nature des projets, il peut ainsi s'écouler de un à sept ans entre la phase de conception et l'achèvement du projet concrétisé par sa commercialisation.

f) Le poids considérable des dépenses marketing

La création et la mise sur le marché de jeux vidéo, qui requièrent des compétences à très haute valeur ajoutée, passent par la sollicitation de financements toujours plus importants.

Grâce aux avancées de l'informatique personnelle, il est aujourd'hui possible à des développeurs amateurs de mettre au point des jeux relativement basiques ensuite proposés sur des plateformes gratuites à un public plus ou moins large. Mais l'édition de « hits », susceptibles de rapporter des dizaines, voire des centaines de millions d'euros suppose de mobiliser des moyens industriels aux coûts sans cesse plus importants. Les plus grosses productions ont ainsi nécessité d'investir une centaine de millions d'euros.

La seule phase de pré-production implique déjà des sommes conséquentes : les projets présentés pour bénéficier du Fonds d'aide aux jeux vidéo, qui aide au financement de cette phase, affichent en effet des budgets de 400 000 à 600 000 euros en moyenne.

Mais c'est, en aval, le poste marketing qui est le plus coûteux. Il recouvre aussi bien les spots télévisés que les pages dans les magazines (spécialisés ou non), les campagnes d'affichage de plus ou moins grande envergure, la mise en place de bannières sur des sites Internet, l'achat de « homepages », les présentations auprès de la presse lors d'événements organisés aux quatre coins du monde ou la réalisation de vidéos.

Sur les plus grosses productions, pas moins de la moitié du budget total y est dédiée. L'entreprise d'origine lyonnaise Arkane Studios, pour le lancement de son jeu Dishonored , aurait mobilisé un budget de vingt millions d'euros, répartis à parts égales entre la conception du jeu et les dépenses de marketing.

Si ces montants sont substantiels, ils demeurent modestes au regard de ceux concernant les « poids lourds » du secteur. Ainsi, selon le Los Angeles Times 30 ( * ) , le développement du jeu Call of duty : Modern Warfare 2 aurait coûté entre 40 et 50 millions de dollars (entre 27 et 33,6 millions d'euros) - soit moins toutefois que les 100 millions de dollars de GTA IV - pour un coût global du projet - incluant cette fois le budget marketing - de l'ordre de 200 millions de dollars (134,5 millions d'euros) !

Les financements alloués à la promotion sont parfois plus importants que ceux du développement et de la production , car le lancement se fait à l'échelle mondiale et doit avoir un impact massif, l'essentiel des revenus tirés du jeu étant perçus dans les quelques semaines suivant sa sortie. Cette dernière est donc organisée comme un événement médiatique majeur et prend dorénavant une dimension gigantesque.

En amont des jeux vidéo, l'industrie des consoles est également marquée par une inflation de son budget marketing , supportée par des fabricants qui sont également éditeurs de jeux, ou « first party publishers ». Microsoft a ainsi dépensé 569 millions d'euros pour sa campagne de publicité pour la Xbox , tandis que Nintendo a investi 20 millions en marketing en France et 100 millions d'euros en Europe pour le lancement de la GameCube il y a dix ans. Des chiffres qui seront largement dépassés lors du lancement de la future génération de consoles, attendu cette année.

2. Un contrat social atypique
a) Des équipes jeunes et pluridisciplinaires

La force de travail à l'origine de la création et de la production de jeux vidéo se caractérise d'abord par sa jeunesse. Dans les studios dont le groupe de travail a auditionné les représentants ou ceux qu'il a eu l'opportunité de visiter, la moyenne d'âge des effectifs est fort basse : elle ne dépasse ainsi pas trente-cinq ans pour Ubisoft et à peine trente ans pour Ankama .

De fait, les seniors, recherchés pour leur expertise, constituent une denrée rare . Expatriés à l'étranger ou engagés, après quelques années, dans une voie professionnelle différente, ils représentent une minorité des effectifs. Dans une société comme Asobo Studio, à Bordeaux, un senior encadre en moyenne deux juniors, dont il se charge de la formation interne. À titre d'exemple, le graphiste senior réalise un personnage, que les juniors peuvent ensuite reproduire.

Indispensables bien souvent à la création, les seniors sont également plus coûteux et, de fait, parfois inabordables pour les studios de petite taille . À cette contrainte s'ajoute celle de la localisation : le responsable d'Asobo Studio indiquait ainsi au groupe de travail, lors de sa visite, qu'il était difficile de trouver des seniors intéressés par une installation à Bordeaux, sauf si des raisons familiales les amenaient à ce choix géographique.

De surcroît, les studios de jeux vidéo ne parviennent souvent pas à conserver leurs effectifs à long terme. Alain Le Diberder, lors de son audition par le groupe de travail, a estimé, à cet égard, qu'il existait un problème de gestion des carrières longues dans le secteur du jeu vidéo. Les studios développent, selon lui, souvent un certain jeunisme, et ce à tort. En effet, les grands créateurs de jeux, Peter Molyneux chez Nintendo par exemple, avaient souvent plus de quarante ans au moment de leurs plus grands succès. Par ailleurs, la stabilité et l'expérience des équipes constituent un atout majeur pour la création d'un jeu. Devant le groupe de travail, le responsable de Quantic Dream a ainsi estimé qu'une équipe devait avoir créé trois jeux qualifiables de grosse production pour maîtriser parfaitement son savoir-faire.

Outre leur jeunesse, la pluridisciplinarité caractérise également les professionnels du jeu vidéo. Venus d'une multitude de milieux professionnels, parfois autodidactes passionnés par la matière 31 ( * ) , les graphistes, scénaristes, programmeurs, développeurs, animateurs unissent leurs compétences pour créer un jeu. Une équipe travaille en général plusieurs mois, voire plusieurs années sur un même projet.

Enfin, il convient de préciser que les femmes sont minoritaires dans les sociétés de jeux vidéo, si l'on fait abstraction des fonctions supports que représentent le marketing, la communication et l'administration générale. À titre d'exemple, chez Ankama, la proportion de femmes s'établit à 35 % des effectifs . Elles occupent majoritairement, au sein des équipes techniques, des postes de graphistes.

b) Des contrats de travail pas toujours adaptés

Les salariés du jeu vidéo, à la différence de ceux du film d'animation et, plus généralement des industries culturelles dont l'activité s'exerce sous le régime de l'intermittence, sont majoritairement en contrat à durée indéterminée . Toutefois, on observe depuis peu, dans les studios français, le développement d'embauches à durée déterminée, évolution qui a pour corollaire une plus grande précarité de certains salariés.

Le constat est identique dans les studios, de taille très variable, que le groupe de travail a rencontrés. Chez Ubisoft, certains recrutements se font en contrat à durée déterminée ou sous le régime de l'intermittence, notamment pour les graphistes et les animateurs, mais la plupart directement en contrat à durée indéterminée. Chez Asobo Studio, dont les effectifs s'échelonnent entre quatre-vingt et cent-vingt-cinq personnes en fonction des phases de production, cinquante employés sont en contrat à durée indéterminée. Quantic Dream, pour sa part, a choisi le même statut pour la majorité de ses cent-quatre-vingts salariés. De fait quarante d'entre eux travaillent dans l'entreprise depuis plus de sept ans.

Ce choix de la stabilité des effectifs traduit la volonté de ne pas perdre les talents tant convoités à l'étranger. Il s'agit là d' une contrepartie offerte aux salaires, généralement moins élevés en France , hormis pour les développeurs, compte tenu de la pénurie. À titre d'exemple, un animateur débutant se verra proposer 125 000 dollars annuels aux États-Unis, contre 60 000 euros en Grande-Bretagne et seulement 43 000 euros en France (ramenés récemment en moyenne à 30 000 euros en raison des difficultés économiques de nombreux studios). Même si nombre d'interlocuteurs ont indiqué au groupe de travail que, à l'instar des artistes, les professionnels du jeu vidéo étaient habituellement moins intéressés par la rémunération que par la qualité du projet proposé, les garanties salariales offertes par les contrats à durée indéterminée pallient les moindres rémunérations hexagonales.

Si ce régime semble satisfaisant pour le « noyau dur » des équipes qui demeure dans la société entre chaque projet, celui du contrat à durée déterminée se plie mal aux contraintes de la production de jeux vidéo , où la date de fin de projet est rarement connue précisément. Ce constat s'applique également au système de l'alternance, en raison de l'existence de phases de production longues et intensives qui empêchent tout retour ponctuel en formation.

De fait, il arrive que des studios contournent la loi dans des conditions peu protectrices des salariés en ayant recours abusivement à des « consultants extérieurs » sous-traitants mais requalifiables en salariés ou encore en créant des filiales « audiovisuelles » recourant au régime des intermittents alors même que l'activité a souvent peu à voir avec la création audiovisuelle.

Afin de remédier à cette situation, l'ensemble des directeurs de studios rencontrés ont fait part de la nécessité de créer des contrats de travail plus souples pour leur industrie , sur le modèle des contrats de chantier du secteur du bâtiment et des travaux publics.

Le débat sur l'adéquation du droit du travail français aux contraintes spécifiques de la production de jeux vidéo est ancien . Dès 2003, il a fait l'objet de la cinquième proposition du rapport de Fabrice Fries « Propositions pour développer l'industrie du jeu vidéo en France » à l'attention de M. Francis Mer, alors ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. L'auteur décrit ainsi la situation : « Le métier de création des jeux vidéo, centré sur des projets, est fait de pics et de creux très marqués. Le contrat à durée indéterminée est pourtant la norme pour les salariés des studios français, ce qui peut constituer un frein à l'embauche. De fait, en bonne part en raison d'une souplesse plus grande de la réglementation du travail, les effectifs des studios en Grande-Bretagne sont près de quatre fois supérieurs à ceux des studios français » .

À l'époque, il est envisagé d'adapter le droit du travail, en permettant au secteur du jeu vidéo de recourir à des contrats de projet : « Le jeu vidéo semble un terreau idéal pour une application éventuelle des contrats de projet, ces contrats d'une durée minimale de trois ans s'interrompant à l'achèvement d'un projet précis : population cible très qualifiée et limitée en nombre, secteur jeune donc propice aux expérimentations, impact de la mesure garanti en termes d'emplois. »

Près de dix ans plus tard, la demande du syndicat national du jeu vidéo (SNJV) aux candidats à l'élection présidentielle de 2012 32 ( * ) ne fut guère différente : « L'humain est au coeur de la production de jeux vidéo. Dans un contexte de très forte compétitivité mondiale, l'enjeu central pour les entreprises du jeu vidéo réside dans leur capacité à disposer des meilleurs talents . La tension dans certains métiers et la forte attractivité des entreprises étrangères obligent les sociétés françaises à offrir un environnement très favorable aux collaborateurs et à les fidéliser. Le contrat social qui fonde la relation entre les salariés du secteur et les employeurs est donc un enjeu de premier ordre. Il s'appuie sur une majorité d'embauches en contrat à durée indéterminée (plus de 68 % des salariés). Mais l'absence de régime collectif du travail adapté entraîne de fortes disparités de régime et provoque une réelle fragilité dans la relation salarié/employeur. De plus, la réalité de nos cycles de production, qui réside dans un enchaînement de projets avec de fortes fluctuations au sein des équipes et des périodes de moindre charge, oblige à recourir à des contrats plus précaires. L'inadaptation du droit du travail à ces spécificités fragilise donc les entreprises et freine le recrutement de nombreux salariés car les sociétés ne peuvent s'engager sur une durée indéterminée. Afin de limiter cet effet, la mise en place d'un contrat de travail adapté aux rythmes de production inhérents au marché du jeu vidéo et à la très forte tension sur les métiers clés, est devenue indispensable. Elle permettra une plus grande attractivité de nos entreprises et une meilleure fidélisation des salariés grâce à une visibilité de plus long terme. »

Vos rapporteurs souhaitent que le groupe de travail interministériel actuellement en place prenne la mesure de cette contrainte pour la compétitivité des studios français et propose la création d'un contrat de travail ad hoc , adapté aux cycles de production tout en garantissant des droits protecteurs aux salariés.

c) L'épineuse question du droit d'auteur

La question du régime juridique applicable aux jeux vidéo en matière de propriété intellectuelle et artistique est également complexe. De fait, même si le jeu vidéo est considéré comme une oeuvre de l'esprit au sens de la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 relative à la propriété littéraire et artistique et, à ce titre, protégé par le droit d'auteur (Cour de cassation, 1986), le code de la propriété intellectuelle n'en fait nulle mention.

Le principal sujet de débat concerne, en conséquence, l'application du droit d'auteur à cette industrie culturelle, débat dont la réponse dépend grandement de la qualification qui est donnée du jeu vidéo comme oeuvre logicielle, oeuvre multimédia, oeuvre audiovisuelle ou base de données, mais également des conditions de son élaboration (oeuvre collective ou oeuvre de collaboration).

À la différence d'une oeuvre de collaboration, définie par l'article L. 113-2 du code de la propriété intellectuelle comme « une oeuvre créée par plusieurs personnes physiques et uniquement par des personnes physiques » , qui est la propriété commune des coauteurs qui en partagent le droit (article L. 113-3), est dite collective, selon le même article, « l'oeuvre créée sur l'initiative d'une personne physique ou morale qui l'édite, la publie ou la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des auteurs participant à son élaboration se fond dans l'ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu'il soit possible d'attribuer à chacun d'eux un droit distinct sur l'ensemble réalisé. » En outre, aux termes de l'article L. 113-5, sauf preuve contraire, l'oeuvre collective est la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elle est divulguée . Le titulaire peut donc exploiter librement l'oeuvre et n'a pas à associer les contributeurs au résultat lorsqu'ils ont déjà reçu une rémunération forfaitaire.

Pour nombre de spécialistes, le jeu vidéo serait une oeuvre collective et ces créateurs ne bénéficieraient pas, à ce titre de la protection du droit d'auteur de façon individuelle. Le SNJV a défendu cette option lors de son audition par le groupe de travail, en estimant que le droit d'auteur ne pouvait pas réellement s'appliquer à la production en équipe. Dans le jeu, en effet, l'importance du travail de chacun varie d'une production à l'autre selon, par exemple, que le jeu est plus ou moins graphique ou musical. Souvent, le nom des créateurs n'est même pas connu et le responsable de la production est en réalité plutôt un animateur d'équipe, fréquemment intéressé au capital du studio. La personne morale titulaire des droits serait donc bien le studio.

Cette position a également été soutenue par Emmanuel Olivier, ancien président-directeur général d'Index +, pour lequel, sauf accord contraire, il doit y avoir cession des droits au studio, en contrepartie d'une rémunération forfaitaire avec ou sans intéressement, quels que soient les horaires de travail et le type de contrat de travail. De même, pour Olivier Lejade, fondateur et directeur de Mekensleep, également auditionné par le groupe de travail, le processus de création d'un jeu vidéo n'a rien à voir avec celui des autres produits culturels . La notion d'auteur n'a pas de sens : il s'agit bien d'une création collective. L'intéressement serait donc, selon lui, plus légitime que le droit d'auteur.

À l'inapplication du droit d'auteur à une oeuvre collective, si l'on considère que le jeu vidéo répond à cette définition, s'ajoute la difficulté à mesurer la part du travail de chaque intervenant dans une création alors même, par exemple, que les joueurs peuvent également devenir co-auteurs, par exemple de certains jeux en ligne. Cette difficulté est notamment soulevée par Sébastien Genvo, dans son « Introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo » en 2003 : « Si le jeu vidéo peut être estimé comme un moyen d'expression artistique, il faut se demander qui est à l'origine de cette expression. En effet , à la différence de la plupart des disciplines artistiques, il est très difficile d'estimer qui sont réellement les auteurs d'une oeuvre de jeu vidéo . Ainsi, qui est réellement l'auteur d'un personnage de Diablo 2 ? Est-ce le graphiste du jeu qui a dessiné les différentes formes que peuvent prendre les personnages, est-ce la personne qui a défini le concept global du personnage (...) , est-ce l'ensemble des personnes qui ont conçu le jeu ou est-ce le joueur qui façonne son personnage d'après les éléments mis à sa disposition par le programme ? De même, alors que le jeu Conter Strike est originellement pourvu d'un certain nombre de cartes, il est possible pour n'importe quel utilisateur de créer ses propres cartes avec des logiciels mis en libre circulation sur Internet, logiciels qui sont légaux et gratuits. Le véritable auteur du jeu est-il alors le concepteur du programme, les graphistes, ou l'utilisateur qui créé l'architecture dans laquelle va se dérouler la partie ? »

Pour Sébastien Genvo, dans son ouvrage précité : « Si de nombreux cas juridiques démontrent que le jeu vidéo jouit effectivement de la protection du droit d'auteur, il est néanmoins indéniable que cette protection est couramment rendue caduque, de nombreux principes régissant le droit d'auteur s'appliquant mal au concept même de jeu vidéo . Ainsi, le droit moral d'un auteur de ne pas voir son oeuvre modifiée est inapplicable au jeu vidéo qui est une oeuvre sans cesse modifiée par son utilisateur. (...) De même, le principe d'originalité comme reflet d'éléments propres à la personnalité d'un auteur, ou d'une entité définie comme auteur, ne peut prendre effet dans un jeu vidéo, (...) médium où chaque joueur a la possibilité de faire du jeu une oeuvre qui lui est propre, modifiant l'oeuvre créée originellement pas ses concepteurs. »

À l'origine, le jeu vidéo bénéficiait en revanche de la protection relative aux logiciels , ce qui était effectivement adapté les premières années : jusqu'aux années 90, l'essentiel des équipes était composé de programmeurs. Dans un arrêt de 1997, la Cour d'appel de Caen confirme cette assimilation du jeu vidéo à une oeuvre logicielle, car le logiciel apparaît comme « spécifique et primordial dans le produit complexe qu'est le jeu vidéo ». Mais, dès 1999, la cour d'appel de Versailles fait le choix de le qualifier d'oeuvre collective. Puis, la Cour de cassation revient à l'oeuvre logicielle en 2000, tandis que la Cour d'appel de Paris lui préfère la qualification d'oeuvre de collaboration et d'oeuvre audiovisuelle en 2004 et en 2007. Avec l'arrêt Cryo du 25 juin 2009, corroboré par la Cour d'appel de Paris en 2011, il est enfin question de qualification distributive du jeu vidéo : la cohabitation de plusieurs régimes de droits d'auteur en fonction des différentes composantes du jeu (graphisme, musique, logiciel et narration) est affirmée.

Ces décisions contradictoires illustrent l'instabilité jurisprudentielle qui a marqué, ces dernières années, le débat sur le droit d'auteur en matière de jeux vidéo .

En réalité, en l'absence d'un régime juridique établi, le débat sur l'application du droit d'auteur aux jeux vidéo n'a jamais cessé, en raison du souhait de certaines sociétés de gestion collective, et notamment la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) de bénéficier des revenus générés par cette industrie , comme le rappelait le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) lors de son audition.

La mission confiée à Jean Martin et Valérie-Laure Benabou par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique en 2004 33 ( * ) , puis celle de Patrice Martin-Lalande en 2011 34 ( * ) , ont traité de cette question, sans toutefois aboutir à une solution partagée par l'ensemble des acteurs. À la suite de ces échecs, Aurélie Filippetti a demandé, peu de temps après sa nomination comme ministre de la culture et de la communication, à Philippe Chantepie de relancer les négociations dans un contexte où les protagonistes ne poursuivaient pas les mêmes objectifs en la matière : la SACD était favorable à l'application du régime de l'oeuvre audiovisuelle, tandis que la SCAM préférait le modèle applicable aux journalistes, dans une logique d'oeuvre collective. Par ailleurs, Ubisoft penchait pour une rémunération forfaitaire (intéressement), alors que le SNJV était ouvert à une part de droits d'auteur dans le calcul des rémunérations.

Philippe Chantepie a donc engagé des discussions individuelles avec le SELL, le SNJV, Ubisoft, la SCAM, la SACD et la SACEM, ce qui a permis d' aboutir à une solution de compromis en septembre 2012 consistant en la création d'une nouvelle catégorie d'oeuvres et en un système de cession des droits avec une présomption quasi-irréfragable au profit de l'entreprise. La rémunération des salariés était fonction d'une négociation entre le salarié et son studio et devait être proportionnelle aux résultats, sauf accord d'entreprise. Restait à définir l'assiette à laquelle devait s'appliquer cette rémunération, probablement un pourcentage du chiffre d'affaires car Ubisoft ne voulait pas donner d'informations à ses concurrents sur le nombre d'exemplaires vendus. Chaque studio devait en outre déterminer qui était ou non créateur du jeu. Finalement, malgré ce compromis, les acteurs du jeu vidéo ont renoncé à l'application du droit d'auteur à l'automne 2012.

De fait, certains obstacles n'avaient pu être supprimés, notamment l'existence de contrats différents au sein d'un même studio : certains créateurs sont des « free-lance », les scénaristes par exemple, rémunérés selon un contrat qui varie en fonction de leur prestation, et d'autres des salariés. En outre, les sociétés de gestion collective prennent une commission sur leur activité : si cela ne pose pas de difficulté dans le cas d'une gestion des droits au long cours, tel n'est pas le cas du jeu vidéo , qui a une durée de vie très courte. Il n'existe par ailleurs pas de catalogue des droits (pas de rémunération possible sur la distribution), en raison de l'obsolescence rapide des jeux et des supports.

Une avancée a toutefois été réalisée en 2012 au profit des compositeurs de musique de jeux, rémunérés sur leurs droits par la SACEM. De ce point de vue, cette évolution vient conforter la qualification distributive du jeu vidéo issue de l'arrêt Cryo du 25 juin 2009 (à chaque composante du jeu, son régime de rémunération). Il convient de rappeler à cet égard qu'un accord avec la SACEM a longtemps été rendu impossible en raison des tarifs trop élevés de la société de gestion au regard de ceux pratiqués outre-Atlantique (Ubisoft rétribuait d'ailleurs les compositeurs britanniques et américains sans difficulté). Les négociations ont permis de trouver un accord avec Ubisoft en juin 2012, puis d'autres sociétés s'y sont associées. Ankama est ainsi en cours de discussion. Cela étant, les compositeurs de musique de jeux ne sont généralement pas salariés du studio, ce qui rend l'application du droit d'auteur plus aisée, comme le soulignait Philippe Chantepie devant le groupe de travail.

Mais, au total, aujourd'hui, hormis les compositeurs de musique de jeux, seuls quelques créateurs de jeux touchent des droits d'auteur et une infime minorité en vit , à l'instar de Michel Ancel (Ubisoft) et David Cage (Quantic Dream). Chez Quantic Dream, le chef décorateur bénéficie également d'un contrat d'auteur sur la production en cours.

En réalité, la majorité des studios français a fait le choix d'intéresser les salariés aux résultats du jeu, en contrepartie d'une cession de leurs droits. Ainsi, 20 % des royalties sur les ventes seront attribués à l'équipe du nouveau jeu développé par Quantic Dream. Ce système prévaut dans les grands studios du monde entier et rapporte beaucoup d'argent aux salariés en cas de succès. Sachant, encore une fois, que seuls 20 % des jeux produits au niveau mondial seront distribués et que 4 % gagneront de l'argent , cette proportion étant encore inférieure s'agissant des jeux sur mobiles.

Il s'avère que ce mode de rémunération semble en réalité satisfaire les salariés du jeu vidéo. Les contentieux sont rares et aucune demande syndicale particulière ne se fait jour pour que le droit d'auteur s'applique à cette industrie. Les salariés préfèrent porter leurs efforts sur la négociation d'accords salariaux et cette situation semble identique à l'étranger. Selon l'exemple cité par Alain Le Diberder lors de son audition, une mission parlementaire britannique, qui avait étudié, au début des années 2000, les bonnes pratiques de gestion des auteurs de jeux vidéo au Japon, avait constaté que, lorsque le jeu était terminé à temps, 5 à 10 % du chiffre d'affaires de l'éditeur revenait à l'équipe. Le responsable de l'équipe le distribuait ensuite comme il le souhaitait, au moment où le jeu suivant était terminé, ce qui avait l'avantage de fidéliser l'équipe d'une production à l'autre.

La fidélisation et la motivation des salariés constituent en effet une double conséquence positive du système de l'intéressement . D'ailleurs, l'Association pour l'emploi des cadres (APEC) et l'Université de Paris-Dauphine travaillent sur le secteur du jeu vidéo pour mesurer la part de l'intéressement dans la motivation des salariés.

Selon Philippe Chantepie, l'absence de droit d'auteur dans le jeu vidéo ne comporte in fine qu'un risque juridique très faible (très peu d'arrêts dans la jurisprudence, essentiellement en cas de développement de produits dérivés) car, dans la majeure partie des cas, les salariés n'ont pas intérêt à réclamer des droits qui seraient inférieurs à leur intéressement . De fait, les créateurs de jeux ne sont pas en demande de droits d'auteur. La contribution personnelle s'efface devant l'oeuvre collective, même si certains souhaiteraient voir apparaitre leur nom sur le jeu. Mais il est également exact que les petits studios, qui foisonnent avec l'essor des jeux sur mobiles et tablettes moins coûteux à produire, n'ont pas toujours une politique d'intéressement convenable pour les créateurs.

Si l'affaire semble désormais entendue, vos rapporteurs n'émettront qu'un seul regret : l'application du droit d'auteur au jeu vidéo aurait pu permettre de lui donner un attribut symbolique des industries culturelles et la reconnaissance institutionnelle tant attendue par le secteur. Peut-être peut-on envisager que les récents accords signés avec la SACEM en application, en quelque sorte, de la jurisprudence Cryo , trouveront à terme une équivalence pour les autres composantes du jeu.

Une autre réflexion concerne le bénéfice, pour les jeux vidéo, de la rémunération pour copie privée. Pendant longtemps, certains acteurs du jeu vidéo ont souhaité son application, arguant du fait qu'à l'époque la jurisprudence qualifiait le jeu vidéo d'oeuvre logicielle (copie de sauvegarde), puis ont abandonné cette idée pour ne pas handicaper encore plus des entreprises souvent fragiles. En effet, une telle taxation aurait pour effet d'augmenter sensiblement le prix des consoles , selon la capacité de stockage de leur disque dur.

En outre, le SELL et le SNJV font valoir que les jeux sont de plus en plus fréquemment stockés sur des serveurs, et moins sur des ordinateurs, ce qui limiterait l'intérêt de ce type de rémunération, à moins que le dispositif ne soit modifié pour s'appliquer aux ordinateurs et aux consoles munies d'un disque dur interne. Une telle option est envisagée depuis 2007, mais la commission sur la rémunération pour copie privée, qui a adopté une délibération sur l'examen de nouveaux supports imposés en avril 2010, en a à ce jour épargné les consoles.

Pourtant, les jeux occupant une place importante dans la mémoire, le barème de la redevance pourrait être intéressant. Cependant, si la redevance pour copie privée s'appliquait au secteur du jeu vidéo sans augmentation de la taxe, il faudrait diminuer la rente d'autres secteurs , comme cela s'est passé en 2003 où la musique et l'audiovisuel ont réduit leur rémunération pour permettre l'entrée des arts visuels et écrits dans le dispositif. Sur ce point, dans la mesure où le produit de la taxe n'est pas directement affectable et où les entreprises du jeu vidéo ne sont pas représentées à la commission sur la rémunération pour copie privée, il est à craindre qu'en réalité elle ne leur bénéficie que fort peu, raison pour laquelle vos rapporteurs ne sont pas favorables à une telle évolution.


* 24 Les guerres économiques des jeux vidéo , ParisTech Review, mars 2013.

* 25 La sinistralité du jeu vidéo , Zalis, octobre 2005.

* 26 L'emploi, les métiers et les rémunérations dans le jeu vidéo , enquête 2012 réalisée par le SNJV et Opcalia.

* 27 Voir sur ce point l'article dont sont issus les développements suivants : L'industrie du jeu vidéo : caractéristiques socio-économiques et principales tendances d'évolution , Nicolas Auray et Myriam Davidovici-Nora, projet PANIC - Telecom Paristech, version de septembre 2010.

* 28 14 e édition de l'étude annuelle « Global Entertainment & Media Outlook » de PricewaterhouseCoopers (PwC) sur les perspectives de l'industrie des médias et des loisirs dans les cinq prochaines années, réalisée dans 50 pays, juin 2013.

* 29 Le marché mondial des jeux vidéo : vers une nouvelle phase de croissance , article de Laurent Michaud dans la revue Géoéconomie, automne-hiver 2012.

* 30 Cité sur jeuxvideo.com : http://www.jeuxvideo.com/dossiers/00013178/tout-sur-le-prix-de-vos-jeux-le-marketing-009.htm

* 31 Sébastien Genvo, dans son ouvrage sur l'introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo (2003), cite l'exemple suivant : « Si l'on consulte les offres d'emplois sur Internet de la société Blizzard, qui a conçu entre autre Diablo 2, les exigences concernant les postes de production ne stipulent que rarement la nécessité d'une expérience professionnelle. (...) Pour un poste de level designer , les compétences requises sont avant tout la passion du jeu vidéo. »

* 32 Dix mesures clés pour relever les défis industriels du jeu vidéo.

* 33 Le régime juridique des oeuvres multimédias : droits des auteurs et sécurité juridique des investisseurs - Valérie-Laure Benabou et Jean Martin - Rapport pour le CSPLA - Mai 2005.

* 34 Le régime juridique du jeu vidéo en droit d'auteur - Patrice Martin-Lalande - Novembre 2011.

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