F. COMPTE RENDU DE LA RÉUNION DU 26 MAI 2016, SUITE AU DÉPLACEMENT EN CORRÈZE LE 20 MAI 2016

Mme Élisabeth Lamure , présidente . - Écoutons tout d'abord M. Claude Nougein, qui nous fera le compte rendu de notre visite en Corrèze.

M. Claude Nougein . - Vendredi dernier, j'ai eu la joie d'accueillir en Corrèze plusieurs d'entre vous. Je remercie Élisabeth Lamure d'avoir bien voulu organiser ce déplacement. Nous accompagnaient aussi Nicole Bricq, Michel Canevet, Jean-Marc Gabouty et Eric Jeansannetas. L'autre sénateur de Corrèze, Daniel Chasseing, a aussi participé à cette journée.

La Corrèze est un département qui a pu être qualifié d'hyper-rural comptant environ 250 000 habitants, connu aussi pour avoir donné un président du conseil à la IV ème République et deux présidents de la République à la V ème . Il occupe une position stratégique au centre de l'Europe, position qui s'est trouvée valorisée par un remarquable effort de désenclavement autoroutier. Le premier partenaire commercial de la Corrèze est justement l'Allemagne, aussi bien à l'import qu'à l'export. Grâce à l'aéroport de Brive, mis en service il y a six ans, le département bénéficie aussi d'une desserte aérienne qui nous a permis d'organiser le déplacement dans la journée.

Nous avons été accueillis au Conseil départemental par son président, M. Pascal Coste, et ses deux premiers vice-présidents. Nous y avons rencontré une quinzaine d'entrepreneurs, représentatifs de la diversité de l'activité économique du département : des industriels allant de la scierie à la cosmétique, des entreprises de services comme le transport, l'ingénierie informatique ou le tourisme, des négociants en produits agricoles, des entreprises agroalimentaires et quelques artisans. Les entreprises présentes étaient de tailles diverses, de la start-up jusqu'au grand groupe, comme Thalès ou l'équipementier automobile Borg Warner, qui emploie 700 salariés à Eyrein, petite commune de 500 habitants au-dessus de Tulle. Le préfet de Corrèze a également assisté à la table ronde, ainsi que les représentants de la CGPME et du Medef et les maires des quatre principales villes du département.

Les entrepreneurs corréziens rencontrent des difficultés similaires à celles que d'autres nous ont déjà signalées telles que le poids des normes : nous avons encore entendu que le compte pénibilité était ingérable dans la bouche d'un industriel qui n'était pas du BTP ! Un hôtelier a fait savoir que les normes en matière de handicap avaient conduit certains hôtels-restaurants à fermer la partie hébergement de leur activité notamment dans les petites communes rurales. Je ne m'attarderai pas sur les seuils sociaux, le régime social des indépendants (RSI), l'incertitude sur l'interprétation des normes par l'inspection du travail, le besoin de flexibilité en matière de droit du travail, y compris concernant l'emploi de saisonniers, de stagiaires ou de sous-traitants au sein de l'entreprise.

Nos interlocuteurs se sont d'abord plaints des insuffisances dans l'accompagnement des entreprises à l'export : trop d'interlocuteurs, peu d'efficacité... Le diagnostic est partagé : le personnel de Business France a une obligation de moyens, et non de résultats, tandis qu'en Espagne, en Allemagne ou en Italie par exemple, les homologues de Business France sont intéressés aux marchés qu'ils décrochent. Il faudrait pour cela que cet organisme compte en son sein de vrais commerciaux, éloignés de la culture du service public... Un entrepreneur qui avait recouru à l'assurance-crédit ne s'est pas senti suffisamment soutenu lors des difficultés traversées par la Grèce, ayant dû, de ce fait, se faire payer en cash par son acheteur en Grèce, faire transporter les fonds par le transporteur de sa marchandise et ayant rencontré des difficultés pour encaisser tout ce liquide, considéré avec suspicion par sa banque !

Deuxième point saillant : les difficultés de recrutement. Au moins trois personnes ont signalé cette difficulté particulière en milieu rural, qui conduit les entreprises à proposer deux postes à la fois, pour chacun des conjoints d'un couple, notamment pour recruter un cadre, un technicien ou un commercial. Plusieurs ont estimé que la réponse passait par un resserrement du lien entre l'Éducation nationale et l'entreprise. L'un des entrepreneurs a ainsi plaidé pour que la formation des enseignants comprenne des stages en entreprise - il rêvait ! Il s'agit de changer l'image de l'entreprise chez les jeunes Français, aussi bien dans l'industrie, pas toujours associée à l'innovation, que dans le secteur du commerce, souvent vu d'un oeil négatif. Un des participants a témoigné que, durant les deux premières années, l'enseignement qu'il a reçu en économie consistait en une lecture de Karl Marx. Il ne faut pas s'étonner ensuite que le travail soit vu comme une exploitation !

Mme Élisabeth Lamure . - Vous riez, mais il l'a dit !

M. Claude Nougein . - Participant à ce même objectif de faire découvrir l'entreprise d'un point de vue opérationnel, l'alternance a été encore une fois plébiscitée, certains imaginant qu'elle soit imposée dans tous les cursus. De nouveau, les chefs d'entreprise ont déploré que l'apprentissage soit vu comme un échec, alors qu'il s'agit d'un formidable ascenseur social. Certains ont rappelé la nécessité d'aligner l'offre de formation par les CFA sur les besoins des entreprises. Un entrepreneur a jugé que la durée de l'apprentissage devait être allongée, et qu'il convenait de fidéliser les apprentis dans la profession : selon l'artisan-chocolatier qui participait à la rencontre, seuls 5 % des apprentis restent dans la profession ! Or c'est un investissement important pour l'entreprise, en termes de temps passé.

Troisième point qui ressort de la table ronde : l'impression qu'ont les entreprises de ne pas vivre dans le même monde que l'administration. Ainsi, une cheffe d'entreprise -pour une fois, nous avions la chance d'en avoir plusieurs autour de la table, ce dont je me félicite - a témoigné avoir eu besoin de recruter deux personnes un jeudi après-midi et avoir eu la surprise de constater que Pôle Emploi était fermé le jeudi après-midi ! Une autre jeune dirigeante de PME, qui avait également besoin de recruter, a indiqué qu'elle avait envisagé de recourir à des contrats aidés, mais qu'elle avait rapidement laissé tomber devant l'usine à gaz que cela aurait impliqué ! Un industriel a aussi fait part de son incompréhension devant les délais de délivrance, par l'Afnor, d'un label, obtenu en 4 à 6 mois en France, contre 15 jours dans les pays voisins... Le directeur de l'usine Charal d'Egletons a imaginé que l'administration pourrait mieux accompagner les entreprises en difficulté : ainsi, à ses yeux, l'essentiel n'est pas d'accélérer la sauvegarde financière mais de l'anticiper.

Enfin, quatrième sujet sensible pour les entrepreneurs corréziens : les handicaps français en matière de compétitivité et d'attractivité. Ils ont été nombreux à dénoncer le fait que la France se tire une balle dans le pied en surtransposant les obligations européennes. La dirigeante de la scierie a ainsi expliqué que les normes françaises en matière de poussière représentent le double de celles qu'impose l'Union européenne. De même, le négociant agricole a évoqué les règlementations poids lourds : la France limite à 32 tonnes la charge maximale pour les camions à quatre essieux, indispensable pour aller dans les fermes, quand la plupart de nos voisins ont fixé un plafond à 36 tonnes, voire 38 ou 40. Cela prive la France d'économies en carburant - particulièrement utiles en ce moment - préservant l'environnement et réduisant les frais de transport. Ces distorsions de concurrence viennent s'ajouter aux autres distorsions sociales et fiscales qui affectent la compétitivité-coût de la France par rapport à ses voisins. Ainsi, les chefs d'entreprise voient monter en puissance des entreprises qui n'ont pas les mêmes contraintes et qui leur prennent des marchés qui seront difficiles à reconquérir. Même si plusieurs ont souligné que le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) améliorait la compétitivité française, ils ont jugé que cela ne compensait pas les surcharges accumulées pendant les 5 ou 6 ans précédents. Au-delà de leur inquiétude relative à la compétitivité-coût de la France, les représentants de groupes étrangers ont fait part de la dégradation de l'image de la France qui perd en attractivité avec ses grèves à répétition et l'archaïsme de son dialogue social - selon ses mots. Mais nous aurons l'occasion d'en reparler !

Vous le voyez, la matinée fut riche. L'après-midi aussi, qui nous a permis de visiter deux belles entreprises. La première, Silab, est spécialisée en ingénierie des actifs naturels pour la cosmétique. Elle a été fondée il y a un peu plus de 30 ans par Jean Paufique, qui nous y a accueillis avec un charisme inaltéré malgré son âge avancé. Nous avons pu goûter sa fierté d'avoir monté une entreprise qui fait aujourd'hui 36 millions d'euros de chiffre d'affaires et emploie 250 salariés avec une moyenne d'âge de 35 ans, qui est restée indépendante, et qui fait de l'excellence et de la qualité ses maîtres mots, en s'appuyant sur un ciment de valeurs humaines. Nous avons également rencontré Xavier Gaillard, directeur général délégué à la stratégie, et Brigitte Closs, directrice générale déléguée à la recherche.

L'entreprise nous a frappés par sa puissance d'innovation : 6 à 8 nouveaux produits par an, près de 200 brevets en portefeuille, 87 chercheurs, soit plus du tiers du personnel, et enfin des investissements en recherche et développement à hauteur de 20 à 25 % du chiffre d'affaires. L'innovation ne se fait pas seulement en recherche et développement, car les équipes sont pluridisciplinaires : biologie, chimie, botanique, imagerie, statistique... Silab a même réussi à reconstituer de la peau en laboratoire et teste l'efficacité des matières premières naturelles sur cette peau-maison, appelée Silabskin. Ses principaux clients sont en effet des fabricants de cosmétiques.

L'entreprise nous a aussi impressionnés par son ambition : elle exporte aujourd'hui 60 % de sa production, entièrement faite sur place et conditionnée en jerricans sous forme liquide, vers les grands noms de la cosmétique et elle entend porter cette part d'exportations à 70 % d'ici 5 ans. Elle essaime aussi à travers un fonds d'investissement qu'elle a créé pour les start up de la région qui veulent bien accepter Silab dans leur gouvernance, mais à un niveau minoritaire. Elle programme encore 20 millions d'investissements, après avoir déjà construit 3 unités de production et une unité de production de biotechnologies, le tout largement en autofinancement, avec un accompagnement public, notamment des collectivités territoriales.

Les dirigeants de Silab ont regretté eux aussi que la France s'invente des contraintes supplémentaires par rapport à ses obligations internationales. Ainsi, le projet de loi sur la biodiversité en cours d'examen au Parlement vient s'ajouter à la Convention sur la biodiversité de 1993 et au protocole de Nagoya de 2014, décliné par un règlement européen l'année suivante. Ces textes internationaux sont destinés à faire partager la valeur tirée de l'utilisation des ressources génétiques naturelles, avec le pays dont ces ressources sont originaires. Dans le projet de loi biodiversité, il est proposé de valoriser nos ressources génétiques issues de l'outre-mer en taxant le chiffre d'affaires des utilisateurs français de ces ressources, du type de Silab, qui subissent ainsi une distorsion de concurrence. Silab a attiré notre attention sur l'importance de maintenir le texte du Senat pour l'article 18 limitant cette taxe à 1 % du chiffre d'affaires mondial, en faisant valoir l'effet contreproductif qui découlerait d'une taxation plus élevée, envisagée par l'Assemblée nationale jusqu'à 5 % du chiffre d'affaires : Silab nous a indiqué qu'une telle disposition, censée bénéficier à l'outre-mer et lui permettre de récupérer de la valeur sur l'utilisation de sa biodiversité, inciterait en fait des entreprises comme elle à se fournir en dehors de l'outre-mer, dans des pays étrangers disposant des mêmes ressources génétiques... Le sort de cette disposition dépendait de la commission mixte paritaire, qui s'est réunie hier sur ce texte et a échoué. Le texte devrait revenir pour la troisième fois au Sénat, avant que l'Assemblée n'ait le dernier mot... Il nous faudra mettre à profit ce temps pour convaincre du bien-fondé des arguments de Silab !

Nous nous sommes ensuite rendus dans l'une des quatre pépinières d'entreprises du département : Novapôle. J'ai eu la joie d'accompagner la création de cette pépinière lorsque j'étais vice-président du Conseil général en charge de l'économie et des finances. Située à Saint-Viance, Novapôle est spécialisée en agro-alimentaire et en bio-industries ; sa gestion est assurée par la chambre de commerce et d'industrie de la Corrèze et par l'association limousine des industries alimentaires (ALIA). La pépinière accompagne les jeunes entreprises dans leur projet, dans la recherche de compétences, et dans la valorisation de leurs produits et services. Pour une durée de 3 à 5 ans, elle propose à ces jeunes pousses des locaux dotés d'un accès Internet à haut débit et adaptés à leurs besoins : bureaux, laboratoire, ateliers et même une salle blanche de 24 mètres carrés. C'est là que nous avons pu rencontrer Cyrille Cabaret, qui a fondé en 2011 une start up dénommée Ecomeris : son entreprise développe des écomatériaux, des films et des solutions d'enrobages naturels. Au lieu de proposer sous forme liquide des principes actifs dissous dans l'eau, Ecomeris réalise des films constitués de ces actifs, en faisant, à l'inverse, évaporer l'eau. Ces films, qui se dissolvent aisément dans l'eau, trouvent des applications dans divers secteurs : alimentaire, cosmétique, pharmaceutique...

Ce jeune chef d'entreprise passionné a élaboré son projet dans le laboratoire de l'université de Limoges, avant de rejoindre un incubateur, puis la pépinière Novapôle, tout en bénéficiant de l'aide de la BPI, du dispositif Jeune entreprise innovante, du crédit impôt recherche... Il a reconnu avoir été bien accompagné dans cette phase d'amorçage. Mais il doit maintenant traverser la fameuse vallée de la mort, ce moment où son entreprise a besoin de fonds alors qu'elle ne génère encore que très peu de chiffre d'affaires et encore moins de résultat, et constate qu'il manque à ce stade des dispositifs pour financer sa croissance, qu'il s'agisse d'investissements en machines ou en immobilier. Il a ainsi mis le doigt sur une lacune de notre système d'accompagnement des entreprises : comment passer en France d'une entreprise de R&D à une entreprise commerciale ? Enfin, M. Cabaret a déploré que la France peine à accepter l'échec, qui fait pourtant partie de la vie des entreprises.

Mme Élisabeth Lamure . - Merci pour ce rapport très fidèle - et pour avoir organisé cette journée. À chaque déplacement, nous avons la bonne surprise de découvrir des entreprises innovantes ; c'est particulièrement vrai en Corrèze, ce département réputé hyper-rural, mais qui a été heureusement désenclavé. Il reste pourtant des difficultés liées à l'éloignement des grands centres, notamment en termes de recrutement.

M. Michel Canevet . - Merci à M. Nougein. Je n'imaginais pas trouver en Corrèze des entreprises comme Silab. C'est un plaisir de constater le volontarisme de tant d'entrepreneurs fiers de l'être. Il est vrai que la Corrèze compte parmi ses atouts un aéroport qui tient beaucoup à la volonté des collectivités territoriales, indispensable pour que les entreprises continuent de prospérer.

Mme Annick Billon . - Je regrette de ne pas avoir pu être présente. Les entreprises peuvent se développer si les collectivités territoriales ont une vraie politique d'investissement avec les aéroports, la route, mais aussi la fibre. La proposition de loi sur l'apprentissage de Michel Forissier reposait sur l'idée que c'était à la formation de s'adapter aux entreprises, et non l'inverse. On pourrait appliquer ce principe à l'administration : c'est à elle de s'adapter au développement des entreprises car c'est par ce développement que passera la baisse du chômage, l'une des priorités de nos concitoyens.

M. Gilbert Bouchet . - Je regrette aussi de ne pas avoir pu venir. De par mon ancienne profession, je suis préoccupé par la situation des hôtels et des restaurants. Bientôt, on n'en trouvera plus dans les centres villes, alors qu'ils apportent de l'emploi. Ils sont victimes de l'empilement des normes.

M. Claude Nougein . - Les élus locaux pensent souvent à s'opposer à la fermeture d'une gendarmerie, d'une poste. Mais il n'y a pas que la fonction publique pour faire vivre une commune. Quand une épicerie ou un hôtel restaurant ferme dans une petite commune, cela a le même effet.

Les services vétérinaires ont fait fermer toutes les boucheries des petites communes de Corrèze car elles n'étaient pas aux normes - ils n'ont pas été en Bulgarie ou en Grèce, je suppose... Les hôteliers ne peuvent pas faire les travaux nécessaires, qui coûteraient trop cher. Comme l'administration est surreprésentée, les contrôles sont quatre fois plus fréquents qu'à Paris.

M. Michel Canevet . - J'ai demandé à l'hôtelier qui nous faisait part de ces fermetures si elles n'étaient imputables qu'aux normes ou si la concurrence d'autres formes d'hébergement jouait aussi un rôle. Je pense à AirBNB . Je suis maire d'une commune modeste de 6 000 habitants, j'ai été effaré de découvrir qu'on y trouvait 50 possibilités d'hébergement par AirBNB ! C'est un défi pour les hôteliers qui ne sont pas encore passés à la réservation par internet.

M. Gilbert Bouchet . - Cela coûte cher !

M. Michel Canevet . - Mais c'est indispensable !

M. Claude Nougein . - AirBNB , c'est de l'évasion fiscale. Dans la pratique, ses utilisateurs ne paient pas de taxe de séjour, d'impôt sur le revenu ou de TVA...

M. Gilbert Bouchet . - Je suis content d'avoir mis ce sujet au coeur du débat.

M. Daniel Chasseing . - Nous sommes allés à Brive, au carrefour des autoroutes ; en Corrèze, on peut trouver aussi de l'hyper-ruralité... Les hôtels ne sont pas seulement confrontés au problème des réservations par internet, mais aussi à la saisonnalité : les chambres ne sont occupées que trop peu de temps pendant l'année pour que les travaux de conditionnement de ses chambres aux nouvelles normes soient rentables.

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