D. DES FORCES CONFRONTÉES À UNE ACTIVITÉ OPÉRATIONNELLE ET À UNE PRESSION SECURITAIRE INEDITES

Les forces de sécurité intérieure ont été confrontées, sur la période récente, à une activité opérationnelle inédite, tant par sa nature que par son ampleur, qui s'est ajoutée aux difficultés quotidiennes plus anciennes et a favorisé l'émergence de syndromes d'épuisement professionnel.

1. Des missions difficiles qui s'exercent dans un contexte sécuritaire dégradé
a) Une mobilisation inédite des forces de sécurité intérieure pour faire face à l'émergence de nouvelles menaces...

Confrontées à une dégradation du contexte sécuritaire, les forces de sécurité intérieure sont soumises, depuis quelques années, à une pression opérationnelle inédite , sous l'effet combiné de trois principales menaces .

À la suite des attentats qui ont frappé la France en 2015, le maintien de la menace terroriste à un niveau élevé sur le territoire national a nécessité une mobilisation sans précédent des forces de sécurité intérieure. Si les forces armées ont été, eu égard à l'ampleur de la menace, mises à contribution au travers de l'opération Sentinelle, cette intervention n'a eu lieu qu'à titre subsidiaire, les personnels de la police nationale et de la gendarmerie nationale conservant un rôle de premier intervenant dans la sécurisation du pays et dans la protection de la population en cas de crise.

Dans ce contexte, la gestion de l'état d'urgence, la multiplication des gardes statiques, la sécurisation accrue des évènements sportifs, culturels et festifs ont entraîné un engagement maximal de l'ensemble des forces opérationnelles d'autant plus important que l'émergence d'une menace toujours plus endogène, issue de l'action d'individus isolés, et par conséquent plus diffuse, nécessite un renforcement permanent du niveau de sécurité sur l'ensemble du territoire.

De manière concomitante, la France fait face, depuis trois ans, à une pression migratoire forte , qui, bien qu'en diminution par rapport au pic de 2015, continue de se maintenir à un niveau élevé. Ainsi, malgré une baisse notable de l'immigration irrégulière au niveau européen, la police aux frontières constate la persistance de la pression migratoire aux frontières françaises, principalement sous l'effet des flux dits secondaires, c'est-à-dire en provenance d'autres pays de la zone Schengen. Ainsi, le nombre d'entrées irrégulières est passé de 111 074 en 2015 à 92 478 en 2016 et à 94 421 en 2017.

Si elles ont contribué à renforcer les dispositifs de lutte contre les filières d'immigration irrégulière, les réponses opérationnelles et juridiques apportées au niveau national comme européen à cette menace ont, indirectement, engendré une augmentation conséquente de la charge opérationnelle des forces de sécurité intérieure . De fait, le rétablissement par la France des contrôles aux frontières terrestres et aériennes internes à l'espace Schengen depuis novembre 2015, en application de l'article 25 du code frontières Schengen qui l'autorise « en cas de menace grave pour l'ordre public et la sécurité intérieure », ainsi que la révision du code frontières Schengen en mars 2017 aux fins de renforcer durablement les contrôles aux frontières extérieures, ont nécessité une mobilisation exceptionnelle, par son ampleur et par sa durée, des effectifs de la police aux frontières.

Enfin, la radicalisation de la contestation sociale au cours des dernières années, qui s'est traduite par des manifestations d'ampleur sur la voie publique, a entraîné une activité d'autant plus soutenue pour les forces de maintien de l'ordre que ces manifestations ont servi de terrain de jeu à l'action de groupes violents, de type Black Blocks.

La pression sécuritaire induite par la concomitance de ces trois menaces s'est traduite par une charge opérationnelle accrue pour les forces de sécurité intérieure. En témoigne l'augmentation du stock des heures supplémentaires travaillées qui, après avoir diminué de près de 7 % entre 2010 et 2014, a connu une très forte hausse depuis 2015, de près de 19 % en trois ans.

Comme le rappelait Bernard Cazeneuve devant votre commission d'enquête : « Le contexte entre 2012 et 2017 était très exceptionnel, en raison de la conjonction d'événements mettant durement à l'épreuve les forces de sécurité, avec un niveau de tension important. Jamais nous n'avions subi, conjointement, des épreuves d'une telle ampleur. Je pense à l'importance des attaques terroristes qui nous ont obligés à adapter les forces de sécurité et à mettre en place des moyens exceptionnels face à des attaques terroristes inédites, ou aux manifestations parfois violentes avec des manifestants déterminés à casser, aux zones à défendre, à la crise migratoire exceptionnelle de 2015-2016 qui a conduit plus de deux millions de migrants vers l'Union européenne. D'où le phénomène que vous avez très bien décrit, un sentiment d'épuisement et de sur-sollicitation des forces de l'ordre, et un lourd tribut payé par elles ».

Au-delà de ces aspects purement quantitatifs, force est de constater que la nature de ces nouvelles menaces, de même que la violence inédite qui les caractérise, ont également induit une pression morale significative sur les agents. Comme l'indiquait Amélie Puaux, psychologue au sein du Service de soutien psychologique opérationnel de la direction générale de la police nationale, « le mal-être policier est exacerbé par le risque d'attentat terroriste, qui leur impose depuis 2015 une hypervigilance épuisante ».

b) ... à l'origine d'un « brouillage » des missions entre les unités

Bien qu'elle ait été accompagnée d'une hausse progressive, notamment à compter de 2015, des effectifs, l'augmentation importante de la charge opérationnelle a nécessité une forte adaptation de l'organisation des forces de sécurité sur le territoire, entraînant, dans les faits, un certain « brouillage » des missions entre des unités mobilisées, au coup par coup, sur la base des besoins conjoncturels plutôt qu'en application d'un cadre stratégique défini.

Les besoins liés à la lutte contre l'immigration irrégulière ont ainsi, au cours des trois dernières années, nécessité une mobilisation des forces de sécurité intérieure bien au-delà des seuls effectifs de la police aux frontières. Les forces de sécurité publique de même que les forces mobiles, plus traditionnellement affectées à des missions d'ordre public, ont été fortement mises à contribution au cours des dernières années. Ainsi, au plus fort de la crise migratoire, ce sont 10,5 compagnies républicaines de sécurité, sur un total de 60 au niveau national, qui ont été engagées sur cette mission spécifique. De même, 4 escadrons de gendarmerie mobile 21 ( * ) sont encore déployés sur des missions de contrôle aux frontières, à Calais et à Menton.

De manière plus résiduelle, les grandes opérations de maintien de l'ordre ont également nécessité, en particulier au printemps 2016, l'engagement d'autres forces de police et de gendarmerie que celles traditionnellement affectées à cette mission, ces dernières étant, en raison des besoins liés à la lutte contre le terrorisme et à la lutte contre l'immigration irrégulière, mobilisées sur d'autres terrains.

Le Général Richard Lizurey, directeur général de la gendarmerie nationale, regrettait à cet égard qu'en raison des multiples sollicitations de ses forces, la gendarmerie ne disposait plus, « depuis deux ans, d'escadrons de renfort pour les missions de sécurité publique générale ».

S'il peut aisément se comprendre pour des raisons conjoncturelles, un tel « brouillage » des missions a pu toutefois se révéler, dans la pratique, lourd de conséquences.

Sur le plan opérationnel tout d'abord, l'affectation des effectifs à d'autres missions que celles pour lesquelles elles ont été formées a parfois été contreproductif . Selon les témoignages recueillis par votre rapporteur, cela a notamment été le cas lorsque des agents de sécurité publique ont été mobilisés sur des opérations de maintien de l'ordre, alors même qu'ils ne disposaient pas de la formation adéquate, entraînant certaines dérives sur le terrain.

Sur le plan individuel ensuite, votre rapporteur a pu constater que la sur-mobilisation des forces sur des missions diverses était souvent identifiée, par les agents eux-mêmes mais également par leur hiérarchie, comme un facteur d'épuisement professionnel et une perte de repères dans l'exercice de leurs missions.

2. Des forces de sécurité intérieure devenues la cible directe de violences
a) Une délinquance qui change de nature

Fortement sollicitées et soumises à une charge opérationnelle sans précédent, les forces de sécurité intérieure sont également confrontées, dans l'exercice de leurs missions, au développement d'une violence accrue à leur égard.

Comme l'indiquait Alain Bauer lors de son audition par votre commission, l'une des principales difficultés auxquelles sont aujourd'hui confrontées les forces de sécurité intérieure « réside dans la modification très importante des modalités de confrontation de terrain. Auparavant, les policiers ou les gendarmes étaient la cible de violences lorsqu'ils intervenaient de manière impromptue, au milieu d'une situation où leur présence était perturbatrice. (...) La donne est nouvelle : l'on est mis en cause dans sa propre identité, alors même que l'on n'est pas générateur d'un élément qui justifiait jusqu'à présent la confrontation due à la surprise ».

Selon Philippe Klayman, directeur central des compagnies républicaines de sécurité, « un nouveau type d'agression est apparu depuis quelques années, clairement destiné à causer une atteinte physique majeure aux forces de l'ordre, voire à tuer ».

Agressées pour elles-mêmes, pour le seul fait d'incarner l'autorité publique, les forces de sécurité intérieure paraissent désormais être devenues des cibles directes.

Nombreux sont les témoignages d'agents de la police et de la gendarmerie nationales qui corroborent ce constat et font état des conséquences morales et psychologiques de cette évolution. Les représentants de la fédération syndicale de la police nationale UNSA-FASMI constataient, à cet égard, devant votre commission que « dans leur majorité, les fonctionnaires de police ont peur d'exercer leur métier, de se rendre à leur travail, parce que la difficulté est croissante, les agressions de policiers ne font qu'augmenter ».

b) L'« effet Magnanville »

Ce nouvel état de fait auquel sont confrontées, au quotidien, les forces de sécurité intérieure, a atteint son paroxysme avec l'assassinat, le 13 juin 2016, de deux agents de la police nationale à leur domicile, à Magnanville.

Marquant une véritable rupture dans l'esprit des policiers et gendarmes, cet évènement dramatique a définitivement modifié le contexte d'exercice de leurs missions. Le risque intrinsèque à leur métier, auparavant limité au strict cadre professionnel, s'est ainsi déplacé au sein même de la vie personnelle et de la structure familiale, alimentant un « malaise policier » déjà latent, qui s'est exprimé à l'occasion des manifestations policières de l'automne 2016.

Pour Alain Bauer, les évènements de Magnanville conduisent désormais « à penser que les policiers sont passés du statut d'un intervenant éventuellement violenté à celui d'une cible directe dans un espace non professionnel. Il n'existe plus de lieu sûr, de sanctuaire ; le risque est permanent, même dans la vie courante. (...) C'est un élément de perturbation maximale ».

La peur des représailles qu'a engendrée, auprès des policiers et gendarmes, cet événement, incite nombre d'entre eux à mettre davantage de distance entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment en établissant leur domicile loin de l'exercice de leur métier, avec des conséquences en termes d'équilibre personnel parfois complexes à gérer.

3. Une instabilité permanente des politiques de sécurité pour répondre à l'exigence de sécurité toujours plus forte de la population
a) Un sentiment d'insécurité persistant au sein de la population...

Malgré des évolutions contrastées au cours des cinq dernières années, la délinquance se maintient à un niveau élevé sur le territoire . Si la commission de certaines infractions est en baisse, ce dont on ne peut que se féliciter, on observe en effet une évolution à la hausse de la plupart des indicateurs de la délinquance au cours de la dernière décennie 22 ( * ) .

De manière concomitante, le niveau d'insécurité au sein de la population, sans cesse en demande d'un renforcement de la sécurité du quotidien, demeure à un niveau élevé .

L'enquête Cadre de vie et sécurité publiée par l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) 23 ( * ) en 2017 révèle ainsi que le niveau d'insécurité ressentie demeure stable dans le temps, s'établissant, depuis 2007, à environ 20 %, sans variation majeure et sans corrélation avec l'évolution des statistiques de la délinquance.

Ce taux moyen masque toutefois des disparités importantes selon les catégories de population concernées et les zones du territoire.

Ainsi, l'écart entre hommes et femmes est conséquent : près de 30 % des femmes se déclaraient, en 2017, en insécurité, contre 12 % des hommes seulement.

Il existe, par ailleurs, une forte différenciation territoriale en matière d'insécurité ressentie, dont la prégnance se révèle beaucoup plus importante en milieu urbain. Ainsi, selon les données de l'enquête de 2017, 13 % des personnes interrogées, dans le cadre de l'enquête Insee, en milieu rural, déclaraient se sentir en insécurité, contre 29 % dans les cités ou dans les grands ensembles urbains.

Les conclusions des sondages vont dans le même sens. Ainsi, le baromètre sur la sécurité des Français réalisés par Odoxa révélait, en décembre 2017, une forte hausse du sentiment d'insécurité au sein de la population française, 66 % des sondés ayant indiqué qu'il leur arrivait de se sentir en insécurité, soit une hausse de six points par rapport à mai 2016.

b) ... à l'origine d'une instabilité permanente des politiques publiques de sécurité

La lutte contre l'insécurité quotidienne n'a cessé d'animer, au cours des vingt dernières années, les réformes d'organisation de la police nationale.

Toutefois, si l'objectif a été partagé, force est de constater que les politiques et les initiatives se sont succédé au gré des changements gouvernementaux, entraînant, pour les forces de sécurité intérieure, une instabilité permanente de leur cadre et de leur doctrine d'intervention .

Si la mise en oeuvre, à partir de 1998, de la police de proximité à titre expérimental, afin de lutter contre l'insécurité quotidienne et de rapprocher la police de la population, avait montré une certaine efficacité, la généralisation de ce dispositif avait rapidement montré ses limites pour deux raisons : d'une part, l'accent mis sur la prévention avait conduit à un renvoi au second plan des missions répressives finalement mal vécu par les policiers, d'autre part, l'absence de renforcement des effectifs avait conduit à dégarnir les unités d'intervention au profit des personnels dans les bureaux.

À la suite de la suppression de ce dispositif, plusieurs réformes de la sécurité publique ont été mises en oeuvre . Tirant les conséquences de l'échec de la police de proximité, ces réformes se sont caractérisées par un recentrage des moyens sur les territoires les plus difficiles, qui se caractérisaient par un niveau élevé de délinquance. Elles se sont également traduites par un renforcement des objectifs chiffrés, par la suite critiqué en tant que « politique du chiffre ».

Aux unités territoriales de quartier, mises en place en 2008 en réponse au développement des violences urbaines ont ainsi succédé, deux ans plus tard, les brigades spécialisées de terrain. Déployées dans les quartiers les plus sensibles, ces brigades, actuellement au nombre de 42, sont censées reposer sur une adaptation permanente des dispositifs policiers à l'évolution de la délinquance et aux attentes de la population, en vue d'un rehaussement du niveau de sécurité.

S'y sont superposées, en juillet 2012, les zones de sécurité prioritaire (ZSP) qui, sans s'y substituer, visaient, une nouvelle fois, à redéfinir l'organisation territoriale de manière à mieux orienter les efforts sur un nombre restreint de territoires.

Le lancement de la police de sécurité du quotidien (PSQ) , dont les contours ont été présentés par le ministre de l'intérieur le 8 février dernier, s'inscrit dans la droite ligne de ces réformes.

La police de sécurité du quotidien (PSQ)

Les grands axes de la police de sécurité du quotidien ont été présentés par le ministre d'État, ministre de l'intérieur, Gérard Collomb, le 8 février dernier.

Ils sont le résultat d'une grande concertation nationale menée entre le 28 octobre et le 10 décembre 2017 auprès de multiples acteurs (associations d'élus, organisations syndicales de la police et structures de concertation de la gendarmerie, représentants des policiers municipaux, acteurs de la sécurité privée et des transports, etc .), ainsi que sur la base d'un questionnaire envoyé à l'ensemble des agents de police et de gendarmerie.

Nouvelle doctrine de sécurité publique, qui ambitionne de rompre avec les pratiques du passé, la PSQ a pour premier objectif de mieux lutter contre le sentiment d'insécurité de la population, en renforçant la mission de proximité des forces de sécurité intérieure, leur présence sur le terrain ainsi que l'accueil des victimes.

Elle se fonde sur une approche territoriale plus déconcentrée, qui confèrerait plus de latitude et d'autonomie aux responsables de terrain, en matière d'élaboration des stratégies mais également de moyens.

La PSQ inclut également la mise en place d'une action de sécurité renforcée sur certains territoires considérés comme prioritaires, les « quartiers de reconquête républicaine ».

Enfin, elle ambitionne de développer une approche partenariale renforcée, dans le cadre d'un continuum de sécurité, avec l'ensemble des acteurs intervenant en matière de sécurité, qu'il s'agisse des polices municipales, des acteurs de sécurité privée ou encore des bailleurs sociaux.

Si elle paraît, à ce stade, recevoir un bon écho parmi les forces de sécurité intérieure, nombreux sont ceux qui s'interrogent toutefois sur son impact réel, craignant, à l'image des précédentes réformes, un simple redéploiement de moyens plutôt qu'un véritable changement de paradigme.

Il serait prématuré, à ce stade, de tenter une quelconque évaluation de cette nouvelle réforme, qui n'en est encore qu'à ces prémisses. Force est toutefois de constater que son succès dépendra en grande partie de la capacité à y consacrer les moyens suffisants et à réformer une institution aujourd'hui fragilisée.


* 21 Les 4 escadrons sont répartis comme suit : un escadron à 3 pelotons en mission de sécurisation sur le Lien fixe Transmanche ; deux escadrons mis à disposition de la direction départementale de la police aux frontières des Alpes-Maritimes ; un escadron déployé sur Montgenèvre et la vallée de la Clarée.

* 22 Ces évolutions font référence aux faits constatés par la police et la gendarmerie. Les enquêtes de victimation reflètent en revanche une baisse d'un certain nombre d'indicateurs de la délinquance, à l'exception des cambriolages et tentatives de cambriolages, des vols et tentatives de vols de vélos et des escroqueries bancaires.

* 23 Conduite depuis 2007, l'enquête Cadre de vie et sécurité est une enquête nationale de victimation, qui a pour objectif de comptabiliser et décrire les victimes d'infractions ainsi que de recueillir la perception de la population en matière d'insécurité.

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