B. LA PRIVATISATION DES SOCIÉTÉS D'AUTOROUTES EN 2006 : UN CHOIX CONTROVERSÉ

Si l'introduction en bourse entre 2002 et 2005, et plus encore la privatisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA) « historiques » en 2006, demeurent controversées , le principe de telles opérations avaient donné lieu au début des années 2000 à des divergences politiques significatives , y compris au sein des gouvernements et des majorités de l'époque.

1. Une décision qui ne faisait pas l'unanimité

Lors de son audition par la commission d'enquête, Gilles de Robien, ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer de 2002 à 2005, a indiqué qu'il avait dû affronter à plusieurs reprises le ministère de l'économie et des finances qui se montrait très désireux de privatiser les sociétés concessionnaires d'autoroutes « historiques », pour des raisons qui étaient, selon lui, « uniquement financières » 46 ( * ) .

Expliquant à la commission d'enquête pourquoi il s'était « forgé une conviction un peu définitive : il ne faut pas vendre les autoroutes », Gilles de Robien a insisté sur le fait que « l'État doit garder dans sa main ses grandes infrastructures [...] car elles constituent des instruments de la politique d'aménagement du territoire, des instruments d'attractivité du territoire, et elles remplissent une mission de service public ».

Il a exposé les raisons pour lesquelles il avait alors considéré qu'une telle privatisation devait être écartée. Tout d'abord parce qu'elle revenait à privatiser un monopole : « lorsqu'on a le choix entre les routes nationales d'aujourd'hui et une autoroute, l'autoroute est quasiment en situation de monopole lorsqu'il s'agit d'aller d'un point à un autre, surtout éloigné. En pratique, l'utilisateur n'a pas le choix. Donc, si l'on privatise un monopole, il devient une rente de situation et cesse plus ou moins d'être un service public ».

Ensuite, parce que l'État se placerait en position de faiblesse pour faire respecter des cahiers des charges à des sociétés privées, ce que la suite devait malheureusement démontrer. Enfin, et surtout, parce qu'il valait mieux pour l'État percevoir pendant toute la durée des concessions des dividendes qu'il aurait fléchés vers l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) créée en 2004 47 ( * ) , plutôt que de percevoir en une seule fois les 16 milliards d'euros que l'État a finalement obtenus en vendant la totalité de ses participations dans les SCA. En effet, cette somme « ne se voit pas dans la réduction du déficit de l'État ou de la dette. En revanche, disposer d'une recette récurrente , qui allait augmenter d'année en année comme on peut le prouver facilement aujourd'hui, c'était quand même formidable, surtout si cette recette était fléchée ».

Toujours selon Gilles de Robien, « il aurait mieux valu que les dividendes des sociétés d'autoroutes soient fléchés vers les transports plutôt que l'État touche une somme flat , qu'elle soit de 15 milliards d'euros ou même de 20 milliards d'euros, le montant n'est même pas en cause. En l'occurrence, la rente était pour l'État et elle aurait été consacrée aux transports qui en avaient tellement besoin ».

Gilles Carrez , rapporteur général du budget de l'Assemblée nationale de 2002 à 2012, partageait ce point de vue : « dans notre esprit, l'AFITF devait bénéficier de la redevance domaniale des autoroutes, de la taxe d'aménagement du territoire, d'une partie des produits d'amendes de radars et des dividendes des sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes » 48 ( * ) .

Il estimait en outre qu'« il y avait également un élément très important : le capital des SCA avait été progressivement ouvert. Nous pensions qu'un dispositif dans lequel le privé était présent tout en étant minoritaire avec un contrôle public présentait beaucoup d'avantages, car cela obligeait à avoir une gestion très proche des usagers, compétitive si possible. Nous pensions que c'était une situation qui devait perdurer ».

De fait, s'il est parvenu à s'opposer à la privatisation des SCA tant qu'il est resté au ministère des transports, en faisant valoir ses vues auprès du Premier ministre de l'époque Jean-Pierre Raffarin, Gilles de Robien avait en revanche accepté les ouvertures du capital d'APRR et de Sanef.

Pour Gilles de Robien et Gilles Carrez, la situation de 2005 - participation majoritaire de l'État dans les SCA avec une présence minoritaire d'actionnaires privés au capital, affectation des dividendes des SCA à l'AFITF nouvellement créée - constituait en effet un point d'équilibre .

L'annonce par le Premier ministre, Dominique de Villepin, de la privatisation des sociétés d'autoroutes leur est donc apparue comme « une surprise », « un changement de pied radical », pour reprendre les termes de Gilles Carrez.

2. Des objectifs de réduction de la dette et de renforcement de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF)

La décision de privatiser les sociétés concessionnaires d'autoroutes « historiques » a été annoncée par Dominique de Villepin lors de son discours de politique générale prononcé devant l'Assemblée nationale le 8 juin 2005.

Ce discours, à l'issue duquel le Premier ministre a obtenu la confiance des députés , mentionnait les autoroutes au détour d'annonces relatives au financement des infrastructures de transport : « J'entends relancer des grands chantiers d'infrastructure, en particulier dans les domaines routier et ferroviaire [...] . J'ai en outre décidé de poursuivre la cession par l'État de ses participations dans les sociétés d'autoroute afin de financer ces grands travaux et de leur permettre de souscrire aux appels d'offre européens. Le produit de ces cessions ira notamment à l'Agence pour le financement des infrastructures de transports afin d'accélérer les contrats de plan État-région ».

Lors de son audition par la commission d'enquête, Dominique de Villepin est longuement revenu sur les raisons qui l'avaient conduit à décider cette privatisation des autoroutes , en prenant le soin de rappeler qu' « en 2005, les sociétés concessionnaires étaient déjà totalement ou partiellement privées . L'État contrôlait à peine plus de 50 % du secteur , moins de 62 % si on ne prend pas en compte la société concessionnaire déjà entièrement privée Cofiroute » 49 ( * ) .

La première raison qui l'a poussé au choix de la privatisation était la nécessité pour l'État de dégager des marges de manoeuvre financières alors qu'il faisait face à une impasse dans ce domaine : « notre choix a été de valoriser notre participation dans un secteur mature pour réinvestir les sommes ainsi dégagées dans le désendettement et le financement de nouvelles infrastructures ».

Pour Dominique de Villepin, il ne s'agissait pas « de céder face à Bercy contre le ministère des transports », mais de « prendre en compte l'exigence de réduction de la dette portée par le ministère de l'économie tout en donnant au ministère des transports les moyens d'investir ».

De fait, « on avait pu croire avec la création de l'AFITF, en 2003, que les questions de financement des infrastructures de transport étaient résolues. Malheureusement, dans les mois qui ont suivi, la capacité à investir n'était pas au rendez-vous . Les dividendes autoroutiers affectés à l'AFITF ne représentaient que 332 millions d'euros en 2005 , ce qui ne nous donnait pas de marges de manoeuvre pour un plan de relance . Le budget de l'AFITF, en 2005, n'était que de 1 milliard d'euros et largement affecté à des investissements déjà lancés ».

Le niveau de la dette publique , qui représentait 67,3 % du PIB en 2005, soit un niveau supérieur à celui autorisé par les critères de Maastricht, constituait alors un sujet de préoccupation politique de plus en plus prégnant 50 ( * ) .

Dominique de Villepin considère que les 14,8 milliards d'euros que la privatisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes a rapportés à l'État 51 ( * ) ont bien été affectés à ces deux priorités. En effet « près de 11 milliards d'euros ont été utilisés pour le désendettement de l'État (ce qui est considérable, même rapporté au stock de dette de l'époque d'un peu plus de 1 000 milliards). Je rappelle que l'endettement public a reculé de 2,8 % en part du PIB entre 2005 et 2007 ».

Quant au secteur des transports, « 4 milliards d'euros ont été affectés à l'AFITF pour financer de nouvelles infrastructures, plus respectueuses de l'environnement. En 2005, un audit sur le réseau ferroviaire, le rapport Rivier, souligne sa dégradation et l'urgence d'un effort massif de réinvestissement. Sur la base de cet audit, avec Dominique Perben, nous avons mis fin à la logique d'étranglement de la maintenance du réseau. Nous avons lancé le premier plan de rénovation de notre réseau national pour améliorer la qualité des trains du quotidien. Ces décisions étaient attendues et n'étaient pas possibles avant 2005, faute de ressources suffisantes. Au-delà de ce réinvestissement massif dans les trains du quotidien, nous avons engagé la réalisation de quatre lignes à grande vitesse, Bordeaux, Rennes, Montpellier, Rhin-Rhône, inauguré la première phase du TGV Est, conclu avec les collectivités le financement de la préparation de la deuxième phase. Tous ces projets sont aujourd'hui en service ».

Une autre justification de la privatisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes avancée par Dominique de Villepin concerne la gouvernance de ces sociétés , car, selon lui, avant la privatisation « l'État était des deux côtés de la table, se retrouvant juge et partie , actionnaire et régulateur , concédant et concessionnaire , pris entre des exigences contradictoires ». Cette situation avait en particulier pour conséquence que « l'État, comme les autres actionnaires des sociétés d'autoroutes, avait intérêt à des dividendes élevés , ce qui n'allait pas dans le sens de la protection des usagers contre les hausses de tarifs ».

Dominique de Villepin estime au surplus que « les administrateurs représentant l'État au conseil d'administration des sociétés concessionnaires se trouvaient tiraillés entre les intérêts de l'État concédant et ceux des sociétés, qu'ils devaient, comme tout administrateur, défendre en priorité. En particulier les représentants de l'État ne pouvaient pas participer aux décisions du conseil d'administration sur les relations avec l'État, notamment sur les contrats de concession, au titre de leurs responsabilités générales de mandataire social devant agir dans l'intérêt social du concessionnaire et dans le cadre du régime spécifique des conventions réglementées.

« Ce n'était évidemment pas le cas des autres administrateurs et en particulier des actionnaires privés minoritaires. Ainsi, du fait de l'alignement sur le droit commun des sociétés d'autoroutes et de la présence d'actionnaires privés à ses côtés, l'État était en fait devenu un actionnaire en grande partie passif, soumis aux décisions des actionnaires minoritaires, se contentant d'encaisser année après année sa part de dividende ».

La privatisation des sociétés d'autoroutes permettait, selon lui, de « clarifier la position de l'État , de sortir de cette situation d'un État empêché financièrement et juridiquement ».


* 46 Audition de M. Gilles de Robien, ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer de 2002 à 2005, le 11 mars 2020.

* 47

L'AFITF a été créée par le décret n° 2004-1317 du 26 novembre 2004, à la suite du comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire (CIADT) du 18 décembre 2003, afin de porter la part de l'État dans le financement des grands projets d'infrastructures ferroviaires, fluviales, maritimes et routières. Cet établissement public à caractère administratif devait bénéficier de plusieurs sources de financement : des dotations de l'État, le produit de la redevance domaniale versée par l'ensemble des SCA, en raison de l'occupation du domaine public, le produit des participations détenues par l'État et l'établissement public Autoroutes de France (ADF) dans le capital des trois groupes de sociétés d'économie mixte concessionnaires. Cette dernière recette, dont le montant était de 332 millions d'euros en 2005, devait constituer la principale ressource de l'agence.

* 48 Audition de M. Gilles Carrez, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale de 2012 à 2017, le 11 mars 2020.

* 49 Audition de M. Dominique de Villepin, Premier ministre de 2005 à 2007, le 9 juillet 2020.

* 50 Le rapport du groupe de travail présidé par Michel Pébereau, Rompre avec la facilité de la dette publique - Pour des finances publiques au service de notre croissance économique et de notre cohésion sociale, a été remis au ministre de l'économie le 14 décembre 2005.

* 51 Voir infra .

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