TROISIÈME PARTIE

MIEUX JUGER :
CRÉER LA JURIDICTION ÉCONOMIQUE DU XXIE SIÈCLE

L'existence de juridictions spécialisées , composées de magistrats non professionnels issus du monde de l'entreprise, doit également être comptée parmi les atouts du droit économique français. Dans le cadre des procédures collectives, le raisonnement judiciaire repose sur des notions économiques autant que juridiques, ce qui exige une grande familiarité avec la vie des affaires. Les tribunaux de commerce ont également fait la preuve de leur réactivité et de leur capacité d'adaptation au plus fort de la crise sanitaire 134 ( * ) .

La mission d'information propose que les compétences du tribunal de commerce évoluent pour créer une vraie juridiction économique, tout en poursuivant la modernisation de cette juridiction , tant s'agissant du corps électoral des juges consulaires que de leur statut, en renforçant la logique de spécialisation de certains tribunaux, mais en écartant, à ce stade, toute évolution générale vers l'échevinage.

I. L'ORGANISATION JUDICIAIRE EN MATIÈRE ÉCONOMIQUE : UN ÉCLATEMENT DOMMAGEABLE DU CONTENTIEUX ENTRE DEUX JURIDICTIONS

1. Le partage des compétences entre le tribunal de commerce et le tribunal judiciaire

Les tribunaux de commerce sont compétents pour les litiges entre commerçants, établissements de crédit, sociétés de financement ou artisans à compter du 1 er janvier 2022, ainsi que pour ceux relatifs aux sociétés commerciales et aux actes de commerce 135 ( * ) . Le contentieux ordinaire qu'ils ont à connaître va donc de la demande en paiement aux difficultés d'exécution d'un contrat, ou d'un litige entre associés d'une société commerciale à l'action en responsabilité d'un tiers contre ses dirigeants.

La diversité des tribunaux de commerce sur le territoire

Les tribunaux de commerce, juridictions civiles spécialisées de première instance composées de juges élus et d'un greffier , sont au nombre de 134 sur le territoire. Toutefois, ils n'existent pas partout.

Dans les ressorts judiciaires où aucun tribunal de commerce 136 ( * ) n'a été créé compte tenu de la faiblesse du corps électoral, le tribunal judiciaire est compétent pour le règlement des litiges commerciaux 137 ( * ) .

Le tribunal judiciaire peut également statuer à la place du tribunal de commerce lorsque celui-ci « ne peut se constituer ou statuer » 138 ( * ) . Il peut n'être saisi que des affaires de traitement des difficultés des entreprises, si le renvoi résulte de l'impossibilité de respecter l'obligation selon laquelle la formation de jugement doit comprendre une majorité de juges ayant exercé des fonctions judiciaires pendant plus de deux ans 139 ( * ) .

La justice commerciale est également rendue par des formations échevinales dans les neuf tribunaux mixtes des territoires d'outre-mer 140 ( * ) et les sept tribunaux judiciaires situés dans le ressort des cours d'appel de Metz et Colmar 141 ( * ) , où le régime spécial applicable aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle a été maintenu après la première guerre mondiale.

Source : commission des lois du Sénat

Il peut toutefois être étonnant de constater que, selon leur secteur d'activité ou leur forme juridique, toutes les entreprises ne relèvent pas du tribunal de commerce , en dépit du caractère économique et de la similarité des litiges qu'elles peuvent rencontrer.

Le tribunal judiciaire est, en tant que tribunal civil de première instance de droit commun 142 ( * ) , c ompétent pour les exploitants agricoles 143 ( * ) et les professionnels libéraux , à moins qu'ils n'aient opté pour une société commerciale, y compris les professions réglementées 144 ( * ) , ainsi que pour les personnes morales de droit privé non commerçantes , c'est-à-dire essentiellement des associations ayant une activité économique.

La même dichotomie de compétences prévaut en matière de prévention et de traitement des difficultés des entreprises . Pour l'ouverture d'une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire ainsi que de rétablissement professionnel, « le tribunal compétent est le tribunal de commerce si le débiteur exerce une activité commerciale ou artisanale. Le tribunal judiciaire est compétent dans les autres cas. » 145 ( * )

Cette organisation judiciaire peut d'autant plus surprendre que les procédures collectives du livre VI du code de commerce peuvent être ouvertes à l'encontre de tous les débiteurs y compris ceux relevant du tribunal judiciaire ; tout comme les mesures de prévention.

Les mêmes règles sont donc applicables aux ressortissants du tribunal de commerce (commerçants et artisans) et à ceux du tribunal judiciaire (agriculteurs 146 ( * ) , professions libérales, y compris réglementées, et personnes morales de droit privé non commerçantes) 147 ( * ) . Des spécificités existent pour les agriculteurs, qui bénéficient notamment du règlement amiable agricole 148 ( * ) , inspirée de la procédure de conciliation, sauf s'ils exercent sous la forme d'une société commerciale et, pour les professions réglementées, dont les instances ordinales ou professionnelles sont associées 149 ( * ) à la procédure par le tribunal .

2. La « relative incohérence » de la compétence ratione materiae du tribunal de commerce

La commission des lois du Sénat a déjà relevé, dans le rapport d'information de Philippe Bas sur le redressement de la justice rendu public en 2017 150 ( * ) , la « relative incohérence de la compétence ratione materiae du tribunal de commerce » 151 ( * ) , alors que les contentieux et les difficultés auxquels sont confrontées les entreprises sont similaires, quel que soit leur secteur d'activité ou leur mode d'exercice.

De surcroît, le tribunal judiciaire ne paraît pas toujours le mieux placé pour traiter de ces contentieux , en particulier s'agissant de la prévention et du traitement des difficultés des entreprises relevant du livre VI du code de commerce.

Le récent rapport fait par Georges Richelme , ancien président de la Conférence générale des juges consulaires de France, au nom de la mission gouvernementale sur la justice économique 152 ( * ) indique notamment que « la détection prévention par le Président du tribunal n'est pas appliquée par les tribunaux judiciaires du fait de l'absence de recensement des informations par le greffe de cette juridiction 153 ( * ) ».

Ce rapport relève également « un faible volume de dossiers de procédures collectives, notamment dans les petites juridictions, qui a pour conséquence un manque d'appréhension technique pour une matière rarement pratiquée 154 ( * ) » . Les statistiques corroborent ce constat puisque sur 51 000 procédures collectives ouvertes chaque année, seules 6 000 le sont par les tribunaux judiciaires 155 ( * ) , soit à peine 12 %. De ce fait, ce contentieux n'atteint pas , dans la plupart des tribunaux judiciaires, la masse critique qui permettrait aux juges et aux greffiers d'être familiers de la vie des affaires et des procédures collectives. Il s'agit, face aux contentieux de masse que traite cette juridiction - celui des affaires familiales représente par exemple 324 000 affaires nouvelles par an, ou le droit des personnes 138 000 - d'un contentieux quelque peu accessoire ne concernant que des professionnels .

3. L'attribution exclusive du contentieux des baux commerciaux au tribunal judiciaire, malgré sa nature économique

D'autres contentieux de nature purement économique sont aussi jugés par le tribunal judiciaire, sans que la situation paraisse toujours le justifier.

Le contentieux des baux commerciaux relève par exemple exclusivement du juge civil 156 ( * ) . Sa compétence traditionnelle résulte du fait que le bailleur peut ne pas être un commerçant ou une société commerciale, mais un particulier ou une personne morale non commerçante.

Pourtant, il n'est pas rare qu'un tel litige précède ou accompagne une procédure collective ouverte à l'encontre d'un ressortissant du tribunal de commerce. Alors que les solutions des deux procédures peuvent être étroitement liées, et quand bien même les parties au contrat de bail auraient l'une et l'autre le statut de commerçant, elles relèvent de deux juridictions différentes, au détriment parfois de la célérité et de l'efficacité de la procédure collective.


* 134 Voir le rapport d'information n° 608 (2019-2020) Covid-19 : deuxième rapport d'étape sur la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire fait, au nom de la commission des lois, par MM. Philippe Bas, François-Noël Buffet, Pierre-Yves Collombat, Mmes Nathalie Delattre, Jacqueline Eustache-Brinio, Françoise Gatel, MM. Loïc Hervé, Patrick Kanner, Alain Richard, Jean-Pierre Sueur et Dany Wattebled, 29 avril 2020, p. 51-52.

Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr .

* 135 Article L. 721-3 du code de commerce. L'article L. 110-1 du code de commerce établit la liste des actes que la loi répute « actes de commerce », par exemple, tout achat de biens immeubles pour les revendre ou toute entreprise de manufacture.

* 136 Cette situation est aujourd'hui théorique.

* 137 Article L. 721-2 du code de commerce.

* 138 Article L. 722-4 du code de commerce.

* 139 Article L. 722-1 du code de commerce.

* 140 Ces tribunaux sont composés d'un magistrat du tribunal judiciaire qui le préside et de trois juges élus ou désignés par le premier président de la cour d'appel (articles L. 732-1 et suivants, L. 937-1 et L. 947-1 du code de commerce). Ils sont situés en Guadeloupe, Guyane, Martinique, à Mayotte, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française.

* 141 La chambre commerciale du tribunal est présidée par un magistrat qui siège avec deux assesseurs élus (articles L. 731-1 et suivants du code de commerce).

* 142 En application de l'article L. 211-3 du code de l'organisation judiciaire : « Le tribunal judiciaire connaît de toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles compétence n'est pas attribuée, en raison de la nature de la demande, à une autre juridiction. »

* 143 Article L. 721-6 du code de commerce.

* 144 Article L. 721-5 du code de commerce : « (...) nonobstant toute disposition contraire, les tribunaux civils sont seuls compétents pour connaître des actions en justice dans lesquelles l'une des parties est une société constituée conformément à la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 relative à l'exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, ainsi que des contestations survenant entre associés d'une telle société. »

* 145 Article L. 621-2 du code de commerce et, par renvoi, articles L. 631-7 et L. 641-1 du même code.

* 146 Voir article L. 351-8 du code rural et de la pêche maritime : « Les dispositions du livre VI du code de commerce relatives aux procédures de sauvegarde, de redressement judiciaire et de liquidation judiciaire sont applicables à toute personne exerçant des activités agricoles (...) ».

* 147 Le code de commerce prévoit expressément que les procédures de sauvegarde, de redressement et de liquidation judiciaire ou de rétablissement professionnel sont applicables « à toute personne exerçant une activité commerciale, artisanale ou une activité agricole définie à l'article L. 311-1 du code rural et de la pêche maritime et, à toute autre personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante, y compris une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, ainsi qu'à toute personne morale de droit privé » (articles L. 620-2, L. 631-2 et L. 640-2).

* 148 Articles L. 351-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime. Le règlement amiable agricole est applicable à toute personne physique ou morale de droit privé exerçant une activité agricole et est exclusive de la procédure de conciliation prévue par le livre VI du code de commerce (article L. 611-5 du code de commerce). C'est un préalable obligatoire à l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaires pour un agriculteur n'exerçant pas sous la forme d'une société commerciale (articles L. 631-5 et L. 640-5 du code de commerce).

* 149 Par exemple, une procédure collective ne peut être ouverte qu'après que le tribunal ait entendu ou dûment appelé l'ordre professionnel ou l'autorité compétente dont relève le débiteur (article L. 621-1 du code de commerce).

* 150 Cinq ans pour sauver la justice ! Rapport d'information n° 495 (2016-2017) de Philippe Bas, président-rapporteur, Esther Benbassa, Jacques Bigot, François-Noël Buffet, Cécile Cukierman, Jacques Mézard et François Zocchetto, fait au nom de la commission des lois, par la mission d'information sur le redressement de la justice, déposé le 4 avril 2017. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-495-notice.html

* 151 Ibid supra , p. 165.

* 152 Rapport de la mission « Justice économique » sous la direction de Georges Richelme, précité, consultable à l'adresse suivante : http://www.justice.gouv.fr .

* 153 Ibid supra , p. 22.

* 154 Ibid supra, même page .

* 155 Procédures ouvertures par les tribunaux de commerce, les chambres commerciales des tribunaux judiciaires d'Alsace-Moselle, les tribunaux mixtes d'outre-mer et les tribunaux judiciaires. Estimation issue du rapport Richelme p. 15, fondée sur la moyenne des années 2018 et 2019.

* 156 Article R. 145-23 du code de commerce.

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