CHAPITRE PREMIER

LE CONTEXTE : UNE RÉFORME EFFICACE ET ADAPTÉE
AUX NOUVEAUX DÉFIS SOCIAUX

Cherchant à rompre avec une tradition pluriséculaire, la décentralisation a opéré une nouvelle distribution des pouvoirs dont il était attendu une plus grande efficacité de l'action publique (I).

Dans ce nouveau cadre, les collectivités locales se sont affirmées comme des acteurs économiques de premier plan (II).

L'action publique devra dans les prochaines années affronter de nouveaux défis qu'elle ne pourra relever qu'en faisant toute sa place à une gestion de proximité (III).

I. LA DÉCENTRALISATION : UNE REDISTRIBUTION DES POUVOIRS AU SERVICE DE L'EFFICACITE DE L'ACTION PUBLIQUE

A. L'EMERGENCE DIFFICILE DE L'IDEE DE DECENTRALISATION

1. Un long cheminement

a) Une histoire " cahotique "

Les travaux préparatoires de la loi du 2 mars 1982 ont bien mis en évidence que, tout en étant au coeur du débat politique , l'idée de décentralisation a rencontré au cours de notre histoire institutionnelle de nombreux obstacles.

Comme le soulignait Charles Eisenmann il n'y a de véritable décentralisation " que si et dans la mesure où les autorités locales reçoivent le pouvoir de poser des règles ou des normes d'espèce avec la liberté que leur laisse la législation sans être soumises à aucune volonté d'une autorité administrative d'Etat ", si ce n'est en matière de contrôle de la légalité car " la primauté ou simplement le caractère obligatoire de la loi pour l'autorité administrative ne constitue en aucune façon une subordination quelconque de l'autorité administrative locale à l'administration de l'Etat ; elle ne la fait nullement dépendre de celle-ci ; les interventions de légalité et les pouvoirs correspondants de l'administration d'Etat ne restreignent point le degré de décentralisation... puisqu'ils en font simplement respecter la mesure " 9( * ) .

Mais, en 1976, le rapport " Vivre ensemble ", établi par Olivier Guichard, pouvait constater que le caractère national , accusant le centralisme déjà avancé de nos institutions, avait freiné le développement des responsabilités locales.

Le même rapport décrivait trois facteurs qui ont joué dans le sens de la centralisation :

- le goût du recours hiérarchique qui pousse à en appeler toujours à une autorité supérieure ;

- le goût de l'égalité , qui se traduit par un glissement insensible de l'égalité vers l'égalitarisme et l'uniformité ;

- le goût de la sécurité , qui conduit à faire appel à l'Etat jugé mieux placé que quiconque pour assurer cette sécurité.

Les politiques de décentralisation ont eu, en effet, bien du mal à s'imposer. Aux premières années de la Révolution qui ont paru privilégier une certaine volonté décentralisatrice ont succédé le centralisme jacobin de la Convention puis, après l'intermède du Directoire, la centralisation napoléonienne .

La Monarchie de Juillet instaura à nouveau par la loi du 21 mars 1831 pour les communes et par la loi du 22 juin 1833 pour les départements, l'élection des conseillers municipaux et des conseillers généraux, supprimée sous le Consulat. La loi du 18 juillet 1837 reconnut par ailleurs la personnalité civile de la commune tandis que la loi du 10 mai 1838 opéra implicitement la même reconnaissance au profit des départements. Ces deux textes augmentèrent également les compétences des conseils municipaux et des conseils généraux.

Cette évolution fut mise en cause par le second Empire qui a l'inverse augmenta encore les pouvoirs de l'Etat même si sur son déclin il dut prendre en compte les aspirations à plus de liberté locale en reconnaissant aux conseils généraux et aux conseils municipaux de véritables pouvoirs de décision (lois du 10 juillet 1866 et du 24 juillet 1867).

Les débuts de la IIIè République furent marqués par des réformes majeures dont certains effets se font encore sentir. Les lois du 10 août 1871 et du 5 avril 1884 dotèrent respectivement le département et la commune d'institutions qui ne furent guère modifiées avant la réforme de 1982.

La loi du 10 août 1871 a prévu que le conseil général serait désigné sur la base d'un conseiller général par canton, élu pour six ans, le conseil général étant renouvelé par moitié tous les trois ans. Le conseil général pouvait prendre des décisions sans approbation préalable du préfet mais ne disposait pas d'un pouvoir de décision sur l'ensemble des affaires départementales. Il pouvait seulement émettre des voeux sur toutes les questions économiques et d'administration générale. En outre, le représentant de l'Etat restait l'organe exécutif du conseil général, compétent pour instruire les affaires et exécuter les décisions.

La loi municipale du 5 avril 1884 a affirmé le principe de l'élection de tous les maires par les conseils municipaux et consacré une véritable clause générale de compétences au profit du conseil municipal qui règle désormais " par ses délibérations les affaires de la commune ".

Si l'on met à part l'acte du 16 novembre 1940 qui instaura la nomination des conseils municipaux dans les communes de plus de 2 000 habitants et l'acte du 12 octobre 1940 qui suspendit les conseils généraux, cet équilibre, pour l'essentiel, prévaudra jusqu'aux lois de décentralisation.

Après le rétablissement, à la Libération, du système antérieur, la Constitution du 27 octobre 1946 consacra plusieurs articles aux libertés locales qui affirmèrent notamment le principe de la libre administration des collectivités locales dans le cadre de la loi nationale. L'article 89 de la Constitution ouvrit la voie à de nouvelles réformes. Néanmoins le projet de loi présenté en 1947 qui prévoyait de transférer les attributions du préfet a un élu ne put aboutir.

Le titre XII de la Constitution du 4 octobre 1958 , entièrement consacré aux collectivités territoriales, réaffirme le principe de libre administration des collectivités locales par des conseils élus.

b) Une double dépossession

Au cours de cette histoire institutionnelle " cahotique ", les collectivités locales ont dû lutter contre un double phénomène de dépossession , décrit par notre ancien collègue Michel Giraud dans le rapport qu'il établit au nom de votre commission des Lois sur le projet de loi dont fut issue la loi du 2 mars 1982.

En premier lieu, un phénomène de dépossession légale résulta de l'adoption de diverses lois qui, n'ayant pas les collectivités locales pour objet principal, eurent néanmoins un effet sur la répartition des compétences existantes. La plupart du temps, ces modifications aboutirent à un transfert de compétences des collectivités décentralisées vers l'Etat. On aboutit de cette façon à une " nationalisation " d'activités considérées jusque là comme locales. Cette dépossession répondait au double objectif de restreindre la liberté d'action des collectivités locales et d'uniformiser les modalités de gestion. Elle s'exerça dans de nombreux domaines : budget communal et départemental, gestion du personnel, coopération, marchés locaux, ordre public, enseignement, action sanitaire et sociale, urbanisme.

A cette dépossession légale s'ajouta une dépossession administrative . Les administrations de l'Etat prirent, en effet, l'habitude d'intervenir sous la forme de règlements qui, sans dessaisir, au moins en théorie, les autorités locales, ont contribué à limiter leurs pouvoirs de manière significative. Cette dépossession administrative s'est manifestée sous diverses formes : subventions, classification des investissements, concours des services techniques, règlements-type et normes techniques, classement qui permet à l'Etat d'imposer ses normes aux collectivités locales, cartes et schémas (carte scolaire, carte hospitalière, carte routière).

Le rapport " Vivre ensemble " pouvait ainsi faire en ces termes, en 1976, le constat d'un " Etat gonflé " :

" La situation d'aujourd'hui, c'est d'abord un Etat qui a absorbé en lui presque toute la substance administrative. Au regard des responsabilités locales, elle est évidemment malsaine. Mais elle l'est aussi si l'on a le souci de la dignité de l'Etat ou de l'efficacité administrative .

" L'Etat en effet s'est englué dans le quotidien . Il est de plus en plus appelé à entrer dans la gestion quotidienne des français : éducation, habitat, santé, etc. Par lui-même ou par personne interposée, il gère telle prime ou indemnité, dispense tel avantage. Il sécrète à cette fin une réglementation détaillée et pointilliste, à laquelle les fonctionnaires s'accrochent ensuite avec passion.

" Ainsi pris, l'Etat n'a souvent ni le temps ni le recul suffisant pour jouer le jeu que la collectivité attend de lui : surveiller les grands équilibres, poser les règles de la vie en société, en contrôler le respect. En revanche, il s'est substitué au rôle normal des collectivités locales.
"

Ce rapide aperçu historique est riche d'enseignements au regard de la situation actuelle dont votre mission d'information a été chargée de faire le bilan. Il met, en effet, en évidence, d'une part, la tentation permanente de l'Etat de reprendre de manière expresse ou insidieuse les compétences reconnues aux collectivités locales, d'autre part, les conséquences très négatives de cette propension de l'Etat sur l'efficacité de l'action publique.

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